1952 |
« De même que la propriété par un groupe
d'actionnaires d'une
entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son
administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses
directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit
s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son
administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses
dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des
conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique
s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté
de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. » |
Les satellites européens de Staline
TROISIÈME PARTIE — LE SATELLITE REBELLE
Chapitre V — L'épidémie de titisme en Europe orientale
1952
Depuis l'excommunication de Tito, son spectre n'a cessé de hanter l'Europe orientale. Un grand nombre de dirigeants des partis communistes ont été accusés d'être envoûtés par lui, et « épurés ».
En septembre 1948, Varsovie annonça la « résolution unanime du comité central du parti des ouvriers polonais » et l' « approbation unanime » de cette résolution par la réunion plénière des membres actifs de ce parti de retirer ses fonctions au secrétaire général Władysław Gomułka. Celui-ci était vice-président du conseil des ministres et le chef véritable de l'administration (le président, membre du P. P. S., n'étant qu'une figure de proue). Il était également ministre des Territoires recouvrés, cœur industriel du pays. En l'espace de quelques mois, Gomułka se vit démettre de toutes ces fonctions ainsi que de celles de membre du bureau politique et même de celles de membre du comité central. Un discours de Bolesław Bierut, qui le remplaça comme secrétaire général, jette quelque lumière sur la technique de la « purge ». La preuve capitale — sinon l'unique — de la « déviation » de Gomułka qu'il cita était un article de la Trybuna Volnosci, organe central du P. P. R., paru... le 1er juillet 1944. On pourrait penser que cette critique fut formulée quatre ans trop tard ou que l'article avait été blâmé précédemment. Non pas. On pourrait tout au moins croire que cet article avait été écrit par Gomułka. Non pas, encore. Il était dû à un autre dirigeant parti, Benkovski. Mais c'est un avertissement à Gomułka et aux autres chefs communistes que, s'ils s'écartent jamais de la ligne leur déviation sera antidatée de 1944 et que les « erreurs » commises par l'un d'eux serviront à compromettre les autres.
Gomułka fut peut-être choisi comme objectif de l'attaque parce qu'il n'était pas de ces dirigeants du P. P. R. qui arrivèrent de Moscou à la fin de la guerre « en avion, la pipe à la bouche », comme l'a dit Pijade.
Quelques jours après la disgrâce de Gomułka, Varsovie annonçait que presque tous les chefs du P. P. S. (alors sur le point de fusionner avec le P. P. R.) étaient également démis : Kazimierz Rusinek « démissionna » de ses fonctions de président du comité central exécutif — le plus haut organe hiérarchique du P. P. S. — Edvard Osóbka-Morawski, premier ministre en 1945-1946 Stanisław Piaskowski, Drobner et huit autres membres disparurent du comité central exécutif. Stanisław Szwalbe, président du conseil national du P. P. S., et onze des membres de celui-ci « démissionnèrent » également. La nouvelle direction, dans la plus pure tradition de Machiavel, confia le soin de dénoncer Gomułka, qui n'avait pas rétracté assez servilement son « nationalisme » à son collaborateur le plus proche, Zenon Kliszko membre du bureau politique, secrétaire du parti et chargé des cadres de celui-ci de 1944 à septembre 1948. Son attaque fut bruyamment applaudie par le congrès. Kliszko, lui-même, fut ultérieurement disgracié pour « déviations nationalistes ».
Le 7 septembre 1949, après plus d'une année de silence, le quotidien varsovien Trybuna Ludu publia un article de Gomułka attaquant Tito. On aurait pu penser que c'était la fin de l' « affaire Gomułka », mais il n'en était rien. Après la dégradation politique ayant consisté à être accusé par son ancien collaborateur et après cette condamnation par Gomułka du « nationalisme » de Tito, la scène était prête pour une liquidation matérielle devant servir d'avertissement à tous ceux qui auraient l'audace de « dévier ». L'attaque de Gomułka par Kliszko et celle de Tito par Gomułka suivaient le modèle des lettres adressées à la Pravda par Radek et par d'autres futures victimes des procès de Moscou, à l'époque du jugement de Kamenev et Zinoviev, où ils traitaient leurs anciens amis de « chiens enragés », de « bande de fascistes contre-révolutionnaires », et faisaient appel à « leur chef bien-aimé, Staline », pour n'avoir aucune « pitié » à l'égard de ces « assassins et traîtres méprisables ».
