1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Ce sont sans doute les analyses de Trotsky sur le nazisme et les perspectives mondiales ouvertes par sa victoire en Allemagne qui lui ont valu cette réputation de prophète qui explique la présence de ce terme dans plusieurs ouvrages consacrés à lui-même ou à ses disciples. Nous croyons avoir montré que, s'il a fait très souvent des prédictions qui se sont révélées correctes, et sur des questions importantes, il n'en a pas moins commis un certain nombre d'erreurs de prévision. Ces données, et la façon dont il concevait son activité intellectuelle, celle d'un militant qui tentait de faciliter l'action pour changer le monde, interdisent de lui reconnaître la qualité de prophète.
Sous cet angle, il y a quelque logique chez les commentateurs de Trotsky et une certaine cohérence dans le fait que des hommes d'orientations aussi différentes que Boris Souvarine et Isaac Deutscher se soient en définitive trouvés d'accord pour déplorer que Trotsky ait cru devoir poursuivre son action militante au niveau des « groupuscules », au lieu de se consacrer à l'observation, au commentaire et... aux prophéties.
Aurait-il dû, comme finalement Marx et Engels l'avaient plus ou moins fait pendant un temps, se retirer dans le « royaume des idées » et y travailler non pas pour l'immédiat, mais pour l'avenir lointain et les générations futures ? Je pense que ce n'est pas le rôle d'un biographe que de répondre à une telle question, mais seulement de prendre acte de ce que son personnage rejetait catégoriquement une telle possibilité et qu'il a voulu rester jusqu'au bout sur le terrain du militant, y compris pendant la période de Prinkipo.
Trotsky, en tout cas, n'était pas en dehors de son siècle quand il écrivait dans son asile turc un article d'analyse intitulé « Qu'est-ce que le national-socialisme2 » qui permet de mesurer, mieux que tout autre peut-être, en quoi Trotsky se révéla « prophète » et en quoi le prophète fut démenti par le développement historique.
Achevée le 10 juin 1933, dans les derniers jours du séjour à Prinkipo, cette étude esquisse un tableau de la réalité du national-socialisme et de ses conséquences dont aucun contemporain n'a produit l'équivalent, bien que Trotsky n'ait pas eu à l'époque la possibilité d'observer de près la vie dans les villes et les campagnes allemandes3…
Il part des conditions générales, le développement rapide et tardif de l'impérialisme allemand, le mur dressé par la défaite de 1918 devant son expansion, le chaos de l'après-guerre qui frappe la petite bourgeoisie au même titre que le prolétariat et démolit du même coup croyances officielles et « illusions démocratiques ». Il est l'un des premiers à voir en Allemagne ce qu'Antonio Gramsci appelait en Italie « la révolte des singes », l'insurrection de la petite-bourgeoisie :
« Dans l'atmosphère chauffée à blanc par la guerre, la défaite, les réparations, l'inflation, l'occupation de la Ruhr, la crise, le besoin et la rancune, la petite-bourgeoisie se rebella contre tous les vieux partis qui l'avaient trompée4. »
Il saisit parfaitement les hommes qui ont levé le drapeau de cette rébellion, ce type humain fabriqué par la guerre, et explique :
« Le drapeau du national-socialisme fut brandi par des hommes issus des cadres moyens et subalternes de l'ancienne armée. Couverts de décorations, les officiers et les sous-officiers ne pouvaient admettre que leur héroïsme et leurs souffrances aient été perdus pour la patrie et surtout qu'ils ne leur donnent aucun droit particulier à la reconnaissance du pays. D'où leur haine pour la révolution et pour le prolétariat. Ils ne voulaient pas prendre leur parti du fait que les banquiers, les industriels, les ministres, les reléguaient à des postes insignifiants de comptables, d'ingénieurs, d'employés de postes et d'instituteurs. D'où leur "socialisme". Pendant les batailles de l'Yser et de Verdun, ils ont appris à risquer leur vie et celle des autres, et à parler la langue du commandement qui en impose tant aux gens de l'arrière. C'est ainsi que ces hommes sont devenus des chefs5. »
