"Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades."

1976

Tony Cliff

Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets

Chapitre 9 — Lénine fait baisser la température

Au début d'avril, Lénine était engagé dans la tâche qui consistait à réarmer idéologiquement le parti – à le convaincre que la Révolution de Février n'était que la première étape de la révolution, qui devait être suivie par la prise du pouvoir d'Etat par le prolétariat. De façon répétée, il affirmait  : « le « pays » des ouvriers et des paysans pauvres... est mille fois plus à gauche que les Tchernov et les Tsérétéli  ; il est même cent fois plus à gauche que nous. »1

Cela dit, pendant les Journées d'Avril, comme plus tard au cours des Journées de Juin et de Juillet, sa tactique fut celle d'un pompier – doucher l'enthousiasme des membres du parti, parmi lesquels de nombreux dirigeants de base, pour un assaut direct sur le pouvoir d'Etat ; les dissuader de se joindre aux sections les plus résolues des ouvriers et des soldats, qui s'efforçaient précisément à cela – à un renversement immédiat du Gouvernement provisoire, sans se soucier de savoir si la majorité de la classe ouvrière était arrivée au même point. Lénine était très conscient du danger qu'il y avait pour l'avant-garde prolétarienne de se précipiter en avant et de se couper du reste de la classe ouvrière, ouvrant ainsi la voie à la victoire de la réaction.

Le travail de pompier s'avéra très difficile. De nombreuses années plus tard, dans un discours au sujet des Journées de Juillet, Kroupskaïa disait :

Tous ceux qui ont participé à la lutte révolutionnaire savent que c'est beaucoup plus gratifiant quand tu fais de l'agitation, que tu appelles à l'action, et que ça réussit.Mais quand les gens veulent agir et qu'il faut dire « Non camarades, il faut démonter les barricades... il faut attendre un peu pour passer à l'action, » c'est difficile. Et pour les bolcheviks c'était très difficile.2

Les Journées d'Avril

La première épreuve pour Lénine dans son rôle de pompier se présenta à l'occasion des Journées d'Avril. Les événements furent provoqués par Milioukov , ministre des affaires étrangères du Gouvernement provisoire. Le 23 mars, il présenta son programme à la presse : prise de Constantinople, conquête de l'Arménie, division de l'Autriche et de la Turquie, conquête du nord de la Perse.3 La réaction populaire fut si hostile que Kérensky se hâta d'ajouter : « Le programme de Milioukov ne représente que son opinion personnelle. » Tsérétéli exigea que le gouvernement fasse clairement savoir que pour la Russie la guerre était exclusivement défensive. Le ministre cadet céda, et le 27 mars le gouvernement annonçait

que le but de la Russie libre n'est pas la domination sur d'autres nations, ou la saisie de leurs possessions nationales, ou l'occupation forcée de territoires étrangers, mais l'établissement d'une paix stable sur la base de l'autodétermination des peuples. Le peuple russe n'entend pas accroître sa puissance mondiale aux dépens d'autres nations.

Mais le Gouvernement provisoire ne manquerait pas « de remplir en même temps toutes ses obligations envers nos alliés. »4

Le 18 avril, jour où le Premier Mai était traditionnellement célébré, Milioukov envoya une note aux alliés de la Russie. Il y indiquait que les phrases pacifistes du gouvernement ne devaient donner à personne « la moindre raison de penser que la révolution qui a eu lieu mènera à l'affaiblissement du rôle de la Russe dans la lutte commune des Alliés. « Bien au contraire, l'aspiration générale de tout le peuple à mener la Guerre Mondiale à une victoire décisive n'a fait que se renforcer ». »5 Cette déclaration fut accueillie par des protestations générales. Même la Rabotchaïa Gazéta menchevique était enragée.

Le 18 avril, le jour où la démocratie russe a proclamé la fraternité internationale des peuples et appelé la démocratie mondiale à s'unir dans la lutte pour la paix, en ce jour même elle a été poignardée dans le dos par le Gouvernement provisoire...
C'est là vraiment un acte de folie, et des actions fermes immédiates de la part du Soviet des Députés Ouvriers et Soldats sont nécessaires pour éviter ses terribles conséquences.6

Tchkheïdzé se plaignait amèrement : « Milioukov est le mauvais génie de la révolution. »

A peine le texte de la note fut-il rendu public qu'éclata une tempête d'indignation populaire. Le 20 avril, une manifestation massive eut lieu. Les manifestants se dirigèrent vers le palais Marie, où siégeait le Gouvernement provisoire, portant des banderoles où figuraient des slogans tels que « A bas le gouvernement provisoire! », « A bas la politique impérialiste! », « Milioukov, Goutchkov , démission! »

La manifestation n'avait pas été appelée par un parti, mais par un individu, un certain F.F. Linde, « savant, mathématicien, philosophe », un sans-parti. Anarchiste, il était en même temps défensiste, et craignait que la note de Milioukov n'affaiblisse l'armée en y semant des désordres. Il n'y avait qu'une façon d'éviter ce désastre. Le Soviet devait prendre en charge les affaires étrangères de la révolution. C'était là sa motivation pour appeler à la manifestation.7 (Linde fut tué plus tard sur le front sud-ouest, où il servait comme commissaire, par ses propres soldats lorsqu'il tenta de les lancer à l'assaut.8 )

« Sans prendre conseil de personne... — raconte son biographe - il se mit tout de suite à agir... il se rendit au régiment de Finlande, convoqua le Comité et proposa que le régiment marchât immédiatement sur le palais Marie... La proposition de Linde fut adoptée et, à trois heures, par les rues de Pétrograd, s'avançait déjà une imposante manifestation des « Finlandais » avec des pancartes provocantes. » A la suite du régiment de Finlande marchèrent les soldats du 180ème de réserve, des régiments de Moscou, Pavlovsky, Kekholmsky, les matelots de la deuxième division des équipages de la flotte balte, au total de vingt-cinq à trente mille hommes, tous en armes. Dans les quartiers ouvriers, l'agitation commença, le travail s'arrêta et, par groupes d'usines, l'on descendit dans la rue à la suite des régiments.9

