Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prècher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre è leur compte la conclusion de Rosa [Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. |
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Le parti bolchévique
Renaissance du bolchevisme
Une postface à l’édition de 1971 du « parti bolchevique » .
En réalité, les années soixante allaient le démontrer : la crise finale du stalinisme, ouverte au lendemain de la mort de Staline est notamment marquée par la renaissance du bolchevisme en Union Soviétique même. C'est en effet au cours de cette décennie que commence à se reconstituer la continuité historique entre l'opposition au sein de la société russe post-stalinienne et la tradition révolutionnaire d'octobre 1917. Coupé au lendemain de la dégénérescence du parti et de l'Etat ouvrier soviétique, le fil de l'histoire est en train de se renouer.
Le « printemps de Prague » - en apparence si tragiquement achevé avec l'entrée des chars russes en Tchécoslovaquie et le début de la « normalisation » - a constitué une étape décisive pour cette renaissance [1]. Non seulement parce que la floraison tchécoslovaque, à la suite des révolutions hongroise et polonaise de 1956, restitue en 1968 vigueur et élan à toutes les aspirations profondes à la démocratie dans le socialisme; non seulement parce que l'éveil de la jeunesse et de la classe ouvrière tchécoslovaques démontre que, dans tous les pays dominés par la bureaucratie, la classe ouvrière cherche à reconquérir ses droits et libertés démocratiques - y compris le plus fondamental, celui de prendre en main la destinée de la société tout entière -, mais parce que les militants d'avant-garde parmi les communistes tchécoslovaques prennent conscience de la signification et de la portée de leurs actions en Union Soviétique même, et que ce message y est reçu et transmis.
Au moment où les commentateurs les plus avisés estiment à peu près écarté tout danger d'intervention russe, c'est le journaliste communiste tchécoslovaque Jiri Hochman qui écrit dans Réporter : « Nous n'avons commis aucun des péchés dont nous sommes accusés, et nous n'étions pas engagés dans une quelconque liquidation du socialisme « par la bande », et nous n'avons pas non plus l'intention de liquider nos relations avec nos alliés et de passer de l'autre côté de la barrière. Néanmoins, nous sommes en train d'introduire sur la scène un élément qui ne peut pas constituer simplement un aspect d'une ligne de propagande, car il s'agit en réalité du nœud de la question. Nous avons introduit le spectre de la liquidation du pouvoir absolu de la caste bureaucratique, cette caste introduite sur la scène internationale par le « socialisme » stalinien. Objectivement parlant, c’est une étape de l'histoire que tout pays connaît. Mais la bureaucratie, bien qu'elle n'ait pas encore les dimensions d'une classe, révèle ses traits distinctifs dans tout ce qui concerne l'exercice du pouvoir. Elle prend des mesures préventives pour sa propre défense et elle continuera de le faire jusqu'à sa fin tragique. ( ... ) Nous sommes en train d'approcher de la destruction du pouvoir de cette caste, maintenant presque héréditaire, qui est attachée par mille liens de corruption et d'intérêts mutuels à ses équivalents à l'étranger. Telle est l'étendue de notre péché. Nous ne mettons pas le socialisme en danger. Bien au contraire. Nous mettons en danger la bureaucratie qui est en train, lentement, mais sûrement, d'enterrer le socialisme à l'échelle du monde. Et c'est pourquoi nous ne pouvons guère nous attendre à la coopération et à la compréhension fraternelle de la bureaucratie » [2].
Dans les mois qui suivent, c'est dans les colonnes de Politika, hebdomadaire du P.C.T. fondé au lendemain du « congrès clandestin » [3] tenu sous la protection des ouvriers pragois à la barbe de l'occupant, que les communistes Frantisek Samalik et Karel Bartosek soulignent le lien réel qui rattache à l'octobre russe de 1917 la révolution tchécoslovaque brutalement interrompue le 21 août 1968 [4]. Et, précisément, en 1968, parviennent d'Union Soviétique des voix qui prouvent que l’usage a été entendu. Pour la première fois depuis que Staline avait vaincu le parti de Lénine et Trotsky, des communistes russes ont fait connaître au monde leur solidarité avec les communistes frappés par la bureaucratie dans les pays satellites. Pour la première fois également, ils affirment, en dépit des risques que comporte leur action, qu'ils pensent, eux aussi, comme Hochman et ses camarades, que c'est en Union Soviétique que se déroulera le combat décisif contre la bureaucratie pour le socialisme.
Ce n'est pas par hasard que l'année 1968 a été celle de la grève générale en France, du printemps de Prague, des manifestations étudiantes de Pologne et de Yougoslavie, en même temps que celle de l'apparition en Union soviétique d'une opposition communiste nette et publique, de l'épanouissement de la littérature clandestine du Samizdat [5] et de la réapparition de l'opposition dans des manifestations de rue. Né de l'isolement de la révolution dans un seul pays, arriéré, nourri des défaites successives des premières vagues de la révolution mondiale, le stalinisme est profondément secoué par la vague qui commence à soulever le monde entier et nourrit notamment les espoirs et l'activité d'hommes pour qui le stalinisme a incarné et continue à incarner une véritable contre-révolution.
La nouvelle apposition communiste en Union Soviétique n'est pas née de l'affaire tchécoslovaque, qui a seulement donné l'occasion d'organiser ses premières initiatives publiques et l'a contrainte à rompre avec la clandestinité totale des petits groupes d’initiés. La tradition qui la nourrit est en effet fort ancienne puisqu'elle remonte au bolchevisme lui-même.
Au cœur du noyau qui la constitue et l'inspire se trouve un homme, qui symbolise cette continuité, un vétéran du bolchevisme, rescape des camps staliniens. Alexis Kosterine. Né en 1895, militant ouvrier depuis 1911, membre du parti bolchevique depuis 1916, ancien combattant de la guerre civile, puis journaliste, Kostérine, arrêté au temps des grandes purges staliniennes, a été détenu dans divers camps de concentration jusqu'en 1955. Son nom est connu de tous les Russes, puisque le journal de guerre de sa fille Nina Kostérina, a été une sorte de « best-seller » de l'époque du dégel. Réintégré dans le parti à sa libération, à nouveau exclu en 1957, réintégré de nouveau, Kostérine devait être exclu une nouvelle fois en 1968. A la veille de sa mort, au lendemain de l'intervention en Tchécoslovaquie, il rédige une lettre de démission dans laquelle il affirme notamment : « Avec ou sans la carte du parti, j'étais je suis je serai marxiste-léniniste, communiste, bolchevik. Telle est ma vie, de ma jeunesse à ma tombe » [6].
