A la veille de 1917
V - L'attitude envers la guerre
Pendant les quelques jours qui s'écoulèrent entre la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie et l'intervention de l'Angleterre, la bourgeoisie de Pétersbourg fut dans les transes. Elle se disait que si l'Angleterre restait neutre, c'en était fait de la capitale. On commençait à évacuer les objets précieux ; dans les musées on emballait les tableaux, statues et autres œuvres d'art.
Aussi conçoit-on sans peine la joie avec laquelle fut accueillie la nouvelle de la déclaration de guerre de l'Angleterre à l'Allemagne. Dans les restaurants et les théâtres, ce furent des toasts, des ovations indescriptibles, et le soir on organisa une manifestation patriotique devant l'ambassade anglaise.
Les premiers jours de la guerre, les ouvriers conscients étaient convaincus que la démocratie d'Europe Occidentale, dirigée par le prolétariat organisé, ne laisserait pas s'accomplir le carnage des ouvriers et des paysans. Autant que la situation internationale nous permettait d'en juger, nous voyions bien que le gouvernement allemand était l'initiateur, que c'était lui qui avait le premier tiré l'épée. De là pour le prolétariat allemand le devoir de prendre l'initiative de la lutte contre les machinations sanglantes des impérialistes.
Ce que nous apprîmes nous stupéfia. Les télégrammes, les articles de la presse disaient que les chefs de la social-démocratie allemande justifiaient la guerre, votaient les crédits militaires. Notre première pensée fut que ces nouvelles étaient fausses, que l'on voulait travailler l'opinion social-démocrate russe... Mais nous eûmes bientôt un moyen de vérification : des centaines de personnes qui s'étaient enfuies d'Allemagne ou revenaient des autres pays confirmaient la véracité des déclarations des journaux russes.
Quelque monstrueux que fût le fait, il n'en existait pas moins et il fallait en tenir compte. Les ouvriers nous assaillaient de questions : on nous demandait ce que signifiait la conduite de ces socialistes allemands que nous nous étions habitués à considérer comme des modèles. Où était donc la solidarité internationale ?
Particulièrement pénible fut pour nous la nouvelle que l'armée allemande, qui comptait tant d'ouvriers organisés, dévastait la Belgique et que les soldats belges défendaient leur pays au chant de l'Internationale Ouvrière.
Mais il nous fallait répondre aux questions et aux accusations, et nous étions obligés de dire que les leaders de la social-démocratie allemande avaient trahi la cause ouvrière, avaient trahi le socialisme international. Pour expliquer la raison profonde de cette défection, nous indiquions que, les dernières années, le mouvement ouvrier allemand était tombé sous la coupe des réformistes, autrement dit des « liquidateurs », comme nous les appelions en Russie.
Ce ne fut pas sans peine que nous parvînmes à faire comprendre le caractère véritable de l'action des chefs allemands, car la majorité des ouvriers russes qui suivaient les social-démocrates commençaient à se dire qu'ils ne devaient pas faire moins pour la Russie que leurs camarades allemands pour l'Allemagne. Les ouvriers conscients eurent beaucoup de peine à faire comprendre que la trahison des uns ne devait pas entraîner la trahison des autres, pour le plus grand bien des seuls capitalistes, et qu'il était nécessaire de restaurer la liaison internationale des ouvriers par-dessus la tête de leurs chefs.
Mais, à mesure que se développait le conflit, le gouvernement russe lui-même ne contribuait pas peu par ses mesures à élucider la situation. A peine la mobilisation était-elle terminée à Pétersbourg que commençait une campagne furieuse contre « l'ennemi intérieur ». De nouvelles répressions s'abattirent sur la classe ouvrière ; on procéda à des arrestations, à des déportations, et, l'état de guerre étant déclaré, on ferma les syndicats, les clubs et les journaux professionnels qui existaient encore. C'est ainsi que le gouvernement résolvait la tâche de « l'union de toutes les classes et de toutes les nationalités ». Les ouvriers qui avaient été laissés dans les usines, mais qui étaient considérés comme mobilisés, furent assujettis à un régime de fer. Profitant de la situation, les entrepreneurs voulurent les transformer en véritables serfs. A l'usine Lessner, la réduction des salaires et l'imposition abusive d'heures supplémentaires provoquèrent, dès les premières semaines, des protestations. Il en fut de même chez Erickson, Vulcan et dans plusieurs autres usines métallurgiques.
Les petits patrons et les entrepreneurs profitèrvrtt également de l'état de guerre pour se débarrasser des ouvriers turbulents ou pour se refuser au paiement des salaires. Aussi les avocats de Petrograd ne pouvaient-ils suffire à tous leurs clients.
La défaite de l'armée russe en Mazourie (Prusse orientale) fut un coup terrible pour tous ceux qui préconisaient la cessation de la lutte contre le gouvernement. Elle montra aux masses ouvrières que le gouvernement russe, incapable et pourri à fond, ne méritait que l'égout. C'est à partir de ce moment que l'on commença à lancer des critiques contre l'organisation de la défense, critiques qui ressemblaient fort à celles que l'on formulait pendant la guerre russo-japonaise.
Les récits des soldats sur les vols de l'intendance, la mauvaise nourriture, la pagaïe extraordinaire, confirmaient que l'armée russe n'avait pas appris grand chose depuis la guerre japonaise, sinon peut-être à dissimuler un peu mieux les défauts de son organisation.