En fait, l'histoire n'est pas aussi simple que cela. La manifestation n'était pas l'œuvre d'un individu isolé. Un certain nombre de militants bolcheviks prirent une part active au développement des manifestations du 20 avril et des jours suivants. Le 21 avril, les manifestants étaient à nouveau dans la rue en force, et alors que des colonnes ouvrières se heurtaient à des processions bourgeoises sur la perspective Nevsky, où elles furent accueillies par des banderoles proclamant leur soutien à Milioukov et au Gouvernement provisoire, le sang coula dans les rues de la capitale pour la première fois depuis la chute du tsar.

Quel a été le rôle des dirigeants du Parti bolchevik au cours des Journées d'Avril ?

La direction centrale ne s'est pas impliquée dans le mouvement d'avril avant qu'il soit bien avancé. Le matin du 20 avril, une réunion d'urgence du Comité central adoptait une résolution rédigée par Lénine, qui condamnait la note de Milioukov et suggérait que la paix immédiate n'était possible que par le transfert du pouvoir au Soviet. Cela dit, la résolution n'appelait pas les ouvriers et les soldats à descendre dans la rue.10

Les militants de base du Parti bolchevik, cependant, dans les usines et les régiments de la garnison, contribuèrent dès le départ à l'organisation des manifestations de rue. Le 20 avril, lorsque les masses soulevées étaient rassemblées au palais Marie, certains délégués à la session d'après-midi de la Première Conférence de Pétrograd-ville du POSD(b)R appelèrent au renversement immédiat du Gouvernement provisoire, et V.I. Nevsky , de l'Organisation militaire bolchevique, parla en faveur de l'appel aux troupes, à l'évidence en vue de la prise du pouvoir par le Soviet.

Ludmilla Stal , bolchevique depuis longtemps et membre du Comité de Pétersbourg, essaya de calmer les exaltés par l'admonestation selon laquelle les délégués « ne devaient pas être plus à gauche que Lénine lui-même, » et la conférence vota à l'unanimité pour appeler les ouvriers et les soldats à des « expressions organisées de leur solidarité avec la résolution du Comité central », celle-là même qui, prudemment, condamnait la note de Milioukov et suggérait le transfert des pouvoirs au Soviet.

Lors d'une réunion de la Commission exécutive du Comité bolchevik de Pétersbourg, tenue plus tard dans la même soirée, la question du renversement du Gouvernement provisoire fut cependant reconsidérée et recueillit à l'évidence un soutien accru.11

Le seul dirigeant de ce mouvement qui soit identifié dans les comptes-rendus officiels du Soviet est S.I. Bogdatev, un membre du Comité de Pétersbourg connu pour son franc-parler, venu de l'usine Poutilov et candidat du Comité central à la Septième Conférence de Russie du POSD(b)R. On attribue à ce Bogdatev la préparation d'un tract, sous la signature du Comité de Pétersbourg, appelant au renversement immédiat du Gouvernement provisoire ; celui-ci, largement diffusé le 21 avril, fut le principal responsable de la soudaine apparition parmi les manifestants de banderoles portant le slogan  : « A bas le Gouvernement provisoire ! ».12

Parmi les bolcheviks les plus impatients figuraient ceux de Kronstadt et d'Helsingfors. Un certain nombre de marins de Kronstadt se rendirent à Pétrograd sous la direction du jeune officier bolchevik Raskolnikov dans le but de renverser le Gouvernement provisoire. Le Soviet de Helsingfors, alors sous domination bolchevique, promettait « de soutenir à tout moment par la force armée les demandes de renversement du Gouvernement provisoire. »

Lénine utilise les lances à incendie

Dans un discours à la Conférence de Pétrograd-ville, le 14 avril, Lénine affirma avec insistance que la persuasion pacifique et patiente était la seule manière légitime, pour les bolcheviks, de lutter pour le pouvoir ouvrier.

Le gouvernement doit être renversé ; mais c'est une vérité qui n'est pas encore très bien comprise de tout le monde. Le pouvoir du Gouvernement provisoire s'appuyant sur le Soviet des députés ouvriers, on ne saurait le renverser « tout simplement ». On peut et on doit le renverser en acquérant la majorité dans les soviets.13

Dés lors, pendant et après les Journées d'Avril, Lénine fut encore plus incisif dans son opposition à l'impatience « gauchiste » dans les rangs du parti. Il fit connaître son désaccord avec les activités non autorisées du Comité de Pétersbourg et des autres têtes chaudes bolcheviques dans une résolution du Comité central adoptée le matin du 22 avril :

Le mot d'ordre : « A bas le Gouvernement provisoire! » n'est pas juste en ce moment car tant qu'au sein du peuple une majorité solide (c'est-à-dire consciente et organisée) ne se sera pas ralliée au prolétariat révolutionnaire, un tel mot d'ordre n'est qu'une phrase en l'air, ou bien conduit objectivement à s'engager dans une voie d'aventures.
Nous ne serons pour le passage du pouvoir aux prolétaires et aux semi-prolétaires que lorsque les soviets de députés ouvriers et soldats adopteront notre politique et voudront prendre le pouvoir en mains.