C'est autour de cet homme que s'est constituée la tête de cette opposition communiste qui apparaît au grand jour en 1968, des hommes de toutes générations et de toutes conditions, mais tous marqués par leur attachement au bolchevisme et à la tradition révolutionnaire d'Octobre. Ce sont Pavel Litvinov, âgé à l'époque de vingt-huit ans, le petit-fils du vieux-bolchevik, assistant de physique; Pierre Iakir, quarante-cinq ans, fils du héros de la guerre civile fusillé en même temps que Toukhatchevski, lui-même en camp de concentration de 1937 - à quatorze ans - jusqu'en 1954, réintégré dans le parti à sa libération chercheur à l'institut d'histoire de l'Académie des sciences ; Pierre Grigorenko, cinquante-neuf ans, militaire de carrière ancien combattant de la deuxième guerre mondiale, général de brigade, professeur de cybernétique : sanctionné par Khrouchtchev en 1961, arrêté, et interne dans un « hôpital psychiatrique » en 1964, libéré, travaillant comme ingénieur, puis comme débardeur; Ivan Iakhimovitch, trente~huit ans, ancien président d'un kolkhoze modèle de Lettonie, longtemps figure de proue de la propagande officielle, rallié à l'opposition au début de 1968 ; Anatole Martchenko, le docker, auteur d'une remarquable récit [7] sur les camps de concentration post-staliniens dans lesquels il avait déjà passé plus de six ans. Ce sont aussi des femmes comme Larissa Bogoraz, enseignante, compagne de l'écrivain Iouli Daniel, comme la poétesse Natalia Gorbanevskaja, les étudiantes - de vingt ans - Olga Joffé, Irina Iakir, Valérie Novovordskaja, Irina Belgorodskaja, Irina Kaplan. Des hommes de tous les milieux sociaux, les mathématiciens Pavhntchouk [8], Pissarev, Pimenov, les enseignants Iouli Kim et Ilya Gabaï, l'étudiant-détenu politique Vladimir Boukovsky, les étudiants Ponomarev, Kapranov, Jiltsov, les ouvriers Borissov, Guerchouni, Djemilev, Vorobiev, les historiens Alexandre Snegov. Léomde Petrovski, petit-fils du vieux-bolchevik, Roy Medvedev, chargé par Khrouchtchev d'écrire un « bilan du stalinisme » qui ne put voir le jour qu'en samizdat - et des centaines d'autres dont les noms nous sont ou non parvenus.
Car ces hommes et ces femmes, entre lesquels Kostérine constitua le lien et dont il fut le véritable maître à penser, ont su, à leur tour, gagner et former des disciples qui surgissent au fur et à mesure des arrestations et des internements, et prennent la place des militants tombés.
II est aujourd'hui possible de retrouver dans le passé les jalons de la constitution de cette opposition en remontant jusqu'à la période de la déstalinisation, au lendemain du discours de Khrouchtchev au XX° congrès. L'époque du « dégel », caractérisée, du point de vue des dirigeants de la bureaucratie, par une volonté de « libéralisation » limitée et étroitement contrôlée, laissait en effet une petite place à une prudente dénonciation des crimes du stalinisme attribués à la « déviation » du « culte de la personnalité » et aux boucs émissaires, Béria et les hommes du groupe « anti-parti ». Un certain nombre d'écrivains s'efforcent cependant d'élargir la mesure de liberté d'expression qui leur est ainsi octroyée pour témoigner et interroger, et c'est sous cet angle qu’il faut considérer la publication du célèbre ouvrage d’Alexandre Soljenitsyne, Une journée d'Ivan Denissovitch.
Dans ce cadre limité commence à s'exprimer, par le biais d'interrogations, une critique encore timide des explications officielles concernant notamment les grandes purges et les procès, mais aussi une mise en question de l'information une tentative pour répondre aux questions posées par la société soviétique, difficultés issues de la reforme économique, excès de violence et « hooliganisme. » chez les jeunes, « survivances » du stalinisme : critique et mise en question incontestablement dangereuses dans le climat politique et social né des très graves difficultés de l'économie.
Le procès contre le poète Stanislas Brodski, condamné en 1964 à cinq ans de prison pour « fainéantise » et « parasitisme social », constitue la première tentative officielle pour intimider cette opposition qui tâtonne; mais il contribue en même temps à inciter les éléments les plus jeunes de l'intelligentsia à rechercher des formes clandestines d'expression et par conséquent d’organisation. C’est au lendemain de la chute de Khrouchtchev que s'est apparemment créée clandestinement l' « Union des Communards » - qui groupe plus de deux cents membres dans diverses grandes villes - et que paraissent quelques numéros de périodiques, clandestins eux aussi, Kolokol et les Cahiers de la démocratie socialiste. Les manuscrits littéraires refusés par les maisons d'édition circulent dans le pays de la main à la main et, de plus en plus nombreux, prennent le chemin de l'étranger.
André Siniavski et Iouli Daniel sont arrêtés en septembre 1965 : ils sont accusés d'avoir expédié à l'étranger des manuscrits, publiés sous des pseudonymes, comportant des attaques contre le régime. II s’agit pour les autorités de faire un exemple à travers les deux hommes qui sont présentés comme des agents de l'impérialisme et des adversaires du socialisme. Or l'opératIon échoue, non seulement du fait de la faiblesse de l'accusation, mais surtout de la résistance farouche des accusés, qui oblige le tribunal à juger pratiquement à huis clos une affaire dont on voulait faire une démonstration spectaculaire [9]. Ces deux faits rendent en outre possible l'organisation d'actions de solidarité : la défense peut présenter des témoins a décharge et les premières réactions des P.C. étrangers sont encourageantes pour ceux qui songent à organiser une résistance. Et c'est effectivement a partir du procès de Daniel et Siniavski que l'opposition semble s'être véritablement constituée, à partir de la prise de conscience de l'écho rencontré par la lutte pour les droits et libertés démocratiques, des possibilités existant réellement en ce domaine des forces susceptibles d'être mobilisées. II semble que ce soit à ce moment-là qu'ont commencé à se réunir autour de Kostérine les meilleurs des éléments qui ont pris des risques pour défendre les deux écrivains, et qui ont en commun la volonté d’un « retour à Lénine » et au « bolchevisme léninisme ». C’est en partie sous leur influence que le samizdat devient de moins en moins littéraire et de plus en plus ouvertement politique.
