"Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades."
1976 |
Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets
Chapitre 10 — Lénine et les mutineries de soldats
La question brûlante, centrale, plus urgente que toute autre dans la Révolution Russe, était celle de la guerre. En 1917, les souffrances des soldats avaient atteint leurs limites extrêmes. Sur les 15,5 millions d'hommes qui avaient été mobilisés, on estime que 7,2 à 8,5 millions d'entre eux avaient été tués ou blessés, ou étaient portés disparu. Le soulèvement paysan provoqua et fut provoqué par les mutineries de soldats. Au moment où les paysans s'employaient à incendier les manoirs, tuant parfois leurs maîtres, les soldats en étaient à lyncher les officiers impopulaires et à déserter le front en masse. En plus, le soldat – paysan sous l'uniforme – qui quittait le front ou la garnison pour retourner au village jouait un rôle essentiel dans la dissémination des idées révolutionnaires dans les campagnes.
Les cas où se trouvèrent à la tête des troubles ruraux des soldats comptèrent, d'après le calcul de Verménitchev, en mars, pour un pour cent, en avril pour huit pour cent, en septembre pour treize pour cent, en octobre pour dix-sept pour cent. Un pareil calcul ne peut prétendre à l'exactitude ; mais il indique sans erreur la tendance générale.1
La désintégration de l'armée russe se poursuivait rapidement. C'était un produit inévitable de la révolution.
« Il est évident » écrivait Engels à Marx le 26 septembre 1851, « que la désorganisation des armées et le relâchement absolu de la discipline furent aussi bien la condition que le résultat de toute révolution qui ait triomphé jusqu'ici. »2
Le soldat de l'armée tsariste était privé des droits humains les plus élémentaires. Il lui était interdit de fumer dans la rue, de prendre le tramway ailleurs que sur l'impériale, ou de fréquenter les clubs, les bals publics, les restaurants et autres établissements où des boissons étaient en vente. Il lui était interdit d'assister à des conférences publiques ou à des spectacles de théâtre, ou de recevoir des livres ou des journaux sans la permission de son officier supérieur.3 Après la Révolution de Février, le paysan-soldat n'était plus disposé à servir de chair à canon dans une guerre menée par des généraux-grands propriétaires terriens.
Le Gouvernement provisoire fit de son mieux pour empêcher la désintégration de l'armée. Le 28 février, Milioukov déclara à un groupe de soldats qu'ils devaient tous être « organisés, unis, et subordonnés à une seule autorité. »4
Malgré tout, comme l'explique Soukhanov,
… en essayant de restaurer les liens de subordination entre les officiers et les soldats, [le Gouvernement provisoire] voulait que ces liens soient exactement semblables à ce qu'ils avaient été sous le tsarisme. Il avait toute raison d'espérer que le corps des officiers, en se joignant à la révolution et se mettant à la disposition de la Douma, se ferait le serviteur dévoué de le bourgeoisie.5
Dans les mois précédant la révolution, la discipline de l'armée tsariste était déjà en voie de décomposition. La Révolution de Février accéléra le processus. Et elle eut lieu non seulement sans les officiers, mais contre eux. « Dès le matin du 28 février – écrit dans ses Mémoires le cadet Nabolov, qui portait en ces jours-là un uniforme d'officier – il devint dangereux de sortir de chez soi, car on arrachait déjà aux officiers leur épaulettes. »6
Beaucoup d'officiers s'empressèrent d'arborer des rubans rouges quelques jours après la révolution. Mais les soldats pouvaient-ils se fier à eux ? V.B Stankévitch, commissaire politique du Gouvernement provisoire pour le front nord, dans ses Mémoires, clarifie la véritable nature des sentiments entre officiers et soldats dans les premiers jours suivant la Révolution de Février.
