1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Trotsky ne s'est jamais fait d'illusion sur la possibilité d'obtenir l'annulation du décret qui l'expulsait de France. C'était là bataille de retardement, de laquelle il s'efforçait, pour le présent et l'avenir, de tirer un bénéfice politique pour la cause de la révolution. Une partie du délai obtenu lui servit ainsi à préparer avec soin une « Lettre ouverte » qu'il destinait à « Monsieur le ministre Jules Guesde, ministre d'Etat », dont la rédaction fut terminée dès le 11 octobre 1916 [2].
La cible avait été bien choisie : Jules Guesde, fondateur du Parti ouvrier français, introducteur du marxisme en France, y avait incarné pendant plusieurs décennies la gauche intransigeante et doctrinale du socialisme – contre Jaurès notamment. Or il était devenu ministre d'État, partisan de l'Union sacrée dans la guerre, symbole désormais non seulement de la collaboration de classes, mais du ralliement à la politique de guerre que Trotsky tenait précisément pour la trahison majeure de ce socialisme auquel il était resté fidèle.
La « Lettre ouverte » à Jules Guesde s'ouvre sur un rappel des explications officielles données pour l'expulsion de Trotsky. Celui-ci ne suggère aucune enquête. Il se contente d'écrire au ministre :
« Vous, Jules Guesde, dès lors que vous avez pris la responsabilité de la politique extérieure de la IIIe> République, de l'alliance franco-russe avec ses conséquences, des prétentions mondiales du tsarisme, de tous les buts et méthodes de cette guerre, vous n'aviez plus qu'à accepter, avec les détachements symboliques de soldats russes, les hauts faits nullement symboliques de Sa Majesté le tsar [3]. »
La guerre, estime-t-il, a rapproché le régime intérieur de la France et de l'Angleterre de celui de la Russie. Le Parti socialiste y est devenu un chœur docile aux capitalistes à l'époque du grand massacre des peuples :
« Vous, vieux chefs du prolétariat, vous êtes tombés à genoux et vous avez renié tout ce que vous avez appris et enseigné à l'école de la lutte de classe [4]. »
Il évoque son activité militante et journalistique à Paris, Naché Slovo, qui « vivait et respirait dans l'atmosphère du socialisme français qui se réveillait ». A l'accusation de « germanophilie », il répond par les noms de Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Franz Mehring, Clara Zetkin, « ennemis intrépides des Hohenzollern [...], nos frères d'armes [5] ». Il salue « l'esprit de révolte qui se lève de tous les foyers de souffrance, se répand à travers la France et toute l'Europe, dans les faubourgs ouvriers et les campagnes, les ateliers et les tranchées [6] ». La lettre se termine par une interpellation qui constitue sans doute l'une des plus belles pages de littérature politique de cette époque :
« Descendez, Jules Guesde, de votre automobile militaire, sortez de la cage où l'État capitaliste vous a enfermé, et regardez un peu autour de vous. Peut-être le destin aura-t-il une dernière fois pitié de votre triste vieillesse et pourrez-vous percevoir le bruit sourd des événements qui s'approchent. Nous les attendons, nous les appelons, nous les préparons. Le sort de la France serait trop affreux si le calvaire de ses masses ouvrières ne conduisait pas à une grande revanche, notre revanche, où il n'y aura pas de place pour vous, Jules Guesde, ni pour les vôtres.
« Expulsé par vous, je quitte la France avec une foi profonde dans notre triomphe. Par-dessus votre tête, j'envoie un salut fraternel au prolétariat français qui s'éveille aux grands destins. Sans vous et contre vous, vive la France socialiste ! [7] »
Mais la lettre à Jules Guesde n'a encore été lue de personne que, sous la surveillance de deux inspecteurs qui lui font la conversation et lui expliquent doctement leur philosophie de l'existence, Trotsky roule vers l'Espagne. Ses cerbères l'abandonnent à Irun après lui avoir conseillé de prendre le tramway pour se rendre à Saint-Sébastien où il est séduit par la beauté de l'océan et épouvanté par le coût de la vie. Il ne parle pas l'espagnol, ne connaît personne en Espagne. Il prend toutefois le train pour Madrid [8].
Il y arrive le 2 novembre et va remplir de notes son carnet. Il espère encore éviter un long séjour en Espagne, attend en effet une réponse des autorités suisses à de nouvelles démarches socialistes, que doit lui faire connaître Grimm. En attendant, le seul langage dont il dispose pour passer le temps dans la capitale est, note-t-il, celui des beaux-arts. Il choisit donc d'aller « en véritable affamé » contempler les trésors du musée du Prado : Rembrandt, Ribera, Goya. Murillo, Velazquez, Jérôme Bosch dont « l'allégresse naïve est géniale ». Il note qu'il faut s'attendre, après la guerre et « les extraordinaires émotions qui ont pris au cœur presque toute l'humanité civilisée », à la naissance d'un art nouveau [9].
Il s'est installé dans un petit hôtel, a acheté un dictionnaire. Il envoie des lettres, en France, bien sûr, mais aussi en Italie et en Suisse – pour un visa. Dictionnaire en main, il s'efforce de déchiffrer les quotidiens. La capitale espagnole le surprend, d'abord parce qu'elle est d'un pays neutre où l'on n'a pas, comme à Paris, la grande peur des « zeppelins ». Mais il est aussi surpris par le mode de vie, le bruit la nuit, les cris, la rue, la vie nocturne, des traits qui aggravent sa solitude. Il relève le grand nombre de banques et d'églises, s'amuse à faire des hypothèses sur une lutte à l'amiable pour le pouvoir en Espagne entre la Banque et l'Eglise.