La grande bataille politique suivante se noue autour de questions proprement historiques, la discussion entre historiens sur deux publications, le dernier volume de l'Histoire du P.C.U.S., et l'ouvrage d'Alexandre Nekritch sur l'attaque allemande de juin 1941 [10]. Dans les deux cas, la même question est abordée, celle des responsabilités de Staline et du régime bureaucratique, qui appelle celle, plus fondamentale encore, de la vérité historique et par conséquent du sens de l'histoire de l'Union Soviétique depuis la révolution. Les plus ardents des adversaires de Staline, les enfants de vieux-bolcheviks Iakir et Petrovski, et de Snegov qui proclame fièrement être « du camp de Kolyma » [11], posent simultanément deux problèmes : celui de Staline, dont ils combattent farouchement la réhabilitation, même indirecte, et du même coup celui de la tradition révolutionnaire internationaliste d'octobre 1917 : Slezkine met en question non le pacte germano-soviétique de 1939, en lui-même mais l'« arrêt de la lutte contre le fascisme » qui l'a suivi [12] ; Petrovski stigmatise la responsabilité de Staline et de sa théorie suivant laquelle la social-démocratie était l'adversaire principal, dans la victoire sans combat de Hitler en Allemagne; Snegov rappelle la trahison de la révolution espagnole et le partage de la Pologne avec Hitler au lendemain du massacre des dirigeants communistes polonais. La lutte contre la menace de réhabilitation de Staline devient bataille pour renouer le fil de la continuité historique; la reconquête, par les communistes russes, de leur l'Histoire devient non seulement celle de leur passé, stalinisme compris, mais reconquête du bolchevisme. C’est à elle que l'on doit quelques uns des documents les plus importants nés de l'action de l'opposition, la Lettre des enfants des vieux-bolcheviks assassinés par Staline [13], les textes de Medvedev [14] et Iakir [15] sur les crimes de Staline, le livre de Grigorenko sur Staline et la deuxième guerre mondiale [16]. La bureaucratie tente de clore le débat en condamnant le livre de Nekritch et en excluant ce dernier du parti [17]. Cependant, sa contre-attaque va porter, non sur les questions d'histoire, mais sur l'activité clandestine de jeunes intellectuels, Iouri Galanskov qui a publié le recueil Phénix 66 et Alexandre Guinzburg qui a rassemblé les documents du Livre blanc sur l'affaire Siniavski-Daniel [18].
Cette brutale offensive va se solder par un cuisant échec politique. Renouant avec les traditions éprouvées de l'ère stalinienne, le K.G.B. a réalisé cette fois un gros effort de préparation afin de démontrer la liaison qui existerait entre Guinzburg et Galanskov d'une part et les agents, en Russie et à l'étranger, de l'organisation blanche d'extrême-droite N.T.S. Un seul des accusés, le chrétien Dobrovolsky, accepte de coopérer avec l'accusation, cependant que les autres se défendent avec acharnement. Le procès, dans une ambiance sauvage de parodie de justice et de chasse à la sorcière, n'atteint donc pas l'objectif recherché. Litvinov, Larissa Bogoraz et d'autres manifestent devant la salle du tribunal leur volonté de lutter pour que soient accordées aux accusés les garanties qu'ils sont en droit d'attendre aux termes de la Constitution. Le verdict est à peine rendu que paraît un « Appel à l'opinion publique mondiale et à l'« l'opinion soviétique » [19] signé - le fait est sans précédent - des noms et adresses de ses auteurs. L'acte de courage de Pavel Litvinov et Larissa Bogoraz, qui ont suivi de bout en bout le procès et systématiquement rassemblé la documentation pour cet appel, rencontre un large écho dont attestent aussi bien les nombreuses lettres d'encouragement reçues par Pavel Litvinov [20] que les initiatives qui suivent. De son kolkhoze de Lettonie, Ivan lakhimovitch écrit aux dirigeants russes une lettre ouverte qui sonne comme un ultime avertissement : « Je vis en province, où, pour une maison électrifiée, dix ne le sont pas, où les autobus n'arrivent pas à passer en hiver, où la poste a des retards de plusieurs semaines. Si ces informations sont parvenues à nous de la manière la plus large, vous pouvez vous faire une idée de ce que vous avez commis, de quelles graines vous avez semées dans ce pays. Ayez le courage de réparer ces erreurs tant que les ouvriers et les paysans ne se sont pas encore mêlés, de ces affaires » [21].
La protestation s'élargit et s'amplifie dans les semaines qui suivent : lettre contre les procès, signée de 139 intellectuels et travailleurs de Kiev, en février [22], lettre de Pierre Iakir, Ilya Gabäï et Iouli Kim contre la « restauration du stalinisme » [23], appel de mars 1968 à la conférence des P.C. de Budapest, signé, entre autres, de Grigorenko, Iakir, Gabaï, Kim, Litvinov, Larissa Bogoraz et Alexis Kostérine [24], lettre du mathématicien Pliouchtch à la Komsomolskaja Pravda sur « les Thermidoriens et l'affaire Guinzburg-Galanskov » [25].
Le mouvement ainsi lancé bénéficie de l'élan provoqué par les événements de Tchécoslovaquie. Les opposants russes voient dans ce qui se passe à Prague un écho et un encouragement pour leur propre lutte; ils comprennent en même temps que les dirigeants russes sentent leur existence menacée par de tels développements et qu'il faut s'attendre de leur part à des réactions violentes. Le 29 juin, déjà, Grigorenko, Iakhimovitch, Kostérine, Pissarev et Pavlintchouk adressent leur « Lettre de cinq communistes » aux communistes et au peuple tchécoslovaque, affirmant leur réprobation de la « manière unilatérale et fort peu objective » dont la presse russe informe ses lecteurs [26]. Dans une lettre qu : il adresse le 22 juillet aux principaux journaux communistes russes et tchécoslovaques, à l'Humanité et à l'Unità, l'ancien déporté Anatole Martchenko se déclare solidaire des mots d'ordre de « socialisme démocratique » lancés en Tchécoslovaquie, et en explique la portée pour l'Union Soviétique : « Si la Tchécoslovaquie parvient effectivement à organiser chez elle un socialisme démocratique, il n'y aura peut-être plus de justification à l'absence de libertés démocratiques dans notre propre pays; il se peut alors, sait-on jamais, que nos ouvriers, nos paysans, notre intelligentsia, veuillent la liberté dans la pratique et non sur le papier » [27]. Ayant, comme Jiri Hochman, le Tchécoslovaque, compris l'enjeu de la lutte commencée à Prague, le militant russe ajoute : « J'ai honte de mon pays qui se présente à nouveau dans le rôle infâme de gendarme de l'Europe » [28].