Parmi ces hommes, Adolf Hitler ne se distinguait « peut-être que par un tempérament plus énergique, une voix plus forte, une étroitesse d'esprit plus sûre d'elle-même. [...] On trouvait dans ce pays suffisamment de gens qui se ruinaient, qui se noyaient, qui étaient couverts de cicatrices et d'ecchymoses encore toutes fraîches. Chacun d'eux voulait frapper du poing sur la table. Hitler le faisait mieux que les autres ». Le chef nazi s'est ainsi formé, à l'écoute et à la remorque de ses auditoires enragés :
« De ses premières improvisations, l'agitateur ne conservait dans sa mémoire que ce qui rencontrait l'approbation. Ses idées politiques étaient le fruit d'une acoustique oratoire. C'est ainsi qu'il choisissait ses mots d'ordre. C'est ainsi que son programme s'étoffait. C'est ainsi que d'un matériau brut se formait un chef6. »
Au moment où les nazis vainqueurs dansent la joie de leur victoire autour des brasiers qui consument des livres dans les rues des villes allemandes, Trotsky poursuit :
« Les bûchers, sur lesquels brûle la littérature impie du marxisme, éclairent vivement la nature de classe du national-socialisme. Tant que les nazis agissaient en tant que parti et non en tant que pouvoir d'État. l'accès à la classe ouvrière leur était presque entièrement fermé. D'autre part, la grande bourgeoisie, même celle qui soutenait financièrement Hitler, ne les considérait pas comme son parti. La "renaissance" nationale s'appuyait entièrement sur les classes moyennes - la partie la plus arriérée de la nation, fardeau pesant de l'histoire. L'habileté politique consistait à souder l'unité de la petite-bourgeoisie par la haine contre le prolétariat. Que faut-il faire pour faire mieux ? Avant tout, écraser ceux qui sont en bas. La petite-bourgeoisie, impuissante face au grand capital, espère désormais reconquérir sa dignité sociale en écrasant les ouvriers7. »
Trotsky s'attache ensuite à démontrer le caractère réactionnaire, au sens littéral du terme, du national-socialisme, calqué sur les aspirations de la petite-bourgeoisie. Hostiles au développement économique comme au matérialisme, qui ont entraîné la victoire du grand capital sur le petit, les chefs du mouvement s'en prennent à ce qu'ils appellent « l'intellectualisme », par refus d'admettre qu'une pensée « soit poussée jusqu'à son terme » :
« Le petit-bourgeois a besoin d'une instance supérieure, placée au-dessus de la matière et de l'histoire, protégée de la concurrence, de l'inflation, de la crise et de la vente aux enchères. Au développement, à la pensée économique, au rationalisme - aux XXe, XIXe et XVIIIe siècles s'opposent l'idéologie nationaliste, en tant que source du principe héroïque. La nation de Hitler est l'ombre mythique de la petite-bourgeoisie elle-même. son rêve pathétique d'un royaume millénaire sur la terre8. »
C'est ici qu'intervient « la race », moyen d'élever la nation au-dessus de l'histoire, puisque ses qualités sont indépendantes des conditions sociales, changeant avec l'histoire. Trotsky a cette formule :
« Rejetant la "pensée économique" comme vile, le national-socialisme descend un étage plus bas : du matérialisme économique, il passe au matérialisme zoologique9. »
C'est avec une particulière âpreté qu'il souligne que la faiblesse insigne de la théorie de la race, particulièrement « lamentable à la lumière de l'histoire des idées », n'a pas empêché le ralliement de la science universitaire et de ce qu'il appelle « la racaille professorale ». Et de rappeler qu'Einstein a dû chercher refuge ailleurs...