Le coup de grâce fut administré à Gomułka quelques semaines après cette attaque contre Tito. Il se produisit quatre jours après l'annonce de la nomination du maréchal soviétique Rokossovsky comme ministre polonais de la Défense nationale. Lors d'une réunion plénière du comité central du parti unifié des ouvriers polonais, qui eut lieu du 11 au 13 novembre 1949, Bierut accusa plusieurs membres de la brigade Dombrowski — unité polonaise de la brigade internationale ayant combattu en Espagne — d'être des mouchards de la police fasciste parvenus à des positions dirigeantes dans la nouvelle administration polonaise. Les responsables de cette situation étaient Gomułka, Kliszko et le général Marian Spychalski. Ce dernier avait commandé la brigade Dombrowski, dirigé le département de l'Information (c'est-à-dire le département politique) de l'organisation militaire du P. P. R. sous l'occupation allemande, puis de l'Armia Ludova, armée polonaise sous contrôle du P. P. R., et était, récemment encore, ministre adjoint de la Défense nationale et membre du bureau politique. Dans le rapport au congrès de l'Union, où Gomułka avait été seul à être attaqué et Kliszko son principal dénonciateur, le discours de Spychalski et une photographie de lui avaient tenu une place importante, ne le cédant qu'à ceux de Bierut et de Berman. Tous les trois, Gomułka, Kliszko et Spychalski, sont maintenant en prison pour avoir « aidé et protégé des fascistes ». Simultanément, Lechowicz ancien ministre du Ravitaillement ; le Dr Stanislaw Kovalewsky, ancien vice-ministre de l'Agriculture ; Ryszard Borowy, vice-ministre des Forêts, et Tadeusz Kochanowicz, vice-ministre du Travail et du bien-être social, étaient arrêtés.
Cela ne constitue nullement la fin de la « purge » des « titistes » en Pologne, et Bierut, dans un article publié juste après la réunion plénière, indiqua que le filet se resserrait plus étroitement encore. Il déclara :
Il suffit d'analyser un peu plus profondément les conditions spécifiques régnant en Pologne pour conclure que les dangers d'un travail subversif, sous la forme d'espionnage, de sabotage, de conspiration et de terreur, ont, dans notre pays, tant du point de vue objectif que subjectif, une base beaucoup plus large que dans n'importe quel autre. (Pour une paix durable, pour une démocratie populaire, 19 décembre 1949).
En Bulgarie, les « titistes » étaient conduits par Traïtcho Kostov, qui n'était pas un ami de Tito, étant précédemment entré en conflit avec celui-ci sur la question de la fédération balkanique, mais qui n'était pas non plus un laquais servile de Staline.