Son arrestation, le 29 juillet, revêt une alarmante signification. Les « Cinq » se retrouvent parmi les signataires des textes révélant, en même temps que l'arrestation de Martchenko, les préparatifs d'intervention contre la Tchécoslovaquie [29]. Et c'est avec une escorte de jeunes gens que Griogorenko et Iakhimovitch se rendent à l'ambassade tchécoslovaque de Moscou pour exprimer directement au représentant de la république-sœur les sentiments déjà exprimés par écrit [30] : un geste que ne leur pardonneront pas ceux qui sont en train de préparer l'entrée en action des tanks. La police intervient pour empêcher l'organisation de la protestation, par exemple à Leningrad où elle arrête un avocat, Iouri Guendler, et deux ingénieurs, Studentkov et Kvachevski, coupables d'avoir rédigé un tract contre l'intervention imminente [31]. Dans la nuit du 21 au 22 août, c'est un jeune homme de vingt ans, du nom de Bogouslavski, qui est arrêté pour avoir tracé des inscriptions contre l'intervention [32]. Des tracts sont distribués, d'autres inscriptions tracées sur les murs dans les jours qui suivent, à Moscou et Gorki au moins.
Et, le 25 août, c'est l'événement sans précédent depuis quarante ans, la première manifestation publique contre la politique gouvernementale : Pavel Litvinov, Larissa Bogoraz, Victor Fainberg, Constantin Babitsky, Vadim Delaunay, Vladimir Dremliouga et Natalia Gorbanevskaja déploient sur la place Rouge à Moscou des banderoles dénonçant l'intervention [33]. L'arrestation immédiate des manifestants, les interpellations de leurs amis et relations, les lourdes peines qui vont les frapper à l'issue de leur procès au cours du mois d'octobre ne brisent pas le mouvement, mais semblent au contraire contribuer à l'élargir, à l'organiser et à le nourrir. Iakhimovitch rédige un texte dont la conclusion résume la ligne des opposants : « Léninisme, oui! Stalinisme, non ! » [34]. Le 14 novembre, à l'occasion de l'enterrement de Kostérine, les opposants réussissent à organiser une manifestation, malgré les précautions accumulées par les autorités et les pièges tendus par la police : Grigorenko, Iakir, Jakobson, et des représentants des Tatars de Crimée prennent la parole et prononcent de véritables discours politiques [35]. En février 1969, Grigorenko et Iakhimovitch distribuent eux-mêmes à Moscou des tracts dénonçant la normalisation en Tchécoslovaquie, évoquant le suicide récent de l'étudiant pragois Jan Palach [36].
Les dirigeants, décidés à frapper, ne prendront cependant pas le risque d'un procès public, ni même celui d'arrêter Grigorenko dans la capitale : c'est à Tachkent où il s'était rendu pour prendre une fois de plus la défense des Tatars de Crimée, qu'il est arrêté [37]. Les opposants, désormais, ne sont plus jugés, mais « internés » dans de prétendus « hôpitaux psychiatriques » les spetzbolnitsa où des policiers-psychiatres ont mission de briser leur volonté. Grigorernko, Iakhimovitch sont parmi les premiers. soumis à ce nouveau traitement, et le « journal » de Grigorenko parvenu à sa femme, puis, par elle, à l'étranger, révèle les nouvelles techniques employées pour briser les animateurs de la nouvelle opposition [38].
C'est dans ce contexte que le 20 mai 1969, Pierre Iakir rend publique la proclamation d'un « Groupe d'initiative pour la défense des droits civiques » : ouvriers, ingénieurs, enseignants, économistes et chercheurs de toute génération signent avec lui ce texte simple et explosif [39]. La plupart des signataires, comme l'ouvrier de Leningrad Borissov, vont se retrouver à leur tour en « hôpital psychiatrique ». Et l'initiative est alors relayée par la fondation du « Comité pour la défense des droits de l'homme » qu'anime notamment le physicien Sakharov - opposant « de droite », partisan d’une « véritable coexistence pacifique ». Un homme au moins, le biologiste Jaurès Medvedev, frère de l'historien, sera arraché par les efforts de tous aux griffes des agents du K.G.B. déguisés en psychiatres [40]. Le combat, clandestin et semi-clandestin, la diffusion du samizdat, continuent.
Pour la première fois depuis la défaite de l'opposition de gauche en 1927, des textes, élaborés en Union soviétique même, et qui sont parvenus en Europe occidentale, permettent de se faire une idée précise de la physionomie politique de l'opposition, de ses acquis, de ses réalisations, comme de ses lacunes et de ses faiblesses.
D'abord, l'opposition a, dans une très large mesure, commencé à reconquérir l'histoire de l'Union Soviétique malgré les années de falsifications et de mensonges, les tentatives d’imposer une version du passé conforme aux intérêts des hommes et de la couche au pouvoir. Les historiens - et parmi eux, nombreux, les victimes du stalinisme ont pu, pendant la brève période du « dégel », accéder à des documents jusque-là interdits, voire, comme Roy Medvedev, interroger des survivants. Nous ne disposons pas de la « somme » - plus de 1 000 pages - rédigée primitivement par ce dernier à la demande de Khrouchtchev, mais cet ouvrage capital - qui sera d'ailleurs bientôt publié a été connu dans les milieux touchant à l'opposition et a certainement contribué à nourrir ses analyses : Sakharov souligne notamment que, écrite dans « une optique marxiste », elle s'oppose à ses propres conceptions [41]. La lettre de Roy Medvedev à Kommunist [42], celle de Grigorenko à Questions d'histoire du P.C.U.S. [43], celle de Iakir à Kommunist [44] demandant la mise en accusation posthume de Staline, apportent non seulement des confirmations et des précisions à l'information donnée par l'opposition de gauche dans les années du stalinisme triomphant, mais la complètent sur bien des points, en donnant une idée beaucoup plus précise et une description plus détaillée par exemple des cas de répression collective ou familiale. Il est d'ailleurs significatif que les textes de l'opposition communiste d'aujourd’hui reprennent comme naturellement le réquisitoire autrefois dressé par Trotsky contre les « crimes de Staline ».
Dans l'ensemble, les textes de l'opposition dénoncent la bureaucratie comme une couche privilégiée, appuyée et secrétée par l'appareil du parti, ayant usurpé à son profit le pouvoir politique et utilisant pour le conserver l'activité de sa police politique et, de façon plus générale, des méthodes contraires non seulement à l'esprit du communisme mais à la lettre même de la Constitution soviétique. Les opposants s'emploient à dénoncer l'incapacité de cette bureaucratie à répondre aux besoins de la société soviétique et à développer les conquêtes de la révolution d'Octobre, et la caractérisent comme « petite-bourgeoise » et « anti-socialiste ». Ils opposent ce qu'ils appellent le « léninisme », c'est-à-dire un régime socialiste organiquement démocratique, et le stalinisme, monstrueuse caricature, à bien des égards son contraire. Leur objectif principal est donc ce qu'ils appellent un « retour à Lénine », et leur adversaire principal la bureaucratie. Kostérine explique que la seule option opposable au capitalisme et au stalinisme est « le socialisme marxiste-léniniste, épuré de la boue, régénéré et se développant dans la liberté », et qu'un communiste n'a pas de tâche plus importante que la destruction de la machine des fonctionnaires et des bureaucrates, l'appareil stalinien [45].