Les 20 et 21 avril avaient montré la faiblesse organisationnelle du parti, le manque de discipline dans ses rangs : « L'organisation de notre parti, la cohésion des forces prolétariennes se sont montrées, pendant les journées de crise, manifestement insuffisantes. »

Les mots d'ordre de l'heure sont : 1. explication de la ligne politique prolétarienne et de la solution prolétarienne pour mettre fin à la guerre ; 2. critique de la politique petite-bourgeoise de confiance envers le gouvernement des capitalistes et d'entente avec lui ; 3. propagande et agitation de groupe en groupe dans chaque régiment, dans chaque usine, et notamment parmi les masses les plus arriérées, les domestiques, les manœuvres, etc., car c'est surtout sur ces éléments que la bourgeoisie a cherché à s'appuyer aux jours de la crise ; 4. l'organisation, l'organisation et encore l'organisation du prolétariat dans chaque usine, chaque arrondissement, chaque quartier.14

A la Septième Conférence de Russie du POSD(b)R, Lénine affirma clairement que la tâche du rassemblement des masses en vue du renversement du Gouvernement provisoire lui apparaissait désormais plus complexe que dans les jours suivant immédiatement son retour en Russie :

En quoi a consisté notre aventurisme ? Dans une tentative de recourir à la force. Nous ne savions pas si les masses penchaient fortement vers nous à ce moment troublé, et la question se serait posée tout autrement si ç'avait été le cas ; Nous avons lancé comme mot d'ordre l'organisation de manifestations pacifiques, mais certains camarades du Comité de Pétersbourg en donnèrent un autre que nous avons annulé sans toutefois avoir eu le temps d'en empêcher la diffusion, de sorte que la masse suivit le mot d'ordre du Comité de Pétersbourg. Nous disons que le mot d'ordre : « A bas le Gouvernement provisoire » est teinté d'aventurisme, qu'on ne peut pas renverser le gouvernement en ce moment, et c'est pourquoi nous avons lancé comme mot d'ordre l'organisation de manifestations pacifiques. Nous ne voulions que procéder à une reconnaissance pacifique des forces ennemies, sans livrer bataille ; le Comité de Pétersbourg, lui, a pris un peu plus à gauche, ce qui est naturellement, en l'occurrence, un crime d'une gravité extrême. L'appareil d'organisation s'est avéré débile : il n'y a pas d'unanimité dans l'application de nos décisions. En même temps que le mot d'ordre juste  : « Vivent les soviets de députés ouvriers et soldats! », on a lancé le mot d'ordre erroné : « A bas le gouvernement provisoire ». Prendre un peu plus à gauche au moment de l'action était inopportun. Nous considérons que c'est là un crime des plus graves, que c'est de la désorganisation. Nous ne serions pas demeurés une minute de plus au Comité central si l'on avait sciemment toléré cette initiative. Elle s'est produite par suite de l'imperfection de l'appareil d'organisation. Oui, notre organisation s'est montrée en défaut.15

Dans un article publié dans la Pravda du 25 avril, Lénine admettait ouvertement les erreurs du parti.16

Comme d'habitude, il martelait que le parti révolutionnaire doit être capable d'apprendre de ses propres erreurs, de faire une sévère autocritique. Dans toute sa critique des autres bolcheviks, il n'oubliait jamais que le dirigeant du parti ne pouvait éluder sa responsabilité pour l'ensemble des membres du parti.

Un dirigeant politique est responsable non seulement de sa manière de diriger, mais aussi des actes de ses subordonnés. Quelquefois il les ignore, souvent il ne les veut pas, pourtant c'est lui qui en porte la responsabilité.17

Ce qui est fondamental dans le centralisme démocratique.

Lénine n'hésita pas à soutenir le Comité exécutif du Soviet de Pétrograd dans son interdiction des manifestations du 21 avril.

La décision du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd en date du 21 avril, interdisant pendant deux jours tout meeting et manifestation de rue, doit être absolument respectée par tous les membres de notre parti. Le Comité central a diffusé dès hier matin et publié aujourd'hui dans la Pravda une résolution où il est dit qu' « à un pareil moment toute idée de guerre civile est insensée et grotesque », que les manifestations doivent revêtir un caractère exclusivement pacifique et que la responsabilité des violences incombera au Gouvernement provisoire et à ses partisans. Aussi notre parti considère-t-il la décision précitée du Soviet des députés ouvriers et soldats (qui interdit en particulier les manifestations armées et les coups de feu en l'air) comme entièrement correcte et devant être appliquée sans discussion.18

Il ne fait aucun doute qu'à l'époque les bolcheviks étaient minoritaires, même parmi les ouvriers de Pétrograd. Soukhanov estime qu'au début de mai les bolcheviks avaient un tiers du prolétariat de Pétrograd derrière eux.19 Mais dans certains districts ils avaient la majorité. Dans les soviets de Vyborg et du district de Narva, ainsi que dans l'Ile Vassiliev, les bolcheviks étaient majoritaires vers la fin d'avril.

Les choses étaient bien pires ailleurs. A la fin du mois de juin, les bolcheviks n'obtenaient que 11,66 % des voix aux élection municipales de Moscou.20 Ce n'est que dans des centres purement industriels comme Orekhovo-Zuevo, Ivanovo-Voznessensk, Lougansk et Tsarytsine, ou dans des postes militaires avancés comme Reval et Narva, que les bolcheviks remportèrent ces élections.21 Au Congrès Panrusse des Soviets, qui se réunit le 3 juin, il y avait 105 bolcheviks sur un total de 777 délégués.

En termes d'organisation, les bolcheviks souffraient toujours du manque de délimitation claire avec les autres partis. En même temps, les masses étaient influencées par les idées les plus contradictoires, et leur pensée était extrêmement confuse, comme un ou deux exemples peuvent l'illustrer.