« Sur le plan politique, assure-t-il, le racisme est une variété hypertrophiée et vantarde du chauvinisme associé à la phrénologie. [... ] Il a fallu l'école de l'agitation nationaliste barbare aux confins de la culture pour inspirer aux "chefs" les idées qui ont trouvé par la suite un écho dans le cœur des classes les plus barbares de l'Allemagne10. »
L'analyse de la politique économique du nazisme permet à Trotsky de démontrer que, selon sa formule, « le racisme, débarrassé des libertés politiques, revient au libéralisme économique par la porte de derrière11 ». La chasse au capital usurier et bancaire permet de faire la jonction entre le racisme et la « théorie économique » : « Le pogrom devient la preuve supérieure de la supériorité raciale12. »
Tout le talent d'écrivain et d'analyste de Trotsky se trouve dans ce résumé du programme du national-socialisme dans sa marche au pouvoir :
« Des souvenirs sur le "temps heureux" de la libre concurrence et des légendes sur la solidité de la société divisée en états ; des espoirs de renaissance de l'empire colonial et des rêves d'économie fermée ; des phrases sur l'abandon du droit romain et le retour au droit germanique et des proclamations sur le moratoire américain ; une hostilité envieuse pour l'inégalité que symbolisent l'hôtel particulier et l'automobile et une peur animale devant l'égalité, sous l'aspect de l'ouvrier en casquette et sans col ; le déchaînement du nationalisme et sa peur devant les créanciers mondiaux... Tous les déchets de la pensée politique internationale sont venus remplir le trésor intellectuel du nouveau messianisme allemand13. »
Le pamphlétaire se déchaîne devant l'arrivée au premier plan de la politique, dans le sillage du fascisme, de ce qu'il appelle « les bas-fonds de la société » avec ses « réserves inépuisables d'obscurantisme, d'ignorance et de barbarie » à qui le fascisme a donné un drapeau. Il conclut sur ce point :
« Tout ce qu'un développement sans obstacle de la société aurait dû rejeter de l'organisme national sous la forme d'excréments de la culture est maintenant vomi : la civilisation capitaliste vomit une barbarie non digérée. Telle est la physiologie du national-socialisme14. »
Les quelques mois de pouvoir du nazisme ont cependant révélé selon lui, de façon indiscutable, que le fascisme au pouvoir « n'est rien moins que le gouvernement de la petite-bourgeoisie », qu'il est au contraire « la dictature la plus impitoyable du capitalisme monopoliste ». C'est là-dessus qu'il conclut :
« La concentration forcée de tous les forces et moyens du peuple dans l'intérêt de l'impérialisme, qui est la véritable mission historique de la dictature fasciste, implique la préparation de la guerre ; ce but, à son tour, ne tolère aucune résistance intérieure et conduit à une concentration mécanique ultérieure du pouvoir. Il est impossible de réformer le fascisme ou de lui donner son congé. On ne peut que le renverser. L'orbite politique du régime nazi bute contre l'alternative : la guerre ou la révolution15 ? »
Le 2 novembre, dans un post-scriptum, il complète le texte daté du 10 juin :
« Le temps nécessaire à l'armement de l'Allemagne détermine le délai qui sépare d'une nouvelle catastrophe européenne. Il ne s'agit pas de mois, ni de décennies. Quelques années suffisent pour que l'Europe se retrouve de nouveau plongée dans la guerre16… »
A qui n'a jamais été tenté de qualifier Trotsky de « prophète », il paraît surprenant qu'il ne lui ait pas été donné acte de cette prophétie sur un point, particulier certes, mais intéressant l'ensemble de l'humanité, et même un peu scandaleux que des commentateurs s'empressent de démontrer qu'il s'est trompé en prévoyant la révolution, alors que s'est malheureusement réalisée la possibilité qu'il lui opposait dans l'alternative historique : la Seconde Guerre mondiale.
Sans doute est-ce à ce moment de la réflexion qu'il importe de se souvenir de la formule de Spinoza, si souvent citée par Trotsky : « Ni rire ni pleurer, mais comprendre. »
Il ne nous paraît pas en effet que ce soit un hasard si, de même que l'historiographie passe sous silence la « révolution manquée » d'Allemagne en 1923, sans même en discuter, elle est non moins avare d'éléments sur l'analyse et les perspectives du nazisme par Trotsky.
Des auteurs comme Kater, Hamilton, Turner, présentés aujourd'hui aux Etats-Unis comme les rénovateurs de l'histoire du nazisme, polémiquent pendant des pages contre une interprétation du nazisme qu'ils baptisent « marxiste » et qui est en réalité une conception mécaniste du national-socialisme manipulé par le Grand Capital et instrument docile de sa politique17. Mais les mêmes auteurs ne daignent pas accorder une mention à la seule analyse contemporaine qui ait survécu au temps et qui survivra même à leurs découvertes !
Laissons de côté les auteurs, universitaires ou non, qui, écrivant avant l'ère Gorbatchev, n'osent pas dépasser l'horizon d'alors des censeurs de Moscou. Mais que penser de ce spécialiste de qualité qui, dans un ouvrage consacré aux interprétations du nazisme, explique que Trotsky « n'envisage le fascisme allemand que comme exemple typique des erreurs des staliniens, dont la plus grave à ses yeux est la sous-estimation de l'adversaire18 » ? Comment interpréter cette unique allusion à Trotsky, dans un ouvrage qui affirme par-dessus le marché que Daniel Guérin, disciple de Trotsky (sic), "reprit et amplifia" ses remarques19 ? La censure décidée en ces années lointaines par Joseph Staline continue à exercer aujourd'hui ses effets sur des hommes qui n'en ont même pas conscience et s'en défendront en toute bonne foi. Mais qu'ont-ils lu, et comment ?