Les soldats, en violant la discipline et en sortant des casernes non seulement sans officiers, mais... en bien des cas contre la volonté de ces derniers, même en tuant certains d'entre eux qui remplissaient leur devoir, se trouvèrent avoir accompli un grand exploit d'émancipation. Si c'est là un exploit, et si le corps des officiers lui-même l'affirme maintenant, pourquoi les chefs n'ont-ils pas d'eux-mêmes fait sortir les soldats dans la rue ? Car enfin, c'eût été pour eux plus facile et moins dangereux. Maintenant, la victoire acquise, ils se sont ralliés aux courageux vainqueurs. Mais est-ce sincère et pour longtemps ? Voyez-vous, dans les premiers moments ils furent bouleversés, ils se cachèrent, ils se mirent en civil – même si le lendemain tous les officiers revinrent. Et même si certains officiers revinrent en courant et nous rejoignirent cinq minutes après que les soldats soient sortis, malgré tout c'étaient les soldats qui avaient dirigé les officiers dans tout ça, et non le contraire. Et ces cinq minutes ouvrirent un abîme infranchissable entre les troupes et les principes les plus profonds et les plus fondamentaux de l'ancienne armée.7
Beaucoup d'officiers furent lents à s'adapter. Ils espéraient une restauration de l'ancien régime. Ainsi le député à la Douma N.O. Yanouchkévitch, visitant des troupes une quinzaine de jours après la révolution, rapportait :
… il y a ceux, parmi les officiers supérieurs, qui se comportent sans tact. Partout nous entendions dire que le nœud rouge, lorsqu'il est porté, est arraché. On nous dit aussi que les portraits [du tsar] n'ont pas été enlevés ; les soldats entrent et voient que le portrait de l'empereur est sur le mur ; cela soulève leur indignation. Dans certains endroits nous reçûmes l'information qu'il y avait eu des menaces d'exécution par fusillade au cas où les portraits seraient enlevés. Cette absence de tact a créé une atmosphère très lourde.8
Des officiers étaient furieux contre l'ordre du Gouvernement provisoire leur enjoignant de se montrer polis envers leurs subordonnés.
Dans plusieurs réunions nous avons parlé avec des officiers. Certains comprennent leur tâche, mais d'autres n'ont aucun désir d'admettre que la vie ancienne a été détruite et qu'ils doivent changer de comportement. Ils considèrent qu'ils ont été très mal traités ; ils sont indignés par les ordres, en particulier celui de Goutchkov au sujet de la politesse ; ils disent que cela ruine le moral de l'armée – les soldats accusent leurs commandants de tout, et cela a demandé des efforts pour leur expliquer que c'était la faute de l'ancien régime, que leurs supérieurs hiérarchiques n'ont rien à voir avec tout ça.9
Les soldats ne pouvaient pas oublier que l'une des mesures disciplinaires utilisées par les officiers sous le tsarisme avait été le fouet. Par dessus tout, ils savaient qu'alors qu'eux mêmes étaient paysans et ouvriers, les officiers étaient des fils de grands propriétaires ou des membres des familles bourgeoises.
Le Gouvernement provisoire et les conciliateurs du Soviet espéraient contre tout espoir que les exhortations, si elles étaient répétées assez souvent, pourraient créer la confiance entre soldats et officiers. Le 9 mars, le ministre de la guerre, Goutchkov , et le chef d'état-major, le général Alexéïev , lancèrent un manifeste aux soldats et aux citoyens :
La restauration des relations bonnes et amicales entre les officiers et les soldats, et le raffermissement de la discipline, font partie des principaux soucis du Gouvernement provisoire...