Une réunion de la garnison de Kichenev passa le 7 mai une résolution soutenant le Soviet des députés ouvriers et paysans, appelant à la conclusion de la paix sans annexions ni contributions sur la base du droit des nations à l'autodétermination et le transfert de la terre aux paysans sans compensation. En même temps, cette réunion proclamait son soutien au Gouvernement provisoire.22

De même, le Soviet des députés ouvriers et soldats de Soudogda (dans la gubernia de Vladimirsk) déclara le 25 mai que la guerre était dans l'intérêt des capitalistes, et en même temps affirmait son soutien et sa confiance aux socialistes qui participaient au Gouvernement provisoire.23

Lénine résumait les contradictions dans la conscience des masses à l'époque dans un article intitulé « Une révolution en déliquescence  » (Pravda N° 91, 25 juin) : « Les masses recherchent pour le moment une solution « un peu moins difficile » par le bloc des cadets avec celui des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. Or cette solution n'existe pas. »24

Le premier Gouvernement de coalition

La crise des Journées d'Avril obligea le gouvernement à rechercher une base plus large, et les dirigeants mencheviks et SR se sentirent appelés à accorder leur soutien. L'idée d'un gouvernement de coalition était véritablement très populaire. Comme l'a écrit Trotsky :

Les masses, dans la mesure où elles ne suivaient pas encore les bolcheviks, tenaient toutes pour l'entrée des socialistes dans le gouvernement. S'il est bon qu'un Kérensky soit ministre, six Kérensky vaudront encore mieux. Les masses ne savaient pas que cela s'appelle une coalition avec la bourgeoisie, et que celle-ci voulait se dissimuler derrière les socialistes pour agir contre le peuple. A la caserne, on entrevoyait la coalition autrement qu'au palais Marie. Les masses voulaient, au moyen des socialistes, évincer la bourgeoisie du gouvernement. C'est ainsi que deux pressions allant en sens contraires se combinaient un moment en une seule. A Pétrograd, un certain nombre de contingents militaires, dont la division des autos blindées qui sympathisait avec les bolcheviks, se prononcèrent pour le gouvernement de coalition. Dans le même sens vota, à une écrasante majorité, la province.25

Les dirigeants des mencheviks et des SR voyaient dans le gouvernement de coalition un moyen de neutraliser le bolchevisme. Ainsi, le journal SR, Volia Naroda, écrivait le 29 avril :

Les partis socialistes sont forcés de choisir ouvertement et clairement entre participer au Gouvernement provisoire – c'est-à-dire soutenir énergiquement le gouvernement de l'Etat révolutionnaire – et refuser franchement, soutenant indirectement le léninisme, qui désintègre le pays dans des préparations de guerre civile et de défaite sur le front.
Il ne faut aucun doute que l'immense majorité des socialistes russes sera capable de prendre ses responsabilités pour l'avenir de la Russie, sauvera le pays d'un effondrement interne et d'une défaite honteuse.26

Le 1er mai, le Comité exécutif du Soviet de Pétrograd décida, à une majorité de 44 voix contre 19 et 2 abstentions, en faveur de l'entrée des mencheviks et des SR dans un gouvernement de coalition. Parmi les 19 qui avaient voté contre, on trouvait 12 bolcheviks, 3 mencheviks-internationalistes et 4 SR.27

Lorsque la coalition fut mise en place, le journal menchevik, Rabotchaïa Gazeta, la salua avec enthousiasme : « Le gouvernement provisoire s'est coupé complètement des influences impérialistes. Et il entre incontestablement sur la voie de la réalisation la plus rapide de la paix universelle par des moyens internationaux. »28

Hélas, la formation de la coalition n'était en fait que le tremplin d'une offensive militaire.

L'offensive

Une pression croissante était exercée par les alliés sur la Russie pour qu'elle lance une offensive militaire. Les cercles gouvernementaux n'étaient pas défavorables à cette idée. Ils espéraient qu'une telle offensive refroidirait la révolution. Comme disait le ministre français de la guerre, Painlevé : « La fraternisation germano-russe avait causé de tels ravages que laisser inactive l'armée russe serait courir le risque de sa rapide désintégration. »

Sous la bannière de la coalition, l'enthousiasme des dirigeants défensistes du soviet ne connaissait pas de bornes. Ainsi, le 6 mai, les Izvestia, le quotidien du Comité exécutif du Soviet, pouvait écrire :

Nous savons que de lourdes épreuves nous attendent sur le chemin de la paix. Nous savons que, alors que les peuples ne se sont pas encore réveillés et ne se sont pas soulevés contre ceux qui les maintiennent en esclavage, nos soldats devront conduire la guerre exécrée avec toute leur énergie et leur courage. Mais ils peuvent désormais le faire dans la ferme conviction que leurs efforts héroïques ne serviront pas à des fins mauvaises. Qu'ils se défendent sur une position fortifiée, ou qu'ils se lancent dans une attaque dictée par des considérations stratégiques ou tactiques, les soldats doivent maintenant être certains que toutes ces opérations militaires ne servent désormais qu'un seul et même but – la défense de la révolution contre sa destruction et la conclusion la plus rapide possible de la paix universelle. A partir de maintenant, ils peuvent et doivent accomplit leurs hauts faits militaires dans la ferme conviction qu'ils agissent pour une cause nationale, pour la cause des ouvriers du monde entier.29

Après quelques semaines de préparation, le gouvernement décida de lancer l'offensive. Le 16 juin, Kérensky, ministre de la guerre et de la marine, lança un ordre aux troupes :

Combattants, notre pays est en danger! La liberté et la révolution sont menacées. Le temps est venu pour l'armée de faire son devoir. Votre commandant suprême [le général Broussilov], aimé de la victoire, est convaincu que chaque jour de retard ne fait qu'aider l'ennemi, et que ce n'est qu'en lui portant un coup immédiat et déterminé que nous pouvons ruiner ses plans. C'est pourquoi, dans la pleine conscience de ma grande responsabilité envers le pays, et au nom de son peuple libre et de son Gouvernement provisoire, j'appelle les armées, renforcées par la vigueur et l'esprit de la révolution, à prendre l'offensive.30