On pourrait faire les mêmes remarques à propos du bloc des oppositions de 1932 que d'autres chercheurs ont aperçu sans le reconnaître, faute d'un outil chronologique suffisant ou du fait de préjugés solides et d'idées préconçues. Comment expliquer la difficulté à donner à cette découverte la publicité qu'elle méritait ? Le premier écho à l'article de 1980 où je mentionnais le bloc et reproduisais les documents qui l'attestent20 est de l'Américain Arch J. Getty et date de 198521.
L'affaire du bloc des oppositions a déjà commencé pourtant à commander une révision des histoires classiques de la Russie soviétique. Elle modifie passablement en effet l'image pathologique de Staline comme clé du développement et nous ramène aux difficultés économiques, aux conflits sociaux et politiques, à la lutte pour le pouvoir, au lieu de la seule soif de sang du « tyran ». Et cela n'enlève rien à la paranoïa du dictateur telle qu'il l'a manifestée à travers la sauvagerie de la répression qu'il a déchaînée contre son propre peuple, méritant ainsi la comparaison que fait Trotsky avec Néron.
Ces réflexions ramènent irrésistiblement au thème formulé pour la première fois sous forme de critique voilée par Boris Souvarine dans sa correspondance avec Trotsky en 1929 et reprise plus ou moins consciemment par nombre d'auteurs. Il écrivait en effet le 8 juin 1929 :
« Savoir attendre est aussi nécessaire que pouvoir combattre et il est même possible de se taire sans perdre la faculté d'agir, comme on peut se donner l'illusion de l'action en s'épuisant en paroles22. »
Vingt ans après ces affirmations de Souvarine, Deutscher assurait que « la force durable » de Trotsky se trouvait désormais dans « le royaume des idées théoriques » et que « sa passion de l'action était maintenant sa faiblesse23 ».
De telles formulations sont acceptables pour des couches et milieux divers, même quand elles ne correspondent pas à la vérité historique. La volonté de « marginaliser » Trotsky était celle de forces sociales et politiques dont l'appareil stalinien n'était que la plus visible. Et leur pression était suffisante pour convaincre bien des auteurs. Le conservatisme d'écrivains qui se répètent les uns les autres, le souci de n'être pas étiqueté comme « trotskyste » par les critiques et dans les comptes rendus, celui d'avoir accès au « grand public » et aux gros tirages, la paresse intellectuelle - s'agit-il seulement de cela ?
On approcherait certainement d'une réponse juste en étudiant avec attention les opinions exprimées au cours de ces années au sujet de Trotsky par quelques-uns des représentants les plus autorisés des classes dirigeantes de la vieille Europe. Aucun auteur n'a, par exemple, manifesté contre Trotsky plus de haine ou de mauvaise foi, accumulé d'injures plus venimeuses et d'accusations plus basses que Winston Churchill, lequel n'a jamais dissimulé ses préférences en matière de « choix de société » et de maintien de « l'ordre impérial », et n'avait pas l'habitude d'être fair play avec ses ennemis de classe.
Les âmes conformistes seraient-elles choquées que j'écrive ici qu'au fond Churchill, Staline et Hitler coïncidaient dans leur haine de Trotsky et leur désir de le réduire à l'impuissance ? On peut leur concéder que chacun l'a fait à sa manière. Il reste que les grands du monde, devenu « planète sans visa » pour l'illustre exilé, ont pesé de toute leur influence pour donner de lui une appréciation qu'il ne faudrait surtout pas confondre avec le jugement de l'Histoire. Et qu'un Trotsky qui aurait accepté de se taire et d'attendre, pour se réfugier dans le royaume des idées, n'aurait plus été Trotsky.
* * *
Que signifie pour Trotsky en juillet 1933 son départ pour la France, l'un des pays qu'il chérit le plus ? Le visa obtenu grâce à Parijanine et Guernut est sans doute une magnifique et excellente surprise qui explique partiellement l'allégresse relevée dans le ton de l'article écrit sur le bateau, malgré la souffrance que lui vaut un lumbago très douloureux.
