1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Trotsky n'a jamais cessé d'écrire. De 1917 à 1922, totalement absorbé par ses responsabilités politiques et ses tâches administratives, il a écrit essentiellement des rapports, des proclamations et ordres du jour, des manifestes et toujours quelques articles. A l'été 1922 cependant, il revient à la plume qui lui fait, au temps de sa jeunesse, sa première notoriété en s'attaquant à un bilan de la littérature russe depuis la révolution, Littérature et Révolution, qui sera terminé en 1923 et publié en 1924 [a].
En 1923, il publie dans la Pravda une série d'articles consacrés aux problèmes de la culture et de la vie quotidienne. En 1924, il préface ses propres écrits sur les cinq premières années de l'Internationale communiste, y abordant les problèmes de la révolution allemande, et rassemble dans Zapad i Vostok (Ouest et Est) plusieurs articles et conférences sur des thèmes politiques [2]. Il continue à écrire sur les questions de la culture et de la science et donne à la Pravda plusieurs contributions sur Lénine.
Ainsi, « vingt ans après », mais dans des conditions évidemment très différentes, il reprend la plume sur les sujets qui ont passionné les lecteurs d'Antide Oto. Ce n'est plus le jeune homme qui apprend à écrire et aime cet exercice. Ce n'est plus non plus un militant révolutionnaire qui joue avec la censure et ne manque pas une occasion de développer ses idées politiques à travers la critique littéraire. Ce n'est plus le jeune essayiste qui démontre, à travers la vision du monde des artistes, la nécessité de le transformer. Le dirigeant de la révolution, au lendemain de sa première victoire, s'interroge sur les moyens de changer la vie, les habitudes, les mentalités et sur la façon d'aider au développement d'une culture supérieure.
Le nombre d'articles consacrés aux questions de la culture et de la vie quotidienne ne doit pas nous abuser. Il n'y a là aucun recul aucun éloignement de la politique proprement dite. Ce travail est à la fois rendu possible et imposé par la situation politique. L'essentiel, à ses yeux, est que le moment est venu de préparer la passation du flambeau. La jeunesse soviétique, qui a été éveillée aux idées révolutionnaires par la révolution d'Octobre, doit achever la tâche commencée par ses aînés. Il faut maintenant lui donner les éléments dont elle a besoin pour la réalisation de cette tâche historique. Trotsky écrit :
« On pense d'abord à la jeunesse qui est également l'avenir. La génération qui dirige le parti maintenant incarne en elle l'expérience inappréciable des vingt-cinq dernières années, mais notre jeunesse révolutionnaire est le produit volcanique de l'éruption d'Octobre. Ni la révolution européenne, ni encore moins la révolution mondiale […] ne se sont achevées sous les yeux de la vieille génération. D'autant plus sérieuse et prolongée est la question de former la couche qui se dispose à mener à bien ce travail [3]. »
Cette formation est une absolue nécessité pour éviter – nous savons comment Trotsky a posé le problème en termes politiques par rapport au parti – un conflit de générations dont la situation donne tous les éléments. La jeune génération soviétique grandit en effet dans des conditions exceptionnelles, dans le cadre d'une révolution victorieuse. Pour un jeune Soviétique, la révolution n'est déjà plus un objectif, mais une façon de vivre. Elle vit la révolution, non comme un grand dessein et dans l'enthousiasme, du dévouement aux grandes causes, mais à travers des taches éclatées, ce que Trotsky appelle les « petits travaux ». Il s'interroge :
« N'existe-t-il pas un réel danger que nos jeunes, sans même s'en rendre compte, puissent être pris dans cette atmosphère, sans optique révolutionnaire, sans large horizon historique – et qu'un malheureux jour, il puisse arriver qu'eux et nous ne parlions plus la même langue [4] ? »
Il est en particulier capital à ses yeux de pouvoir expliquer à la jeune génération soviétique un monde extérieur qu'elle ne peut comprendre. Il faut pour cela l'éduquer dans la compréhension du caractère international de ses tâches, ce qui est particulièrement difficile dans le contexte donné.
Analysant les conditions de la constitution du prolétariat en général en classe consciente d'elle-même, Trotsky écrit que le prolétariat comme l'a démontré la révolution russe, réalise son unité dans les périodes de combats révolutionnaires pour des objectifs communs à la classe tout entière. Mais il existe en son sein, par ailleurs, bien des nuances et des différences, du point de vue national mais aussi du point de vue du niveau de la culture et des habitudes de vie :
« Chaque couche, chaque corporation, chaque groupement se compose après tout d'êtres vivants, d'âge et de tempéraments différents, ayant chacun un passé différent. Si cette diversité n'existait pas, le travail du parti communiste quant à l'unification et à l'éducation du prolétariat serait des plus simples. [...] On peut dire que plus l'histoire d'un pays et par suite l'histoire de sa classe ouvrière est riche, plus elle a acquis d'éducation, de tradition, de capacités, plus elle contient de groupements anciens, et plus il est difficile de la constituer en unité révolutionnaire [5]. »
Ce sont ces conditions qui rendent très difficile la préparation de la révolution en Occident à travers la constitution d'un parti communiste. En Russie, il en va différemment :
« Notre prolétariat est très pauvre en histoire et en traditions de classe. C'est ce qui a sans aucun doute facilité sa préparation révolutionnaire au bouleversement d'Octobre. C'est aussi ce qui a rendu plus difficile son travail d'édification après Octobre [6]. »
De ce point de vue, la comparaison est intéressante entre l'ouvrier d'Occident et l'ouvrier russe en général. Le premier a acquis les habitudes les plus élémentaires de la culture, le soin dans la tenue, l'instruction, la ponctualité, à travers un processus long et lent sous un régime bourgeois auquel l'attachent ses propres conquêtes, la « démocratie », la liberté de la presse, etc. Il ne s'est passé rien de tel en Russie où le régime bourgeois n'a pas eu le temps d'apporter quoi que ce soit de bon à l'ouvrier :
« Le prolétariat russe a rompu d'autant plus aisément avec le régime bourgeois et l'a renversé sans regret. C'est aussi pour la même raison que la majorité de notre prolétariat commence seulement aujourd'hui à acquérir et accumuler, sur la base déjà d'un Etat ouvrier socialiste, les habitudes culturelles élémentaires.