La manifestation qui n'a pas eu lieu : Lénine hésite

Entre la mi-mai et la mi-juin, une agitation de plus en plus déterminée du gouvernement en faveur de l'offensive, ajoutée à la menace du transfert des unités de l'armée de Pétrograd au front, sema la fureur parmi les troupes de la capitale. Lors d'une réunion de l'Organisation militaire bolchevique de Pétrograd en date du 23 mai, il fut rapporté que les régiments Pavlovsky, Ismaïlovsky, les grenadiers et le premier régiment d'infanterie de réserve, parmi d'autres, « étaient prêts à passer à l'action de leur propre chef si une décision positive n'était pas adoptée par le centre. »31 Un certain nombre de soldats se prononcèrent en faveur d'une manifestation contre le Gouvernement provisoire, et personne ne s'opposa à cette idée.

Le 6 juin, N.I. Podvoïsky et V.I. Nevsky , dirigeants de l'Organisation militaire bolchevique, soulevèrent la question de la manifestation lors d'une réunion conjointe du Comité central, de l'Organisation militaire, et du Comité exécutif du Comité de Pétersbourg.32 Lénine se prononça avec force en faveur de la manifestation. Kaménev s'y opposa. Fédorov, un modéré du parti, avertit que la manifestation devait être sans armes, ce à quoi Nevsky répliqua que ce rassemblement serait « amateur » si des armes n'étaient pas portées ; Tchérépanov , de l'Organisation militaire, conclut cet échange par le commentaire : « Les soldats ne manifesteront pas sans armes. La question est réglée. »33

Kamenev avait le soutien de Zinoviev et de Noguine dans son opposition à la manifestation. Il est intéressant de noter que Kroupskaïa , qui s'opposait rarement à son époux, exprima son appréhension quant à la manifestation proposée. « Elle ne sera pas pacifique, et donc peut-être qu'elle ne devrait pas avoir lieu. »34

Le même jour, le Comité de Pétersbourg discuta aussi de la question de la manifestation.35 L'immense majorité du comité était enthousiaste en sa faveur. Un seul orateur, V.B. Vinokourov, soutint Kamenev, Zinoviev et Noguine dans leur position.

Un incident final, pourtant comparativement mineur, poussa les masses à la manifestation. La menace d'expulsion, le 7 juin, des anarchistes de leur quartier général de la villa Dournovo, ancienne propriété du ministre tsariste de l'intérieur, au cœur du district industriel de Vyborg.

P.N. Péréverzev, ministre de la justice, donna aux anarchistes l'ordre de libérer les lieux sous vingt-quatre heures. Les anarchistes refusèrent de s'exécuter, et en appelèrent au soutien des ouvriers des usines de Vyborg et des soldats. Le lendemain des milliers d'ouvriers se mirent en grève, fermant 28 usines, et plusieurs manifestations armées défilèrent dans le district.

Le 8 juin, une réunion conjointe du Comité central, du Comité de Pétersbourg et de l'Organisation militaire, à laquelle assistaient des responsables syndicaux et des représentants des usines, décida d'une manifestation immédiate des ouvriers et des soldats.36 Peu après cette rencontre, le Comité central, avec l'addition des voix des trois représentants de l'exécutif du Comité de Pétersbourg, résolut d'organiser une manifestation de masse qui devait avoir lieu à deux heures de l'après-midi le samedi 10 juin.37 Un tract signé par le Comité central, le Comité de Pétersbourg, l'Organisation militaire, la rédaction de la Pravda, etc., appelait à la manifestation. Parmi les slogans suggérés, on trouvait :

A bas la Douma tsariste!
A bas le Conseil d'Etat!
A bas les dix ministres capitalistes!
Tout le pouvoir au Soviet de Russie des Députés Ouvriers, Soldats et Paysans!
Ré-examen de la « Déclaration des droits du soldat! »
Abolition des « ordres » contre les soldats et les matelots!
A bas l'anarchie dans l'industrie et les capitalistes lockouteurs!
Vive le contrôle et l'organisation de l'industrie!
Il est temps d'arrêter la guerre! Que le soviet des députés déclare de justes conditions de paix!
Pas de paix séparée avec Wilhelm, pas de traités secrets avec les capitalistes français et anglais!
Pain! Paix! Liberté!38

En entendant parler du projet de manifestation des bolcheviks, le Comité exécutif du Soviet publia immédiatement un appel l'interdisant.

Il ne doit pas y avoir une seule compagnie, pas un seul régiment, pas un seul groupe d'ouvriers dans la rue. [Il ne doit pas y avoir] une seule manifestation aujourd'hui.
Une grande lutte nous attend toujours.39

Pour ajouter à la pression exercée sur la direction bolchevique pour qu'elle annule la manifestation, des nouvelles arrivèrent le lendemain de l'opposition furieuse des délégués bolcheviks au Congrès Pan-Russe des Soviets, qui n'avaient pas été tenus informés des plans de leur propre Comité central.40 Les délégués des provinces étaient très à droite des bolcheviks de Pétrograd et ne cachaient pas leur indignation quant à la manifestation projetée.