Le Gouvernement provisoire déclare que l'armée a l'obligation d'obéir aux ordres de ses commandants militaires, et est convaincu que les soldats le comprendront et formeront un cercle étroit autour de leurs officiers, voyant en eux les dirigeants qui les ont toujours menés à la victoire. Ce n'est qu'en obéissant à leurs officiers que les soldats peuvent briser la résistance de l'ennemi et l'empêcher de remporter la victoire sur la libre Russie. Soldats, vous êtes appelés à accomplir la grande tâche historique de votre patrie. Suivez vos officiers et rappelez-vous que sans le respect pour la personne et pour l'honneur de votre officier, il ne peut y avoir d'unité, il ne peut y avoir de victoire.10
L'Ordre N° 1 – Le Soviet fait un compromis
Dans la fièvre de la Révolution de Février, quand les soldats déchiraient les épaulettes des officiers, l'idée d'élire tous les officiers était devenue populaire. Le premier tract appelant à ce changement, distribué le matin du 1er mars par les méjraïontsy, était ainsi conçu :
Elisez vos commandants de peloton, vos commandants de compagnie et vos commandants de régiment, élisez des comités de compagnie pour prendre en charge le ravitaillement. Tous les officiers doivent être sous le contrôle de ces comités de compagnie. N'acceptez que les officiers dont vous savez qu'ils sont des amis du peuple... Soldats! Maintenant que vous vous êtes révoltés et que vous avez gagné, d'anciens ennemis vont venir vers vous en même temps que vos amis – des officiers qui prétendent être vos amis. Soldats! La queue d'un renard est plus à craindre que les crocs d'un loup.11
Les dirigeants S-R et mencheviks du Soviet étaient tellement furieux contre ce tract qu'ils le dénoncèrent dans leur quotidien, les Izvestia, le 3 mars.12 Mais le sentiment révolutionnaire des troupes était tel que les conciliateurs ne croyaient pas possible de préserver tout simplement le vieux système de discipline. Le résultat fut un compromis, le « Prikaz N°1 » (Ordre N°1), publié par le Soviet de Pétrograd le 1er mars :
… Dans toutes les compagnies, bataillons, régiments, parcs, batteries, escadrons, dans les services spéciaux des diverses administrations militaires, et sur les navires de la marine, des comités des représentants élus des échelons inférieurs des unités militaires sus-mentionnées seront choisis immédiatement
… Dans toutes ses actions politiques, la branche militaire est subordonnée au Soviet des députés ouvriers et soldats et à ses propres comités.
… Les ordres de la Commission militaire de la Douma d'Etat seront exécutés, à l'exception des cas où ils sont en conflit avec les ordres et les résolutions du Soviet des députés ouvriers et soldats.
… Toute espèce d'armes, telles que fusils, mitrailleuses, autos blindées et autres, doivent être tenues à la disposition et sous le contrôle des comités de compagnie et de bataillon, et ne doivent en aucun cas être remises aux officiers, même sur leur demande.
… Dans le rang et pendant l'exécution des devoirs du service, les soldats doivent observer la discipline militaire la plus stricte, mais en dehors du service et du rang, dans leur vie politique, civique en général et privée, les soldats ne peuvent en aucun cas être privés des droits dont jouissent les citoyens.
En particulier, le garde-à-vous et le salut obligatoire, en dehors du service, est aboli...
Egalement, l'obligation de s'adresser aux officiers par les termes « Votre Excellence, » « Votre Honneur », etc., est abolie, et ces titres seront remplacés par « Monsieur le général », « Monsieur le colonel », etc.
S'adresser grossièrement à des soldats, quel que soit leur rang, et en particulier le fait de les tutoyer, est interdite, et les soldats sont requis de porter à l'attention des comités de compagnie toute infraction à cette règle, aussi bien que toute incompréhension entre officiers et soldats du rang.