« L'histoire ne donne rien gratuitement : le rabais qu'elle accorde d'un côté – en politique –, elle le fait payer de l'autre – dans le domaine de la culture. Plus le bouleversement révolutionnaire a été facile – relativement, bien sûr – pour le prolétariat, plus est aujourd'hui difficile son travail d'édification socialiste [7]. »
C'est une absolue nécessité pour le régime que de mieux attacher à la cause de la révolution et du socialisme les vieux ouvriers restés en dehors du Parti communiste qui ont appuyé la révolution. Mais il est plus nécessaire encore de gagner, dans cette perspective, la jeune génération ouvrière, d'obtenir que les jeunes deviennent de bons ouvriers, « hautement qualifiés » ayant « grandi avec la ferme conviction que leur travail productif est en même temps un travail pour le socialisme ».
Faisant en quelque sorte le point des positions conquises par le prolétariat russe à travers la révolution, Trotsky en relève quatre qui sont « le cadre d'airain de notre travail ». Ce sont le pouvoir politique – la dictature du prolétariat –, la nationalisation des principaux moyens de production, le monopole du commerce extérieur, l'Armée rouge [8]. L'objectif suivant est d'ordre culturel :
« Il nous faut apprendre à travailler correctement, de manière exacte, soigneuse, économique. Nous avons besoin de culture dans le travail, de culture dans la vie, de culture dans la vie quotidienne. La domination des exploiteurs, nous l'avons renversée – après une longue préparation – par l'insurrection armée. Il n'existe aucun outil permettant d'élever d'emblée le niveau culturel. Cela nécessite un long procès d'auto-éducation de la classe ouvrière, accompagnée et suivie de la paysannerie [9]. »
La série d'articles qu'il donne à la Pravda à l'été de 1923 sur les thèmes culturels et la vie quotidienne résulte de sa conviction que, contrairement à ce que tant de communistes répètent à l'époque, particulièrement dans les milieux de l'intelligentsia, il ne s'agit nullement, après la victoire de la révolution prolétarienne, d'élaborer et de diffuser ce qu'ils appellent une « culture prolétarienne ». Il s'en explique très clairement dans un chapitre capital de Littérature et Révolution.
Les partisans de la théorie de la « culture prolétarienne » partent de la constatation générale selon laquelle, dans l'Histoire, chaque classe dominante a engendré sa propre culture. Mais cette simple constatation lui semble très insuffisante pour fonder l'hypothèse de la nécessité et même de la possibilité d'une « culture prolétarienne ». L'Histoire a en effet également démontré, selon lui, qu'il fallait beaucoup de temps pour l'apparition d'une culture nouvelle et que, la plupart du temps, celle-ci n'avait atteint sa pleine maturité qu'au moment précisément où commençait le déclin politique de la classe qui l'avait portée.
Trotsky ne croit pas qu'un développement semblable puisse se renouveler après la révolution prolétarienne, dans la mesure où la dictature du prolétariat n'est et ne peut être selon lui qu'une brève période de transition au cours de laquelle précisément le prolétariat se dissoudra en tant que classe pour se fondre dans une communauté plus large :
« Pendant la période de dictature, il ne peut être question de la création d'une culture nouvelle, c'est-à-dire de l'édification historique la plus large ; en revanche, l'édification culturelle sera sans précédent dans l'histoire quand la poigne de fer de la dictature ne sera plus nécessaire, n'aura plus un caractère de classe. D'où il faut conclure généralement que, non seulement il n'y a pas de culture prolétarienne, mais qu'il n'y en aura pas, et, à vrai dire, il n'y a pas lieu de le regretter; le prolétariat a pris le pouvoir précisément pour en finir à jamais avec la culture de classe et pour ouvrir la voie à une culture humaine [10]. »
Les adeptes de la culture prolétarienne raisonnent, de fait, par analogie entre la destinée historique de la bourgeoisie et celle du prolétariat. Trotsky leur rappelle que le développement culturel de la bourgeoisie, comme le démontre de façon particulièrement nette l'histoire de l'architecture, avait commencé des siècles avant les premières révolutions bourgeoises. Il explique :
« Le processus fondamental d'accumulation des éléments de la culture bourgeoise et de leur cristallisation en un style spécifique a été déterminé par les caractéristiques sociales de la bourgeoisie en tant que classe possédante, exploiteuse ; non seulement elle s'est développée matériellement au sein de la société féodale en se liant à celle-ci de mille manières et en attirant à elle les richesses, mais elle a aussi mis de son côté l'intelligentsia en se créant des points d'appui culturels (écoles, universités, académies, journaux, revues) longtemps avant de prendre possession de l'Etat ouvertement, à la tête du Tiers [11]. »
Il refuse l'argument selon lequel de nouvelles bases techniques pourraient permettre un développement plus rapide :