Les déclarations de Boukovsky et Pavel Litvinov au cours de leurs procès, les documents élaborés par Grigorenko, Iakhimovitch, Iakir, contiennent les éléments d'un programme politique conçu comme la défense de ce que Pavel Litvinov appelle « le système social » de l'U.R.S.S. - les conquêtes de la révolution d'Octobre - et dont la base est la revendication de l'application intégrale de la Constitution. C'est également en fonction de la nécessité d' « éloigner du pouvoir les bureaucrates, les fonctionnaires, les dogmatiques et les staliniens » que Guennadi Alexeiev - qui serait en réalité un officier de marine, arrêté depuis - met en avant, sur le modèle tchécoslovaque, des revendications visant à garantir le respect des droits et libertés démocratiques inscrits dans la Constitution [46]. Même lorsqu'elles sont présentées dans une optique réformiste, la nature de l'Union Soviétique et celle de la bureaucratie qui la dirige font que les revendications démocratiques les plus élémentaires - la simple application des dispositions constitutionnelles - ont un contenu directement révolutionnaire.
Pour lutter en faveur d'un tel programme, l'opposition est en effet obligée de se poser le problème de sa propre organisation. C'est le lecteur d'un appel de Pavel Litvinov qui lui écrit : « Nous devons absolument former un second parti, ou, plus exactement, créer une force qui puisse défendre tout ce qui est progressiste, afin que personne ne puisse être en prison pour ses convictions » [47]. C'est encore Guennadi Alexeiev qui, dans un texte où il rappelle la célèbre épigraphe de l'Iskra « De l'étincelle jaillira la flamme », souligne la nécessité de la mise sur pied et de l'activité d'un « centre ». Et c'est encore lui qui écrit que si les moyens d'une lutte pour des réformes démocratiques n'aboutissent pas, « le temps mettra à l'ordre du jour la constitution d'un nouveau parti » [48]. Mais, surtout, il apparaît a posteriori évident que le groupe rassemblé autour de Kostérine a su planifier ses efforts, répartir ses forces, calculer ses initiatives, prévoir, centraliser, en un mot, s'organiser et organiser. De façon plus générale, on ne saurait expliquer ni l'activité de ces hommes et du groupe qu'ils ont constitué, ni l'intensification de la reproduction et de la diffusion de la littérature politique clandestine - dont les bulletins, régulièrement publiés dans la Chronique des événements récents, donnent une idée sans doute assez exacte - comme le résultat de l'addition spontanée d'initiatives individuelles. C'est ce qui explique la réussite - le fait est assez nouveau pour mériter d'être souligné - que constitue la diffusion des textes essentiels de l'opposition communiste hors d'Union Soviétique en direction des communistes occidentaux. L'opposition a effectué un choix politique en décidant de recourir à la méthode des appels publics, signés, avec indication de l'adresse du signataire : un risque calculé qui constituait, dans les conditions données, le premier pas pour rompre l'isolement des opposants, nouer des liens entre eux et autour d'eux, et même pour assurer au moins une protection relative autour de leurs personnes par la publicité même donnée à leurs gestes et à leurs actes. Le fait que sept personnes aient réussi à déployer des banderoles contre l'intervention en Tchécoslovaquie sur la place Rouge de Moscou le 25 août 1968 doit être interprété comme une initiative politique non seulement calculée, mais soigneusement préparée, et, en définitive, réussie.
La comparaison entre ces formes de l'activité actuelle de l'opposition communiste et celles qui étaient employés au temps du stalinisme triomphant révèle en outre des traits capitaux pour l'analyse du rapport de forces. D'abord, il est incontestable que les opposants croient en leur propre victoire, sinon prochaine, au moins comme perspective réaliste, et ne combattent pas seulement pour le principe. Grigorenko et ses amis ne sont pas des desperados et savent, quand c'est nécessaire, tenir tête aux policiers et aux juges, leur inspirer suffisamment de crainte pour que la bureaucratie recule devant un procès public : pour répugnante qu'elle soit, la méthode des « internements » et des « soins psychiatriques » constitue, de la part de la bureaucratie, un aveu d'impuissance : le temps est évidemment révolu des grandes parades publiques et du spectacle d'accusés avouant à qui mieux mieux, se chargeant mutuellement, dociles aux injonctions d'un Vychinsky. Il est clair par ailleurs que l'opposition ne s'est pas contentée d'élaborer une stratégie, mais qu'elle a mis au point une tactique. Des allusions précises - notamment dans le discours de Pierre Iakir à l'enterrement de Kostérine - montrent que ses animateurs comptent sur le conflit à l'intérieur de l'appareil entre partisans de la brutalité et partisans de la souplesse, et qu'ils savent utiliser nuances ou divergences dans le camp adverse afin d'exprimer leurs propres positions dans les meilleures conditions possibles. C'est qu’en définitive cette opposition communiste est en train de renaître, de renouer, à tâtons, avec la tradition bolchevique au moment même où éclate sous les formes les plus diverses la crise finale du stalinisme.
La manifestation de l'opposition de gauche lors de l'enterrement de Joffé en 1927, les discours de Racovski et de Trotsky sur la tombe de leur camarade, avaient été la dernière manifestation publique de l'opposition communiste contre le stalinisme triomphant. Quarante-et-un ans après, les discours de Jakobson, Iakir, Grigorenko, sur la tombe d'Alexis Kostérine ont la signification d'une renaissance, marquent le début d'une époque nouvelle autour de la tombe de celui qui avait su assurer la continuité dans la pensée révolutionnaire.
Il ne s'agit pas d'un miracle, mais simplement de la démonstration de la force des lois de l'histoire, une fois de plus en train de s'imposer, malgré les efforts des apparatchiki. Car si l'opposition de Grigorenko, Iakir, Iakhlmovitch, Litvinov et les autres est bien une opposition communiste au régime des successeurs de StalIne, elle n'en est pas moins en ses débuts seulement, après des décennies de répression accompagnée de véritables massacres d'opposants. Renaissance, elle porte cependant, dans sa forme comme son contenu, l'empreinte du talon de fer du stalinisme et des conditions de sa propre réapparition, la marque des forces contre-révolutionnaires contre lesquelles elle se constitue.
