1976 |
"Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades." |
Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets
Chapitre 1 — La faillite de l'Internationale
Le 1er août 1914 (selon le calendrier occidental) éclatait la Première Guerre mondiale. A l'époque Lénine vivait à Poronine, près de Cracovie, en Pologne autrichienne.
Le 7 août, le sergent de la gendarmerie de Poronine vint à notre maison accompagné par un témoin, un paysan du cru armé d'un fusil, pour procéder à une perquisition. L'officier ne savait pas trop ce qu'il devait rechercher, il fouilla dans l'armoire, trouva un pistolet Browning non chargé, prit plusieurs cahiers contenant des statistiques sur le problème agraire et posa quelques questions insignifiantes. Le témoin, embarrassé, était assis au bord d'une chaise et regardait autour de lui avec perplexité, et le sergent se moquait de lui. Il désigna un pot de colle, et affirma que c'était une bombe. Puis il déclara que Vladimir Ilitch avait été dénoncé, et qu'il devait l'arrêter, mais comme de toutes façons il devait l'amener le lendemain matin à Novy Targ, (la localité la plus proche où fussent installées des autorités militaires), ce serait aussi bien si Ilitch se présentait lui-même le lendemain à l'heure du train de six heures. Le danger d'arrestation était évident, et en temps de guerre, pendant les premiers jours de la guerre, ils pouvaient facilement s'en débarrasser discrétement.1
A la suite de l'intervention de députés social-démocrates, Lénine fut libéré de prison au bout de onze jours. Il obtint ensuite la permission de quitter l'Autriche pour la Suisse. Le 23 août, il entra en Suisse et s'installa à Berne.
Pour Lénine, le déclenchement de la guerre n'était pas inattendu. Par contre, ce qui le choqua fut le soutien accordé par les dirigeants socialistes des différents pays à leurs gouvernements nationaux. Par dessus tout, il n'était pas préparé à la volte-face [en fr.] des social-démocrates allemands ; le parti allemand était considéré comme le joyau de l'Internationale.
En 1907, au Congrès de Stuttgart de la IIe Internationale, une résolution présentée conjointement par Luxemburg, Lénine et Martov avait indiqué clairement quelle devait être l'attitude des socialistes face à une future guerre impérialiste :
Si une guerre menace d’éclater, c’est un devoir de la classe ouvrière dans les pays concernés, c’est un devoir pour ses représentants dans les Parlements, avec l’aide du bureau international, force d’action et de coordination, de faire tous leurs efforts pour l’empêcher par les moyens qui leur paraissent les mieux appropriés, et qui varient naturellement selon l’acuité de la lutte des classes et la situation politique générale.
Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toute leur force la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la fin de la domination capitaliste.2
De semblables résolutions avaient été adoptées par le Congrès de Copenhague, en 1910, et par une conférence spéciale réunie à Bâle en novembre 1912 pour examiner les problèmes posés par la Guerre des Balkans.
Et encore le 25 juillet 1914, l'exécutif du Parti Social-démocrate Allemand publiait un manifeste clairement opposé à la guerre :
Le prolétariat allemand possédant la conscience de classe au nom de l'humanité et de la civilisation, une protestation indignée contre cette activité criminelle des fauteurs de guerre. Il exige avec insistance que le gouvernement allemand exerce son influence sur le gouvernement autrichien pour maintenir la paix ; et dans l'occurrence où la guerre honteuse ne pourrait être empêchée, qu'il s'abstienne de toute intervention belligérante. Pas une goutte de sang de soldat allemand ne doit être sacrifiée à la soif de pouvoir du groupe dirigeant autrichien, aux intérêts des profits impérialistes.3
Des déclarations similaires suivirent quotidiennement. Ainsi, le 30 juillet, le journal officiel du SPD, le Vorwärts, déclarait :
Le prolétariat socialiste allemand décline toute responsabilité pour les événements qu'une classe dirigeante aveuglée jusqu'à la démence est en train de provoquer.4
Naturellement, lorsque Lénine lut dans le Vorwärts le compte rendu de la séance du Reichstag du 4 août, au cours de laquelle les députés social-démocrates avaient voté le budget militaire, il crut qu'il s'agissait d'un faux publié par l'état-major allemand pour tromper et démoraliser l'ennemi. Il n'était pas le seul à être profondément choqué par la trahison du 4 août. Trotsky se rappelle : « Le télégramme qui annonçait la capitulation de la social-démocratie allemande me secoua bien plus que la déclaration de guerre, bien que je fusse assez loin d'idéaliser naïvement le socialisme germanique. »5 Boukharine écrit, à propos du 4 août : « ce fut la plus grande tragédie de notre vie. »6 Rosa Luxemburg comme Clara Zetkin souffrirent de prostration nerveuse, et furent pendant un certain temps proches du suicide.7
Mais Lénine dut accepter la vérité. « Les faits sont têtus », avait-il l'habitude de dire. Il fut prompt à réévaluer la situation et à développer une stratégie révolutionnaire claire sur la guerre. Dans ses souvenirs, le vieux bolchevik G. L. Chklovsky a pu écrire : « Je peux témoigner que les mots d'ordre fondamentaux de la tactique de Lénine dans la guerre impérialiste ont été formulés par lui en Autriche au cours des premiers jours de la guerre, car il les apporta à Berne complètement élaborés. »8 Pendant toute la guerre, Lénine s'en tint à la politique qu'il avait formulée alors.
Tout d'abord, il fallait définir la nature de classe de la guerre. Il écrivit :
La guerre actuelle a été engendrée par l'impérialisme. Ce stade, atteint par le capitalisme, est son stade suprême. Les forces productives de la société et l'importance du capital ont grandi au-delà des limites étroites des différents Etats nationaux (…) Le monde entier devient un organisme économique unique ; le monde entier est partagé entre une poignée de grandes puissances. Les conditions objectives du socialisme sont parvenues à une maturité complète (…)
La tâche de la classe ouvrière était de combattre la guerre impérialiste et utilisant l'arme de la lutte des classes, culminant dans la guerre civile.
La guerre impérialiste inaugure l'ère de la révolution sociale. Toutes les conditions objectives de l'époque actuelle mettent à l'ordre du jour la lutte révolutionnaire de masse du prolétariat. Les socialistes ont pour devoir, sans renoncer à aucun des moyens de lutte légale de la classe ouvrière, de les subordonner tous à cette tâche pressante et essentielle, de développer la conscience révolutionnaire des ouvriers, de les unir dans la lutte révolutionnaire internationale, de soutenir et de faire progresser toute action révolutionnaire, de chercher à transformer la guerre impérialiste entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs, en une guerre pour l'expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme.9
(…) dans tous les pays avancés, la guerre met à l'ordre du jour la révolution socialiste... La transformation de la guerre impérialiste actuelle en guerre civile est le seul mot d'ordre prolétarien juste...10
Pour Lénine, il n'y avait pas d'équivoque possible. Poursuivre le but de renverser sa propre classe dirigeante signifiait souhaiter la défaite de son propre pays.