Avant sa disgrâce (suivie de son arrestation, de son jugement et de son exécution), Kostov était secrétaire politique du comité central du parti, président du conseil intérimaire et président du comité gouvernemental des Affaires économiques et financières. La presse communiste bulgare, à l'occasion de son cinquantième anniversaire, décrivit la longue lutte qu'il avait soutenue pour le parti et les hauts postes qu'il y avait occupés, ayant été l'un de ses fondateurs en 1919, membre du comité central en 1924, chef du groupe parlementaire communiste (alors appelé officiellement « parti des Ouvriers »), rédacteur en chef de son journal en 1931-1932, membre du secrétariat balkanique du Komintern en 1932-1934, membre du bureau politique du parti depuis 1935, son secrétaire depuis 1940 et son secrétaire général depuis 1944. Il avait passé plus de dix ans en prison et fut l'un des plus éminents martyrs de la classe ouvrière bulgare entre les deux guerres mondiales. En 1924, il avait été torturé si cruellement que, craignant de trahir ses camarades, il avait tenté de se suicider en se jetant du quatrième étage de la Direction de la police, à Sofia. Il avait survécu, mais avec les deux jambes brisées et une déformation de la colonne vertébrale. Le comité central du parti s'adressa à lui dans les termes suivants :
Vous avez accompli de grandes choses, camarade Kostov, en bâtissant le parti, en servant de maître et d'instructeur à ses membres. Sous votre direction, et inspirés par votre vie héroïque, des milliers de communistes ont été élevés dans une fidélité sans réserve au parti. Votre profonde connaissance de la théorie marxiste-léninienne, votre grande culture, votre esprit de ressource et votre fermeté, votre modestie, votre loyauté indiscutable envers le parti et la classe ouvrière constituent les caractères bolcheviks qui magnifient votre vie de combattant, à jamais liée aux luttes du parti. Aujourd'hui, collègue loyal du camarade Dimitrov et son premier adjoint, vous êtes l'un des chefs du parti les plus aimés et les plus respectés, un grand homme d'État, un des bâtisseurs de la Bulgarie nouvelle. (cité par The World Today, avril 1950)
On s'attendait à ce que, tout naturellement, à la mort de Dimitrov, ses attributions retombassent sur les épaules de Kostov.
Lorsque, le 5 avril 1949, il fut démis de ses fonctions de premier ministre intérimaire et de membre du bureau politique, l'explication officielle suivante fut publiée : « Traïtcho Kostov a poursuivi une politique manquant de sincérité et inamicale envers l'U. R. S. S. au cours des négociations commerciales et dans la fourniture de renseignements économiques aux représentants soviétiques. Il a toléré et, en fait, encouragé les tendances nationalistes au sein de l'appareil de l'État. » Quelques mois plus tard, il était condamné et exécuté pour avoir été un des mouchards de la police bulgare depuis 1942 et un des informateurs des services de renseignements britannique, américain et yougoslave depuis 1944.
Beaucoup d'autres hauts personnages furent « épurés » avec Kostov. La « purge » atteignit une telle ampleur qu'on put penser que toute l'administration de l'État et du parti se trouvait dans une situation critique. La grande majorité des hauts fonctionnaires ainsi « épurés » furent proclamés des « espions fascistes ». On aura une idée des proportions de la « purge » en parcourant la liste de leurs noms. Ceux qui furent déclarés des espions fascistes seront marqués d'un astérisque pour éviter de les confondre avec ceux qui furent éliminés simplement en conséquence d'une mesure administrative.
* Professeur Ivan Stefanov, ministre des Finances ;
* Nikola Pavlov, ministre adjoint aux Constructions, secrétaire du cadre du comité central et président de la commission centrale du parti ;
* Professeur Petko Kounine, membre du bureau politique jusqu'au 8 janvier 1948, puis membre remplaçant, ministre de l'Industrie (également ministre des Finances pendant deux mois après l'arrestation de Stefanov) ;