Quatre jours après son arrivée, il reçoit de Paris – sans doute de Rosmer – l'adresse d'un Français vivant à Madrid et sympathisant de La Vie ouvrière, Desprès, qui dirige la succursale d'une importante compagnie d'assurances. Il tient là sa première introduction à l'Espagne, son premier contact humain, sa première source d'information et, ce qui n'est pas moins important, la première possibilité d'une aide matérielle. Desprès le fait déménager et l'installe dans une petite pension. Leurs conversations constituent ses récréations entre les visites studieuses des musées et l'apprentissage de la langue qu'il mène systématiquement... en apprenant par cœur des listes de mots. Il essaie aussi de rompre son isolement et de se constituer une protection en rencontrant des personnalités, mais ne réussit à rencontrer ni Daniel Anguiano, secrétaire du Parti socialiste et dirigeant de son aile gauche, ni le grand intellectuel Ortega y Gasset, sympathisant socialiste à l'époque : le premier est en prison pour quelques jours, et le second ne se décide pas à ouvrir sa porte à un inconnu [10].
Cette routine naissante est brutalement interrompue le 9 novembre : des policiers viennent l'arrêter dans sa pension et le conduisent à la préfecture en lui assurant qu'il en a « pour une heure ou deux ». En fait, il attend sept heures et commence à comprendre la place de la paciencia dans la philosophie quotidienne du pays. Pendant son interrogatoire, il comprend que la police française l'a désigné aux collègues d'Espagne comme un « dangereux anarchiste ». On finit par lui expliquer, à l'aide d'un interprète, qu'il a en fait « des idées trop avancées pour l'Espagne », qu'on va par conséquent l'en expulser et que d'ici là on fera subir à sa liberté « une certaine limitation [11] ».
Le soir même, à minuit, il est écroué et fait connaissance avec une nouvelle prison, le Carcel modelo de Madrid où il retrouve ce qu'il connaissait déjà depuis Odessa : les escaliers de fer suspendus, les odeurs, les bruits, le lourd silence de la nuit. A la promenade, il apprend avec stupeur de ses codétenus qu'il existe des cellules gratuites, mais médiocres, et que celle qu'il occupe est une cellule de première classe qui va lui coûter une peseta et demie par jour, mais qui lui donne droit à deux promenades d'une heure, soit quatre fois plus qu'à l'habitant d'une cellule ordinaire [12]. Fidèle à l'attitude qui a été la sienne dans les prisons du tsar, il refuse de se prêter volontairement aux opérations d'anthropométrie.
A la demande de Trotsky, Desprès a été prévenu par la police madrilène de son arrestation le jour même et a pu le rencontrer dans la soirée dans les locaux de la police avant son incarcération. Dès le 10 novembre, il informe la direction du Parti socialiste ouvrier espagnol de cette affaire. Le 11, il vient rendre visite à Trotsky au Carcel en compagnie de Daniel Anguiano – de tels retournements de situation existent, le secrétaire du P.S.O.E. vient d'être libéré [13]. Le même jour, El Socialista commence à informer ses lecteurs et entame une campagne de protestation contre l'arrestation de Trotsky, ce qui déclenche une polémique avec le journal conservateur La Accion. Ainsi l'affaire connaît-elle une certaine publicité et se trouve-t-elle exposée et commentée dans plusieurs journaux.
Trotsky continue son éducation en prison. Il y rencontre un aumônier catholique qui l'assure de sa sympathie pour son « pacifisme » et lui conseille la paciencia [14]. Il fait aussi la connaissance d'un autre détenu, surnommé « le roi des voleurs », qui jouit d'une grande autorité parmi les prisonniers de droit commun : « le roi » se prend d'amitié pour lui, l'assure de sa protection, l'interroge sur le monde [15].
Quand il est relâché après quelques jours, il n'a presque plus d'argent et refuse carrément de payer de sa poche le billet de chemin de fer pour Cadix où il a été envoyé en quelque sorte en résidence surveillée. Cette résistance lui vaut de voyager finalement en première classe, « à la charge du roi d'Espagne », escorté une fois encore par deux policiers diserts qui expliquent aux voyageurs que leur compagnon de voyage n'est pas un criminel. C'est un caballero [16]… « mais qui n'a pas les idées comme il faut ». Il relève « la sociabilité des Espagnols, leur amabilité, leur dignité, leur caractère d'hommes de bien », mais aussi la malpropreté. Il apprécie le paysage.
L'arrivée à Cadix est suivie d'une désagréable surprise. On veut l'embarquer pour La Havane le lendemain. Après un entretien orageux avec les autorités locales, au cours duquel l'interprète, un diplomate allemand, lui conseille de se montrer « réaliste », il refuse et alerte immédiatement par télégramme Desprès et Anguiano, le chef du gouvernement, la presse libérale, les députés de gauche. Il en profite pour presser encore Suisses et Italiens. Il gagne cette importante partie, avec l'autorisation d'attendre à Cadix le premier bateau en partance pour New York : « sérieuse victoire », écrit-il dans Ma Vie, puisque les Etats-Unis peuvent lui offrir un champ d'action et que le départ avec lui de Natalia Ivanovna et des enfants devient possible.
Il reste finalement six semaines à Cadix. Six semaines laborieuses. Il relance la Kievskaia Mysl pour des reportages qui lui seraient payés, alerte les amis d'Europe pour réunir l'argent du voyage pour quatre personnes. A la bibliothèque, il apprend à conjuguer les verbes espagnols et réussit à lire son premier livre en castillan à l'aide du dictionnaire, un livre d'histoire, bien entendu [17]. Il fait d'intéressantes observations sur le mode de filature comparé des policiers espagnols et français : ceux de Paris « sautaient comme des bombes » des trams et des rames de métro pour ne pas le perdre, alors que ceux de Cadix lui donnent des rendez-vous et marchandent à sa place quand il fait des emplettes [18].