La révolution en temps de guerre c'est la guerre civile, or la transformation d'une guerre de gouvernement en guerre civile est facilitée par les revers militaires (par la « défaite ») des gouvernements ; d'autre part, il est il est impossible de contribuer pratiquement à cette transformation si l'on ne pousse pas, du même coup, à la défaite.11
La ligne du « défaitisme révolutionnaire » est universelle, applicable à tous les pays impérialistes.
La démocratie moderne ne sera fidèle à elle-même que si elle ne s'allie à aucune bourgeoisie impérialiste, si elle déclare que « l'une et l'autre sont les pires », si elle souhaite dans chaque pays la défaite de la bourgeoisie impérialiste. Toute autre solution sera, dans la pratique, nationale-libérale, et n'aura rien de commun avec l'internationalisme authentique.12
Dans une guerre réactionnaire, la classe révolutionnaire ne peut faire autrement que de souhaiter la défaite de son gouvernement... Or, des actions révolutionnaires en temps de guerre contre son propre gouvernement signifient à coup sûr, sans conteste, non seulement que l'on souhaite la défaite de ce gouvernement, mais encore que l'on apporte un concours actif à cette défaite.13
Tout recul sur le « défaitisme révolutionnaire » pouvait faire naître des hésitations à persévérer dans la lutte de classe, de peur que cela n'affaiblisse la défense nationale.
Dans chaque pays, la lutte contre son propre gouvernement engagé dans la guerre impérialiste ne doit pas s'arrêter devant l'éventualité d'une défaite par suite de l'agitation révolutionnaire.
La défaite de l'armée gouvernementale affaiblit le gouvernement, favorise la libération des nationalités qu'il opprime et facilite la guerre civile contre la classe au pouvoir.14
Les adversaires du mot d'ordre du défaitisme ont tout simplement
Récuser le mot d'ordre du défaitisme, c'est ramener tout l'esprit révolutionnaire que l'on prétend avoir à une phrase vide de sens ou à de l'hypocrisie.15
La guerre impérialiste étant le produit du capitalisme, il n'est pas possible, selon Lénine, de mettre fin aux guerres sans renverser le capitalisme.
Aussi longtemps que resteront intacts les fondements des rapports sociaux actuels, c'est-à-dire bourgeois, la guerre impérialiste ne peut conduire qu'à une paix impérialiste,c'est-à-dire à renforcer, à étendre et intensifier l'oppression des nations et des pays faibles par le capital financier, qui a grandi d'une façon prodigieuse non seulement avant, mais aussi pendant cette guerre.16
Aussi Lénine rejetait-il avec mépris le programme pacifiste de Kaustky et de son groupe.
Tout « programme de paix » est une mystification du peuple et une hypocrisie s'il n'est pas fondé, au premier chef, sur l'explication aux masses de la nécessité de la révolution et sur le soutien, l'aide, le développement de la lutte révolutionnaire des masses qui s'engage partout (effervescence, protestations, fraternisation dans les tranchées, grèves, manifestations...).17
Non pas « paix sans annexions », mais paix aux chaumières et guerre aux châteaux, paix au prolétariat et aux travailleurs, et guerre à la bourgeoisie !18
Des socialistes ne peuvent se déclarer adversaires de n'importe quelle guerre sans cesser d'être des socialistes... les guerres civiles sont aussi des guerres... Ne pas admettre les guerres civiles ou les oublier, ce serait tomber dans un opportunisme extrême et renier la révolution socialiste.19
Une classe opprimée qui ne s'efforcerait pas d'apprendre à manier les armes, de posséder des armes, ne mériterait que d'être traitée en esclave. Car enfin nous ne pouvons pas oublier, à moins de devenir des pacifistes bourgeois ou des opportunistes, que nous vivons dans une société de classes, dont on ne peut sortir autrement que par la lutte de classes.... Notre mot d'ordre doit être : l'armement du prolétariat pour qu'il puisse vaincre, exproprier et désarmer la bourgeoisie.20
Bien avant la guerre, Lénine était parvenu à la conclusion qu'en Russie la rupture entre les révolutionnaires et les réformistes, dans le mouvement ouvrier, était irréversible, qu'il serait nuisible de tenter de concilier les deux ailes du mouvement, et qu'il était nécessaire de construire un parti distinct de révolutionnaires. Désormais, devant la débâcle du mouvement social-démocrate international, il poussait à la diffusion de ces idées et à leur application au mouvement ouvrier mondial.
Dans un article intitulé La situation et les tâches de l'Internationale socialiste , publié dans le Sotsial Demokrat , N° 33, du 1er novembre 1914, il écrivait : « La IIe Internationale est morte, vaincue par l'opportunisme... vive la IIIe Internationale. »21 Ce fut pour Lénine un tournant majeur que de se libérer de deux décennies d'admiration pour la IIe Internationale, en particulier pour sa section allemande.
Il est nécessaire, à ce stade, que nous fassions un détour pour examiner les illusions entretenues si longtemps par Lénine sur la social-démocratie allemande – l'orgueil de la IIe Internationale.
Il dut admettre qu'il avait eu tort, terriblement tort, d'approuver Karl Kautsky . Pendant de nombreuses années, Kautsky avait été le seul dirigeant socialiste vivant pour lequel Lénine eût de l'admiration. Après Marx et Engels, c'était l'autorité dont il se réclamait le plus souvent pour appuyer ses positions. Le Parti Social-démocrate Allemand était considéré comme l'exemple à suivre.
La brochure Que faire ? citait l'autorité de Kautsky à l'appui de son thème central, et considérait le Parti Social-démocrate Allemand comme un modèle pour le mouvement russe. En décembre 1906, Lénine écrivait : « L'avant-garde de la classe ouvrière russe connaît Karl Kautsky depuis un certain temps comme son théoricien » ; il décrivait Kautsky comme « le dirigeant des social-démocrates révolutionnaires allemands ».22 En août 1908, il citait Kautsky comme étant l'autorité sur les questions de la guerre et du militarisme.23 En 1910, à l'époque du débat entre Rosa Luxemburg et Kautsky sur la question des voies vers le pouvoir, Lénine prit le parti de ce dernier. Et en février 1914, il citait encore Kautsky comme autorité marxiste dans sa controverse avec Rosa Luxemburg sur la question nationale.
Même lorsque Lénine devait admettre que le parti allemand n'était pas uniformément révolutionnaire, il gardait pour lui une grande indulgence. Malgré tout, le 4 août ne fut pas un accident, mais plutôt le point culminant d'un long processus de dégénérescence de la social-démocratie, en particulier de sa section allemande. Pour éclaircir cette question, nous citerons quelques exemples tirés de l'histoire du SPD.
En 1904, Karl Liebknecht
demanda avec insistance au Congrès de Brême d'autoriser le développement
d'une grande campagne antimilitariste parmi les recrues potentielles.