Medvedev et Petrovski soulignent, certes [49], l'écrasante , responsabilité endossée par Staline et sa politique dans la victoire sans combat des bandes hitlériennes en Allemagne, et, à propos de l'épuration du haut commandement de l'armée rouge comme des sanglantes purges des années précédant la deuxième guerre mondiale, Grigorenko a montré comment Staline avait pratiquement joué le rôle d'un « agent provocateur » en affaiblissant le potentiel de défense de l'Union Soviétique à la veille de l'attaque de l'Allemagne hitlérienne. Pourtant, dans l'ensemble, l'opposition ne parait pas avoir saisi la signification mondiale du stalinisme, les conséquences, dans le monde entier, de sa victoire en Russie soviétique à la fin des années vingt. Seul Grigorenko, par une comparaison avec la situation de l'U.R.S.S. en 1941, semble mesurer le danger que constitue pour la Russie soviétique le système impérialiste mondial [50]. L'opposition communiste actuelle parait ignorer, ou au moins n’avoir pas compris, le sens de la lutte menée entre partisans de l'opposition de gauche et tenants de la théorie stalinienne du « socialisme dans un seul pays ». Le seul texte connu de nous consacré à Trotsky [51] parmi les écrits samizdat lui restitue son rôle historique au cours de la révolution d'Octobre, sans véritablement comprendre le sens de la théorie de la « révolution permanente » et l'acharnement mis par la bureaucratie stalinienne à la combattre. Un oppositionnel comme Alexeiev justifie au moins indirectement, au nom de la « lutte contre les ennemis intérieurs » la répression stalinienne contre les « trotskystes » qui n’était que le début des gigantesques épurations et du massacre des vieux-bolcheviks. La majorité des autres textes ne s'étend guère sur cette période ou ne la mentionne même pas. Bref, tout se passe comme si, en dépit de leurs efforts d'analyse, les opposants d'aujourd'hui considéraient peu ou prou le stalinisme au pouvoir comme le résultat d'une irrésistible « force des choses » et non comme l'issue d'un long et âpre combat sanglant. L'absence de cette dimension historique prend d'autant plus de relief que, si l'opposition dénonce la bureaucratie, elle se révèle incapable de l'expliquer autrement que par des conditions spécifiquement russes, dans un cadre mondial dominé par le système impérialiste. La distinction entre « léninisme» et « stalinisme », fondement de ses « bases théoriques, semble ainsi parfois résulter plutôt d'un choix d'ordre moral, le « socialisme » pouvant historiquement revêtir des visages différents, voire opposés : une telle conception, faisant de la dégénérescence de la révolution, du parti et de l'Etat un phénomène purement russe, aussi bien dans ses conséquences que dans ses causes, n'est en réalité qu'une permanence de la réflexion, sur la pensée des opposants, des théories staliniennes et en particulier de la conception du « socialisme dans un seul pays ».
C'est également l'une des conséquences les plus directes et les plus visibles de l'état d'atomisation de la société russe sous la domination de la bureaucratie, que la difficulté - au moins apparente - des intellectuels qui sont à l'origine de l'opposition d'aborder les problèmes sociaux et notamment, les revendications des travailleurs soviétiques en tant que tels. Iakhimovitch écrit certes que l'ouvrier Dremliouga, en participant à la manifestation de la place Rouge, a « sauvé l'honneur de sa classe » [52], la classe ouvrière. Mais, alors que les problèmes des nationalités - l'oppression des petites nations - figurent au centre des préoccupations de l'opposition, comme l'a montré sa bataille conséquente en faveur des revendications des Tatars de Crimée, on chercherait vainement dans les textes politiques du samizdat actuel ce qui passait pourtant en filigrane dans les écrits du samizdat littéraire : les conséquences sociales concrètes de la réforme économique, les licenciements abusifs, l'angoisse des jeunes devant la menace du chômage, les problèmes aigus des salaires, du ravitaillement, du logement, questions-clés autour desquelles se cristallisera l'opposition des masses et auxquelles la lutte pour les libertés civiques et un programme démocratique minimum ne peut apporter de réponse - comme l'a montré l'exemple tchécoslovaque que dans la mesure où elle est conçue comme un combat pour la liberté d'organisation de la classe ouvrière dans le but de défendre d'abord ses propres intérêts de classe.
C'est aussi l'une des conséquences de ces quarante années de domination stalinienne que l'incompréhension, au stade actuel de développement de l'opposition, de l'importance du lien qui existe entre sa propre lutte, voire celle des ouvriers soviétiques, d'une part, et celle de la classe ouvrière des pays développés. Il ne s'agit ni d'une fausse estimation de la situation réelle du régime capitaliste, ni d'un quelconque nationalisme, mais d'une véritable incompréhension de ce qui fonde dans la réalité l'unité mondiale de la lutte des classes et, le rôle qu'y joue par conséquent le stalinisme. Le lien, apparemment, n'a pas encore été fait entre l'histoire et le présent, entre la politique de Staline qui, pour Snegov, « a trahi et vendu tous les communistes (...), qui a trahi la république espagnole, la Pologne, tous les communistes dans tous les pays » [53], et la politique dite de coexistence pacifique de ses successeurs qui a abouti sous nos yeux aux massacres des militants communistes aussi bien en Indonésie qu'au Soudan pour s'en tenir à ces seuls exemples.
En dépit de ces limitations et de ces lacunes, l'opposition communiste a parcouru en Russie ces dernières années un long chemin. Depuis les petits groupes de l'après-guerre sur lesquels les informations n'ont filtré qu'au travers des camps et de leur fermeture, après des années et des événements capitaux comme la mort de Staline, jusqu'à l'activité qui s'est déployée depuis 1966, les progrès n’ont cessé de s'affirmer. En 1956, le groupe étudiant de Leningrad animé par Zeliksson, celui de Moscou, animé par Krasnopevtsev, ont répandu une semence qui a germé depuis. La transformation capitale réside, non seulement dans la dimension des actions et leur notoriété, mais aussi et surtout dans sa direction -consciente, la recherche, de la part des opposants actuels, du lien avec le passé bolchevique. En 1967, avant même la grande bataille contre l'intervention en Tchécoslovaquie, les Iakir et Petrovski, eux-mêmes enfants de vieux-bolcheviks, ont réussi à rassembler au bas d'une lettre contre une éventuelle réhabilitation de Staline les noms des enfants des plus prestigieuses de ses victimes : Antonov-Ovseenko, Mouralov, Serebriakov, Shmidt, Boukharine, Larine, Karl Radek, Chliapnikov, Berzine, Enoukidzé, Kalinine, Sapronov, Piatinitski, Smilga [54] ...