Les nouvelles de Suisse et d'Italie concernant les possibilités de visa sont bonnes et d'ailleurs fondées puisque les choses s'y arrangeront finalement, mais après qu'il aura quitté l'Espagne. Il écrit lui-même à El Socialista son point de vue sur son « affaire [19] ». Dans l'ensemble cependant, la vie à Cadix est tellement « provinciale » et El Diario de Cadiz si chiche d'informations qu'il avoue avoir commencé alors à « perdre l'habitude de penser à la guerre [20] ».
Finalement le bateau sur lequel il doit embarquer est désigné : c'est le Montserrat qui partira de Barcelone le 25 décembre 1916. C'est dans cette ville que Natalia et les enfants, venus de Paris en train, accueillis à la gare par Desprès qui a prévu leur logement dans une petite pension, doivent embarquer et il obtient la permission de les y rejoindre. Il quitte donc Cadix le 20 décembre, toujours sous escorte, s'arrête à Madrid une journée entière, qu'il consacre encore au musée du Prado, puis gagne Barcelone où il est gardé plusieurs heures dans les locaux de la police. Il est finalement autorisé à retrouver les siens et même à effectuer une visite de la ville, toujours sous escorte. Les policiers les accompagnent à bord du Montserrat ; des instructions sont données pour qu'ils ne puissent descendre à terre aux deux escales prévues de Valence et de Malaga. Le départ a lieu à la date prévue [21].
Trotsky pensait-il vraiment, comme il l'écrivait alors à Rosmer, qu'il voyait l'Europe – cette « canaille » – pour la dernière fois ?
La traversée de l'Atlantique, sur une mer mauvaise, avec toutefois des risques de torpillage moindres du fait que le navire bat pavillon neutre, dure dix-sept jours, longs et inconfortables. Parmi les passagers, une population qui lui paraît dans l'ensemble peu attirante, il remarque cependant « un boxeur anglo-français, se piquant de belles-lettres, cousin d'Oscar Wilde [22] ». Il s'agit en fait de son neveu, l'Anglais F.A. Lloyd, plus connu sous le pseudonyme d'Arthur Cravan, qui fut, dit-on, le modèle de Lafcadio, personnage central des Faux-Monnayeurs d'André Gide : poète, animateur d'une revue poétique, l'homme allait disputer à Barcelone un combat contre le champion du monde, le Noir américain Joe Johnson [23]. Le bateau semble avoir été infiniment plus attrayant pour les enfants qui se font un ami à bord avec un chauffeur espagnol qui se révèle « républicain [24] »!
C'est le dimanche 3 janvier 1917 que le Montserrat arrive devant New York par un temps pluvieux et froid. Trotsky ne débarque pas dans l'anonymat [25]. Il est suffisamment connu pour son rôle dans le soviet de Petrograd pour être interviewé sur le quai même par des reporters de la grande presse américaine. Ce qu'il leur a dit n'a sans doute pas été clair, puisque le New York Times le présente comme correspondant de journaux juifs de Pétrograd et de Kiev, tandis que le socialiste The Call assure qu'il aurait déclaré ne pas être révolutionnaire [26]. Il se charge lui-même de démentir en écrivant, dès le lendemain, dans le quotidien russe de New York, Novy Mir, sorte de Naché Slovo du Nouveau Monde, ce salut de nouvel arrivant :
« L'éveil de la haine liée à la pensée critique est terrible, car il signifie " Révolution ". C'est avec une foi profonde dans la révolution qui vient que j'ai quitté l'Europe ensanglantée. Et c'est sans aucune illusion " démocratique " que j'ai posé le pied sur la rive de ce Nouveau Monde, déjà pas mal vieilli. Ici, l'on rencontre les mêmes problèmes, les mêmes dangers, les mêmes obligations et les mêmes forces que là-bas. J'entre dans la famille du socialisme révolutionnaire américain avec le mot d'ordre que m'a enseigné la vieille Europe : Vive la Lutte [27] ! »
Il n'a donc pas attendu pour se remettre au travail militant puisqu'il remet son premier article 24 heures après son arrivée et, le jour même, visite déjà la bibliothèque où il va se documenter pour étudier d'arrache-pied l'économie américaine [28]. La question de sa subsistance et de celle de sa famille est réglée presque naturellement dès son arrivée. Un journaliste d'origine allemande, Ludwig Lore, lui commande en effet des articles et des conférences pour le quotidien allemand de New York New Yorker Volkszeitung : il parle en russe, immédiatement traduit, dans les 35 conférences à 10 dollars chacune qui lui sont d'emblée demandées [29]. Du coup, il peut se loger avec sa famille, sans problème, Vyse Avenue dans le Bronx, quartier ouvrier, et même acheter des meubles à crédit. Il écrira sur ce sujet dans Ma Vie :
« Ce logement, qui nous coûtait 18 dollars par mois comprenait des commodités absolument inouïes en Europe : électricité, four à gaz, salle de bains, téléphone, monte-charge automatique pour les produits qu'on faisait venir d'en bas et pour les déchets que l'on renvoyait. Tout cela engagea nos garçons à penser beaucoup de bien de New York. Pendant un certain temps, le téléphone, mystérieux instrument qu'ils n'avaient connu ni à Vienne ni à Paris, fut leur grande occupation [30]. »
Dès le premier jour, il a à New York des contacts nombreux et variés. Il s'y trouve déjà de nombreux émigrés socialistes russes. Boukharine est de ceux qui l'ont accueilli avec ce que Trotsky appelle avec un peu de sévérité « les transports puérils qui le caractérisent [31] », De façon moins contractée, Natalia Ivanovna a raconté à Victor Serge : « Boukharine nous reçut dans ses bras. Boukharine, vingt-neuf ans, la vivacité même, un visage ouvert et rieur, une nature affectueuse, une parole allègre, teintée d'humour. Plein d'idées. [32] » Les deux hommes s'étaient connus à Vienne où la lutte fractionnelle les avait séparés, mais il ne restait pas grand-chose des questions qui les avaient opposés. Le soir même de leur arrivée et sans tenir compte de leur fatigue, Boukharine entraîne les Trotsky pour leur faire connaître cette attraction fantastique pour des Russes : une bibliothèque ouverte le soir [33]. Ils vont se voir quotidiennement, s'affrontant souvent, mais incontestablement personnellement liés.