Quelle fut la réaction des dirigeants du parti ? La proposition fut
rejetée comme impraticable et sans nécessité. Les tribunaux allemands,
disaient-ils, ne tolèreraient jamais une agitation antimilitariste dans
la jeunesse.24
Au Congrès de Mannheim, en 1906, Liebknecht tenta à nouveau d'amener le
parti à se prononcer sur une agitation antimilitariste plus déterminée.
Il avait désormais une carte supplémentaire à jouer : le mouvement
de jeunesse social-démocrate, qui venait d'être organisé, accordait une
grande importance à la lutte contre le militarisme. Bebel
s'opposa à Liebknecht avec violence. Son emportement inhabituel
indiquait qu'il s'agissait d'une question sur laquelle il ne permettrait
aucune opposition – et pas le moindre changement.25
Les débats au Reichstag sur le budget militaire, en avril 1907, donnèrent à Bebel l'occasion qu'il attendait. Le SPD vota contre les budgets militaires pour la seule raison que la charge financière en reposait sur les épaules du peuple. Si les recettes pouvaient être obtenues par des impôts impériaux plutôt que des taxes indirectes, la social-démocratie voterait les crédits militaires.
Noske vola au secours de Bebel et exposa les bases de sa position. C'était le premier discours important de Noske au Reichstag : un début bien dans la note de sa carrière ultérieure comme chef politique des armées contre-révolutionnaires dans les premières années mouvementées de la république. S'opposant aux représentations persistantes des social-démocrates, qu'il décrivait comme des « vagabonds sans patrie », Noske déclara que la position du parti sur le militarisme était « conditionnée par l'acceptation du principe des nationalités ». Se faisant l'avocate de l'indépendance de toutes les nations, la social-démocratie riposterait évidemment à toute attaque contre l'Allemagne « avec autant de détermination que les gentlemen du côté droit de la chambre ». Ils voulaient que l'Allemagne soit « aussi bien armée [wehrhaft] que possible » et que le peuple entier porte aux choses militaires « tout l'intérêt nécessaire à la défense de notre patrie ».
Le ministre de la guerre, le comte von Einem, fut prompt à se saisir de ces proclamations de patriotisme. Il accepta la déclaration de Noske selon laquelle son parti était déterminé à défendre l'empire allemand contre un agresseur de la même manière et avec autant de dévotion que les autres partis. Tout en accueillant ainsi les social-démocrates dans le camp national, von Einem en profita pour faire remarquer que les professions de foi de leurs députés au Reichstag ne correspondaient pas à l'opinion des agitateurs du parti. Il touchait Bebel à un point sensible – probablement sans le savoir – en citant un passage enflammé de la brochure de Liebknecht Militarisme et antimilitarisme, qui venait d'être publiée, et qui exposait que les mauvais traitements infligés aux soldats dans l'armée pouvaient servir comme « un excellent moyen de combat contre le militarisme ». Le ministre tirait les conclusions pour son auditoire social-démocrate : les dirigeants du parti devaient liquider l'organisation de jeunesse social-démocrate, dont la propagande était incompatible avec la défense nationale.
Bebel, à l'évidence irrité et embarrassé par les citations de Liebknecht, répondit à von Einem que la position du parti était telle qu'il l'avait exposée. Il ajouta – et c'était une déclaration audacieuse pour un social-démocrate – que les commentaires verbaux ou écrits émanant de personnes étrangères à la chambre « ne sont pas et ne peuvent pas être représentatives de la position du parti de quelque manière que ce soit ».26
A l'été de 1911, une crise internationale éclata. Le 1er juillet, le croiseur Panther fut envoyé à Agadir, au Maroc, pour « protéger » les intérêts allemands. Camille Huysmans , le secrétaire du Bureau Socialiste International, envoya une circulaire à tous les partis membres pour connaître leur réaction à la crise en cours. En Allemagne, la correspondance fut traitée par Hermann Molkenbuhr, un haut dirigeant du parti. Molkenbuhr argumenta pour qu'on ne prenne pas position.
Si nous devions nous engager fortement de façon prématurée, et donner à la question marocaine la priorité sur les questions de politique intérieure, de telle sorte qu'un slogan électoral efficace puisse être développé contre nous, les conséquences en seraient imprévisibles... Il est pour nous d'un intérêt vital de ne pas permettre aux questions intérieures en cours, comme la politique fiscale, les privilèges des grands propriétaires..., etc., d'être reléguées à l'arrière-plan. Mais cela pourrait arriver si nous devions nous-mêmes nous exprimer sur la question marocaine dans chaque village, renforçant ainsi la tendance [chauvine] opposée.27
Molkenbuhr ne soutint même pas l'idée d'une réunion du Bureau International.
En 1912, le SPD fit un autre pas en avant. Au Reichstag, le parti déposa des résolutions pour l'amélioration de la préparation militaire de la jeunesse dans les écoles publiques, et pour que les coopératives social-démocrates se voient accorder une proportion des contrats de fournitures aux armées! La première motion fut enterrée par le Reichstag, la seconde rejetée. Que la social-démocratie tente d'obtenir sa part des fournitures de guerre, malgré tout, était un signe des temps.28
Quelle était la position de Kautsky ? Pendant cette période de décadence de la social-démocratie, il ne prit pas position sur l'impérialisme et la guerre, se cantonnant dans une attitude pacifiste. Il proclamait que les armements et la guerre n'étaient pas nécessairement le produit du capitalisme. Bien au contraire, le capitalisme pouvait mener à la paix générale, comme résultat de ce qu'il appelait « l'ultra-impérialisme ».
La course aux armements avait des causes économiques, mais ne constituait pas, comme la recherche de débouchés, une nécessité économique. Dans le cas de la croissance des monopoles, la concurrence initiale entre les monopoles nationaux s'effaçait devant des accords de cartel internationaux ; de même, au cours du développement de l'impérialisme, les nations rivales atteignaient déjà le point où des accords mutuels étaient nécessaires pour alléger la charge économique des dépenses d'armement. Les intérêts impérialistes de l'Angleterre et de l'Allemagne pouvaient, en fait, être mieux servis par un accord entre elles, auquel les autres nations européennes devraient se joindre. La question des armements ainsi résolue, « leurs capitalistes pouvaient ouvrir toute la région [des parties sous-développées du monde], ou du moins l'hémisphère oriental, de façon bien plus énergique... qu'auparavant ». La Russie serait ainsi neutralisée par cette alliance occidentale pour l'exploitation mutuelle, plutôt que concurrentielle, des secteurs sous-développés du globe. Un tel schéma n'abolirait peut-être pas la guerre pour toujours, disait Kautsky, mais il la repousserait dans l'avenir. Il considérait qu'un soutien fort à ce plan existait déjà dans les classes moyennes, en particulier en Angleterre et en France.29
Pendant toute la période du déclin de la social-démocratie allemande, son thème central fut la subordination de la politique aux nécessités des élections législatives. Ainsi, dans un débat sur la lettre de Molkenbuhr, Rosa Luxemburg expliquait pourquoi la totalité de la direction du SPD, y compris Bebel, se rangeait au côté de Molkenbuhr.