Nous savons par Pierre Iakir que c'est au moment même où Staline déclenchait contre les opposants, réels ou virtuels, le mécanisme de répression qui devait conduire à leur extermination, avec l'affaire Kirov, qu'Alexis Kostérine, vieux-bolchevik, commença à éprouver des doutes, mais que c'est seulement plus de quatre ans plus tard, dans les camps de la N.K.V.D., qu’il devait comprendre enfin, suivant son propos cité par Iakir, « que le marxisme léninisme avait été enterré et que le parti de Lénine était anéanti » [55]. Les motifs de son combat - ses motifs de vieux-bolcheviks - ont été repris à leur compte par les hommes qu'il a éclairés et formés à partir d'une expérience politique et personnelle qui intégrait aussi bien la révolution d'Octobre que la contre-révolution stalinienne. Sur sa tombe, au nom de ses amis, Anatole Jakobson le qualifie de « bolchevik-léniniste », le mot même par lequel se désignaient, dans les années trente, les partisans d l'opposition trotskyste dont il a pu rencontrer des survivants dans les camps - ces même hommes que Pierre Iakir a vu mourir de faim après que Staline leur ait refusé l'autorisation de se battre contre l'armée hitlérienne [56]. C'est Jakobson aussi qui écrit qu'à la veille de sa mort Kostérine « tel un soldat mortellement blessé sur le champ de bataille ( ... ) utilise ses dernières forces pour lancer son corps de moribond contre le portail de la place ennemie afin d'aider ainsi ses camarades qui montent à l'assaut [57]. Et le dernier message de Kostérine donne toute sa signification à cet enterrement qui fut, comme le souligne Grigorenko, « le premier meeting libre ( ... ) après des décennies de silence étouffant » [58] : « Je suis un soldat de l'armée révolutionnaire léniniste, un représentant de la génération qui a marché derrière Lénine, et c'est pourquoi même au risque de ma vie, jusqu'à mon dernier souffle et même après ma mort, je me battrai pour les idées, pour la doctrine définies par Marx, Engels et Lénine » [59].
Il est capital que cet homme issu de la génération des combattants d'Octobre ait pu assurer la transmission de son expérience à la jeune génération soviétique à travers des hommes plus jeunes qui ont comme lui vécu plus de dix ans dans les camps de concentration, un Iakir ou un Snegov qui affirmait en 1966 : « Il n’est pas facile de nous faire peur avec les camps de concentration. Nous ne nous laisserons pas intimider. Les temps ont changé et le passé ne reviendra pas » [60].
Le féroce acharnement avec lequel sont aujourd'hui persécutés les hommes et les femmes, connus ou inconnus, de l'opposition communiste, ne constitue pas la preuve d'une « renaissance du stalinisme », mais la reconnaissance par la bureaucratie - dont la nature sociale n'a pas changé du fait de la mort de Staline - du fait que ces militants - leur passé, leurs idées, leur volonté de combat, leur action - constituent dans la crise qu'elle traverse aujourd'hui le danger mortel, l'ennemi irréductible que Staline avait cru pouvoir extirper, mais qui resurgit, plus menaçant que jamais. Anatole Martchenko, libéré une première fois après six années de camp qui avaient fait de lui combattant, un militant politique, arrêté à nouveau en 1968, vient d'être libéré de nouveau, comme Iouli Daniel, sa peine de prison purgé, comme Iakhimovitch. Au même moment Vladimir Boukovsky était à nouveau arrêté, Borissov et Feinberg poursuivaient une grève de la faim contre les traitements « psychiatriques » qu'on leur faisait subir, Grigorenko, soumis aux policiers psychiatres, réussissait non seulement à rédiger son « journal de détention », mais à le faire parvenir à sa compagne, Jaurès Medvedev, libéré, retrouvait un poste de chercheur [61], et Pierre Iakir adressait une nouvelle lettre ouverte au congrès du parti [62].
Les lois de l'histoire sont incontestablement plus fortes que celles de l'appareil le plus perfectionné et de la police moderne la plus rompue à l'emploi des méthodes dites scientifiques. Depuis la première édition de cet ouvrage en 1963, on a assisté à bien du remue-ménage au sein de l'appareil et à sa tête : élimination de Nikita Khrouchtchev, avènement de la nouvelle direction « collégiale », montée du tandem Brejnev-Kossyguine, émergence de Brejnev. On a assisté à la rétrogradation d'Alexandre Chélépine, à l'effondrement de Semitchastny, à la disparition de Spiridonov, au recul de Stepakov, à la promotion d'Andropov, à l'ascension, puis à l'effondrement des hiérarques locaux, les Egoritchev à Moscou, Tolstikov à Leningrad, à la valse périodique des responsables dans toutes les républiques. Les « soviétologues » ont encore devant eux un vaste domaine de spéculations à propos de l'ascension de Gretchko et de ses maréchaux, de l'importance croissante du rustre Chelest ... Mais ce sont « les amis et compagnons d'idées » de Kostérine qui ont raison quand ils affirment, dans le message lu par Jakobson à son enterrement : « Alexis Kostérine continue à combattre. Et il continuera à combattre, par ses œuvres, par son exemple de courage civique. Et son nom ne sera pas oublié, à la différence de bien des gens qui se vautrent aujourd'hui dans la gloire » [63].
Un peu plus de deux ans s'étaient écoulés depuis l'intervention des chars russes à Prague et l'enterrement de Kostérine, que les ouvriers et les jeunes des grandes villes baltiques de la Pologne, Gdansk, Gdynia, Szczecin, se lançaient dans la grève, les manifestations de rue, l'assaut des immeubles du parti et de la police politique, construisaient leurs comités de grève et contraignaient Gomulka à partir et son successeur Gierek à traiter avec eux. C'est là une étape de plus dans la montée de la révolution politique dans les pays d'Europe de l'Est dominés par la bureaucratie stalinienne, un combat dont les conséquences apparaîtront demain aussi bien dans la conscience que dans l'action des militants de l'opposition communiste russe.
Notes
[1] P. BROUÉ, Le Printemps des peuples commence à Prague. Essai sur la révolution politique en Europe de l'Est, pp. 76 et 139-141.
[2] Jiri HOCHMAN, « Le luxe des illusions », Réporter, n° 31, 31 juillet 1968.
[3] Voir Le Congrès clandestin. Protocole secret et documents du 14° congrès extraordinaire du P.C. tchécoslovaque (22 août 1968), présentés par Jiri Pelikan.
[4] Voir les articles de Politika cités par Le Monde, 3-4 novembre 1968, et F. SamaIik, « Appel à l'Histoire », Politika, n° 11, 7 novembre 1968.
[5] Littéralement : « édité par soi-même « , terme qui désigne l'ensemble des publications clandestines en circulation en U. R. S. S., généralement dactylographiées et reproduites par leurs lecteurs.
[6] Cité par Le Monde, 15 novembre 1968.
[7] A. MARTCHENKO, Mon Témoignage. Les camps en U.R.S.S. après Staline, Paris, Seuil, 1970, 332 p.
[8] Valeri Alexevitch PAVLINTCHOUK (1938-1968), enseignant de physique à Obninsk, et membre du Parti, révoqué et exclu pour sa participation à l'activité de l'opposition, mort à trente ans des suites des persécutions.