« Il est certain qu'il arrivera dans le développement de la nouvelle société, un moment où l'économie, l'édification culturelle, l'art, seront dotés de la plus grande liberté de mouvement, pour avancer. Quant au rythme de ce mouvement, nous ne pouvons actuellement qu'y rêver. Dans une société qui aura rejeté l'âpre, l'abrutissante préoccupation du pain quotidien, où les restaurants communautaires prépareront au choix de chacun une nourriture bonne, saine et appétissante, où les blanchisseries communales laveront proprement du bon linge pour tous, où les enfants, tous les enfants, seront bien nourris, forts et gais, et absorberont les éléments fondamentaux de la science et de l'art comme ils absorbent l'albumine, l'air et la chaleur du soleil, où l'électricité, et la radio ne seront plus les procédés primitifs qu'ils sont aujourd'hui, mais des sources inépuisables d'énergie concentrée répondant à la pression d'un bouton, où il n'y aura pas de "bouches inutiles", où l'égoïsme libéré de l'homme – une force immense ! – sera totalement dirigé vers la connaissance, la transformation et l'amélioration de l'univers, dans une telle société, la dynamique du développement culturel sera sans aucune comparaison avec ce qu'on a connu dans le passé. Mais tout cela ne viendra qu'après une longue et difficile période de transition qui est encore presque tout entière devant nous [12]. »
On n'en est pour le moment qu'à la première étape de la révolution mondiale :
« Les jours que nous vivons ne sont pas encore l'époque d'une culture nouvelle, tout au plus le seuil de cette époque. [...] Nous devons en premier lieu prendre officiellement possession des éléments les plus importants de la vieille culture, de façon à pouvoir au moins ouvrir la voie à une culture nouvelle [13]. »
La différence est finalement profonde entre la portée culturelle de la révolution bourgeoise et de la révolution prolétarienne :
« La bourgeoisie arriva au pouvoir complètement armée de la culture de son temps. Le prolétariat, lui, ne vient au pouvoir que complètement armé d'un besoin aigu de conquérir la culture [14]. »
Or, en Russie, la question est encore compliquée par l'arriération du pays, la pauvreté de sa tradition culturelle, ainsi que par les ravages de la révolution et de la guerre civile :
« Après la conquête du pouvoir et presque six années de lutte pour sa conservation et son renforcement, notre prolétariat est contraint d'employer toutes ses forces à créer les conditions matérielles d'existence les plus élémentaires et à s'initier lui-même littéralement à l'ABC de la culture. [...] Le seul fait que, pour la première fois, des dizaines de millions d'hommes sachent lire et écrire et connaissent les quatre opérations, constituera un événement culturel, et de la plus haute importance. La nouvelle culture, par essence, ne sera pas aristocratique, ne sera pas réservée à une minorité privilégiée, mais sera une culture de masse, universelle et populaire [15]. »
Or les succès, le développement de cette culture, feront précisément disparaître, en même temps que le prolétariat en tant que classe, le terrain même d'une éventuelle culture prolétarienne.
La dictature du prolétariat est donc une période que Trotsky appelle d' « édification culturelle ». Dans le cours de l'histoire, chaque génération s'est approprié la culture existante et l'a transformée. Or le prolétariat en général et le prolétariat russe en particulier a été « forcé de prendre le pouvoir avant de s'être approprié les éléments fondamentaux de la culture bourgeoise : il a été forcé de renverser la société bourgeoise par la violence révolutionnaire, précisément parce que cette société lui barrait l'accès à la culture [16] ».
Trotsky rejette catégoriquement toutes les explications, des plus élémentaires aux plus sophistiquées, qui cherchent, en Russie soviétique, à justifier sinon l'existence, du moins la lutte pour la naissance d'une « culture prolétarienne » :
« II serait extrêmement léger de donner le nom de culture prolétarienne aux réalisations, même les plus valables, de représentants de la classe ouvrière. La notion de culture ne doit pas être changée en monnaie d'usage individuel, et on ne peut pas définir les progrès de la culture d'une classe d'après les passeports prolétariens de tels ou tels inventeurs ou poètes. La culture est la somme organique de connaissances et de savoir-faire qui caractérise toute la société ou tout au moins sa classe dirigeante. Elle embrasse et pénètre tous les domaines de la création humaine et les unifie en un système [17]. »
La riche moisson qu'il faut attendre, dans le domaine culturel, des décennies à venir, sera à coup sûr « socialiste », mais elle ne sera pas « prolétarienne ».
C'est de cette analyse que découle la conception de Trotsky de la politique du parti dans le domaine artistique. Sur ce terrain également, il s'oppose vigoureusement aux tenants des méthodes sommaires – « méthodes de pogrom », écrit-il – de certains écrivains marxistes à l'égard des écrivains non communistes ralliés à la révolution d'Octobre, qu'il a baptisés « compagnons de route » – dont il sera d'ailleurs le meilleur présentateur et critique. Le parti ne peut avoir dans les questions artistiques un rôle dirigeant comme en politique : tout au plus peut-on lui demander de suivre le développement des différentes disciplines artistiques, de veiller à leurs possibilités d'expression, d'encourager par sa critique les courants qui lui paraissent « progressistes » : « L'art doit se frayer par lui-même sa propre route. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme [18]. »
Il développe donc et précise ce qu'il considère comme l'attitude correcte – souple – du parti. Ce dernier doit, selon lui, suivre et encourager, tout au plus orienter avec prudence, « protéger, stimuler », diriger, mais de façon indirecte. Le parti doit apprécier la place qu'occupent les différents groupes et écoles, être capable « d'attendre, avec patience et attention ». En fait, le « front de l'art » ne peut pas et ne doit pas être aussi protégé que celui de la politique, mais largement ouvert, comme celui de la science :