Le présent ordre devra être lu devant les compagnies, bataillons, régiments, équipages, batteries et tous commandements combattants et non-combattants.13
Cet ordre mettait en place une dualité de pouvoir au sein de l'armée. Trotsky l'a pertinemment appelé « le seul document estimable de la Révolution de Février, »14 et Soukhanov le décrit comme « pratiquement le seul acte politique indépendamment créatif du Plénum du Soviet pendant toute la révolution. »15
L'Ordre N°1 avait été rédigé à la hâte en réaction à la situation spécifique de Pétrograd, et ses auteurs espéraient qu'il ne s'appliquerait qu'à la capitale. Malheureusement,
il fut imprimé en grande quantité et distribué sur tout le front en quelques jours... Il n'y avait pas un seul secteur, sur un front de 3.000 km, qui restât en dehors de son influence, même si les secteurs du nord en furent plus massivement inondés que le reste. Les officiers se rendirent compte immédiatement avec quel enthousiasme leurs hommes appliquaient ses prescriptions : les soldats cessèrent de les saluer et de se mettre au garde-à-vous, les appelaient désormais « Monsieur le lieutenant » et insistaient sur le « vous » formel. En quelques jours, les officiers furent confrontés à des comités qui présentaient des revendications, exigeaient des explications, contre-mandaient les ordres, et instituaient des contrôles sur les armes et les munitions. Il n'était pas rare que des officiers se voient contraints de reconnaître la structure du comité en donnant des ordres spéciaux. Toutes les tentatives des officiers pour expliquer que l'ordre n'était pas officiel, et qu'il ne s'appliquait qu'à Pétrograd, furent vaines.16
Comme la dualité de pouvoir était très instable, une pression fut exercée contre l'Ordre N°1, de gauche comme de droite, dès l'instant où il fut publié.
Dès que le Soviet de Pétrograd eut promulgué l'Ordre N°1, ses dirigeants s'alarmèrent de ce qu'ils avaient fait. L'exécutif fut sans aucun doute encouragé dans cette attitude par Kérensky , qui avait l'Ordre en horreur, comme se le rappelle Soukhanov :
Kérensky fit irruption comme un ouragan, complètement hors de lui, étouffant de rage et de désespoir. Frappant du poing sur la table, non seulement il accusa les rédacteurs et les éditeurs de ce tract de provocation, mais identifiait carrément leur action avec le travail de la police secrète tsariste (...) et menaçait les coupables de toutes sortes de châtiments.17
Pour apaiser Kérensky, et, plus important, les généraux et les capitalistes, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires du Soviet promulguèrent l'Ordre N°2, qui limitait l'application de l'Ordre N°1 au district militaire de Pétrograd, et insistait sur le fait que même à Pétrograd les comités de l'armée ne devaient pas intervenir dans les affaires militaires.
L'Ordre N°1 du Soviet des députés ouvriers proposait à toutes les compagnies, bataillons et autres unités militaires d'élire des comités (de compagnie, de bataillon, etc.) appropriés à chaque unité particulière, mais cet ordre ne stipulait pas que ces comités dussent élire les officiers de chaque unité... Les soldats doivent se soumettre à tous les ordres des autorités militaires qui sont concernées par le service militaire.18
Comme symbole de la nécessité de neutraliser l'appétit de liberté des soldats vint un nouvel ordre du ministre de la guerre, sur les droits des soldats à la gratuité des transports, aux places gratuites dans les théâtres, les concerts, etc. Lorsque les soldats avaient conquis ces droits après la Révolution de Février, ils avaient considéré comme allant de soi que liberté signifiait « gratuité ». Et là, le 22 mars, Goutchkov promulguait l'Ordre N°114, qui formulait clairement que les soldats étaient libres d'aller au théâtre, d'utiliser les transports publics, etc., mais qu'ils n'étaient pas exonérés du paiement!19
Le double pouvoir, comme régime fonctionnant dans une situation de crise, mena à des formulations répétées et des re-formulations des droits et devoirs des soldats. Ainsi, le 11 mai, Kérensky, qui avait remplacé Goutchkov comme ministre de la guerre, publia un nouveau décret, l'Ordre N°8, Déclaration des Droits du Soldat, qui précisait les droits des commandants :
… au combat, le commandant a le droit, sur sa propre responsabilité, de prendre toutes mesures, jusqu'à l'utilisation de la force armée inclusivement, contre ses subordonnés qui s'abstiennent d'exécuter ses ordres. Ces mesures ne sont pas considérées comme des pénalités disciplinaires... Le droit de nommer à certaines charges et le droit de suspension temporaire des officiers de tous grades dans les cas prévus par la loi appartient exclusivement aux commandants. De même, ils sont les seuls à avoir le droit de donner des ordres concernant l'activité de combat et la préparation à la bataille d'une unité, son entraînement, ses devoirs spéciaux, ses tâches dans [les domaines] de l'inspection et de l'approvisionnement.20
Cette déclaration irrita même la gauche modérée. Le Congrès Pan-Russe des Soviets, dominé par les S-R et les mencheviks, la critiqua comme réduisant à néant les droits des soldats.