Un des membres de la délégation bolchevique, Kouzmine, exprima sa colère lors de la session du congrès du 9 juin : « Camarades, aussi triste que cela puisse être, je dois déclarer : la plupart d'entre nous, les délégués bolcheviks ici présents, représentants trois millions d'ouvriers et de soldats, si cela se trouve, ne savaient même pas que tout cela était en cours d'organisation. Moi même, qui suis un représentant, je ne découvre que maintenant qu'une telle manifestation était organisée. »41

Mais la direction bolchevique resta ferme sur ses positions. Dans la nuit du 9 juin, une réunion de six membres du Comité central (Lénine, Noguine, Kaménev, Smilga , Zinoviev, et Sverdlov ou Staline), six membres du Comité de Pétersbourg, et deux membres de l'Organisation militaire, décida par quatorze voix de persister dans la manifestation.42

Sémachko, dirigeant du puissant 1er régiment de mitrailleuses, et Rakhia, un des membres les plus extrémistes du Comité de Pétersbourg, déclarèrent que la manifestation, étant armée, devait être prête, si nécessaire, « à s'emparer des gares, des arsenaux, des banques, de la poste et du télégraphe. »43 Mais ce plan ne fut pas soutenu par Lénine et le reste de la direction bolchevique.

Le 10 juin, à 2 heures du matin, Lénine, Zinoviev, Kaménev, Sverdlov et Noguine se réunirent avec des représentants de la délégation bolchevique au Congrès Pan-Russe des Soviets. Ces derniers demandèrent l'annulation de la manifestation. Dans cette occasion, aucun membre du Comité de Pétersbourg ou de l'Organisation militaire n'étaient présents. La pression était telle que les membres du Comité central battirent en retraite : Zinoviev, Kaménev et Noguine votèrent pour l'annulation de la manifestation, et Lénine et Sverdlov s'abstinrent.44 Et donc, dans l'urgence, le CC annonça l'annulation.45

Dans un certain nombre d'usines, des bolcheviks adoptèrent des résolutions censurant le Comité central. La retraite provoqua un large ressentiment dans les rangs du parti.

Dans ses mémoires, I.P. Flérovsky, un important bolchevik de Kronstadt, se souvient qu'à Kronstadt la nouvelle de l'annulation fut accueillie avec incrédulité et colère, et que les heures qui suivirent l'annonce furent « parmi les plus désagréables » de sa vie. Au Sixième Congrès il rapporta que des « mesures inhumaines » avaient été nécessaires pour empêcher les marins de répondre à des appels des anarcho-communistes (ainsi que de ceux de bolcheviks indisciplinés) et de se précipiter immédiatement à Pétrograd.46

M.I. Latsis nota dans son journal et rapporta au Comité de Pétersbourg qu'il y eut des cas dans lesquels des militants bolcheviks déchirèrent leur carte du parti.47

Les membres du Comité de Pétersbourg étaient surtout furieux de la retraite de la direction. Le 11 juin, une réunion d'urgence du Comité de Pétersbourg fut consacrée à entendre les explications du Comité central.48

Lénine commença son intervention en reconnaissant que le mécontentement de nombreux membres du Comité de Pétersbourg était « tout à fait légitime ». Il expliqua, cependant, que

le Comité central ne pouvait pas agir autrement, pour deux raisons : 1° Nous avions reçu d'un demi-organe du pouvoir l'interdiction formelle de manifester ; 2° cette interdiction était ainsi motivée : « nous savons que des contre-révolutionnaires camouflés comptent mettre à profit votre manifestation ». On nous donnait des noms à l'appui, par exemple celui d'un général dont l'arrestation nous était promise dans trois jours, et d'autres encore ; on déclarait qu'une manifestation des Cent-Noirs49 était fixée au 10 juin, que ces derniers devaient se mêler à nous et déchaîner des bagarres.
Il arrive, même dans les guerres ordinaires, qu'une offensive fixée doive être décommandée pour des raisons d'ordre stratégique ; cela peut aussi arriver, à plus forte raison, dans la lutte des classes, selon les hésitations des couches moyennes petites-bourgeoises. Il faut savoir choisir le moment et se montrer hardi dans ses décisions.50

Pour l'avenir, déclarait Lénine,

Le prolétariat peut y répondre par le maximum de calme, de prudence, de fermeté, d'organisation, et en se souvenant bien que le temps des manifestations pacifiques est révolu.
Nous ne devons pas leur fournir l'occasion d'une agression. Qu'ils attaquent, eux, et les ouvriers comprendront que nos agresseurs attentent à l'existence même du prolétariat. Mais la vie est avec nous, et le succès de leur agression est bien problématique : sur le front il y a les troupes, dont le mécontentement est très grand ; à l'arrière règnent la vie chère, le marasme économique, etc.
Le Comité central ne veut pas peser sur votre décision. C'est votre droit légitime de protester contre ses actions, et votre décision doit être libre.51

Volodarsky , au nom de l'Exécutif du Comité de Pétersbourg, fut des plus incisifs dans ses récriminations.

Le Comité central a agi hâtivement et inconsidérément, mais la question est de savoir quand ? Lorsqu'il a décidé de manifester ou lorsqu'il a annulé la manifestation ? Que devrions nous faire ?... Nous devons répondre à trois questions : (1) Etait-il nécessaire d'annuler notre manifestation ? (2) Est-ce qu'une situation qui permet aux hésitations d'un seul homme de changer toutes les décisions est tolérable dans notre parti ? (3) Quelles vont être nos prochaines initiatives ?52

Tomsky , membre lui aussi de l'Exécutif du Comité de Pétersbourg, ajouta ses propres critiques :

Quelle que soit la manière dont nous déguisions notre retraite en disant que nous sommes des gens raisonnables, que nous avons agi avec sagesse, le fait demeure que nous avons reculé. Notre délégation au congrès, qui par notre faute n'était pas informée de notre grandiose manifestation, a influencé l'humeur du Comité central. Est-il tolérable que la délégation exerce une pression sur le Comité central du parti ?

En concluant, Tomsky résuma ses sentiments sur la conduite du Comité central, mettant l'accent sur le préjudice causé à son prestige.