« Que pensent de la théorie de la relativité les tenants d'une science purement prolétarienne ? Cette théorie est-elle ou non compatible avec le matérialisme ? La question a-t-elle été tranchée? Où ? Quand ? Par qui ? Il est clair, même pour tous, que l'œuvre de Pavlov se situe sur le terrain du matérialisme. Que dire de la théorie psychanalytique de Freud ? Est-elle compatible avec le matérialisme, comme le pense le camarade Radek, comme je le pense moi-même, ou lui est-elle hostile ? On peut poser la même question à propos des nouvelles théories de la structure atomique, etc. Il serait merveilleux qu'il se trouve un savant capable d'embrasser méthodologiquement toutes ces nouvelles généralisations, d'en établir les connexions avec la conception du monde du matérialisme dialectique. [...] Je crains que ce travail [...] ne voie le jour ni aujourd'hui ni demain [19]. »
Cette « politique large et souple, étrangère à toutes les querelles des cercles », cette prudence, sont dictées par les conditions mêmes de l'acquisition de la culture par le plus grand nombre :
« De même que l'individu, à partir de l'embryon, refait l'histoire de l'espèce et, dans une certaine mesure, de tout le monde animal, la nouvelle classe dont l'immense majorité émerge d'une existence quasi préhistorique, doit refaire pour elle-même toute l'histoire de la culture artistique. Elle ne peut pas commencer à édifier une nouvelle culture avant d'avoir absorbé et assimilé les éléments des anciennes cultures [20]. »
Cela n'implique nullement pour le parti une attitude abstentionniste. Dans sa série d'articles sur la vie quotidienne, écrits après des entrevues de travail avec les propagandistes du comité de Moscou, Trotsky s'efforce de déterminer, au moins sous forme indicative, les interventions nécessaires en ce domaine du parti au pouvoir :
« Dans l'immédiat le parti doit conserver intégralement ses caractéristiques fondamentales : cohésion d'orientation, centralisation, discipline, et par conséquent capacité de se battre. Dans les conditions nouvelles, ces vertus communistes inappréciables ne peuvent précisément se maintenir et se déployer qu'à condition que les besoins et nécessités économiques et culturels soient satisfaits de manière parfaite, habile, exacte et minutieuse. C'est justement en considération de ces tâches, auxquelles il faut accorder la primauté dans notre politique actuelle, que le parti s'emploie à répartir et à grouper ses forces et à éduquer la jeune génération [21]. »
Rien d'étonnant à ce que Trotsky, qui s'est toujours avant tout, considéré comme un « publiciste », insiste beaucoup, dans sa série, sur l'importance nouvelle de la presse, devenue le monopole du parti communiste, un état de fait qu'il ne conteste pas, mais qui n'est peut-être pas toujours favorable, à ses yeux, à son développement positif. Rien d'étonnant non plus à ce qu'il commence sur cette question par une critique sévère de la médiocrité de l'impression : l'achat d'un journal est une loterie où l'on peut ne gagner que de l'indéchiffrable ! Dans le même ordre d'idées, faute de correcteurs d'une formation et d'une culture suffisantes, la correction des épreuves est proche de la nullité, et les journaux bourrés d'erreurs grossières.
La première exigence pour un journal est l'information, qui doit être « fraîche, importante, intéressante [22] ». Le premier obstacle sur cette voie est le manque de soin avec lequel sont reproduites et illustrées les dépêches d'agences de presse. Dans un journal ouvrier, le travail sur les dépêches est capital : il s'agit de les rendre compréhensibles au moins instruit des lecteurs. Cela implique un travail suivi, l'établissement de liens entre les dépêches d'un jour à l'autre, un titre correct qui ne déforme pas l'article mais ne le répète pas non plus, un effort pour permettre au lecteur de saisir les enchaînements. Les « revues » hebdomadaires des événements devraient servir d'exercice de formation pour les rédacteurs, en même temps qu'elles donneraient au lecteur de quoi meubler de façon instructive une partie de son dimanche.
Trotsky est particulièrement frappé de la médiocrité de l'information internationale. Il souligne combien celle-ci exige un cadre géographique de connaissances minimal, qu'il faut mettre à la disposition du lecteur sous la forme de cartes ou de croquis. Pourquoi ne pas utiliser à l'impression de cartes géographiques les crédits jusqu'à présent investis dans l'achat de drapeaux ? Il insiste aussi sur la nécessité de lutter contre l'abus de l'emploi des initiales, lesquelles rendent hermétiques tellement d'informations – et qui ne sont jamais explicitées. Il faut chercher systématiquement la qualité de l'information, ce qui implique des exigences en matière de travail de rédaction. Le journaliste doit rompre avec la pratique de faire allusion à ce qui est connu de lui, mais non de son lecteur. Il doit proscrire l'association d'idées, qui lui permettra de ne pas faire un commentaire sérieux de ce qu'il a annoncé. Il s'astreindra à répondre aux trois questions: « Où ? Quoi ? Comment ? » En définitive, il cessera d'imposer au lecteur sa personne, ses idées, ses phrases, surtout, et se concentrera sur la nécessité de lui donner les éléments qui lui permettront de conclure lui-même.