Les pages de son Journal qui traitent du départ de Prinkipo laissent percer une pointe de regret très humaine. Mais Trotsky n'a pas attendu vingt-quatre heures pour organiser son départ. Le gouvernement français ne lui a finalement posé aucune condition d'ordre géographique pour sa résidence, et il a notamment abandonné la solution un instant envisagée de lui accorder l'asile... en Corse. Pour l'exilé, cela signifie la possibilité de jouir d'une grande liberté de mouvement.
Bien entendu, cela veut dire aussi qu'il lui faudra prendre toutes les précautions nécessaires pour se protéger de la surveillance et des attentions du G.P.U. Mais il pense avoir enfin la possibilité de rencontrer des camarades, connus ou inconnus, jeunes ou vieux, et de participer directement à la tâche qu'il vient de déterminer, la préparation de la IVe Internationale, à laquelle, évidemment, sa contribution personnelle peut être tout à fait décisive du fait du prestige qu'il a conservé aux yeux de tant de militants. Du séjour en France, il attend donc la possibilité d'agir autrement que par sa plume et c'est sans doute à ses yeux un acquis extrêmement important.
Le passeport dont il est muni indique qu'il exerce la profession d'écrivain. C'est en tout cas de ses droits d'auteur qu'il tire ses revenus depuis son exil. Le grand élan qui l'a conduit à écrire coup sur coup Ma Vie et l'Histoire de la Révolution russe s'est momentanément interrompu. A la fin de 1932 et au début de 1933, il a différents projets : un travail sur la situation économique mondiale, un ouvrage qu'il voudrait appeler Le Roman d'une amitié, sur les relations entre Marx et Engels, une Histoire de l'Armée rouge devenue ensuite un projet d'Histoire de la Guerre civile. Il a préparé des dossiers, mais encore rien engagé sérieusement.
En d'autres temps, le voyage vers la côte française de la Méditerranée aurait été une véritable fête, et l'un de ses premiers soucis aurait été de rencontrer les Rosmer. Ce n'est plus possible désormais : le silence s'est installé entre eux, même si Marguerite a écrit une lettre affectueuse - restée sans réponse - après la mort de Zina. En France cependant, il y a Ljova, qu'il a revu en novembre, dans le train, en traversant ce pays au cours du voyage de retour de Copenhague, après une longue séparation de plus de vingt-deux mois. La perspective de retrouver, comme il dit, l'un des siens, l'emplit de joie. Il va retrouver aussi les hommes et les femmes qui lui ont rendu visite à Prinkipo : Pierre et Denise Naville, Gérard Rosenthal, Raymond Molinier, Pierre Frank, ceux aussi, moins familiers, qu'il a connus à Copenhague. Il va rejoindre Jan Frankel et Otto Schüssler, tous deux réfugiés en France, après un bref séjour clandestin en Allemagne nazie. Il pense aussi qu'il va être amené à rencontrer quelques-unes de ses connaissances de l'époque des congrès de l'Internationale communiste, que ses camarades fréquentent dans le cadre des perspectives de regroupement, parmi lesquelles, Jakob Walcher, son informateur de 1923, Sneevliet, qu'il a combattu sous le nom de Maring, à propos de l'entrée du P.C. chinois dans le Guomindang, un des deux hommes qu'il tutoie, l'autre étant Rakovsky. Il va connaître, pour la première fois, nombre de ses correspondants, militants, mais aussi écrivains et journalistes. Il se déplace avec ses collaborateurs, Van, Rudolf Klement, Sara Weber qui tous, dans un premier temps, resteront autour de lui.
Nous l'avons relevé, l'homme qui quitte Prinkipo n'est plus tout à fait celui qui y est arrivé quatre années auparavant. La mort de Zina, après celle de Nina, lui a porté un coup d'autant plus rude qu'il ne peut pas ne pas mesurer sa propre responsabilité dans cette tragédie. Il porte aussi sur ses épaules la tragédie allemande, l'horreur des récits qui lui parviennent sur les violences et la brutalité des S.A., les tortures infligées aux militants... La séparation d'avec sa famille et ses amis d'Union soviétique pèse d'un poids particulièrement lourd. Son angoisse s'exprime à travers les revendications réitérées qu'il présente pour avoir des nouvelles de Rakovsky. Khristian Georgévitch a disparu de Barnaoul, et son beau-fils, le docteur Codreanu, qui poursuit ses études à Paris, n'a plus aucune nouvelle de lui. Des informations d'origines diverses assurent qu'il aurait été transféré à Moscou et hospitalisé. Une source oppositionnelle parle de sa mort ; on murmurera ensuite qu'il a tenté de s'évader par la Chine, a été repris et blessé. Les autorités soviétiques lâchent qu'il exerce la médecine en Yakoutie. Au mois de mai, lors d'une escale, à Istanbul, du Jean Jaurès où Maxime Gorky se repose, Trotsky envoie Van et Pierre Frank à bord du bateau pour réclamer des nouvelles de son ami. Le fils de Gorky les reçoit poliment, assure que son père ne sait rien24. Personne ne saura - ou tout au moins ne dira - la vérité sur cet épisode de la vie de Rakovsky, que Trotsky mentionne à l'époque aussi souvent que possible.