Personne ne niera que le Comité central a commis une faute politique – il est coupable d'une intolérable vacillation. Il n'est pas important qu'il y ait une méfiance généralisée vis-à-vis du Comité central ; ce qui est important c'est que la foi dans la direction [du CC] qu'avaient ceux d'entre nous qui sont des responsables [du Comité de Pétersbourg] a été entamée.53

I.K. Naoumov, secrétaire de la délégation bolchevique du Soviet de Pétrograd, critiqua le parti pour sa mauvaise planification, mais fit remarquer que l'annulation avait des aspects positifs. Il suggérait que le dommage causé à la confiance dans la direction du parti n'était pas dans l'ensemble une mauvaise chose : « Qu'elle soit complètement anéantie, » proclama Naoumov, « il est nécessaire de n'avoir confiance qu'en soi-même et dans les masses. »54

Les dirigeants mencheviks et SR interviennent

A cette même session du Congrès des soviets qui avait condamné les bolcheviks, le menchevik Bogdanov , au nom du présidium, proposa qu'une manifestation officielle soit organisée pour le dimanche suivant, le 18 juin. Les dirigeants mencheviks et SR pensaient que les bolcheviks étaient en recul, et qu'ils pourraient leur montrer qui avait vraiment le soutien des masses. Ainsi Tsérételli s'adressa triomphalement aux bolcheviks, en particulier à Kaménev, dans un discours didactique indigné :

Nous avons ici, devant nous, une revue claire et honnête des forces de la révolution. Demain on verra manifester, non pas des groupes séparés, mais toute la classe ouvrière de la capitale, non pas contre la volonté du Soviet, mais à son invitation. Maintenant nous verrons quels sont ceux que suit la majorité, vous ou nous. Ce n'est pas une affaire de complots, mais d'un duel dans l'arène ouverte. Demain nous verrons.

Les slogans de la manifestation furent choisis par les dirigeants mencheviks et SR parmi les plus populaires possibles : « Paix universelle », « Convocation immédiate d'une assemblée constituante, » « République démocratique. »55 Pas un mot sur la coalition ou l'offensive. Lénine demanda dans la Pravda : « Et qu'est-ce qu'est devenue la « confiance absolue dans le Gouvernement provisoire », Messieurs... Avez-vous avalé votre langue ? » Les conciliateurs n'osaient pas appeler les masses à exprimer leur soutien au gouvernement dont ils étaient membres.

Le 13 juin fut tenue une réunion d'urgence du Comité de Pétersbourg. Au nom du Comité central, Zinoviev expliqua que la manifestation proposée fournirait « un moyen politique d'exercer une pression sur le gouvernement. » « Nous devons faire une manifestation dans la manifestation. » Il fallait appeler les membres du parti aussi bien que des syndicats, des usines, et les unités militaires à défiler avec les slogans du 10 juin, plus quelques nouveaux. Une partie des présents n'étaient pas chauds pour la manifestation. Après tout, ils s'étaient brûlé les doigts quelques jours auparavant.56

La manifestation du 18 juin fut massive, avec 400.000 participants. Soukhanov écrit : « la manifestation était grandiose (…) tous les ouvriers et les soldats de Pétersbourg y participaient. »

Mais quel était le caractère politique de la manifestation ?

— « Encore des bolcheviks, » remarquai-je, regardant les slogans, « et là, derrière cette colonne, ce sont aussi des bolcheviks qui défilent. »
— « Apparemment les suivants aussi, » jugeai-je ensuite, observant les banderoles avançant vers moi et les rangs interminables se dirigeant vers le château Saint-Michel par la perspective Sadovy.
— « Tout le pouvoir aux soviets! », « A bas les dix ministres-capitalistes! », « Paix aux chaumières, guerre aux palais! »
C'est de cette façon puissante et frontale que l'avant-garde de la révolution russe et de la révolution mondiale, le Pétersbourg ouvrier-paysan, exprimait sa volonté... La situation était absolument claire et sans ambiguïté... Par ci par là, la chaîne des drapeaux et des colonnes de bolcheviks était interrompue par des mots d'ordre spécifiquement socialistes-révolutionnaires et par ceux du soviétisme officiel. Mais ils étaient noyés dans la masse ; ils apparaissaient comme les exceptions confirmant sans le vouloir la règle. Et encore et encore, comme un cri irrépressible des entrailles de la capitale révolutionnaire, comme le destin lui-même, comme la fatale forêt de Birnam57 – ils avançaient vers nous :
— Tout le pouvoir aux soviets!, A bas les dix ministres-capitalistes!
(...)
Je me souvenais de l'entrain de la veille de cet aveugle de Tsérételli. Il était là, l'assaut dans l'arène ouverte ! Elle était là, la démonstration claire et honnête des forces sur un terrain légal, dans une manifestation de tout le Soviet !58

« A en juger par les pancartes et les mots d'ordre des manifestants, » écrivait le journal de Gorki, « la démonstration de dimanche a dévoilé le complet triomphe des bolcheviks dans le prolétariat pétersbourgeois. »59

Le même jour, des manifestations de masse défilaient dans toute la Russie : à Moscou, Kiev, Minsk, Reval, Riga, Kharkov, Helsingfors, et bien d'autres villes.60 Le jour suivant, Lénine écrivit :