* M. Sakelarov, ministre des Travaux publics ;
* S. Tontchev, ministre des Transports et ancien secrétaire du Front patriotique ;
Le général Dobri Terpechev, vice-premier ministre et président de la commission de planification (il demeura quatorze ans en Prison et fut deux fois condamné à mort ; au cours de la guerre, il commanda les Partisans bulgares), expulsé de toutes ses places pour « manque de diligence dans sa tâche et manque de vigilance » ;
* Yordan Bojilov, ancien ministre du Commerce extérieur ;
* Ljubomir Kairakov, ancien ministre à l'Électrification ;
M. Gotchev, ancien ministre de l'Industrie, membre du comité central du parti, expulsé de celui-ci ;
* Nikola Natchev, président adjoint de la commission gouvernementale pour les Affaires économiques et financières ;
* Lultcho Tchervenkov, ministre adjoint des Transports ;
* Vasil Markov, ministre adjoint des Transports ;
* Georgi Petrov, ministre adjoint des Finances ;
* Boris Simov, ministre adjoint de l'Industrie ;
* Nikola Govedarsky, ministre adjoint du Commerce intérieur j
* Dimiter Kotchemidov, ministre adjoint du Commerce intérieur ;
* Bonyu Petrovsky, ministre adjoint du Commerce extérieur ;
* Ivan Toutev, directeur du ministère du Commerce extérieur ;
* Georgi Andreitchine, secrétaire d'État aux Affaires étrangères ;
Popentcharov, ministre adjoint des Affaires étrangères et directeur des services de la propagande communiste ;
Le général Ivan Kinov, chef d'état-major général, « relevé de ses fonctions » et expulsé du comité central du parti. Il avait été l'un des chefs de la brigade internationale pendant la guerre d'Espagne ;
Le général Boyan Balgaranov, chef du département politique de l'armée, « relevé de ses fonctions » et expulsé du comité central du parti ;
* Peter Vrantchev, chef du Service militaire des renseignements ;
* Lev Glavintchec, chef adjoint des gardes-frontières ;
* Stefan Bogdanov, directeur de la police d'État ;
* Georgi Ganev, directeur de la police d'État et membre du bureau politique ;
* Nikolai Zadgorsky, directeur de la police d'État ;
* Tsanyu Tsontchev, gouverneur de la banque national bulgare, chef de l'office gouvernemental des statistiques ;
Grosev, ex-secrétaire général du Front patriotique, expulsé du comité central du parti ;
B. Koptchev, K. Dobrev, I. Batcharov, K. Stoytchev, expulsés du comité central du parti.
Il est encore difficile de juger la signification de l'enlèvement d'Anton Yougov à son poste-clef de ministre de l'Intérieur, qu'il avait occupé pendant cinq ans. Il n'a pas été démis de ses fonctions de vice-premier ministre. Cette mesure peut constituer un prélude à sa disparition totale.
Sur les seize ministres qui étaient membres du parti communiste avant la « purge », six seulement (dont Anton Yougov) sont restés en place. Sur les neuf membres du bureau politique, la plus haute instance du parti, il ne reste que Voulko Tchervenkov et Vladimir Poptomov (et peut-être Georgi Tchankov).
Mais la hache ne s'arrêta pas de frapper. Rien que dans le procès Kostov, 55 Bulgares « agents de Kostov » furent cités en dehors des inculpés ; c'étaient de hauts fonctionnaires de l'État et du parti en grande majorité, ils furent également « épurés ». Après le procès, quelques douzaines d'autres hauts fonctionnaires furent également relevés ainsi que des milliers de subalternes. Le 16 juin 1950, un porte-parole du gouvernement annonça qu'au cours des douze mois précédents 92 500 membres et candidats avaient été expulsés du parti communiste (en juin 1950, il comptait 428 876 membres et 13 307 candidats). Même après cette « purge » massive, G. L. Grozev, président du comité central de l'Union Dimitrov de la Jeunesse populaire, déclara que le parti souffrait toujours de « nationalisme, de cosmopolitisme, de kostovisme et de titisme » (East Europe, 29 juin 1950)1.
La « purge » prit également d'importantes proportions en Hongrie, pas aussi vastes, cependant, qu'en Bulgarie. Sa première et plus éminente victime fut László Rajk.