En ce qui concerne les thèmes à traiter dans la presse, en dehors de la politique proprement dite, Trotsky explique :
« Un journal n'a pas le droit de ne pas être intéressé par ce qui intéresse le peuple, les gens de la rue. Bien entendu, notre journal peut et doit éclairer ces faits, puisqu'il doit éduquer, élever, développer. Mais il n'atteindra son but que s'il part des faits, des idées, des sentiments qui touchent réellement le lecteur de la masse [23]. »
Il reproche donc à la presse soviétique son manque d'intérêt pour les faits divers – qui sont pourtant « les morceaux brillants de la vie véritable » – et de laisser le lecteur, sur ces sujets, se contenter d'une information et d'explications médiocres. Il faut absolument, selon lui, les aborder de façon large, au triple point de vue psychologique, domestique, social :
« La presse bourgeoise [...] fait des meurtres et des empoisonnements un objet de sensation qui rapporte, jouant sur la curiosité malsaine et, de façon générale, sur les instincts humains les plus bas. Mais il ne s'ensuit pas que nous devions, nous, tourner le dos à la curiosité et aux instincts humains en général. Ce serait pure hypocrisie et bigoterie. Nous sommes le parti des masses. Nous sommes un Etat révolutionnaire, pas un ordre saint ni un monastère. Nos journaux doivent satisfaire non seulement le désir de connaissances les plus élevées, mais aussi la curiosité naturelle ; ce qu'il faut, c'est qu'ils élèvent et ennoblissent, par un choix approprié du matériel et l'éclairage de la question [24]. »
Le journaliste doit désormais se tourner vers le lecteur, orienter son propre travail en fonction des besoins de ce dernier et se mettre à son écoute :
« On ne peut parler aux jeunes avec des formules, des phrases et des expressions toutes faites et des mots qui veulent dire quelque chose pour nous les vieux parce qu'ils découlent de notre expérience, mais qui, pour eux demeurent des sons creux. Il nous faut apprendre à parler dans leur langue, c'est-à-dire dans la langue de leur expérience [25]. »
S'adressant au congrès des bibliothécaires, il explique – après avoir souligné que c'est dans les bibliothèques que l'on peut construire, autour d'un journal, tout un système d'information et d'éducation collective – que dans une situation où, du fait de son niveau culturel ; le lecteur ne peut trouver seul le livre qu'il a envie ou besoin de lire, c'est le travail du bibliothécaire que de faire en sorte que le livre trouve son lecteur. Le bibliothécaire n'est pas seulement un travailleur responsable de rayons chargés de livres, mais un organe de transmission des besoins et désirs de la base, de la nécessaire pression des lecteurs sur les auteurs et maisons d'édition. Parlant de la lutte, d'une importance cruciale, contre l'analphabétisme chez les femmes, il s'écrie :
« La tyrannie existe-t-elle dans ce pays ? Oui, dans une large mesure. Quelle est sa source ? Pas une situation de suprématie de classe, mais le bas niveau culturel, l'analphabétisme, un sentiment d'être sans défense, dont les racines se trouvent dans l'incapacité à examiner les choses, lire beaucoup, consulter les bonnes sources. Une des tâches fondamentales [...] est de mener contre ce sentiment une lutte sans merci. On peut et on doit se plaindre à un bibliothécaire [26]. »
L'un des résultats les plus importants de la révolution est, selon lui, l'introduction de la journée de travail de huit heures, signifiant que le travailleur dispose désormais de huit heures de repos et de huit heures de loisir, d'une importance énorme, la plage horaire des conquêtes culturelles [27]. Saluant Charles Fourier, avec sa théorie des passions-moteurs, comme un précurseur de génie, Trotsky met en relief l'importance, y compris pour l'adulte, du jeu, de l'amusement, du rire, comme aspirations légitimes de la nature humaine, dont il préconise qu'on en fasse des armes de « l'éducation collective, libérée de la garde montée par le pédagogue et de la lassante habitude de moraliser [28] ».
Sous cet angle, il apprécie tout particulièrement, en tant qu'arme éducative, le cinéma, « source inépuisable d'impressions et d'émotions [29] », Déplorant le retard qu'il a accumulé en Russie soviétique, Trotsky voit en lui le meilleur des outils d'éducation, le concurrent direct de la vodka et de l'église. Il écrit :
« Le cinéma amuse, éduque, frappe l'imagination par des images et il libère du besoin de franchir la porte de l'église. Le cinéma est le grand concurrent de la taverne, mais aussi de l'église. C'est un outil que nous devons à tout prix nous procurer [30]. »
D'autres techniques, d'ailleurs, retiennent son attention, et il ne cache pas son admiration et son enthousiasme. Il appartient à la génération qui a vu apparaître l'auto et le phonographe, l'avion et la radio (« la T.S.F. »), la théorie de la radioactivité, qui ouvre, « la possibilité de remplacer le charbon et le pétrole par l'énergie atomique qui deviendra ainsi la force motrice de base [31] ».
Les immenses possibilités de la technique demeurent conditionnées par la classe dirigeante de la société dans laquelle elle se développe : c'est ainsi, souligne-t-il, que la radio américaine, en diffusant les sermons religieux, est un moyen de diffuser les préjugés et la superstition ;
« En système socialiste, l'ensemble de la technique et de la science sera indubitablement dirigé contre les préjugés superstitieux, contre la superstition qui traduit la faiblesse de l'homme en face de l'homme et de la nature [32]. »
Conscient que tout progrès dans la façon de vivre est avant tout conditionné par ceux de l'économie et du contrôle sur les conditions sociales Trotsky n'en assure pas moins qu'il serait possible d'« introduire beaucoup plus de critique, d'initiative et de raison dans notre morale que nous ne faisons en réalité ». Il s'agit, tout en transformant les conditions économiques, de lutter pour détruire les formes traditionnelles, conservatrices, de la vie.
L'un des aspects les plus spectaculaires à cet égard, du début des années vingt, est ce qu'on appelle alors la « crise de la famille » – l'augmentation spectaculaire des divorces, du nombre d'enfants abandonnés des mères célibataires –, qui n'épargne pas la famille ouvrière. Trotsky y voit une des manifestations de la « période inévitable de désintégration de l'ancien état de choses, des traditions héritées du passé, qui n'étaient pas passées sous le contrôle de la pensée [33] ». Les formes mêmes de cette crise sont à certains égards inquiétantes. Les victimes de l'explosion des anciens liens familiaux sont dans tous les cas, les femmes et les enfants. Et tout n'est pas faux non plus, dans les lamentations des anciens sur l'effondrement de la moralité dans la jeunesse soviétique. Mais en dernière analyse, il n'est pas surprenant que l'action combinée de la catastrophe économique et de la pensée critique révèle des formes anarchiques, voire « dissolues ».