Trotsky a maintenant cinquante-quatre ans. Il se plaint de vieillir, de perdre le sommeil et d'avoir besoin de somnifères. Il souffre tout particulièrement de perdre la mémoire des visages connus. Il va écrire à Natalia cette phrase déchirante :
« La jeunesse s'est enfuie depuis longtemps... mais j'ai remarqué soudain que le souvenir même que j'en avais s'est enfui, le souvenir vivant des visages25… »
Il sait que les années de persécution pèsent sur son système nerveux et sa mémoire. Mais il s'en console :
« En même temps, je ne me sens ni fatigué ni affaibli mentalement. Certes le cerveau est devenu parcimonieux, économe ; et il écarte le passé pour venir à bout des nouvelles tâches26… »
Pourtant, bientôt, le médecin - un bon camarade venu de Tchécoslovaquie le docteur Breth, oncle de Kopp - va lui conseiller « une manière de vie plus tranquille », la réduction des entretiens, des rendez-vous. Il se demande si le sentiment de vieillesse qu'il éprouve est « définitif » ou temporaire, s'il connaîtra une remontée... jusqu'à un certain point, s'empresse-t-il d'ajouter. Il a parfois le sentiment, au milieu des jeunes qui l'entourent, d'être vraiment « le Vieux » comme ils disent, « sans amertume, plutôt avec une certaine chaleur, légèrement mêlée de tristesse27 ».
C'est à l'occasion d'une absence de Natalia Ivanovna peu après son arrivée en France, que nous avons eu connaissance de ces confidences et des angoisses secrètes qu'elles trahissent. Pour les autres, qu'il soit malade ou bien portant, L.D. est toujours le devoir incarné du combattant révolutionnaire, sans phrases ni emphase. Un cheminot français, qui le rencontre, raconte :
« Il nous développa sa conception du nouveau parti et de la IVe Internationale. Je lui posai la question :
- « En somme, vous proposez de tout recommencer ?
- C'est cela même », répondit-il. »
C'était bien simple: « Tout recommencer28. »
Références
1 Pas d'ouvrage particulier pour ce chapitre de synthèse.
2 Trotsky, « Qu'est-ce que le national-socialisme ? »., 10 juin 1933, A.H., T 3557.
3 L'article paraît dans Die Neue Weltbühne. 11 juillet 1933. Il soutient la comparaison, dans la synthèse qu'il fait, avec les meilleurs reportages.
17 Michael Kater, The Nazi Party. A Social Profile of Members and leaders 1919-1945. Cambridge, Ma., 19X3 ; Richard F. Hamiiton, Who Voted for Hitler ? Princeton, 1982 ; Henry Ashby Turner Jr, German Big Business and the Rise of Hitler, Oxford, 1985.
18 P. Ayçoberry, La Question nazie. Les interprétations du national-socialisme 1922-1975, Paris, 1979, p. 37.
19 Ibidem.
20 P. Broué, « Trotsky et le Bloc des Oppositions », Cahiers Léon Trotsky. n° 5, janvier-mars 1980, pp. 5-37.
21 J. Arch Getty, Origins of the Great Purge. The Soviet Communist Party Reconsidered. Cambridge, Ma., 1985, pp. 119 & 245, n. 24.
22 B. Souvarine in Freymond (éd.), Contribution à l'Histoire du Comintern, p. 201.
23 I. Deutscher, op. cit., III, p. 354.
24 Van, op. cit., p. 61.
25 Trotsky à Sedova, 3 septembre 1933, Correspondance... , pp. 25-26.
26 Ibidem, p. 26.
27 Ibidem, 19 septembre 1933, p. 56.
28 Saufrignon, témoignage, 6 avril 1937, A.H., D 69.