Dans le domaine des droits civiques en général, le droit de tout membre du service de participer à et d'organiser toute sorte de réunions doit être proclamé... La restriction de la liberté d'expression aux « périodes hors du service » doit être abolie.
Le droit du commandant d'utiliser la force contre ses subordonnés (article 14) doit être exclu de la déclaration.
En abrogeant l'article 18 ou l'Ordre N°8, il faut déclarer que les organes d'auto-gouvernement des soldats doivent avoir le droit de contester ou de recommander [la nomination] des personnes à des postes de commandement, de même que le droit de participer à l'administration de l'armée sur une base définie explicitement dans des régulations.21
Les bolcheviks étaient, bien sûr, encore plus critiques que les SR et les mencheviks au Congrès des soviets.
La lutte de classe entre paysans et grands propriétaires terriens se manifestait dans l'armée par un accroissement de l'insubordination des soldats envers les officiers. La poussée dans le sens de l'expropriation des terres nourrissait l'esprit de révolte des soldats, et le désir de paix se faisait plus intense dans une situation où les officiers ordonnaient aux soldats de continuer à faire une guerre sanglante et inutile.
La désintégration de l'armée s'accéléra. En octobre 1917, près de deux millions de soldats avaient déserté – la plupart entre février et octobre.22 Deux cent mille d'entre eux avaient été récupérés, mais lorsqu'ils furent renvoyés au front ils ne firent qu'accroître la vitesse à laquelle l'armée se décomposait.
Le 18 mars, le général Loukomsky, directeur des opérations militaires, rédigea un rapport à la suite d'une conférence tenue à Stavka, dans lequel il était déclaré :
L'état de l'armée. L'armée traverse une [période de] maladie. Il faudra sans doute deux ou trois mois pour réajuster les rapports entre les officiers et les hommes.
A l'heure présente on observe un bas moral parmi les officiers, une agitation dans la troupe, et un grand nombre de désertions.
La capacité combative de l'armée est réduite, et il est à l'heure actuelle difficile d'anticiper une amélioration.23
Le 27 mai, le Gouvernement provisoire ordonna la dissolution de quatre régiments, le 45e, le 46e, le 47e et le 52e, pour insubordination.24
Voici quelques extraits, choisis au hasard, de rapports adressés au quartier général de l'armée :
Un télégramme du front roumain du 9 juin, entre autres choses, déclare : « Division X – le moral des troupes s'est amélioré mais, selon les termes du commandant de division, « comme auparavant, malgré tout, il n'y a aucun certitude qu'un ordre d'attaque serait obéi... » »
La 5ème Armée a communiqué... certains détails notés ci-après sur les conditions dans lesquelles se passe le regroupement en vue de l'opération : dans le corps X, l'ordre n'a pas été exécuté ; dans la division X, qui a refusé d'élargir son front sur la gauche, des compagnies individuelles du régiment X se sont rendues sur les positions, cependant que 1.067 hommes ont refusé d'y aller ; dans le régiment X, un bataillon a refusé de marcher. Dans le reste des régiments, la situation est tout aussi tendue, et des désordres sont à craindre lorsque viendra leur tour de se porter en renforts... Dans le régiment X, l'ordre n'a pas été exécuté par cinq compagnies. Dans le corps X, la division X s'est séparée de son état-major et de l'artillerie, s'est rassemblée autour du régiment X, a élu, d'après le rapport du commandant de la division X, son propre état-major révolutionnaire, et envoie des agents dans d'autres unités pour se livrer à la propagande... Dans certains régiments de la 36ème division, ils déclarent ne reconnaître d'autre autorité que celle de Lénine.
