A la veille de 1917
VI - La Sociale-Démocratie révolutionnaire contre la guerre
Les répressions administratives et policières exercées sur le prolétariat de la capitale dans les journées de juillet n'avaient pas détruit les noyaux clandestins du parti social-démocrate. Mais les perquisitions et les arrestations en masse avaient fortement affaibli qualitativement les organisations du parti. Le Comité de Pétersbourg avait perdu ses meilleurs militants ; néanmoins, il conservait ses liaisons et travaillait normalement.
Dès la première semaine de la mobilisation, nos organisations ouvrières avaient occupé une position nettement hostile à la guerre.
Avant même la réunion de la Douma d'Empire, le Comité du quartier de Viborgskaïa Storona du Parti Social-Démocrate Ouvrier avait publié contre la guerre une feuille volante dans laquelle il mettait le prolétariat en garde contre les mensonges du gouvernement, lequel affirmait avoir déclaré la guerre pour l'indépendance de la Serbie et la libération de la Galicie. « Le gouvernement russe — était-il dit dans notre proclamation — qui lient dans l'esclavage et l'ignorance son propre peuple, ne saurait être considéré comme le libérateur des nations slaves. »
Cette proclamation indiquait la cause véritable de la guerre : la concurrence des exploiteurs qui, dans leur recherche de débouchés, avaient organisé la tuerie. Elle qualifiait d'aventurier le gouvernement russe, qui cherchait dans cette guerre une compensation dans le Proche-Orient à ses défaites d'Extréme-Orient. Elle montrait que le véritable ennemi de la guerre était le prolétariat, rappelait sa lutte antimilitariste des dernières années et l'exhortait à faire « la guerre à la guerre ».
Au moment de la convocation de la Douma d'Empire, la plupart de nos députés étaient en province, où se développait le mouvement gréviste. Les fractions parlementaires social-démocrates eurent, avant la réunion de la Douma, plusieurs séances auxquelles elles adoptèrent leur fameuse résolution. Lors de l'élaboration de cette résolution, deux tendances se manifestèrent. Parmi les députés de la droite mencheviste, il se trouva des partisans de la défense de la « culture russe ».
Mais c'étaient là des exceptions ; officiellement, bon gré mal gré, les fractions social-démocrates firent bloc dans cette question.
Courte et hardie, cette déclaration fut un véritable pavé dans la mare aux grenouilles du chauvinisme. La droite l'accueillit par des huées, mais les ouvriers en furent entièrement satisfaits.
L'attitude des autres sections socialistes de l'Internationale envers la guerre nous était connue par les journaux bourgeois. La première nouvelle de Paris, dont s'empara avec joie la presse réactionnaire, annonçait que « les socialistes et les syndicalistes fiançais avaient renoncé à critiquer la politique du gouvernement russe ». La censure militaire, qui interdisait de parler des pogroms, des arrestations et des perquisitions, laissait passer complaisamment tous les télégrammes sur l'action des socialistes des autres pays. Nous savions que les social-démocrates « orthodoxes » allemands avaient voté les crédits de guerre. Nous étions parfaitement informés de l'activité de Vandervelde, dont la Birjovka, le Viétchernié Vremia, la Kopiéïka et autres journaux réactionnaires commentaient l'élévation au poste de ministre et publiaient le portrait. La réorganisation du ministère français en « cabinet de défense nationale » et la participation des socialistes au gouvernement furent saluées par la presse russe comme une mesure géniale — ce qui donna aux libéraux du Riétch une occasion de plus de se lamenter et de dire qu'il n'y avait que chez nous où les choses ne se passaient pas comme chez tout le monde, que tout restait comme par le passé.
L'adresse du ministre Vandervelde aux socialistes russes fut remise au député Tchkhéidzé par le ministère des Affaires Etrangères.
Les ouvriers n'en eurent connaissance que bien après réception, par la presse bourgeoise. Des copies, tapées à la machine, en furent ensuite distribuées dans les usines.
Quoique la « démocratie européenne » soutînt très peu le mouvement démocratique de notre pays et que ses représentants officiels n'aidassent qu'à son écrasement, les ouvriers pétersbourgeois étaient extrêmement sensibles à la situation du prolétariat belge. Mais il s'en trouvait très peu qui approuvassent la participation de Vandervelde au ministère de Sa Majesté le Roi des Belges. Nous estimions que Vandervelde avait abandonné un poste qui, dans la situation d'alors, était beaucoup plus important que celui de ministre dans un Cabinet clérical.
Néanmoins, l'état de guerre gênait beaucoup l'organisation de nos assemblées de masses dans les bois de la banlieue : partout on se heurtait à des militaires et à des espions. En outre, une grande partie des ouvriers étaient mobilisés, ce qui les obligeait à faire des heures supplémentaires par crainte d'être expédiés sur le front s'ils prenaient part à l'action illégale. Aussi fut-ce dans les usines mêmes que l'en délibéra sur la réponse à envoyer au télégramme de Vandervelde.
Pour les ouvriers organisés, la réponse à ce télégramme importait beaucoup moins que la question de l'attitude envers la guerre, qui y était liée. Sur la question de la « trêve » tous les social-démocrates : bolcheviks, plékhanovistes, et menchéviks étaient d'accord ; tous ils étaient pour la continuation de la lutte contre le gouvernement russe. Dans cette question, les ouvriers menchéviks se séparaient de leurs conseillers les plus proches, les employés des caisses d'assurance contre la maladie, tous plus ou moins patriotes. On entendait parfois émettre des opinions francophiles, mais la masse était en général hostile à la guerre.