La manifestation du 18 juin est devenue une démonstration de la force et de la politique du prolétariat révolutionnaire qui montre l'orientation de la révolution, qui montre comment sortir de l'impasse. Voilà l'immense signification historique de la manifestation de dimanche, voilà ce qui la distingue foncièrement des manifestations qui eurent lieu le jour des funérailles des martyrs de la révolution et le 1er mai. Ce fut alors la commémoration unanime de la première victoire de la révolution et de ses héros, le coup d'œil jeté par le peuple sur la première étape franchie le plus rapidement, avec le plus de succès, vers la liberté. Le 1er mai fut la fête des vœux et des espoirs rattachés à l'histoire du mouvement ouvrier mondial, à son idéal de paix et de socialisme.
Ni l'une ni l'autre de ces manifestations ne s'assignait pour but d'indiquer l'orientation ultérieure de la révolution et ne pouvait d'ailleurs l'indiquer. Ni l'une ni l'autre ne posait aux masses, et au nom des masses, les questions concrètes, précises, urgentes, de la marche de la révolution, de ses fins, de ses moyens.
Le 18 juin a été en ce sens la première manifestation politique d'action, l'éclaircissement non par la brochure ou par le journal mais dans la rue, non par les chefs mais par les masses, de la façon dont les différentes classes agissent, veulent agir et agiront afin de continuer la révolution.61

Cette manifestation disait tout ce qui pouvait être dit sans soulèvement. Le travail des bolcheviks restait toujours de continuer à expliquer patiemment. Le 22 juin, la presse bolchevique exhortait la garnison : « Ne faites confiance à aucun appel à manifester dans la rue ». Et Lénine continuait à insister sur la nécessité d'éviter l'aventurisme, de continuer à organiser et éduquer, éduquer et organiser.

Le prolétariat socialiste et notre parti ont besoin de tout leur sang-froid, du maximum de fermeté et de vigilance : que les futurs Cavaignac62 commencent les premiers! Notre conférence a déjà annoncé leur venue. Le prolétariat de Pétrograd ne leur permettra pas d'éluder les responsabilités. Il attendra, accumulant des forces et se préparant à la riposte, le jour où ces messieurs se décideront à passer des paroles aux actes.63

Notes

1 Lénine, Œuvres, vol.24, p.373.

2 N.K. Kroupskaïa, Ленин и партия, Moscou 1963, p.118.

3 Browder et Kerensky, vol.2, pp.1044-45.

4 Browder et Kerensky, vol.2, p.1046.

5 Browder et Kerensky, vol.2, p.1098.

6 Browder et Kerensky, vol.3, p.1238.

7 W.S. Woytinsky, Stormy Passage , New York 1961, pp.270-71.

8 Browder et Kerensky, vol.3, p.1858.

9 Trotsky, Histoire de la révolution russe , op cit, p.385.

10 Lénine, « Résolution du Comité Central du P.O.S.D.R.(b). adoptée le 20 avril (3 mai) 1917, au sujet de la crise ouverte par la note du gouvernement provisoire en date du 18 avil (1er mai) 1917 », Œuvres, vol.24, pp.180-181 ; Sidorov, vol.2, p.726.

12 A. Rabinowitch, Prelude to Revolution : The Petrograd Bolsheviks and the July Uprising, Indiana 1968, pp.44-45.

13 Lénine, « La conférence de Pétrograd-ville  », Œuvres, vol.24, p.141.

15 Lénine, Œuvres,vol 24, pp.243-244.

16 Lénine, « Une joie déplacée », Œuvres, vol.24..

17 Lénine, « Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky  », Œuvres, vol.32, p.27.

18 Lénine, Œuvres, vol.24, p.209.

19 Soukhanov, op. cit .

20 Koutouzov, vol.2, p.408.

21 O.H. Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism, New York 1958, p.243.

22 Koutouzov, vol.2, p.16.

23 Koutouzov, vol.2, p.163.

24 Lénine, Œuvres, vol.25, p.134.

25 Trotsky, Histoire de la révolution russe , op cit, p.408.

26 Browder et Kerensky, vol.3, p.1257.

27 Browder et Kerensky, vol.3, p.1269.

28 Browder et Kerensky, vol.3, p.1282.

29 Browder et Kerensky, vol.3, pp.1283-84.

30 Browder et Kerensky, vol.2, p.942.

31 Sidorov, vol.3, pp.483-84.

32 Sidorov, vol.3, p.485.

33 Sidorov, vol.3, p.486.

34 Sidorov, vol.3, p.486.

35 Kudelli, pp.136-45.

36 Kudelli, p.157.

37 Kudelli, p.158.

38 Browder et Kerensky, vol.3, pp.1312-13.

39 Browder et Kerensky, vol.3, p.1314.

40 Kudelli, p.156.

41 Cité in Rabinowitch, p.264.

42 Kudelli, pp.158-66.

43 M.Ia. Latsis, « Июльские дни в Петрограде. Из дневника агитатора », Пролетарская революция, n° 5 (17), 1923.

44 Kudelli, p.158.

45 Правда, 10 juin, Sidorov, vol.3, p.498.

46 Rabinowitch, pp.79-80.

47 Latsis, in Пролетарская революция, no.5 (17), 1923 ; Kudelli, p.164.

48 Kudelli, pp.153-68.

49 Une organisation ultra-réactionnaire créée sous le patronage de la police tsariste.

51 Lénine, Ibid., Œuvres, vol.25, pp.79-80.

52 Kudelli, pp.157-58.

53 Kudelli, pp.159-61.

54 Kudelli, p.163.

55 Sidorov, vol.3, p.518.

56 Kudelli, pp.178-84.

57 Dans MacBeth de Shakespeare, une prophétie indique que son règne durera jusqu'à ce que la forêt de Birnam avance contre lui. (Note du Traducteur)

58 Soukhanov, op. cit .

59 Trotsky, Histoire de la révolution russe , op cit, p.503.

60 Sidorov, vol.3, pp.541-51.

61 Lénine, « Le dix-huit juin  », Œuvres, vol. 25, p.113.

62 Le général Cavaignac sauva la bourgeoisie des travailleurs à Paris en juin 1848.

63 Lénine, Œuvres, vol.25, p.82.

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