Un télégramme reçu le 7 juillet du front roumain, signé par le commandant de régiment Réko, déclare que le 4 juillet la 8ème compagnie du régiment a refusé de rejoindre les positions pour l'offensive, et ce n'est qu'après de longues exhortations et admonestations que les régiments se sont mis en marche, dans la nuit du 6, avec les forces de huit compagnies mais avec un nombre insuffisants de fusiliers.
Le commandant de la 11ème Armée, dans un rapport à Stavka du 12 juillet, disait :
Il est même difficile de prévoir où l'ennemi peut être stoppé. Le personnel de commandement et des officiers dans sa totalité est sans pouvoir de se livrer à autre chose qu'au sacrifice de soi... La tragédie du haut commandement réside dans le fait qu'au lieu d'envoyer les détachements loyaux contre l'ennemi il doit les utiliser pour réprimer des compagnies et des divisions entières mutinées à l'arrière et pour faire cesser les pillages. La dépendance envers un certain nombre de troupes et de compagnies loyales pour rétablir l'ordre amène à des dissensions au sein de l'armée, lesquelles à leur tour provoquent une aggravation de la démoralisation.25
Lors d'une seconde conférence à Stavka le 16 juillet, le général Dénikine décrivait en ces termes la situation sur le front occidental :
Il était « dans un état de complète désintégration. »
Les hommes étaient obéissants jusqu'à un certain point – tant que notre ligne d'action était passive – mais dès qu'il leur était demandé d'être agressifs, l'étendue de la désintégration apparaissait en pleine lumière.
Au cours de deux à trois semaines, nous avons réussi, par un travail extraordinaire du personnel de commandement, à déployer la 10ème Armée, mais dans quelles conditions : 48 bataillons ont refusé d'aller au combat. L'un des trois corps de choc a été déployé, cela a pris deux à trois semaines pour en déployer un autre, et le troisième ne l'a pas été du tout. L'insubordination, les vols et les pillages ont infesté les unités, et des distilleries ont été ravagées. Certaines unités, comme par exemple le 703ème régiment Souramsky, se sont volatilisées.
J'ai déplacé le 20ème corps pour remplacer le corps du flanc droit, parce que je pensais qu'il était le meilleur. Mais dès qu'il a reçu l'ordre d'avancer, une de ses divisions a parcouru 30 verstes dans la première nuit, pour revenir ensuite à sa position de départ. Une autre division a purement et simplement refusé d'avancer. Après de longues négociations, elle s'est enfin déployée.26
Lors de la même conférence, le général Alexéïev disait : « Nous n'avons plus d'armée, que ce soit au front ou à l'arrière... il ne reste plus qu'une poussière humaine. »27
Les généraux se rendaient compte que si une discipline de fer n'était pas rétablie dans l'armée tout serait perdu. L'appel au retour à une stricte discipline se fit de plus en plus insistant. Ainsi, le 11 juillet, le commandant en chef, le général Broussilov , écrivait au ministre de la guerre Kérensky :
Le temps n'attend pas. Il est nécessaire de restaurer immédiatement une discipline de fer dans toute son ampleur et la peine de mort pour les traîtres. Si nous ne le faisons pas sur l'heure, sans attendre, alors l'armée périra, la Russie périra.28
Le même jour, le gouvernement décida de rétablir la peine de mort au front – revenant à la situation d'avant le 12 mars, date où elle avait été abolie. Mais cela ne satisfaisait pas les généraux. Le 16 juillet, Dénikine déclara dans une conférence où Kérensky était présent : « La peine de mort [doit] être introduite non seulement sur le théâtre des opérations mais aussi à l'arrière, où les renforts sont stationnés. »29 Le général Loukomsky ajouta que la peine de mort devrait être aussi appliquée aux « civils qui corrompent l'armée. »30