Sur les murs, dans les coins des ateliers, on lisait des inscriptions curieuses : « Camarades, si la Russie est victorieuse, notre situation n'en sera pas meilleure ; on nous matera encore davantage ». On peut juger par là des appréhensions des ouvriers, dont on s'efforçait par tous les moyens d'endormir la méfiance et d'obtenir l'appui aux ennemis jurés du prolétariat.
L'attitude des intellectuels social-démocrates était beaucoup plus « complexe ». Tous, ils se déclaraient en principe ennemis de la guerre, mais accompagnaient cette déclaration d'innombrables restrictions. Leur intransigeance d'antan avait disparu comme par enchantement. La guerre n'était plus pour eux une conséquence fatale de la politique antérieure des gouvernements, c'était un « fait » inattendu qu'il fallait accepter. Et leur attitude contradictoire, imprécise, à l'égard de ce fait contribuait notablement à jeter le désarroi dans l'esprit d'un certain nombre d'ouvriers.
L'opinion la plus répandue était que la guerre allait affranchir la Russie du joug politique et économique de l'Allemagne. La victoire de la Triple Entente devait donner à la Russie la liberté des détroits et la possibilité de conclure un nouveau traité commercial assurant le développement rapide des forces de production du pays.
Ces perspectives ne séduisaient guère les ouvriers ; leur sûr instinct de classe les mettait en garde contre les promesses fallacieuses des biens de la « victoire ». Aux assemblées, on faisait remarquer aux intellectuels qu'il s'agissait également pour l'Allemagne de la possibilité du développement de ses forces de production. Les ouvriers voyaient dans la solidarité internationale la seule issue réelle aux conflits des capitalistes et considéraient l'établissement d'une solide liaison internationale entre les organisations ouvrières comme le principal moyen d'alléger la lutte du prolétariat russe contre la guerre. Mais la position des social-chauvinistes allemands, qui mettaient leurs espoirs dans le mouvement révolutionnaire et dans l'aide active des révolutionnaires russes à la réalisation des plans de l'état-major allemand et soutenaient la guerre, menée soi-disant pour le renversement du tsarisme, gênait considérablement notre propagande. Néanmoins, en dépit des difficultés de la situation, nos organisations poursuivaient leur propagande antimilitariste. Au début de septembre, le comité pétersbourgeois du Parti Social-Démocrate publia une feuille volante dans laquelle il déclarait que « quelle que fût l'issue de la guerre tout le fardeau en retomberait sur la classe ouvrière. » et que « les masses paysannes et ouvrières, elles aussi, étaient, par leur apathie, responsables de la guerre. » Il terminait en exhortant le prolétariat à chercher et à « rassembler des armes ». Sur beaucoup de points de la Russie et notamment au Caucase, en Pologne, en Lituanie, les organisations locales publièrent également des feuilles volantes contre la guerre. Les autorités s'émurent : à Saint-Pétersbourg on procéda à des perquisitions et plus de 80 personnes furent ont arrêtées dans différents quartiers de la ville.
En Pologne, et quoiqu'il eût déclaré qu'il n'existait plus pour lui de « nations assujetties », le gouvernement continuait sa politique réactionnaire. Dans les villes de la zone du front, comme Lodz, Varsovie etc., la politique des autorités variait selon les vicissitudes de la fortune militaire. L'approche des Allemands donna à Varsovie un semblant de « liberté » ; les arrestations cessèrent, l'administration s'enfuit et la ville resta livrée à elle-même. Les habitants formèrent un comité qui organisa une milice urbaine et ouvrit des réfectoires gratuits pour les sans-travail, alors très nombreux.
Les questions des différentes formes d'entr'aide se posaient également aux ouvriers pétersbourgeois. Les entrepreneurs firent campagne pour une retenue sur les salaires en faveur de la Croix Rouge, mais cette institution n'avait pas la confiance des ouvriers, ni même celle de la « société ». Les retenues effectuées sans l'assentiment des ouvriers, comme au temps de la guerre russo-japonaise, provoquèrent des protestations (par exemple à l'usine Poutilov) et il fallut y renoncer. Les ouvriers déclaraient que l'Etat devait assurer l'existence des soldats blessés ainsi que de leurs familles, comme il le faisait pour les officiers. Quant à eux, leur devoir était de venir en aide aux malheureux déportés dans les toundras sibériennes ou enfermés dans les prisons du « libérateur » de la démocratie européenne, le tsar Nicolas.
Comme il était impossible de réaliser légalement cette assistance dans une large mesure, beaucoup d'ouvriers songeaient à organiser dans les usines des comités spéciaux « d'aide aux victimes de la guerre » dont la charge eût été de s'occuper des détenus, des sans-travail et des familles des camarades envoyés au front. Mais après réflexion, on résolut d'organiser cette assistance dans toute la ville au moyen des caisses d'assurance contre la maladie. Des collectes dans ce but avaient été déjà faites (par exemple à l'usine Seménov, aux chantiers de constructions ravales de la Neva), mais pour procéder à la répartiton des sommes recueillies, on attendait que la question fût décidée.
Les intellectuels, dont certains faisaient de la propagande patriotique, notamment à la « Société Economique Volontaire », préconisaient la légalisation de nos comités ouvriers d'entr'aide, qu'ils voulaient transformer en quelque sorte en institutions de bienfaisance, mais heureusement leur idée ne fut soutenue par personne.