Aleksandra Kollontai se trouve également, en principe, à New York mais s'en absente souvent. Ancienne menchevique aussi, elle s'est fortement rapprochée des bolcheviks pendant la guerre. Trotsky la rencontre peu et, la considérant comme une informatrice très partiale de Lénine – ce qui est vrai – ne cherche pas à la fréquenter plus [34]. Il a, en revanche, d'emblée d'excellentes relations avec les jeunes collaborateurs de Novy Mir : Tchoudnovsky, récemment arrivé [35], et Volodarsky, qui est là depuis 1913 et milite dans le syndicat des tailleurs. Parmi les autres émigrés que Trotsky est appelé à fréquenter presque quotidiennement, il y a également le Japonais Sen Katayama, le « tribuniste » hollandais S. J. Rütgers, l'émigré finnois Santeri Nuorteva, qui édite le journal de la fédération de langue finlandaise du Parti socialiste, le fameux dirigeant ouvrier irlandais Jim Larkin.
Bien entendu, comme il l'a fait à Paris, il a cherché et tout de suite trouvé le contact avec les éléments révolutionnaires, ici la gauche du Parti socialiste américain qui se cherche et commence à se cristalliser en prenant appui sur Novy Mir. Ce sont l'avocat Louis B. Boudin, d'origine russe, qui passe pour un théoricien et a – le fait est rare dans ce pays – une connaissance sérieuse de l'œuvre de Marx, le tout jeune Louis C. Fraina, d'origine italienne, vingt-trois ans seulement, mais qui a déjà un sérieux passé militant dans les rangs des I.W.W. (lndustrial Workers of the World), « syndicalistes révolutionnaires » et du Socialist Labor Party de Daniel De Leon qui représente l'extrême gauche socialiste. Ludwig Lore – quarante-deux ans – est le secrétaire de la fédération de langue allemande du Parti socialiste américain et l'un des piliers du Volkszeitung. De tous leurs contacts américains, il sera peut-être le plus proche personnellement des Trotsky. C'est à son domicile de Brooklyn que se réunissent dans l'après-midi du 14 janvier 1917 une vingtaine de socialistes de gauche qui veulent discuter d'un « programme d'action » : Trotsky en est, bien entendu [36].
Trotsky professe – et continuera à professer – un très profond mépris pour les dirigeants officiels du parti. Un seul échappe à ce jugement sévère, le vétéran cheminot qui fut le porte-drapeau du socialisme dans l'élection présidentielle de 1912, Eugene V. Debs dont il salue « le feu intérieur, inextinguible, d'idéalisme socialiste », le qualifiant de « sincère révolutionnaire, mais romantique et prédicant, pas du tout homme politique et leader ». Les deux hommes se sont rencontrés à plusieurs reprises. « Il m'étreignait et m'embrassait », écrit Trotsky. Debs ne participera pas au « blocus » organisé contre Trotsky mais s'éloignera cependant de lui [37].
C'est que Trotsky n'est pas le bienvenu pour tous les socialistes à New York. Il raconte dans Ma Vie que les dirigeants socialistes de New York, à l'instar des policiers parisiens, redoutaient l'influence qu'il pouvait éventuellement exercer sur la classe ouvrière à partir des émigrés russes. Le Parti socialiste américain – en dépit du million de voix rassemblées par Debs aux présidentielles et de son grand succès aux municipales de 1917 – est encore tout petit et profondément divisé par la perspective très proche de l'entrée en guerre de son pays. Il est clair qu'une personnalité comme celle de Trotsky aurait la possibilité de le déstabiliser, en remettant en question l'autorité de ses dirigeants et en critiquant leur politique. Il se souvient :
« Les mandarins du socialisme officiel s'inquiétèrent. Dans les cénacles commencèrent de furieuses intrigues contre ce nouveau venu d'Europe, débarqué à peine de la veille, qui, sans rien connaître à la psychologie américaine, prétendait imposer ses méthodes fantaisistes aux travailleurs des Etats-Unis [38]. »
Déjà le combat interne fait rage dans le parti socialiste, surtout dans ses fédérations de langue d'Europe orientale. La fédération juive, avec Abe Cahan et son quotidien new-yorkais, le Vorwärts, représente le principal bastion de la droite. La gauche, déjà maîtresse de la fédération lettone et de la fédération russe grâce à Novy Mir, progresse dans les fédérations allemande et finlandaise.