La simple vérité est qu'August [Bebel], et encore plus les autres, se sont voués corps et âme au … parlementarisme, et chaque fois qu'il se passe quelque chose qui dépasse les limites du parlementarisme, ils sont désemparés – et même pire que désemparés, parce qu'alors ils font tout leur possible pour remettre le mouvement dans les tuyaux parlementaires.30
Kautsky ne s'opposait pas à toute action de masse extra-parlementaire, mais il la subordonnait à l'activité parlementaire. Ainsi il écrivait en 1910 : « l'action directe des syndicats ne peut être employée utilement que pour compléter et pour renforcer et non pour remplacer l'action parlementaire du parti ouvrier »31
Et à nouveau, dans une polémique avec Pannekoek en 1912, Kautsky déclarait que le but devait rester ce qu'il avait toujours été : la conquête du pouvoir d'Etat par l'obtention d'une majorité au parlement et en donnant au parlement le contrôle du gouvernement.32
Avec le recul du temps, le 4 août apparaît comme le produit inévitable de l'évolution de la social-démocratie allemande. Pourquoi Lénine n'a-t-il pas prévu ce développement ?
La faute en revient à un certain nombre de facteurs. D'abord, pendant les années d'exil – jusqu'au déclenchement de la guerre – Lénine ne participait pas aux activités du mouvement socialiste des pays où il vivait. Il s'occupait à plein temps de diriger le parti russe. A la différence de Trotsky, qui n'avait pas de parti à lui, et put par conséquent militer dans le parti socialiste autrichien avant la guerre, Lénine était complètement absorbé par les activités du parti russe. Ses écrits sont pratiquement tous en langue russe. Les exceptions sont quelques documents officiels expliquant la position des bolcheviks aux corps dirigeants de l'Internationale.
Deuxièmement, dans la Russie arriérée le mouvement socialiste allemand était considéré comme un phare – comme une image de l'avenir du mouvement ouvrier russe alors jeune et faible. Le SPD jouissait encore de la gloire de son passé. Pendant 12 ans, de 1878 à 1890, il avait dû, inspiré par Friedrich Engels, fonctionner illégalement sous les lois répressive de Bismarck.
Troisièmement, le centralisme de Lénine n'était pas radicalement différent de celui du SPD allemand. Dans son débat sur l'organisation avec Rosa Luxemburg, Lénine citait constamment Kautsky comme référence.
Le passé du SPD projetait une couleur rouge sur sa position présente. L'abîme présumé qui le séparait de la société et de l'Etat capitalistes était symbolisé par le policier qui, assis à la tribune de tous les meetings du SPD, avait le droit de stopper la réunion chaque fois qu'elle dépassait les bornes de ce qu'il considérait comme légal. Mais quelle que soit la manière dont on explique l'attitude de Lénine, avant la guerre, envers le Parti Social-démocrate Allemand en général et Kautsky en particulier, il faut dire très clairement qu'il avait complètement tort. Lénine n'était pas le seul révolutionnaire à faire cette erreur. Les seules exceptions étaient Rosa Luxemburg et Anton Pannekoek, qui jugeaient correctement l'opportunisme de Kautsky et du SPD.
Cela dit, après la trahison du 4 août, Lénine n'hésita pas un instant à déclarer morte la IIe Internationale, et à brandir le drapeau d'une nouvelle internationale, la troisième. Il liait clairement le décès de la IIe Internationale à sa dégénérescence opportuniste. « La faillite de la IIe Internationale, c'est la faillite de l'opportunisme socialiste. Celui-ci est le produit de l'époque « pacifique » du développement du mouvement ouvrier. »33
Dans « La situation et les tâches de l'internationale socialiste », il écrivait :
La IIe Internationale a accompli, pour sa part, un utile travail préparatoire d'organisation des masses prolétariennes, pendant une longue époque « pacifique » qui a été celle de l'esclavage capitaliste le plus cruel et du progrès capitaliste le plus rapide : le dernier tiers du XIXe siècle et le début du XXe. A la IIIe Internationale revient la tâche d'organiser les forces du prolétariat en vue de l'assaut révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, de la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays pour le pouvoir politique, pour la victoire du socialisme !34
Après des mois de préparation, le 5 septembre 1915, une conférence de socialistes opposés à la guerre se réunit enfin dans le petit village jusque là obscur de Zimmerwald, en Suisse. Le nom de Zimmerwald devait par le suite résonner en écho dans le monde entier. Comme Trotsky se le rappelait de nombreuses années plus tard :
Les délégués prirent place, en se serrant, dans quatre voitures, et gagnèrent la montagne. Les passants considéraient avec curiosité ce convoi extraordinaire. Les délégués eux-mêmes plaisantaient, disant qu'un demi-siècle après la fondation de la première internationale, il était possible de transporter tous les internationalistes dans quatre voitures.35
Trente-huit délégués y participèrent, parmi lesquels quelques observateurs sans droit de vote. Dès le début de la conférence, trois groupes nettement distincts émergèrent. Sur la droite, dix-neuf ou vingt délégués, formant la majorité de la conférence, s'opposèrent, bien qu'ils soutinssent une revendication générale de paix, à toute rupture avec les social-patriotes ou scission avec la IIe Internationale. Ce groupe comportait la quasi-totalité de la délégation allemande, les Français, une partie des Italiens, les Polonais et les mencheviks russes. Ceux qui n'étaient pas satisfaits de cet objectif modéré, et souhaitaient une dénonciation de la paix civile, une rupture organisationnelle avec les social-patriotes et une lutte de classe révolutionnaire, constituaient un groupe de huit personnes menées par Lénine. A ce groupe appartenaient Zinoviev , un Lithuanien, le Polonais Karl Radek , deux délégués suédois et Julian Borchardt , délégué d'un petit groupe, les Socialistes Internationaux allemands. Entre ces deux se forma un petit groupe du centre, avec dans ses rangs Trotsky, Grimm , Balabanoff et Roland-Holst .
L'édition allemande d'une brochure de Lénine et Zinoviev, Le socialisme et la guerre, fut distribuée aux délégués. Mais les bolcheviks ne parvinrent pas à convaincre la conférence d'adopter le projet de résolution et les thèses proposés par Lénine.