[9] Voir L'Affaire Siniavski-Daniel, dossier établi par P. et N. FORGUES, Paris, Chr. Bourgois, 1967, 314 pages, avec les minutes du procès et l'ensemble des documents en annexe.
[10] Alexandre NEKRITCH 1941 22 Iyounia, Moscou, Ed. Naouka, 1965, trad. fr. L'Armée rouge assassinée, Paris, Grasset, 1968, 314 p. L'édition française, sous la direction de G. Haupt, comporte des annexes dont les minutes du débat autour du livre à l'Institut du marxisme-léninisme, le 16 février 1966, pp. 232-245.
[11] « Minutes ...», Nekritch, op. cit., p. 244.
[12] Ibidem, p. 241.
[13] « Les fils et filles de vieux-bolcheviks assassinés s'adressent à la direction du P.C.U.S. le 24 septembre 1967 », pp. 289-291, dans Samizdat I. La voix de l'opposition communiste en U.R.S.S., Paris, La Vérité-Le Seuil, 1969, 646 p.
[14] Roy MEDVEDEV, Faut-il réhabiliter Staline ?, Paris, Seuil, 1969, 90 p.
[15] Piotr IAKIR, « Pour l'ouverture d'une action pénale contre Staline », Lettre du 2 mars 1969 à la rédaction de la revue Kommunist, Samizdat I, pp. 292-302.
[16] Piotr GRIGORENKO, Staline et la deuxième guerre mondiale, Lettre à la revue Questions d'histoire du P.C.U.S., Paris, Seuil, 1969, 146 p.
[17] Le Monde, 8 juillet 1967.
[18] Voir note 9.
[19] Voir ce texte, sous le titre « A Tous ceux qui ont encore une conscience », pp. 83-85, dans L'Affaire Guinzburg-Galanskov, dossier réuni par J.-J. MARIE et Carol HEAD, Paris, Seuil, 1969, 200 p.
[20] Voir Nicht geladene Zeugen. Briefe und Telegramme an Pawel M. Litwinow, dossier réuni et commenté par KAREL VAN HET REVE, Hambourg, Hoffman & Campe, 1969, 91 p.
[21] « Des procès qui font beaucoup de mal à la cause du communisme », Lettre du 22 janvier 1968 au C.C. du P.C.U.S. et au camarade Souslov, Samizdat I, pp. 336-339.
[22] « Ces procès nous inquiètent », ibidem, pp. 341-343.
[23] « Vers un retour du stalinisme ? », Lettre aux représentants de l'art, de la science et de la culture en Union soviétique, ibidem, pp. 345-351.
[24] « Appel aux communistes » (Au présidium de la conférence des partis communistes à Budapest), mars 1968, ibidem, pp. 352-353.
[25] « Les Thermidoriens et l'affaire Guinzburg-Galanskov », Lettre à la Komsomolskaja Pravda, ibidem, pp. 379-383.
[26] « Aux communistes de Tchécoslovaquie ! Au peuple tchécoslovaque tout entier ! » Lettre du 29 juin 1968 de cinq communistes d'U.R.S.S., ibidem, p. 408-409.
[27] A. MARTCHENKO, « Vive la démocratisation en Tchécoslovaquie ! » Lettre du 22 juillet 1968 à Rudé Pravo, Literarni Listy, Prace; copie à l'Humanité, Unita, The Morning Star, la B.B.C., ibidem, pp. 398-403, ici, p. 401.
[28] Ibidem, p. 403.
[29] « Contre l'arrestation de Martchenko », Lettre au procureur du quartier Timiriazev du 30 juillet 1968, ibidem, pp. 404-405, « Appel aux citoyens contre l'arrestation de Martchenko » (30 juillet 1968), ibidem, pp. 406-407.
[30] Natalia GORBANEVSKAIA, Midi place Rouge, Paris, R. Laffont, 1970, 318 p., ici, p. 69.
[31] Selon la Chronique des événements récents, n° 4, 31 octobre 1968, reproduite dans N. GORBANEVSKAIA, op. cit., p. 303.
[32] Ibidem, pp. 303-304.
[33] Le dossier sur cette manifestation a été rassemblé dans l'ouvrage de N. GORBANEVSKAIA, op. cit.
[34] « Léninisme, oui ! Stalinisme, non ! », Samizdat I, pp. 423-426.
[35] « Les funérailles d'Alexis Kostérine », brochure de P. GRIGORENKO, comprenant plusieurs des discours prononcés, a été traduite dans Samizdat I, pp. 437-480.
[36] « Appel aux citoyens de l'Union Soviétique : Vive l'héroïque peuple tchécoslovaque ! » (28 février 1969), ibidem, pp. 427-428.
[37] Le 7 mars 1969.
[38] Des extraits ont été d'abord publiés dans Le Monde du 3 avril 1970.
[39] « Appel du Groupe d'initiative four la défense des droits civiques » (20 mai 1969, Samizdat I, pp. 594-598.
[40] Le Monde, 19 juin 1970.
[41] Selon certaines informations, l'étude du stalinisme rédigée par Roy MEDvEDEv sous le titre Devant le jugement de l'Histoire, serait prochainement éditée aux Etats-Unis. La référence à ce travail se trouve dans A. SAKHAROV, La Liberté intellectuelle en U.R.S.S. et la coexistence, p. 71.
[42] Voir note 19.
[43] Voir note 16.
[44] Voir note 15.
[45] Selon GRIGORENKO, Samizdat I, p. 462.
[46] G. ALEXÉEV, « Lettre ouverte aux citoyens de l'U.R.S.S. » (22 septembre 1968), ibidem, pp. 564-582.
[47] Ibidem, p. 593.
[48] Ibidem, p. 581.
[49] MEDVEDEV, op. cit., pp. 46-47, et PETROVSKI dans « Minutes », NEIŒITCH, op. cit., p. 243.
[50] GRIGORENKO, op. cit., p. 130.
[51] E. M. « Qui a tué Trotsky ? », article paru dans le n° 8 des Cahiers de la démocratie socialiste en 1966, Samizdat I, pp. 303-309.
[52] Ibidem, p. 432.
[53] « Minutes ... », NEKRITCH, op. cit., p. 244.
[54] Voir note 13.
[55] Discours de IAKIR, Samizdat I, p. 468.
[56] Ibidem, p. 301.
[57] Ibidem, p. 454.
[58] Ibidem, p. 448.
[59] Ibidem, p. 454.
[60] « Minutes ... », NEKRITCH, op. cit., p. 245.
[61] Le Monde, 1/2 novembre 1970.
[62] Extraits de cette « Lettre aux membres du B.P. Et aux invités étrangers » dans Le Monde, 31 mars 1971.
[63] JAKOBSON, Samizdat l, p. 454.