Il existe cependant des éléments d'un type nouveau de famille. La condition de leur renforcement demeure une élévation du niveau de vie individuel de la travailleuse et du travailleur, elle-même en partie conditionnée par l'amélioration des conditions matérielles, la prise en charge des enfants par l'éducation publique, la libération de la femme du fardeau de la cuisine et de la lessive. Ce n'est qu'alors que le couple sera libéré de tout élément externe et accidentel : sur la base d'une égalité véritable entre les deux partenaires, s'établira un lien dont la base sera réellement l'attachement mutuel. Le progrès sera lent. Des expériences sont possibles, comme l'équipement de nouveaux logements avec cuisines et laveries collectives. Elles pourront servir de base à la famille nouvelle si longue à surgir... Mais il ne faut pas s'impatienter, car tout n'avance et n'avancera pas du même pas :
« Nous savons très bien que beaucoup de femmes ont refusé de confier leurs enfants aux crèches. Et elles ne le feront pas, fermées qu'elles sont, par inertie et préjugés, à toute innovation, Beaucoup de maisons, qui ont été attribuées à des familles vivant en commun, sont devenues des taudis inhabitables. Les gens qui y vivent ne considèrent pas le logement en communauté comme le commencement de conditions nouvelles – ils le considèrent comme des casernes fournies par l'Etat [34]. »
Là aussi, il ne faut pas introduire dans les questions un point de vue d'en haut mais se mettre à l'écoute des besoins des êtres humains : « Pour changer les conditions de vie, il nous faut apprendre à les voir par les yeux des femmes [35]. »
Dans un article consacré aux rites et aux cérémonies de la vie familiale, Trotsky constate la permanence simultanée des anciennes cérémonies et le début, timide encore, de l'apparition de cérémonies nouvelles. Il relève que, dans les familles ouvrières, on commémore désormais plus l'anniversaire de la naissance que le jour de la fête du saint patron. De nouveaux prénoms sont apparus : Octobrina, Soviétina, Lénine. Les syndicats organisent une cérémonie d'inscription des nouveau-nés sur les listes des citoyens, patronnent celle de l'entrée d'un jeune en apprentissage. Le mariage religieux a reculé, mais il est loin d'avoir disparu : on ne s'habitue pas au mariage civil ou de fait, par simple inscription, et bien des communistes ont été exclus de leur parti pour s'être mariés à l'église...
L'enterrement est sans doute le problème le plus difficile à régler. Le besoin d'une manifestation d'émotion éclatante est très fort et parfaitement légitime. Il est nécessaire de lutter pied à pied sur ce terrain, où c'est par son « théâtre » que l'Eglise a réussi à s'enraciner profondément. Trotsky insiste sur la crémation, « arme puissante dans la propagande anti-église et antireligieuse ». Mais elle ne dispense pas d'autres aspects de cérémonie, et il écrit :
« Nous devons nous allier à l'orchestre dans la lutte contre le rituel d'Eglise, basé sur la croyance servile en un autre monde où l'on sera payé au centuple pour les misères et les maux de celui-ci [36]. »
Les formes nouvelles des nécessaires cérémonies rituelles nouvelles naîtront de la créativité des masses elles-mêmes, aidées, écrit Trotsky, par « l'imagination créatrice et l'initiative artistique ». Le travail des dirigeants – aidés par la Jeunesse communiste – est de les épauler de leur mieux, sans le moindre autoritarisme et sans imposer quoi que ce soit : « La vie nouvelle adoptera les formes en conformité avec son cœur. La vie en sera plus riche, plus large, plus colorée, plus harmonieuse [37]. »
Les articles sur la vie quotidienne touchent, on le voit, au cœur des problèmes politiques de la Russie soviétique. Celui de la Pravda du 4 avril 1923 sur « la civilité et la politesse dans les relations quotidiennes » porte sur l'épineux problème de la brutalité de la bureaucratie soviétique à l'égard de l'ouvrier et du paysan. Cette brutalité, écrit Trotsky, est un héritage du passé, mais un héritage composite socialement. Elle résulte de la brutalité du paysan, certes désagréable, mais pas dégradante non plus, même si elle n'est qu'une survivance, à long terme, du servage. Il y a aussi la brutalité du révolutionnaire, expression de son impatience, de son désir d'aboutir, de sa tension nerveuse... Elle n'est pas non plus attrayante, mais elle a néanmoins la même « source morale révolutionnaire qui a permis de déplacer des montagnes ». Il y a enfin la brutalité de la vieille aristocratie avec une touche de comportement féodal. Cette dernière est difficile à extirper ; elle n'a pas toujours la forme du hurlement ou des menaces de coups, mais le plus souvent celle des interminables formalités paperassières :
« Le mépris officiel de l'être humain vivant et de ses affaires, le nihilisme vraiment corrupteur dissimulant une mortelle indifférence à tout ce qui est sur terre [...] un sabotage conscient ou une haine instinctive d'une aristocratie déposée à l'égard de la classe qui l'a déposée [38]. »
L'éducation de milliers de nouveaux fonctionnaires « dans un esprit de service, de simplicité et d'humanité » sera rendue possible au fur et à mesure que grandira une « éducation toujours améliorée » de la jeunesse soviétique. Une information réelle, dans la presse, sur ce genre d'abus, la mise au pilori dans les journaux, voire devant les tribunaux, d'une centaine de fonctionnaires abusant ainsi de leur autorité, permettraient certainement une légère amélioration, en attendant.