Une résolution déposée par Lénine fut repoussée à une écrasante majorité comme étant une absurdité puérile et dangereuse. Merrheim déclara qu'il ne pouvait s'engager à exhorter le peuple français à se rebeller contre la guerre, la situation européenne n'étant pas, à ses yeux, mûre pour une révolution. Ledebour , trouvant « la résolution de Lénine (...) inacceptable », ajoutait : « des actions révolutionnaires peuvent peut-être se produire, mais pas parce que nous les avons convoquées par un manifeste... Dans les pays belligérants, les gens qui signeraient ou distribueraient un tel manifeste seraient immédiatement liquidés. » Ernst Meyer déclara que seule une infime proportion du prolétariat allemand serait prête à agir dans le sens du manifeste de Lénine. Un délégué italien souligna que la tâche de la conférence était de mettre fin à la guerre mondiale, et non de déclarer la guerre civile.
La résolution de Lénine comportait, comme pré-condition essentielle de la mobilisation révolutionnaire du prolétariat, l'éclatement des partis socialistes dans une lutte implacable contre la majorité des dirigeants ouvriers, dont les esprits, déclarait-elle, « étaient déformés par le nationalisme et gangrenés par l'opportunisme » et qui « au moment de la guerre mondiale, ont livré le prolétariat aux mains de l'impérialisme et abandonné les principes du socialisme, et avec eux la véritable lutte pour les besoins quotidiens du prolétariat ».
La conférence brisa de façon décisive les efforts de Lénine pour créer une rupture avec la IIe Internationale et fonder une nouvelle organisation. Merrheim, par exemple, déclara au cours du débat : « Camarade Lénine, vous n'êtes pas motivé par un désir de paix, mais par la volonté de poser les fondations d'une nouvelle internationale ; c'est cela qui nous divise. » Le compte-rendu officiel de la conférence rivait le clou : « D'aucune manière ne doit être créée l'impression que cette conférence a pour but de provoquer une scission ou de fonder une nouvelle internationale ».36
Le manifeste adopté par la conférence était presque identique au projet présenté par Trotsky. Il ne contenait pas un mot sur le défaitisme révolutionnaire, ni sur la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Il était au contraire pétri essentiellement de vagues sentiments libéraux et pacifistes :
Cette lutte est la lutte pour la liberté, pour la fraternité des peuples, pour le socialisme. Il faut entreprendre cette lutte pour la paix, pour la paix sans annexions ni indemnités de guerre. Mais une telle paix n'est possible qu'à condition de condamner toute pensée de violation des droits et des libertés des peuples. Elle ne doit conduire ni à l'occupation de pays entiers, ni à des annexions partielles. Pas d'annexions, ni avouées ni masquées, pas plus qu'un assujettissement économique qui, en raison de la perte de l'autonomie politique qu'il entraîne, devient encore plus intolérable. Le droit des peuples de disposer d'eux mêmes doit être le fondement inébranlable dans l'ordre des rapports de nation à nation.
Naturellement, le manifeste de Zimmerwald ne disait rien sur la nécessité de créer une IIIe Internationale. Même la question du vote pour ou contre le budget militaire était éludée : sur la demande expresse de la délégation allemande, les mesures parlementaires concrètes de la lutte des classes (refus des crédits, démission des ministères, etc.) n'étaient pas mentionnées, alors que dans le projet original de Trotsky elles étaient déclarées impératives pour toutes les organisations socialistes en temps de guerre.
Vers la fin de la conférence, Lénine et ses amis ressentirent la nécessité de faire une déclaration critiquant sévèrement le manifeste de Zimmerwald pour sa nature vague et pacifiste :
Le manifeste accepté par la conférence ne nous satisfait pas complètement. Dans celui-ci il n’y a rien de particulier sur l'opportunisme déclaré ou sur ce qui se cache derrière les phrases radicales – de cet opportunisme qui non seulement porte la principale responsabilité de l’effondrement de l’Internationale, mais qui de plus veut se perpétuer. Le manifeste ne spécifie pas clairement les moyens pour s’opposer à la guerre.
Nous continuerons, dans la presse socialiste et dans les réunions de l'Internationale, à défendre une attitude marxiste résolue devant les problèmes que l'impérialisme pose au prolétariat.
Nous acceptons le Manifeste parce que nous le concevons comme un appel à la lutte et parce que, dans cette lutte, nous voulons marcher, côte à côte, avec les autres groupes de l’Internationale.
Nous prions de joindre cette déclaration au rapport officiel.
N. Lénine, G. Zinoviev, Radek, Nerman, Höglund, Winter.37
Une autre déclaration fut signée par Roland-Holst et Trotsky, en plus des éléments de gauche qui avaient déposé le projet de résolution. Son texte était le suivant :
Dans la mesure où l'adoption de notre amendement [au manifeste] exigeant le vote contre les crédits de guerre pourrait jusqu'à un certain point nuire au succès de la conférence, nous retirons notre proposition face à la protestation. Nous nous satisfaisons de la déclaration de Ledebour à la commission, selon laquelle le manifeste comporte déjà tout ce qu'implique notre proposition.38
Le comité élu à Zimmerwald appela à une seconde conférence, qui se tint du 24 au 30 avril 1916 dans le village de Kienthal, près de Berne. Cette fois, il y avait 44 délégués, représentant en gros les mêmes groupes et les mêmes partis que la précédente.
Une fois de plus, Lénine arriva avec un programme clair et net : il appelait à nouveau à la propagande révolutionnaire et à la rupture avec l'internationale. Dans un mémorandum qu'il soumit à la conférence, il déclarait que la propagande antiguerre des socialistes ne serait qu'un faux-semblant si elle n'appelait pas simultanément les soldats à déposer leurs armes, et prêchait la nécessité d'une révolution et la transformation de la guerre impérialiste en une guerre civile pour le socialisme. A son avis, le manifeste de la conférence devait proclamer clairement que les masses étaient trompées non seulement par les capitalistes mais aussi par les social-chauvins qui répétaient des slogans sur la défense de la patrie pour permettre la continuation de cette guerre impérialiste ; l'action révolutionnaire serait impossible tant que durerait la guerre, à moins que les socialistes ne soient prêts à menacer leur propre gouvernement de la perspective d'une défaite – et la défaite de n'importe quel gouvernement dans une guerre réactionnaire ne pouvait que hâter la révolution, qui était elle-même la seule façon de promouvoir un traité de paix démocratique et durable. La lutte contre les social-chauvins était vitale. C'était le devoir des socialistes d'informer les masses de la nécessité pour elles de se séparer de ceux qui poursuivaient une politique bourgeoise sous la bannière du socialisme.39
A nouveau, Lénine fut mis en minorité. Mais cette fois il avait douze partisans, au lieu de huit à la première conférence. De plus, les résolutions finales adoptées à Kienthal étaient plus proches de la ligne adoptée par Lénine et ses amis que la résolution de Zimmerwald.