Mais tous les généraux n'étaient pas également convaincus de l'efficacité de la peine de mort dans le rétablissement de la discipline. Ainsi le général Klembovsky remarquait :
Qu'est-ce qui peut marcher ? La peine de mort ? Mais est-il vraiment possible d'exécuter des divisions entières ? La proscription ? Mais alors la moitié de l'armée se retrouverait en Sibérie. Vous n'effraierez pas le soldat par la servitude pénale. « Les travaux forcés ? Et alors ? Dans cinq ans je serai de retour », disent-ils, « et au moins je serai vivant. »31
Le rétablissement de la peine de mort se heurta à une vive opposition, même de la part de la gauche de compromis. Le 19 août, Yakovlev, s'exprimant au nom du groupe SR du Soviet de Pétrograd, déposa une résolution exigeant l'abrogation de la peine de mort, proclamant que « la peine de mort, introduite par le nouveau régime sous le prétexte de combattre le crime, prend forme de plus en plus clairement comme un moyen d'effrayer les soldats en vue de les soumettre aux officiers. »32
Même si les SR et les mencheviks du gouvernement étaient responsables de son rétablissement, seuls quatre membres du Soviet (notamment Tsérételli ) votèrent contre cette résolution.
En même temps, les généraux augmentaient la pression par la droite contre la situation de double pouvoir dans l'armée et la multiplicité d'autorités qui la déchiraient. Le général Dénikine déclarait ainsi à la conférence de Stavka :
En faisant la tournée du front, le commandant en chef a eu l'impression que les soldats étaient bons, [mais] que les commandants avaient peur et avaient laissé leur autorité leur glisser des mains. Ce n'est pas tout à fait correct. L'autorité n'a pas échappé aux mains des commandants, elle leur a été arrachée... Une autre cause de désintégration de l'armée est la présence des commissaires... Il ne peut y avoir de double autorité dans l'armée. L'armée doit avoir une seule tête et une seule autorité...
Ainsi, cette institution ne peut être tolérée dans l'armée.
Une cause supplémentaire de désintégration dans l'armée est constituée par les comités...
Les comités déposent les commandants. Ainsi, ils ont révoqué le commandant du corps, le chef d'état-major du corps, et le commandant de la 1ère division du 1er Corps sibérien. Je n'ai pas autorisé ce changement, mais le commandant du corps est venu me voir en larmes et j'ai dû le laisser partir.
J'ai des données statistiques à ma disposition ; il y a eu 50 cas de dépositions de commandants sur le front.33
Le corps des officiers est dans une situation épouvantable...
Oui, ce sont des martyrs... On les insulte... On les frappe. Oui, on les frappe. Cachés dans leur tente, ils sanglotent, mais ils ne parleront pas. On les tue.34
Les comités de détachement et de régiment ouvrent des discussions sur pratiquement tous les sujets... Les comités apportent une autorité multiple dans l'armée, et discréditent, plutôt qu'ils ne renforcent, l'autorité des commandants.35
Le général Dénikine poursuit :
Pour régénérer l'armée, il est nécessaire que... la politique [en] soit complètement exclue... ; que la déclaration soit abrogée ; que les commissaires et les comités soient abolis ; que l'autorité soit rendue aux commandants ; que la discipline soit renforcée... La peine de mort doit être appliquée non seulement sur le théâtre de la guerre mais aussi à l'arrière, où les renforts sont stationnés. Des tribunaux révolutionnaires doivent être constitués également pour les régiments de réserve.36
Tous les généraux présents à la conférence étaient d'accord avec Dénikine. Mais la question était : comment faire pour supprimer les comités et les commissaires ? Kérensky vint à la rescousse avec le conseil de le faire progressivement et de façon détournée.