C'est sur la même ligne, et à la suite de l'assemblée générale des ouvriers de l'usine Commune rouge, que Trotsky s'en prend à la grossièreté du langage et aux jurons [39], qui constituent, selon lui, la marque et la manifestation d'un profond mépris à l'égard des femmes et d'une totale absence de considération pour les enfants :
« Une révolution ne mérite pas ce nom si, de toute sa force et de tous ses moyens, elle n'aide pas la femme – deux ou trois fois plus asservie dans le passé – à avancer sur la voie du progrès individuel et social. Une révolution ne mérite pas son nom si elle ne prend pas le plus grand soin possible des enfants – la race future pour le bénéfice de laquelle elle a été faite [40]. "
C'est le même combat qu'il appelle à mener pour l'emploi d'une langue correcte grammaticalement, contre l'introduction de vocables imprécis ou semant la confusion :
« Le langage est l'instrument de la pensée. Précision et justesse de la parole sont les conditions indispensables d'une pensée correcte et précise. [...] La lutte pour l'éducation et la culture fourniront aux éléments avancés de la classe ouvrière, avec toutes les ressources de la langue russe, dans son extrême richesse, sa subtilité et son raffinement. La parole aussi a besoin d'hygiène. Et la classe ouvrière n'a pas besoin moins, mais plus que les autres, d'une langue saine. [...] Pour penser, elle a besoin de l'instrument qu'est un langage clair et incisif [41] ! »
Tout au long de ses articles, Trotsky insiste sur l'initiative, la « pression », la revendication, l'aspiration d'en bas, du lecteur, de l'usager, de la femme en son foyer, de l'homme de la rue. Ce n'est pas pur hasard ou simple question de forme. Le 6 août 1923, dans la Pravda, il polémique gentiment mais fermement contre Paulina Vinogradskaia, jeune sociologue spécialiste de la condition féminine et compagne de Préobrajensky. Il lui reproche de remettre, au fond, la correction des insuffisances à une bureaucratie qui serait « éclairée ». Pour lui, il est vain et finalement nuisible d'invoquer l'inertie de la bureaucratie au lieu d'en appeler à l'initiative des intéressés, ces millions d'individus isolés qui, ensemble, forment les masses.
Pour les commodités de l'exposé, nous avons regroupé dans un chapitre unique ces interventions de Trotsky à l'extérieur du domaine strictement politique. Mais ce serait une erreur de les séparer de ce dernier. Retrouvant la plume de sa jeunesse, Trotsky, à partir de 1922, a pressenti les changements moléculaires en cours dans la société russe, la poussée souterraine de la révolution et la résistance des traditions et formes de pensée conservatrices. Il en a fait un exposé pour la jeunesse et une passionnante chronique pour la société soviétique au lendemain de la révolution d'Octobre. Il ne s'agit nullement d'une digression, bien au contraire, c'est un retour au sujet, un rappel des sources et des objectifs du communisme. En s'élevant au dessus des perspectives politiciennes et politiques, en étendant son examen aux transformations de longue durée de la société et des mentalités, Trotsky a cherché à concentrer, à partir de la première expérience de révolution prolétarienne victorieuse, tout l'enseignement des écrivains marxistes, communistes, sur le socialisme et la société qu'il prétend édifier. Rien d'étonnant si se trouvent sous sa plume des motivations qui peuvent être celles du travailleur ou de l'intellectuel révolutionnaire en Occident capitaliste, du travailleur ou de l'étudiant oppositionnel en Union soviétique, du combattant pour l'émancipation nationale dans un pays colonial ou semi-colonial. C'est en effet le même objectif final qu'offre à tous la perspective qu'il trace alors pour l'humanité et son avenir socialiste :
« Les rêves actuels de quelques enthousiastes visant à communiquer une qualité dramatique et une harmonie rythmique à l'existence humaine s'accordent bien avec [...] cette perspective. Maître de son économie, l'homme bouleversera la stagnante vie quotidienne. La besogne fastidieuse de nourrir et d'élever les enfants sera ôtée à la famille par l'initiative sociale. La femme émergera enfin de son semi-esclavage. A côté de la technique, la pédagogie formera psychologiquement de nouvelles générations et régira l'opinion publique. Des expériences d'éducation sociale, dans une émulation de méthodes, se développeront dans un élan aujourd'hui inconcevable. Le mode de vie communiste ne croîtra pas aveuglément, à la façon des récifs de corail dans la mer. Il sera édifié consciemment. Il sera contrôlé par la pensée critique. Il sera dirigé et rectifié. L'homme, qui saura déplacer les rivières et les montagnes, qui apprendra à construire des palais du peuple sur les hauteurs du Mont-Blanc ou au fond de l'Atlantique, donnera à son existence la richesse, la couleur, la tension dramatique, le dynamisme le plus élevé. A peine une croûte commencera-t-elle à se former à la surface de l'existence humaine, qu'elle éclatera sous la pression de nouvelles inventions et réalisations. Non, la vie de l'avenir ne sera pas monotone.
« Enfin, l'homme commencera sérieusement à harmoniser son propre être. Il visera à obtenir une précision, un discernement, une économie plus grands et, par suite, de la beauté dans les mouvements de son propre corps, au travail, en marche, dans le jeu. Il voudra maîtriser les processus semi-conscients et inconscients de son propre organisme : la respiration, la circulation du sang, la digestion, la reproduction. Et, dans les limites inévitables, il cherchera à les subordonner au contrôle de la raison et de la volonté. L'homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psycho-physiques.