Il y avait encore absence d'unité, non seulement entre la majorité zimmerwaldienne et la minorité de gauche, mais aussi au sein de la gauche elle-même. Dans ce groupe, les questions d'autodétermination, de désarmement et d'armement du peuple séparaient les Hollandais, les Suédois, les Norvégiens et les Polonais des bolcheviks. Des dissensions sur ces sujets et d'autres controverses se développèrent parmi les bolcheviks, et plongèrent Lénine dans un débat houleux avec l'ancien groupe Vpered (Lounatcharsky , Manouilsky et d'autres) et avec le groupe Boukharine -Piatakov , sur la question nationale et le droit d'autodétermination.40
Malgré tout, l'évolution de la guerre et la détermination de Lénine avaient fait impression à Zimmerwald. De sorte que le manifeste de Kienthal fut bien plus incisif que ne l'avait été celui de Zimmerwald sept mois plus tôt. La conférence accepta finalement d'aller au-delà d'un appel général à des négociations de paix immédiates et sans annexions. Elle exigeait également que les représentants des partis socialistes refusent tout soutien à la politique de guerre et au vote des crédits militaires.41
Dans une résolution spéciale, la conférence définissait son attitude à l'égard de la IIe Internationale – la question de loin la plus délicate de la réunion. Comme Zinoviev le déclara avec justesse, c'était, en fait, « le point le plus important de l'ordre du jour, puisque c'était du débat sur cette formule que dépendait la décision de rester dans la IIe Internationale ou d'en créer une troisième ». Cela dit, la résolution ne faisait pas référence à la rupture avec la IIe Internationale exigée par Lénine. Elle se bornait à déclarer que le Comité exécutif de l'Internationale, en refusant obstinément de convoquer une réunion plénière malgré les demandes réitérées de diverses sections nationales, avait complètement failli à l'accomplissement de ses devoirs, et s'était fait le complice de la trahison des principes, de la trêve politique et de la soi-disant défense de la patrie. Elle déclarait que les partis qui avaient adhéré au mouvement de Zimmerwald avaient le droit d'exiger de leur propre initiative que le Bureau de la IIe Internationale soit convoqué.42
A part Zimmerwald et Kienthal, d'autres conférences attirèrent l'attention de Lénine et provoquèrent son intervention. Il ne négligeait aucune occasion d'exposer sa politique sur la guerre.
Ainsi, du 13 au 28 mars 1915, une Conférence Internationale des Femmes se réunit à Berne. Lénine la salua avec un programme bien préparé. On trouvait comme représentantes des bolcheviks Kroupskaïa , Inessa Armand , Zlata Lilina (la femme de Zinoviev), E. F. Rozmirovitch et Olga Ravitch .
L'atmosphère dominante de la réunion fut dénoncée par Lénine comme pacifiste. Les bolcheviks avaient d'abord essayé de limiter le rassemblement à des éléments plus radicaux, mais, d'après Armand, Zetkin décida de convoquer une « conférence officielle » au lieu d'une conférence de la gauche.
Les déléguées parlèrent de leur quête d'une « juste paix ». Les bolcheviques déposèrent une résolution critiquant les partis socialistes des puissances en guerre pour leur trahison du socialisme, appelant à la fin de la paix civile, et exigeant une rupture avec la IIe Internationale. Par une majorité de 21 contre 6, la réunion rejeta la résolution, mais afin d'obtenir un soutien unanime à la résolution majoritaire Clara Zetkin accepta, après avoir consulté Lénine, de publier la résolution bolchevique dans le compte-rendu officiel de la conférence. Les bolcheviques déclarèrent donc que bien qu'elles fussent toujours en désaccord avec la résolution de la majorité, elles l'acceptaient malgré tout comme premier pas dans la lutte révolutionnaire... Parlant plus tard à Zurich, Inessa Armand appela la conférence « un premier pas – porteur de grandes choses »... Lénine critiqua sévèrement la résolution majoritaire. « Pas un mot de dénonciation pour les traîtres, ni un seul mot sur l'opportunisme. »43
Le 17 avril se tint une Conférence Internationale de la Jeunesse. Les bolcheviks y étaient représentés par Armand et G. I. Safarov , avec Lénine communiquant par téléphone.
Les courants politiques présents à la conférence de la jeunesse ressemblaient à ceux de la conférence des femmes, et lorsque leur résolution fut battue par 14 voix contre 4, les bolcheviks mirent en scène une sortie. La majorité de la conférence refusa de juger la IIe Internationale. Lénine reçut alors une délégation de la réunion, et un autre compromis fut trouvé.44
Pendant de nombreuses années, Lénine avait vécu en Suisse sans intervenir activement dans le mouvement ouvrier local. Désormais, avec la guerre, les choses changèrent, et il commença à participer au mouvement socialiste helvétique, essayant de construire un groupe d'internationalistes révolutionnaires et de les séparer du Parti Socialiste. Il réussit à organiser une fraction dans le Parti Socialiste Suisse, qui devait former les bases du Parti Communiste Suisse.45
Axelrod , le dirigeant menchevik, pouvait se plaindre à bon droit que Lénine tentait de transposer ses méthodes favorites de lutte fractionnelle dans l'Internationale.46 Comme l'a écrit Kroupskaïa :
La dimension internationale prit une nouvelle tonalité y compris pour tout le travail d'Ilitch pour la construction du travail russe, elle lui donna une vigueur nouvelle, une nouvelle couleur. S'il n'y avait pas eu préalablement de longues années d'un travail acharné pour la construction du parti, pour l'organisation de la classe ouvrière de Russie, Ilitch n'aurait pas pu, aussi vite et aussi fermement, adopter une orientation correcte sur les nouvelles tâches qu'imposait la guerre impérialiste. Sans temps passé au cœur de la lutte internationale, Ilitch n'aurait pas été capable de mener aussi fermement le prolétariat russe à la victoire d'octobre.47
Ilitch se consacrait avec ardeur à la mobilisation des forces pour la lutte sur le front international. « Cela n'a pas d'importance que nous ne soyons que quelques individus, » remarqua-t-il un jour, « des millions seront avec nous! »48
Comme un historien l'a dit fort justement : « Lénine avait désormais établi sa position à l'aile gauche du mouvement socialiste, parmi les Russes aussi bien qu'au niveau international. »49 « De tous les émigrés, Lénine se distinguait comme celui qui avait exploité avec le plus de succès ses opportunités du temps de guerre en Suisse. Avant 1914, il n'avait aucun public étranger digne d'intérêt ; en 1917, il avait une bande de partisans dans nombre de pays. »50
Pendant toute la guerre, l'organisation bolchevique à l'étranger fut confrontée à des problèmes financiers aigus. Cent francs étaient considérés comme une grosse somme. Son journal officiel paraissait une fois par mois ou tous les deux mois. Et Lénine comptait les lignes soigneusement pour ne pas dépasser le budget.