Comme beaucoup des autres qui furent liquidés, il avait un très beau passé. Il s'enrôla dans le parti communiste hongrois en 1931, à l'âge de vingt-deux ans, et fut arrêté un an plus tard. Au bout d'un an de prison, il poursuivit son œuvre dans les conditions de clandestinité très difficiles qui régnaient alors. Il se rendit en Espagne en 1936 et devint secrétaire de l'unité hongroise de la brigade internationale (bataillon Rákosi), poste qu'il occupa jusqu'à la dissolution de la brigade. Il fut très grièvement blessé, effectua la retraite en France avec ses camarades et fut interné pendant plus de deux ans. Relâché en 1941, il rentra en Hongrie. Il fut arrêté en octobre de cette même année et passa, cette fois, trois années en prison, d'où il continua à diriger l'activité du parti communiste. Quand l'armée allemande évacua la Hongrie en octobre 1944, il fut emmené avec d'autres prisonniers politiques et enfermé dans un camp de concentration en Allemagne. La chute de Hitler lui rendit la liberté. De retour en Hongrie, il ne tarda pas à prendre une place prééminente, le parti l'acclamant comme l' « organisateur de la Résistance hongroise ». Il devint secrétaire de l'organisation de Budapest, qui groupait la grande majorité des membres du parti communiste hongrois (et prit le nom de parti du peuple des travailleurs hongrois après la fusion avec les social-démocrates), membre de son comité central et de son bureau politique, secrétaire du parti et secrétaire général du Front indépendant (organisation de masse du parti communiste). De 1946 à 1948, tandis que ce dernier s'efforçait de prendre en main le contrôle complet de l'appareil d'État, Rajk occupa le poste-clef du gouvernement, celui de ministre de l'Intérieur. Il devint ultérieurement ministre des Affaires étrangères. Selon le quotidien communiste Szabad Nép, il fut accueilli avec des acclamations délirantes, le 1er mai 1949, par la foule de Budapest, qui ne manifesta pareil enthousiasme que pour Rákosi. Une édition officielle des discours de celui-ci, publiée quelques jours plus tard, parlait de Rajk comme de l'un des dirigeants hongrois les plus populaires et comme d'un combattant inlassable de la démocratie populaire. Aux élections générales du 15 mai, il était en tête de liste dans sa circonscription et fut élu au parlement.
A peine un mois plus tard, sans avertissement préalable, Rajk était de nouveau emprisonné et toute la presse, naguère encore si prodigue de louanges à son égard, vitupérait cet « espion fasciste ». Il ne se trouva personne pour protester contre un tel traitement ou tout au moins pour proposer d'attendre jusquau procès !
Celui-ci groupa d'autres inculpés de marque. Le Dr Tibor Szönyi avait été, jusqu'à son arrestation, secrétaire du parti communiste hongrois (et du parti du peuple des travailleurs qui lui succéda), membre du comité central et de la commission centrale de contrôle, député au parlement. Andras Szalai, son adjoint, était également membre du comité central. Le Dr Pál Justus faisait partie du comité exécutif du parti social-démocrate, puis fut membre du comité central du parti du peuple des travailleurs hongrois, député, vice-président de la corporation de la radio hongroise. Le général György Pálffy était chef d'état-major de l'armée, ministre adjoint de la Défense nationale, chef de l'organisation du parti dans l'armée, membre du comité central et député2.
Le dernier pays où s'effectua la consolidation de la « démocratie populaire » fut aussi le dernier à montrer des traces de la contagion du titisme.
Lors de la réunion du comité central du parti communiste, qui dura du 24 au 26 février 1950, Vilém Nový, rédacteur en chef du plus important quotidien du parti, le Rude Pravo, fut « démasqué comme étant un agent des impérialistes », chassé du comité central, expulsé du parti et arrêté. A cette même réunion, Milan Reiman, chef de cabinet du premier ministre, fut également accusé d'être un « espion impérialiste ». On annonça qu'il s'était suicidé pendant l'enquête. Le 14 mars parut la nouvelle que le Dr Vlado Clementis avait démissionné de ses fonctions de ministre des Affaires étrangères. Le 24 mai, au IXe congrès du parti communiste de Slovaquie, Viliam Široký, nouveau ministre des Affaires étrangères, déclara :
Le camarade Clementis émigra après l'occupation de la République en 1939. Après la conclusion du pacte germano-soviétique, qui eut une telle importance pour l'humanité progressiste parce qu'il déjouait les plans, vils et insidieux, des impérialistes anglo-américains, il se dressa contre l'Union soviétique et prit l'attitude d'un ennemi de classe.
Il conserva cette attitude pendant le conflit russo-finlandais ainsi que durant la libération de l'Ukraine et de la Russie blanche occidentale par les armées soviétiques.