Selon l'historien du mouvement communiste américain Theodore Draper, la discussion du 14 janvier 1917, qui se prolongea pendant toute la nuit dans l'appartement de Lore, avait mis en lumière d'importantes divergences tactiques entre les militants présents. Boukharine préconisait depuis quelque temps déjà une scission – la plus rapide possible – et l'organisation de la gauche dans une formation indépendante, séparée du Parti socialiste, ayant sa presse propre. Trotsky soutenait contre lui la nécessité de demeurer plus longtemps dans le Parti socialiste pour en conquérir la base ouvrière, mais préconisait en même temps la sortie d'un organe de presse indépendant qui permettrait l'agitation et la cristallisation des positions sur la gauche [39]. Il l'emporta finalement : il semble que les présents aient vu en lui une sorte de dirigeant tombé du ciel, capable de les entraîner bien au-delà de ce qu'ils pourraient faire par leurs seules forces, bref qu'ils aient beaucoup attendu de lui et de sa direction.
Au moment où les Etats-Unis se préparent et où le gouvernement prépare l'opinion publique à l'entrée dans la Première Guerre mondiale, Trotsky apporte son témoignage sur le conflit en Europe et exprime son indignation de la trahison commise par les dirigeants socialistes qui soutiennent dans le monde entier les gouvernements de guerre et le grand massacre. Il annonce aux Américains que la guerre des Etats-Unis sera la guerre de Wall Street pour la conquête du monde et que bientôt, « la musique d'enfer du chauvinisme se répandra partout [40] ». Avec autant d'obstination qu'il en a mis à Zürich en août 1914, il continue en même temps à assurer que va bientôt s'ouvrir dans le monde entier l'époque de la révolution sociale. Il le clame en particulier au meeting international de bienvenue organisé pour lui le 25 janvier 1917 :
« En quittant l'Europe, j'ai emporté cette conviction profonde, loin d'un continent dévasté, incendié et ensanglanté ; et ici, en Amérique, je vous salue sous le signe de la Révolution sociale imminente [41]. »
Les semaines qui suivent son arrivée sont celles d'une intense activité politique. Le 17 février, il prend part à New York à une rencontre intitulée « conférence internationale des organisations et groupes socialistes » dont Theodore Draper pense qu'elle a été imaginée et voulue par Boukharine et que c'est elle que visait l'ironie de Trotsky parlant à Boukharine de son « organisation d'une gauche de Zimmerwald au pôle Nord » : la conférence, en tout cas, décide de rejoindre formellement la gauche de Zimmerwald [42].
Le 4 mars, se tient à Manhattan une assemblée générale des membres du parti de ce quartier de New York, afin de déterminer sa position sur l'attitude des socialistes à l'égard de rentrée en guerre prochaine des Etats-Unis. De toute évidence, la gauche espère avoir la majorité. Le jeune Louis Fraina présente un contre-rapport signé Trotsky-Fraina : il appelle à organiser la résistance au service militaire, à soutenir les grèves ouvrières et se termine par la proclamation du refus de la « paix civile » et de toute trêve avec la classe dirigeante pour la « guerre de classe du capitalisme ». Dans la salle, deux fractions s'affrontent à coups de poing. Leurs chefs reconnus sont Morris Hillquit pour la droite, Léon Trotsky pour la gauche ; la motion Hillquit l'emporte finalement par 101 voix contre 70 [43].
Theodore Draper pense que les exilés russes de 1917 envisageaient tout à fait naturellement une période importante de militantisme dans la gauche américaine, le temps que durerait leur exil de Russie. Il ne fait pas d'exception pour Trotsky, lequel reconnaît d'ailleurs volontiers qu'il s'était sans transition, dès son arrivée, plongé jusqu'au cou dans les affaires du parti américain. L'historien américain relève cependant que Trotsky, rétrospectivement, n'a pas accordé beaucoup d'importance à son séjour américain, qu'il traita plutôt comme un bref interlude entre le long exil européen et la plongée, au retour, dans le torrent de la révolution russe. Il relève aussi que ses biographes l'ont suivi dans cette interprétation, nous privant ainsi d'informations significatives sur son rôle pendant ce bref séjour à New York [44].
Le lecteur ne s'étonnera pas que l'une des principales préoccupations de Trotsky, pour cet avenir du mouvement socialiste américain dont il se sentait partie prenante, ait été la mise sur pied d'un organe de presse de la gauche, prévu initialement comme bimensuel – signe de la faiblesse de l'organisation qui le lançait et le prenait en charge. Ce journal, The Class Struggle (La Lutte de Classe), préparé par Trotsky et son jeune camarade Fraina, allait paraître pour la première fois le 22 avril 1917, donc dans un délai relativement bref. Mais à ce moment-là, il n'était plus que l'œuvre du seul Fraina, Trotsky étant parti depuis presque un mois [45].
A partir du 8 mars en effet, les dépêches venues de Russie ont commencé à apporter de passionnantes informations sur les troubles qui se déroulent là-bas. Dès le 13 mars 1917, Trotsky écrit dans Novy Mir que « les rues de Pétrograd parlent à nouveau le langage de 1905 » et que, « de nouveau, on ne voit dans les rues de la capitale que ces deux forces : les ouvriers révolutionnaires et les troupes tsaristes ». Soulignant l'absurdité de la politique de l'autruche des agences de presse qui minimisent les événements, il les replace dans le contexte de la fermentation ouvrière interrompue par la guerre et de la maturation politique qui a correspondu à ses ravages, et conclut :
« Le pouvoir est désorganisé, compromis et déchiré. L'armée est disloquée. Les classes dirigeantes sont mécontentes, ne croient plus et ont peur. Le prolétariat se forge au feu des événements. Tout nous donne le droit de dire que nous sommes les témoins du début de la deuxième révolution russe [46]. »
Dans les jours qui suivent, alors que la presse doit tout de même enregistrer la constitution du gouvernement provisoire et l'abdication de Nicolas II (2/15 mars), Trotsky annonce d'ores et déjà que « l'avalanche révolutionnaire est en plein élan [47] ». Il a compris, pour sa part, que le mouvement est venu des quartiers ouvriers, et il découvre dans le « comité de travailleurs » dont les dépêches assurent qu'il s'oppose au gouvernement provisoire, le nouveau soviet des députés ouvriers. Il comprend également qu'en insistant sur la nécessité de mener la guerre jusqu'au bout, Milioukov, le ministre des Affaires étrangères, est en train de dresser les masses contre le nouveau gouvernement et de creuser sa tombe.