En octobre 1914, lorsque Lénine décida de refaire paraître le Sotsial-Demokrat , la « trésorerie » bolchevique possédait juste 160 francs suisses. Les bolcheviks n'avaient pas d'imprimerie à eux, et dépendaient d'un imprimeur russe, Kouzma, un vieil émigré dont le service était lent et irrégulier. Il travaillait seulement le soir. En plus il s'occupait des publications de la plupart des autres groupes d'émigrés russes en Suisse. Un jour, Kroupskaïa se plaignit : « Le typographe est sans-parti, c'est un homme positif. Il imprime pour toutes les fractions à tour de rôle. »51 Kouzma était par ailleurs porté sur la boisson, et avait des « sautes d'humeur ». Le 20 février 1915, Lénine écrivait à V.A. Karpinsky : « Nous sommes très inquiets de l'absence de nouvelles et de corrections de votre part. Le compositeur est-il encore « aux prises avec la bouteille » ? Ou a-t-il pris à nouveau du travail à l'extérieur ?? »52 Le 26 août, il écrivait à Sarra Ravitch : « Tenez-moi informé par cartes postales : « bulletin des humeurs de Kouzmikha et des chances de succès ». Vous en avez par dessus la tête de Kouzma (et nous aussi), je comprends, mais que faire ? »53 Un imprimeur incontrôlable, en même temps que la pénurie de fonds endémique du CC, rendaient la parution du Sotsial-Demokrat très aléatoire.
Lénine essaya aussi de publier un recueil d'essais régulier sous le titre Sbornik Sotsial-Demokrata. Seuls deux numéros virent le jour. Les manuscrits étaient prêts pour un N° 3, mais à cause du manque de fonds il ne parut jamais.
En plus de tous ces problèmes, Lénine et Kroupskaïa étaient tourmentés par des difficultés financières personnelles, en particulier après la mort de la mère de Lénine, qui leur avait donné de l'argent pendant des années. Le 14 décembre 1915, Kroupskaïa écrivait à Maria, la sœur de Lénine :
Maintenant je t'écris pour une raison spéciale. Nous allons bientôt arriver au bout de tous les anciens moyens d'existence, et la question d'un gagne-pain devient très sérieuse. Il est difficile de trouver quoi que ce soit ici. On m'a promis un cours, mais l'affaire traîne en longueur, on m'a promis du secrétariat : rien non plus. Je vais essayer encore autre chose, mais tout ça est très problématique. Il faut penser à du travail littéraire. Je ne veux pas que cet aspect de nos affaires soit le souci exclusif de Volodia. Il travaille déjà beaucoup. La question d'un gagne-pain l'inquiète considérablement.54
En janvier 1916, Lénine supplia un ami d'essayer de lui trouver une chambre bon marché, de préférence dans une famille ouvrière, et demanda le prix des repas dans les cantines populaires.55 En octobre, il envoya un appel : « En ce qui me concerne personnellement, je dirai que j'ai besoin de gagner de l'argent. Autrement, nous allons réellement mourir de faim, purement et simplement! Le coût de la vie est diaboliquement élevé, et il n'y a pas de quoi vivre. » Et il réclamait de façon répétée des travaux de traduction et d'édition : « Si ceci n'est pas organisé je ne serai véritablement pas capable de tenir, c'est absolument sérieux, absolument, absolument. »56
Le 15 février 1917 – moins d'une quinzaine avant la révolution de Février – Lénine écrivait à Maria en se plaignant amèrement de ses difficultés financières : « le coût de la vie est complètement désespérant et la capacité à travailler désespérément mauvaise, du fait de nerfs malades ».57
Comme toile de fond de toutes ces difficultés, il y avait le sentiment d'être complètement isolé de la Russie. Kroupskaïa décrit comment ils allaient dans les bibliothèques plus assidûment que jamais, faisaient des promenades comme d'habitude, mais que cela ne pouvait les empêcher de se sentir enfermés dans une cage démocratique. Au loin, quelque part, une lutte révolutionnaire montait, la vie bouillonnait, mais tout cela était si lointain.58
Il n'est pas étonnant que les nerfs de Lénine fussent à bout.
Le lendemain du retour d'Ilitch de Zimmerwald nous fîmes l'ascension du Rothorn. Nous grimpâmes avec un « glorieux appétit », mais une fois au sommet, Ilitch se coucha soudain sur le sol, dans une position très inconfortable, presque sur la neige, et s'endormit. Des nuages grossirent, puis se brisèrent ; les Alpes vues du Rothorn étaient splendides, et Ilitch dormait comme un mort, sans bouger, pendant plus d'une heure. Apparemment, Zimmerwald avait éprouvé ses nerfs et drainé ses forces.
Il fallut plusieurs jours de randonnées montagnardes et d'atmosphère du Sörenberg pour que Ilitch soit à nouveau lui-même.59
Les choses ne s'améliorèrent guère alors que les semaines et les mois de la guerre passaient. Au contraire, l'humeur de Lénine se fit de plus en plus sombre. Ainsi, le 15 janvier, près d'un mois avant la révolution de Février, Lénine écrivait à Inessa Armand : « Je suis assez fatigué. Perdu l'habitude des réunions ! ».60 Le 7 février, il écrivait à nouveau : « Hier il y avait une réunion (les réunions me fatiguent ; nerfs en pelote ; maux de tête ; parti avant la fin). »61 Malgré tout, cette dure épreuve, personnellement et politiquement, ne fut pas improductive.
Parmi les révolutionnaires opposés à la guerre, Lénine était pratiquement seul dans son « extrémisme », dans son appel au « défaitisme révolutionnaire ». Trotsky lui-même écrivait :
de plus, je ne peux en aucune manière souscrire à votre opinion, soulignée par une résolution, selon laquelle la défaite de la Russie est un « moindre mal » — cette opinion qui n'interpelle ni ne corrige la concession principale de la méthodologie politique du social-patriotisme, qui remplace la lutte révolutionnaire contre la guerre et les conditions qui l'ont fait naître par une orientation du « moindre mal » extrêmement arbitraire dans les conditions présentes.62
Et encore :
La guerre, à condition d'une défaite catastrophique de la Russie, peut accélérer l'avènement de la Révolution, mais un affaiblissement intérieur de la première est indispensable... Une défaite russe signifie la continuation du chaos national au centre de l'Europe et la domination illimitée du militarisme germanique sur tout le continent... il n'est pas besoin d'autres preuves pour démontrer que la Révolution russe, même victorieuse provisoirement, serait mort-née... La Social-démocratie ne peut en aucun cas atteindre ses objectifs, que ce soit la victoire de l'un ou l'autre camp.63
La supériorité de la position de Lénine résidait dans le fait que par son extrémisme, par sa « torsion du bâton » — en parlant de la défaite de son propre pays comme étant le moindre mal, elle était calculée pour créer une fracture entre les révolutionnaires et les social-patriotes. La position de Lénine était directe, son langage était simple. Ce qu'il disait ne pouvait être autrement interprété. Personne ne pouvait se tromper sur sa position. Il n'y avait pas de place pour l'équivoque.