A Londres, le camarade Clementis s'associa aux émigrants bourgeois entourant le président Bénès, et son activité ainsi que ses discours à la radio demeurèrent dans la ligne bourgeoise. Il conserva la même attitude dans ses fonctions de secrétaire d'État puis de ministre des Affaires étrangères. Ce déviationniste n'envisageait pas les développements d'après la guerre en termes de, lutte des classes.
L'accusation qui ne cessa de lui être jetée à la tête au cours du congrès fut celle de l'affreux nationalisme titiste.
Au même congrès, Široký attaqua un certain nombre de hauts dirigeants communistes et, en première ligne, le Dr Gustáv Husák. Celui-ci était resté en Tchécoslovaquie pendant l'occupation allemande et fut le principal chef communiste de l'insurrection slovaque en 1944. Il présida le Conseil des commissaires slovaques — c'est-à-dire le gouvernement — jusqu'au 5 mai 195W II est maintenant accusé d'être un « nationaliste » et un « suivant de démentis ». Avec lui furent attaqués un autre membre du Conseil des commissaires slovaques, le Dr Ladislav Novomeský, et le Dr Karol Šmidke, président de l'Assemblée nationale slovaque et de l'Association des Partisans.
Furent en outre arrêtés : le Dr Evžen Lobel, ministre adjoint du Commerce extérieur, et un groupe de hauts fonctionnaires ce ministère qui avaient « orienté le commerce extérieur de Tchécoslovaquie vers l'Occident au détriment de l'extension du commerce avec l'U. R. S. S. et avec les démocraties populaires » : le Dr Klinger, chef du service d'information du ministre de Affaires étrangères ; Bohdan Benda, ancien secrétaire militaire du comité régional de Prague du parti communiste, « agent de la clique du fasciste Tito » ; Josef Stavinoha, secrétaire du comité régional d'Olomouc, « agent de la Gestapo », et trois députés : Andrew Roba, Ján Lorko et le Dr Josef Bruha.
Certains indices laissent prévoir le départ du ministre del l'Intérieur Václav Nosek, proche ami de Clementis et de Nový avec qui il était à Londres pendant la guerre, c'est l'unique survivant du groupe communiste naguère émigré dans la capitale britannique qui ait conservé un poste important. La création d'un ministère spécial de la Sûreté publique a été annoncée le 23 mai, jusque-là la Sûreté avait fait partie du ministère de l'Intérieur, sous Nosek. Son chef est Ladislav Kopřiva, l'un des trois ou quatre personnages les plus importants de Tchécoslovaquie et homme de confiance du Kremlin, il donne plus de voix que quiconque dans la dénonciation des « titistes ».
On ne voit pas encore très bien la signification du départ du général Ludvik Svoboda, ministre de la Défense nationale (25 avril 1950), et du général Drgac, chef d'état-major général (5 mai 1950).
La fin du « titisme » n'est pas prochaine en Tchécoslovaquie, comme le montre un blâme récent adressé au Rude Pravo par le journal du Kominform : « Le Rude Pravo, en particulier, témoigne d'un ralentissement de la lutte contre la clique du fasciste Tito » (Paix et Démocratie, 8 décembre 1950)3.
En Roumanie, les attaques contre le « nationalisme bourgeois » de la direction du parti commencèrent quatre mois avant la rupture entre le Kominform et Tito. La victime fut Lucreţiu Pătrăşcanu, qui était depuis plus de trois ans ministre de la Justice et depuis plus longtemps encore président du comité central du parti. Lui aussi possédait un passé impressionnant auquel l'International Press Correspondence, organe officiel du Komintern, rendit hommage, le 14 novembre 1936, en parlant de ses « dix-huit années de lutte active au sein du mouvement ouvrier de Roumanie », et en l'appelant « chef du premier groupe communiste ayant siégé au parlement roumain ». C'était le rédacteur en chef du journal du parti Scânteia et son théoricien reconnu, ce qu'il fut pendant vingt-huit ans. Il commit cependant une très grave faute aux yeux de Moscou il ne vécut pas assez longtemps dans cette ville. Ana Pauker, ministre des Affaires étrangères, s'y trouvait durant les « purges » des années 30 et démontra sa valeur en ne témoignant aucune faiblesse quand son mari fut exécuté comme « trotskyste ».