L'agitation est à son comble dans la colonie russe de New York où se succèdent les meetings orageux : Ziv, qui vient de retrouver Trotsky – mais en est désormais très éloigné politiquement – témoigne tout de même que ce dernier était la grande vedette et son intervention le grand moment [48], tout en s'épouvantant d'une orientation qui, parce que révolutionnaire, mène selon lui à la catastrophe [49].
Cette révolution que Trotsky suit avec passion depuis sa première explosion n'est pas à ses yeux un événement russe. C'est en cela que réside l'originalité de son analyse. Chaînon du développement de la guerre impérialiste, selon lui, la révolution russe déroule à son tour des conséquences et des virtualités. Elle a mis à l'ordre du jour la chute du tsarisme mais aussi la fin de la guerre, une aspiration largement partagée dans les peuples d'Europe sous la botte du militarisme après trois ans de combats. La tâche la plus urgente, selon lui, est d'arracher le masque de ceux qu'il appelle « les libéraux impérialistes » du gouvernement provisoire, de lutter pour le « gouvernement ouvrier révolutionnaire » qui doit leur arracher le pouvoir. Dès le 21 mars 1917, il écrit dans Novy Mir :
« La guerre a fait de l'Europe un vrai baril de poudre. Le prolétariat russe y jette une torche enflammée. Supposer que cette torche ne provoque pas d'explosion, c'est aller contre toutes les lois de la logique et de la psychologie. Mais si l'invraisemblable se produit, si les social-patriotes empêchaient les prolétaires allemands de se soulever contre les classes dirigeantes, alors, cela va de soi, le prolétariat russe défendrait la révolution les armes à la main [50]… »
Dans un essai publié par la revue socialiste juive Die Zukunft (L'Avenir), il expose le développement qu'il pressent et les perspectives qu'il en déduit :
« Les masses laborieuses se soulèveront exigeant de meilleures conditions de travail et protestant contre la guerre. Les masses paysannes se soulèveront dans les campagnes et, sans attendre la décision de l'assemblée constituante, commenceront à exproprier les propriétaires terriens. »
Il ironise sur la candeur de ceux qui croient visiblement encore que la révolution est l'œuvre de révolutionnaires qui « peuvent l'arrêter sur commande » :
« Le problème principal de la social-démocratie est d'unir le prolétariat de tous les pays dans l'unité de l'action révolutionnaire. En opposition au gouvernement libéralo-impérialiste, la classe ouvrière se bat sous le drapeau de la paix. Plus vite le prolétariat russe convaincra les travailleurs allemands que la révolution se fait pour la paix et la liberté d'autodétermination nationale, plus vite le mécontentement montant de ces derniers éclatera dans une révolte ouverte. La lutte de la social-démocratie russe pour la paix est dirigée contre la bourgeoisie libérale et son pouvoir. Seule cette lutte peut fortifier la révolution et la projeter en Europe occidentale [51]. »
Cette orientation politique générale en commandait une autre sur le plan personnel, celle du retour. Trotsky en prit la décision dès qu'il apprit que la révolution avait éclaté à Pétrograd. Il raconte dans Ma Vie que Sérioja était alors alité avec une diphtérie. Ce garçon de neuf ans, qui avait grandi à Vienne, dont il parlait le dialecte aussi bien que le russe et l'allemand et fréquentait depuis deux mois une école américaine, se mit à danser de joie dans son lit. « Il savait depuis longtemps et fort bien, écrit son père, que la révolution, c'était l'amnistie, le retour en Russie et mille autres bonheurs [52]. » Le jeune garçon allait se distinguer encore le 26 mars, veille de la date fixée pour le départ, en se lançant tout seul, pour sa première sortie de convalescent, à la recherche de la « première » rue, à partir de la 164e> et en se perdant pour de bon, jusqu'à un providentiel commissariat de police qui prévint les parents de sa trouvaille [53]…
Trotsky et les siens s'embarquent à New York le 27 mars sur le vapeur norvégien Christianafjord.Ainsi que le note Isaac Deutscher, il voyageait pour la première fois « respectablement », sans surveillance policière, avec tous les passeports, visas et autorisations nécessaires, du permis d'entrer sur le territoire russe au visa de transit britannique [54]. Cette respectabilité fut de courte durée. Les services secrets britanniques alertent en effet le commandant du port de Halifax [55].
Lors du contrôle exercé par la marine de guerre britannique à l'escale canadienne où le bateau arrive le 30 mars, les voyageurs russes sont soumis à un interrogatoire serré portant notamment sur leurs idées et projets politiques. Trotsky refuse de répondre aux questions touchant la politique intérieure russe, dont il assure aux policiers qu'elle n'est pas encore, « pour l'instant, sous le contrôle de la police maritime britannique », et les autres voyageurs russes suivent son exemple.