C'est avec un plaisir évident que Lénine, en août 1915, utilisa une citation qui l'avait impressionné :
Un philosophe français l'a dit : « Les idées mortes sont celles qui se présentent bellement habillées, sans aspérité et sans audace. Mortes, parce qu'elles sont entrées dans la circulation générale et font partie de l'ordinaire bagage intellectuel de la grande armée des mufles. Mais les idées fortes sont celles qui heurtent et scandalisent, soulevant l'indignation, la colère, l'animosité des uns et l'enthousiasme des autres ».64
La formulation « exagérée », unilatérale, tordant le bâton, du défaitisme révolutionnaire de Lénine n'avait pas d'autre but. Comme il l'a écrit :
L'expérience de la guerre, comme aussi l'expérience de chaque crise dans l'histoire, de chaque grande calamité et de chaque tournant soudain dans la vie de l'homme, abêtit et brise les uns, mais par contre instruit et aguerrit les autres, et, dans l'histoire mondiale, ces derniers, sauf quelques exemples isolés de décadence et de ruine de tel ou tel Etat, ont toujours été en fin de compte plus nombreux et plus forts que les premiers.65
La guerre mondiale, comme toute crise profonde dans la société, avait son côté positif. Elle mettait à l'épreuve toutes les diverses traditions, organisations et directions. Elle mettait à nu la pourriture de certains, qui avaient pu déguiser leurs contradictions en temps de paix mais ne pouvaient plus le faire. A travers cette période très dure, Lénine et les bolcheviks se trempèrent et se rendirent capables de mener une révolution.
Des années plus tard, le 20 septembre 1919, Lénine écrivait : « les bolcheviks ont prouvé qu'ils avaient raison ; à l'automne de 1914 ils ont déclaré au monde que la guerre impérialiste serait transformée en guerre civile. »66
Notes
1 N.K. Kroupskaïa, Воспоминания о Владимире Ильиче , 1989, p. 182.
2 Paul Louis, La crise du socialisme mondial de la II e à la III e internationale , pp. 30-31.
3 Appel de la direction du Parti Social-Démocrate , 25 juillet 1914.
4 Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie , 1915.
6 S.F. Cohen, Bukharin and the Bolshevik Revolution, London 1974, p.22.
7 Nettl, Rosa Luxemburg, London 1966, Vol.2, p.609.
8 G.L. Chklovsky, « Накануне Конференции », Пролетарская революция, No.5 (40), 1925. O.H. Gankin and H.H. Fisher, The Bolsheviks and the World War: The Origins of the Third International, Stanford 1940, p. 143.
9 V.I. Lénine, « Projet de résolution de la gauche de Zimmerwald », Œuvres,Vol 21, pp. 357-360.
10 Lénine, « La guerre et la social-démocratie russe », pp. 27-28.
11 Lénine, « De la défaite de son propre gouvernement dans la guerre impérialiste », Œuvres, Vol 21, p. 284.
12 Lénine « Sous un pavillon étranger », Œuvres, Vol 21, p. 143.
13 V.I. Lénine, Œuvres,Vol 21, pp. 283-284.
14 Lénine, Œuvres, Vol.21, p. 162.
15 Ibid., p. 285.
16 Ibid., Vol.22, p.183.
17 Ibid, p. 191.
18 Ibid, p. 151.
19 Lénine, « Le programme militaire de la révolution prolétarienne », Œuvres, Vol. 23, p. 86.
21 V.I. Lénine, Œuvres,Vol 21, p.35.
22 V.I. Lenin, Sotchinenya, 4th edition, Vol.11, p.330.
23 Lénine, « Le militarisme militant et la tactique antimilitariste de la social-démocratie », Œuvres, vol 15, p. 204 et suivantes.
24 C.E. Schorske, German Social Democracy, 1905-1917: The Development of the Great Schism, Cambridge, Mass. 1955, p. 69.
25 ibid., p.72.
26 ibid., pp.77-8.
27 ibid., p.199.
28 ibid., pp.244-5.
29 ibid., p.245.
30 ibid., p.54.
31 K. Kautsky, Le chemin du pouvoir, Anthropos, 1969, p. 130.
32 Schorske, op. cit., p.247.
33 Lénine, Œuvres, p. 160. La véhémence de Lénine envers Kautsky ne connaissait pas de bornes. « Kautsky est le plus hypocrite, le plus répugnant et le plus nuisible de tous! », écrivait-il à Chliapnikov le 21 octobre 1914 (Полное собрание сочинений, volume 49, lettre 15). Quelques jours plus tard, il écrivait à nouveau à Chliapnikov : « Je hais et méprise Kautsky aujourd'hui plus que quiconque :son hypocrisie ignoble, misérable satisfaite... Rosa Luxemburg avait raison quand elle écrivait, il y a longtemps, que Kautsky avait la « soumission du théoricien » – la servilité, en langage simple, la servilité envers la majorité du parti, envers l'opportunisme. » (Ibidem, lettre 19). Le 27 février 1917, Lénine écrivait à Inessa Armand : « Kautsky est archiscélérat... Kautsky est le summum de l'opportunisme. » (Ibidem, volume 49, lettre 372).
34 V.I. Lénine, « La situation et les tâches de l'Internationale Socialiste », Œuvres,Vol 21, p.35.
36 J. Braunthal, History of the International, 1914-1943, London 1967, Vol.2, pp.47-8.
37 Jules Humbert-Droz, L'origine de l'Internationale Communiste – De Zimmerwald à Moscou, Editions de la Baconnière, 1968.
38 Gankin et Fisher, op. cit., p.334.
39 Braunthal, op. cit. Vol.2, p.50.
40 Pour plus d'information sur les divergences entre Lénine, d'une part, et Boukharine et Piatakov, de l'autre, sur la question nationale, voir chapitre 3.
41 ibid., p.51.
42 ibid.
43 A.E. Senn, The Russian Revolution in Switzerland, 1914-1917, Madison 1971, p.41.
44 ibid., pp.41-2.
45 ibid., pp.204-18.
46 ibid., p.83.
47 Kroupskaïa, op. cit., p. 193.
48 Ibid, p. 198.
49 Senn, op. cit., p.45.
50 ibid., p.233.
51 ibid., p.32.
53 Ibid, lettre 130 .
55 Ibid, volume 49, lettre 177 .
56 Ibid, volume 49, lettre 301 .
57 Ibid, volume 55, lettre 263 .
58 Kroupskaïa, op. cit., p.204.
59 Kroupskaïa, op. cit., p.203.
60 Lénine, Полное собрание сочинений, volume 49, lettre 350 .
61 Ibidem, lettre 364.
62 Léon Trotsky, « Lettre ouverte à la rédaction du Komounist », 4 juin 1915, cité in История Р.К.П.(б) в документах: 1883-1916, 1926, p. 654.
63 Léon Trotsky, La guerre et l'internationale , 1914.
64 V.I. Lénine, Œuvres,Vol 21, p.365-366.
65 « La faillite de la II e Internationale », ibid., p.219.
66 ibid., Vol.30, p.32.