Après la rupture avec Tito, le seul personnage roumain important à être « épuré » fut le maire adjoint de Bucarest, Constantin Doncea. Il avait été le frère d'armes de Gheorghiu-Dej, secrétaire général du parti, lors de la grande grève des chemins de fer, en 1933, et son défenseur principal devant le tribunal. Il fut accusé de « déviation bourgeoise ».
Cinq membres du comité central ont été relevés de leurs fonctions pour tendances titistes. Koçi Xoxe, vice-premier ministre, ministre de l'Intérieur et secrétaire général du comité central du parti, fut exécuté. Pandi Kristo, président de la commission nationale de contrôle, membre du bureau politique et ministre sans portefeuille, Nosti Kerentyi, président de la commission nationale de planification et membre du bureau politique lui, aussi, Vaske Koletzki, ministre adjoint de l'Intérieur, Vargo Mitrojorji, l'un des chefs de la police, et Huri Nota, membre de la section de propagande du comité central, furent tous condamnés à de longs emprisonnements (mai 1949). Un an plus tard eut lieu l' « épuration » d'un nouveau groupe de dirigeants du parti conduit par Abedin Shehu, autre secrétaire du parti et membre du bureau politique.
L'une des premières victimes fut Markos Vafiades, chef du gouvernement de la « Grèce libre » et commandant en chef de l'armée. Un petit entrefilet, dissimulé dans un coin des journaux communistes des divers pays, annonça que « le général Markos était gravement malade » et s'était déchargé de « ses responsabilités politiques et militaires ». Étant donné que tout son état-major et tous ses conseillers politiques — Petros Roussos (ministre des Affaires étrangères), Chryssa Hadjivassiliou et Militades Porphyrogenis (ministre de la Justice) — disparurent avec lui, cette explication n'est pas très convaincante. Un peu de lumière est jetée sur cette « démission » de Markos par le fait que la cinquième réunion plénière du comité central du parti communiste grec, qui eut lieu les 30 et 31 janvier 1949, au Mont Grammes, et à laquelle le départ de Markos fut annoncé, discuta également, selon la radio de la « Grèce libre », les quatre points suivants :
La Grèce sur le chemin de la victoire (rapport de Zachariades).
La déviation opportuniste de droite dans le parti grec.
Les changements dans la composition du comité central et du bureau politique.
L'élection d'un nouveau bureau politique.
Seul le rapport de Zachariades fut diffusé par la radio de la Grèce libre. Le bureau politique décida que la résolution adoptée le 15 novembre 1948, contre la déviation opportuniste du parti, était approuvée, mais ne serait pas publiée « pour le moment ».
Puis, comme un éclair dans un ciel
serein, juste un an après l'excommunication de Tito, la presse russe
publia (19 juin 1949) une lettre attribuée à Markos et attaquant le
chef yougoslave. Il est impossible de savoir s'il fallut un an de
« préparation » pour obtenir cette lettre de lui ou si
elle lui est gratuitement attribuée alors qu'il se trouve en prison
ou dans la tombe4.
Notes
1 Il est intéressant de rapprocher ces faits des attaques lancées contre la presse occidentale par le Daily Worker du 7 mai 1949, pour avoir rapporté des « mensonges » tels que l'expulsion du comité central et l'arrestation de Kostov. Incapable, à l'époque, d'accepter une telle « calomnie », il n'arrive pas à comprendre, maintenant, pourquoi on fait un tel bruit autour de la liquidation des anciens chefs du gouvernement et du parti.
2 D'autres « purges » ont eu lieu depuis. Kádár, qui remplaça Rajk comme ministre de l'Intérieur, fut arrêté quelques mois après le procès de son prédécesseur. Radio-Budapest annonça, le 21 avril 1951, que le Dr Sándor Zöld, remplaçant de Kádár, avait été relevé, sans donner de raison. Kádár et Zöld étaient deux dirigeants du parti. Le 18 juillet 1950, le Dr István Riesz, ministre de la Justice, démissionna. Le 5 août, Marosan, ministre de l'Industrie légère, l'imita. Tous deux avaient appartenu au parti social-démocrate, qui avait fusionné avec le parti communiste. Ils furent arrêtés le 29 août. Le général László Sólyom chef d'état-major de l'armée, fut également arrêté. On annonça de Budapest, le 27 mai 1951, que le général Cvetaiev, commandant militaire de Moscou pendant la guerre, avait été envoyé par le Kremlin pour prendre le commandement de l'armée hongroise.