Mais c'est du fait d'instructions antérieures et non, comme Trotsky l'a pensé, en riposte à cette attitude que, le 3 avril, les autorités font monter à bord du Christianafjord un détachement armé de marins britanniques. L'officier qui le commande fait débarquer aussitôt la famille Trotsky et cinq autres voyageurs russes, dont leur ami Tchoudnovsky. Refusant de se plier à cette injonction, les passagers ainsi désignés sont entraînés de force vers la vedette qui va les amener à terre. Ljova, onze ans, qui « vient de prendre sa première leçon de démocratie britannique », se jette sur un officier qu'il martelle de ses poings. Natalia Ivanovna et ses enfants ne sont pas des réfugiés politiques, et leurs papiers ne souffrent aucune contestation : ils n'en sont pas moins également débarqués de force et, après une tentative de séparer les enfants de leur mère, qui échoue devant la détermination de cette dernière, sont assignés à résidence au domicile d'un policier où ils resteront onze jours avant d'être transférés dans un hôtel, avec obligation de se présenter quotidiennement à la police.
Trotsky et ses camarades – dont deux de Novy Mir – sont transférés sous escorte policière, par train, dans le camp militaire d'Amherst à quelques dizaines de kilomètres. Là, dans une vieille fonderie, 834 prisonniers allemands, 16 Austro-Hongrois, un Turc, disposent dans un local unique de quatre rangées de planches de couchage superposées sur trois rangées : parmi eux, cinq malades mentaux [56]. Les voyageurs russes ainsi enlevés vont passer un mois dans ce local. Les autres détenus sont en majorité – cinq cents environ – des marins allemands ayant appartenu à l'équipage de navires coulés dans l'Atlantique. Il y a également deux cents ouvriers allemands émigrés au Canada avant la guerre et internés ensuite, et une centaine d'officiers allemands prisonniers de guerre et de civils allemands internés. Officiers et sous-officiers sont logés à part, séparés de la plèbe par une cloison en planches qui constitue comme une sorte de clivage de classe à l'intérieur du camp que Trotsky et ses amis s'emploient aussitôt à renforcer. Officiers et bourgeois les traitent en ennemis. Marins et ouvriers comprennent qu'ils sont internés parce qu'ils sont socialistes, révolutionnaires, adversaires de la guerre. Trotsky raconte :
« Ce mois de résidence dans le camp fut comme un meeting ininterrompu. Je parlais aux prisonniers de la révolution russe, de Liebknecht, de Lénine, des causes de la faillite de la vieille Internationale, de l'intervention des États-Unis. Nous fîmes des conférences ; en outre, il y eut constamment des causeries de groupes. Nos amitiés se resserraient de jour en jour [57]. »
L'historien canadien W. Rodney reconnaît que « l'impact de Trotsky sur les prisonniers de guerre fut considérable » : le capitaine Whiteman assure que s'il était resté plus longtemps, il « aurait fait des communistes de tous les prisonniers allemands [58] ». C'est qu'il parle très bien l'allemand et s'intéresse à ses camarades de détention : il aura même à protester pour obtenir l'égalité des droits dans les queues ou pour les corvées car ceux-ci s'ingénient à lui faciliter l'existence ! Cette situation est intolérable pour les officiers allemands qui se plaignent au commandant du camp, le colonel Morris, et obtiennent l'interdiction des prises de parole, signe des temps, puisque l'officier accède ainsi à la demande des officiers « ennemis » d'interdire à un ressortissant « allié » de prendre la parole : une pétition de protestation signée de 530 prisonniers est alors envoyée aux autorités.
Dès son internement, Trotsky a télégraphié pour protester auprès des gouvernements russe et britannique ; mais les dépêches n'ont pas été transmises [59]. Pourtant, l'un de ses compagnons d'infortune a réussi à prévenir Novy Mir qui publie l'information le 10 avril. L'exécutif du soviet de Petrograd proteste contre cet internement de « combattants de la liberté », ingérence intolérable, « insulte à la révolution russe ». Dans un premier temps, le Cadet Milioukov, ministre des Affaires étrangères, demande à l'ambassadeur britannique Buchanan la libération de Trotsky, puis se ravise deux jours plus tard. L'ambassade britannique adresse à la presse un communiqué dans laquelle elle affirme que les Russes arrêtés à Halifax étaient porteurs de « subsides fournis par l'ambassade d'Allemagne, dans le dessein de renverser le gouvernement provisoire ». La grande calomnie commence et elle n'est pas près de finir !
La Pravda bolchevique du 16 avril, après l'arrivée de Lénine, revenu le 4 après son voyage à travers l'Allemagne, répond avec indignation à l'ambassadeur britannique :
« Peut-on croire une seule minute à la bonne foi d'un informateur selon lequel Trotsky, ancien président du soviet des députés ouvriers de Pétersbourg en 1905, révolutionnaire qui s'est, pendant des dizaines d'années, consacré au service désintéressé de la révolution, ait été capable de se lier avec un plan subventionné par le gouvernement allemand ? C'est une calomnie évidente, inouïe, impudente, à l'adresse d'un révolutionnaire [60]. »
En fait, la résistance à la libération de Trotsky et de ses compagnons provient vraisemblablement du gouvernement provisoire qui s'est ainsi placé dans une position intenable. Milioukov cède d'ailleurs bientôt sous la pression du soviet. Le 27 avril 1917, l'ambassadeur Buchanan explique par télégramme que les autorités britanniques n'ont détenu les voyageurs russes qu'à cause de « la nécessité d'échanger des télégrammes avec le gouvernement de Sa Majesté sur cette question » (sic). Il raconte ensuite qu'un diplomate a pris contact avec la rédaction de la Pravda et de Rabotchaia Gazeta, journaux bolcheviques qui réclament le rapatriement de tous les Russes, indépendamment de leurs opinions sur la paix et la guerre, et... constate qu' « il est impossible d'obliger ces gens-là à entendre raison [61] ». Le 29 avril, Trotsky et ses camarades russes reçoivent l'ordre de préparer leur paquetage. Ignorant leur destination, ils commencent par refuser d'embarquer. Le commandant britannique doit leur avouer qu'ils vont être embarqués à destination de la Russie sur le navire danois Helig Olaf Tous les prisonniers sont informés. Le même jour, les détenus russes quittent le camp d'Amherst sous les applaudissements et les vivats des prisonniers allemands et au son d'une marche révolutionnaire jouée par un orchestre de fortune.