Les paysans eux-mêmes se rendaient compte de la situation et le bruit courait parmi eux que l'année russe allait être commandée par des généraux japonais, car c'était là le seul moyen de vaincre les Allemands. On peut juger par là du degré de confiance qu'inspiraient les généraux russes.
Lorsque parurent dans la presse les lettres dans lesquelles Plékhanov, Bourtzev, Kropotkine et autres exhortaient à conclure une trêve avec le gouvernement et à l'aider dans sa « lutte contre le militarisme allemand », les démocrates-révolutionnaires russes, même ceux qui faisaient plus ou moins profession de patriotisme, furent légèrement désenchantés, car ils s'attendaient à ce qu'on les invitât à combattre tout d'abord pour la victoire de la démocratie et ensuite contre l'ennemi extérieur. Quant à la « trêve », sans parler du tort porté au mouvement démocratique par les Plékhanov et leurs confrères, chaleureusement soutenus par les pires réactionnaires, elle ne pouvait que renforcer la réaction sans augmenter aucunement les chances de succès de l'armée russe.
Dès le début de la guerre, des bruits persistants sur la réalisation prochaine de réformes, l'octroi d'une amnistie générale et la constitution d'un ministère cadet avaient couru par la ville et dans les milieux ouvriers. Les auteurs de ces bruits étaient les cercles libéraux qui, ayant renoncé et exhorté les autres à renoncer à la lutte contre le gouvernement, n'avaient rien reçu pour leur soumission et, fort chagrinés, avaient tenté de rappeler le gouvernement à la gratitude. Mais le Rietch ayant été frappé d'une amende de 5 000 roubles se tint coi et se reposa sur les « forces extérieures » du soin d'obtenir la réalisation des réformes en Russie : le bruit fut lancé que l'Angleterre avait donné au gouvernement russe le « conseil » d'adoucir le régime politique. Mais le temps marchait et la pression de la démocratie d'Europe Occidentale ne se faisait sentir que par l'adoption de la Marseillaise au nombre des hymnes obligatoires.
La presse pétersbourgeoise faisait tout pour déchaîner les passions chauvines. Elle ne tarissait pas de détails sur la férocité des Allemands envers les vieillards et les femmes russes restés en Allemagne. Néanmoins, cette campagne ne réussit pas à pousser les ouvriers dans la voie du nationalisme.
Il était extrêmement rare que l'on exigeât le renvoi d'un Allemand dans une entreprise. Le fait pourtant eut lieu dans une usine de construction de locomotives. Mais il s'agissait d'un ingénieur qui excellait à exploiter son personnel et auquel l'administration avait obtenu l'autorisation de demeurer en Russie. Les ouvriers profitèrent de la guerre pour se débarrasser d'un de leurs ennemis et exigèrent le renvoi de l'ingénieur en question. Il y eut également quelques cas où les ouvriers réclamèrent le renvoi d'Allemands venus en Russie spécialement pour remplacer les grévistes, Mais de ces faits isolés on ne pouvait, comme le faisaient les journaux, conclure à la haine des ouvriers russes pour les Allemands. D'ailleurs le chauvinisme de la presse dépassait de beaucoup en général celui de la population, même des milieux petits-bourgeois.
L'attitude des nationalités opprimées de la Russie envers la guerre ne différait pas sensiblement de celle des partisans de la « défense de l'indépendance nationale du pays ».
La bourgeoisie juive de Pétersbourg organisait des manifestations patriotiques spéciales. Dans les synagogues, on. célébrait des services solennels pour demander à Jéhovah la victoire de la Russie. Les journaux libéraux, le Rietch et le Dien, se faisaient un devoir de souligner ces faits afin qu'on ne pût accuser les juifs de ne pas aimer « leur » patrie. Tant d'efforts touchèrent enfin le cœur des puissants du jour : les Cent-Noirs comme Markov et Pourichkévitch daignèrent décerner aux juifs des éloges pour leur patriotisme.
Mais, dans les localités de la zone du front, la vie était dure pour les juifs, qui avaient continuellement à redouter les pogroms de la populace aussi bien que du commandement militaire. Les excès dont ils étaient victimes ne pouvaient être publiés en raison de l'état de guerre ; néanmoins, ils filtraient dans la presse qui, de temps à autre, communiquait brièvement que, dans tel ou tel endroit, on avait arrêté des groupes de voleurs et de bandits chargés de butin. Dans ces localités, les manifestations patriotiques étaient en quelque sorte un préventif contre les pogroms.
La population tartare musulmane, elle aussi, tint à honneur de manifester son amour pour la patrie. A la mosquée de Pétersbourg, des services religieux furent célébrés et les mahométans envoyèrent des députations aux autorités pour les assurer de leur inébranlable fidélité.
Les Tchèques, les Polonais et les autres Slaves étaient invités chaleureusement, parfois par la police, à s'enrôler dans les bataillons de volontaires et à mener la lutte sainte pour la libération de leur pays.
Les patriotes organisaient des manifestations devant le Palais d'Hiver, tombaient à genoux lors de l'apparition du tsar au balcon, poussaient des hourras frénétiques...
La démocratie ne faisait qu'exhorter à la « trêve ». Une vague de servilité déferlait sur la Russie et menaçait d'y submerger toute vie sociale et politique. Mais le vigoureux instinct de classe du prolétariat sauva les ouvriers pétersbourgeois de l'abjection générale.