3 Depuis l'impression
de ce livre, une nouvelle « purge » antititiste a eu lieu en
Tchécoslovaquie. Le 22 février 1951, Gottwald, au cours d'un discours
prononcé devant le comité central du parti, dénonça Otto Šling et Mme
Marie Švermová comme les chefs d'une conspiration de « traîtres et
d'intrigants » qui se proposait de s'emparer du pouvoir pour
marcher sur les traces de Tito. Otto Šling avait été secrétaire de
l'unité tchécoslovaque dans la brigade internationale en Espagne,
député et secrétaire général du comité régional de Brno, deuxième ville
du pays. Mme Švermová, veuve de Jan Šverma, martyr de la
Résistance, était membre du présidium du comité central du parti
communiste, chef de la section d'organisation au secrétariat du comité
central et secrétaire générale adjointe du parti. Le 27 février, il fut
annoncé que Clementis, Novomeský, Husák et Mme Švermová avaient été
arrêtés. Le 9 mars, le Dr Čepička, ministre de la Défense
nationale, déclara que Clementis avait de nombreux complices dans
l'armée, allant « des généraux aux simples soldats », dont le
général Reicin, ministre adjoint de la Défense nationale, et le général
Kopold, chef d'état-major général.
L'ampleur des « purges » est montrée par le fait que jusqu'au
9 février, moment où fut déclenchée la troisième purge depuis
la saisie du pouvoir, sur 1 846 957 membres et candidats
examinés, 143 590 avaient été rayés des listes et 25 954
expulsés, ce qui n'est pas loin d'être remis aux mains de la police. Le
président ou les hauts fonctionnaires de six des dix-neuf comités
régionaux du parti ont été arrêtés pour complicité dans le
« complot » de Clementis. On ne peut qu'être d'accord sur ce
que déclarait le Borba du 1er mars 1951 au sujet des
« purges » : « Il est impossible de qualifier les
centaines de milliers de membres expulsés de « traîtres,
d'espions, de nationalistes bourgeois ». »
4 Depuis la publication de ce livre en anglais, la « purge » a affecté un certain nombre de dirigeants des « démocraties populaires » qui ne peuvent guère être soupçonnés de « titisme », c'est-à-dire d'opposition nationaliste à l'impérialisme russe. Les plus importants sont : Rudolf Slánský, secrétaire général du parti communiste tchécoslovaque, jusqu'à son arrestation ; Ana Pauker, anciennement secrétaire du parti communiste roumain et ministre des Affaires étrangères, ainsi que Vasile Luca, ministre roumain des Finances. Il semble qu'il s'agisse cette fois d'un phénomène différent de celui auquel on assista dans les cas Tito, Gomułka, Rajk et Kostov, du fait que presque tous les nouveaux accusés sont des membres de minorités nationales. Slánský est un Juif ; B. Geminder, autre très important dirigeant tchécoslovaque arrêté, est un Allemand ; en outre, M. Oren, un des chefs du Mapam, parti israélien prostaliniste, qui était en visite en Tchécoslovaquie, a été également arrêté. Ana Pauker est juive, et Vasile Luca, hongrois. Ils ne sont pas accusés de titisme, mais de « cosmopolitisme », d'être des « agents de Jérusalem » et « sionistes ». A ce qu'il semble, ces personnages ont été choisis par Moscou comme boucs émissaires pour les difficultés éprouvées par le régime et comme la preuve vivante de l'existence en tous lieux d'ennemis intérieurs, agents de l'Occident. Le danger intérieur permanent doit excuser l'accroissement du totalitarisme.