« Ces perspectives découlent de toute l'évolution de l'homme. Il a commencé par chasser les ténèbres de la production et de l'idéologie, par briser, au moyen de la technologie, la routine barbare de son travail, et par triompher de la religion au moyen de la science. Il a expulsé l'inconscient de la politique en renversant les monarchies auxquelles il a substitué les démocraties et les parlementarismes rationalistes, puis la dictature sans ambiguïté des soviets. Au moyen de l'organisation socialiste, il élimine la spontanéité aveugle, élémentaire des rapports économiques. Ce qui permet de reconstruire sur de tout autres bases la traditionnelle vie de famille. Finalement, si la nature de l'homme se trouve tapie dans les recoins les plus obscurs de l'inconscient, ne va-t-il pas de soi que, dans ce sens, doivent se diriger les plus grands efforts de la pensée qui cherche et qui crée ? Le genre humain, qui a cessé de ramper devant Dieu, le Tsar et le Capital, devrait-il capituler devant les lois obscures de l'hérédité et de la sélection sexuelle aveugle ? L'homme devenu libre cherchera à atteindre un meilleur équilibre dans le fonctionnement de ses organes et un développement plus harmonieux de ses tissus ; il tiendra ainsi la peur de la mort dans les limites d'une réaction rationnelle de l'organisme devant le danger. Il n'y a pas de doute en effet que le manque d'harmonie anatomique et physiologique, l'extrême disproportion dans le développement de ses organes ou l'utilisation de ses tissus donnent à son instinct de vie cette crainte morbide, hystérique de la mort, laquelle nourrit à son tour les humiliantes et stupides fantaisies sur l'au-delà. L'homme s'efforcera de commander à ses propres sentiments d'élever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents, de diriger sa volonté dans les ténèbres de l'inconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme, si l'on veut.
« Il est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de soi susceptible d'être atteinte que de prévoir jusqu'où pourra se développer la maîtrise technique de l'homme sur la nature. L'esprit de construction sociale et l'auto-éducation psycho-physique deviendront les aspects jumeaux d'un même processus. Tous les arts – la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture, la musique et l'architecture – donneront à ce processus une forme sublime. Plus exactement, la forme que revêtira le processus d'édification culturelle et d'auto-éducation de l'homme communiste développera au plus haut point les éléments vivants de l'art contemporain. L'homme deviendra incomparablement plus fort, plus sage et plus subtil. Son corps deviendra plus harmonieux, ses mouvements mieux rythmés ; sa voix plus mélodieuse. Les formes de son existence acquerront une qualité puissamment dramatique. L'homme moyen atteindra la taille d'un Aristote, d'un Goethe, d'un Marx. Et, au-dessus de ces hauteurs, s'élèveront de nouveaux sommets [42]. »
Ainsi, qu'il parle de ce que sera le communisme, de l'éducation ou de la jeunesse, du rôle des femmes dans la révolution culturelle, du rôle du parti dans l'insurrection, Trotsky continue à s'exprimer sur les questions essentielles de l'heure et de l'avenir et à être le meilleur propagandiste et le plus grand théoricien vivant du communisme un homme à qui rien de ce qui est humain n'est étranger.
Peut-on se permettre de dire ici que l'intelligentsia occidentale, qui a légitimement découvert, reconnu et célébré ensuite l'apport culturel d'Antonio Gramsci au patrimoine culturel de l'humanité ne s'est jamais aperçue, ou du moins n'a jamais reconnu, ce que ce même patrimoine en général et la pensée de Gramsci en particulier devaient à Trotsky ? Se prendre aussi à regretter que Trotsky, sous les coups, la nécessité de se défendre et de survivre, ne soit jamais revenu sur ces thèmes ? Rêver un instant à l'immense acquis dont la jalouse garde des bureaucrates a privé l'humanité en persécutant celui qui était sans doute le seul, dans sa génération, à dominer le monde d'une telle hauteur et à l'éclairer jusque dans les recoins de son avenir ?
Il n'y a sur ce point aucun doute. La direction incertaine tâtonnante et empirique des successeurs de Lénine ne pouvait supporter le vol de cette pensée, menace évidente pour son autorité. C'est pourquoi, à la première occasion, elle a engagé de toutes ces forces contre lui la bataille destinée a le faire taire, le bâillonner et, si possible, le discréditer.
Notes
[a] Deutscher écrit à tort, op. cit., II, pp. 227-228, que Trotsky partit en congé à l'été 1922 après avoir refusé le poste de vice-président et profita de ce congé pour achever Littérature et Révolution. Les documents des archives montrent qu'en réalité le congé lui avait été donné en septembre 1922 pour préparer les documents du IVe congrès de l'I.C. et qu'il le fit.
Références
[1] Les deux ouvrages essentiels sont ici Literatura i Revoljucija, Moscou, 1924, traduction française, Littérature et Révolution, Paris, 1964 (ci-dessous, L.R.), et Voprosy Byta, Moscou 1924, traduction anglaise élargie, Problems of Everyday Life, New York, 1973.
[2] Zapad i Vostok. Moscou, 1924, comprend notamment « Sur la route de la Révolution européenne », un discours prononcé à Tiflis le 11 avril 1924 et « Où en sommes-nous ? » du 21 juin 1924, tous deux consacrés à la révolution allemande et aux causes de sa défaite.
[3] Pravda, 14 mars 1923.
[4] Ibidem.
[5] Pravda, 10 juillet 1923.
[6] Ibidem.
[7] Ibidem.
[8] Ibidem.
[9] Ibidem.
[10] L.R., p. 161.
[11] Ibidem. p. 163.
[12] Ibidem, p. 164.
[13] Ibidem, p. 166.
[14] Ibidem.
[15] Ibidem, pp. 166-167.
[16] Ibidem, p. 169.
[17] Ibidem, p. 173.
[18] Ibidem, p. 188.
[19] Ibidem, pp. 189-190.
[20] Ibidem, p. 194.
[21] Pravda, 10 juillet 1923.
[22] Pravda, 29 juin 1923.
[23] Ibidem.
[24] Ibidem.
[25] Ibidem.
[26] Ibidem.
[27] Pravda, 12 juillet 1923.
[28] Ibidem.
[29] Ibidem.
[30] Ibidem.
[31] Ibidem.
[32] Ibidem.
[33] Ibidem.
[34] Pravda, 14 avril 1923.
[35] Ibidem, 14 août 1923.
[36] Ibidem, 14 juillet 1923.
[37] Ibidem.
[38] Ibidem, 4 avril 1923.
[39] Ibidem, 15 mai 1923.
[40] Ibidem.
[41] Ibidem.
[42] L.R., pp. 215-217.