Cette fois, c'est le bon départ – les Britanniques ont infiltré un mouchard à bord [62]. Après un voyage maritime de presque trois semaines, qui s'achève le 17 mai, le petit groupe des anciens émigrés traverse la Finlande en direction de Pétrograd, dans le même train et le même wagon que les social-patriotes belges Emile Vandervelde et Henri de Man, avec lesquels la conversation, on s'en doute, tourne court.
Imaginant les pensées de son ancien geôlier, vétéran des guerres coloniales, le colonel Morris, Trotsky écrit : «Ah, si nous lui étions tombés entre les pattes sur la côte-sud-africaine ! [63] »
Ils sont sans doute nombreux et vont l'être de plus en plus, du côté des classes possédantes, ceux qui souhaiteraient que leur tombe entre les pattes celui-là, cet homme apparemment seul, qui vient, en deux mois, de prendre la tête de la gauche du Parti socialiste américain, puis de devenir en quelques jours l'idole de centaines de marins allemands prisonniers de guerre.
D'autant que cet homme seul, pour la deuxième fois de sa vie, va plonger dans le maelström de la révolution où il a déjà une première fois, douze ans auparavant, fait ses preuves.
Références
[1] A Ma Vie et Guerre et Révolution, il convient d'ajouter quelques travaux. Pour l'Espagne, les souvenirs de Trotsky, Mis Peripecias en Espana, 1929, réédités sous le titre En España, 1977, et l'article de Victor Marquez Reviriego, «Trotsky turista sin libertad y viajero exceptional : España 1916. », Tiempo de Historia n° 1. 1975 (16). pp. 116-120. Sur le séjour aux Etats-Unis, avant tout Theodore Draper, The Roots of American Communism, New-York, 1967, et l'article de Frederick Charles Giffin, « Leon Trotsky in New York City », New York History, 49, 1968 (4), pp. 391-403. Sur l'internement au Canada, voir William Rodney, « Broken Journal : Trotsky in Canada 1917 », Queen's Quarterly, 1967, n° 4, pp. 649-655, et Phyllis Blakeley, « Trotsky in Halifax », Atlantic Advocate, novembre 1964, pp. 42-48.
[2] G.R., II, pp. 230-234.
[3] Ibidem, pp. 231-232.
[4] Ibidem, pp. 232-233.
[5] Ibidem, p. 234.
[6] Ibidem.
[7] Ibidem.
[8] J. Guttiere Alvarez, « Les " Péripéties " de Trotsky en Espagne ». Cahiers Léon Trotsky n° 10, 1982, n. 6.
[9] Ibidem.
[10] Ibidem, p. 7.
[11] Ibidem.
[12] M.V., II, p. 125.
[13] Guttierez, op. cit., p. 8.
[14] M.V., II, pp. 125-126.
[15] Guttierez. op. cit., pp. 7-8.
[16] M.V., II, p. 126.
[17] Ibidem, p.131.
[18] Ibidem, pp. 130-131.
[19] Guttierez, op. cit., pp. 9-10.
[20] M.V., II, p. 132.
[21] Guttierez, op. cit., p. 10.
[22] M.V., II, p. 133.
[23] Gérard Roche, « L'Aigle et le Lion », Cahiers Léon Trotsky, n° 25, 1986, p. 31.
[24] M.V., II, p. 134.
[25] Ibidem.
[26] Draper, Roots…, p. 77.
[27] Novy Mir, 16 janvier 1917, G.R., II, p. 242.
[28] M.V., II, p. 139.
[29] Draper, Roots, op. cit., p. 77.
[30] M. V., II, p. 137.
[31] Ibidem, p. 139.
[32] Serge, Vie et Mort, p. 36.
[33] M.V., II, p. 139.
[34] Ibidem, p. 140.
[35] G.R., I, p. 29.
[36] Draper, Roots,pp. 80-82.
[37] M.V., II, p. 142.
[38] Ibidem.
[39] Draper, Roots, pp. 80-82.
[40] Novy Mir, 7 février 1917, G.R., II, p. 250.
[41] Novy Mir, 7 février 1917, G.R.,II, p. 248.
[42] Draper, Roots, pp. 82-83.
[43] Ibidem, pp. 83-84.
[44] Ibidem, pp. 84-85.
[45] Ibidem, pp. 86-87.
[46] Novy Mir, 13 mars 1917, G.R., II, p. 283.
[47] Novy Mir, 16 mars 1917, G.R., II. p. 285.
[48] Ziv, op. cit., pp. 68-69.
[49] Ibidem.
[50] Novy Mir, 21 mars 1917, G.R., II, p. 295.
[51] Die Zukunft, avril 1917, G.R., II, pp. 298-299.
[52] M.V., II, p. 146.
[53] Ibidem, pp. 146-147.
[54] I. Deutscher, op. cit., II, p. 130.
[55] Rodney, op. cit., p. 651.
[56] Ibidem, p. 655.
[57] M.V., II, p. 152.
[58] Rodney, op. cit., p. 656.
[59] Ibidem, p. 659.
[60] Pravda, 16 avril 1917, cité dans M .V.,II, pp. 154-155.
[61] David R. Jones, « The Trotsky Affair : April 1917 », Revue canadienne américaine d'études slave, p. 330.
[62] Rodney, op. cit., p. 663.
[63] M.V., II, p. 156.