Si nous devions appliquer le programme maximum du général Dénikine... nous pourrions nous attendre à de terribles désordres. Personnellement, je n'ai rien contre... le rappel des commissaires et la fermeture des comités. Mais je suis convaincu que le lendemain, un état de complète anarchie se répandrait dans toute la Russie et que le personnel de commandement se ferait massacrer. Il ne faut pas que la transition soit aussi soudaine.37
Kérensky reçut le soutien du ministre des affaires étrangères cadet, Térechtchenko :
Il nous faut nous réconcilier avec les commissaires, même si c'est à contre-cœur, car il ne peuvent être abolis à l'heure présente.
Il y a seulement un mois, il semblait impossible de rétablir la peine de mort. Maintenant elle est acceptée unanimement par le gouvernement, son rétablissement n'a pas soulevé de difficultés, et le peuple l'a acceptée calmement.
Cela dit, la peine de mort ne peut pour l'instant être rétablie à l'arrière. Les masses doivent être dès que possible convaincues de la nécessité de cette mesure.
Supprimer les comités, comme tout le monde le suggère, n'est pas possible aujourd'hui. Cela doit être réalisé progressivement.38
Les dirigeants conciliateurs du soviet, ayant peur de leur ombre, incapables de faire confiance aux généraux, et terrifiés par les « masses obscures », n'étaient pas prêts à permettre la suppression des comités et des commissaires. Le 18 juillet, le Comité exécutif central du Soviet des députés ouvriers et soldats et le Comité exécutif du Soviet des députés paysans publia un communiqué selon lequel
aucune limitation des droits et de la liberté d'action de ces organes [les comités] ne saurait être permise, en particulier en ce qui concerne les organisations de l'armée, dans la mesure où leur travail représente une condition absolue du retour de la discipline et de l'efficacité combative de l'armée.39
Les pensées et les sentiments de Lénine coïncidaient exactement avec ceux des soldats. Sur la question des rapports entre les officiers et les soldats, il rejetait complètement non seulement les Alexéïev et les Dénikine, mais aussi les Tsérételli et les Tchkheïdzé , qui recherchaient un compromis entre les deux camps.
Lénine posait la question : « Les officiers doivent-ils être élus par les soldats ? » Et il répondait, sans équivoque : « L'élection des officiers ne suffit pas. Tous les actes des officiers et des généraux doivent être contrôlés par des mandataires élus à cet effet par les soldats. »
Et il demandait : « Est-il utile que les soldats puissent, de leur propre chef, révoquer leurs supérieurs ? » Et il répondait : « Cela est utile et nécessaire à tous égards. Les soldats n'obéissent qu'à des autorités élues et ne respectent qu'elles. »40
Les efforts des soldats en vue de la conclusion de la paix recevaient de Lénine un soutien total et sans réserves. Pour lui, la lutte pour la paix signifiait que les soldats ne devaient pas attendre pour agir, mais le faire tout de suite, en fraternisant avec les soldats allemands. Encore et encore, Lénine se réfère à cette fraternisation comme l'arme centrale pour apporter la paix.
En commençant à fraterniser, les soldats de Russie et d'Allemagne, les prolétaires et les paysans en uniforme des deux pays, ont montré au monde entier que le sûr instinct des classes opprimées par les capitalistes leur a suggéré le vrai moyen de mettre fin au massacre des peuples.41
La fraternisation, écrivait-il, est une expression instinctive de la volonté de paix des soldats.
Les ouvriers conscients et, avec eux, la masse des semi-prolétaires, la masse des paysans pauvres, guidée par le sûr instinct des classes opprimées, envisagent la fraternisation avec la sympathie la plus profonde. Il est évident que la fraternisation conduit à la paix. Il est évident que ce faisant, il ne faut pas compter sur les gouvernements capitalistes, sur une alliance avec eux, mais aller à l'encontre de ces derniers. Il est évident que la fraternisation développe, affermit, consolide la confiance fraternelle entre les ouvriers des différents pays. Il est évident qu'elle commence à briser la maudite discipline de la caserne-prison, la discipline fondée sur l'obéissance passive des soldats à « leurs » officiers et à « leurs » généraux, à leurs capitalistes (car la plupart des officiers et des généraux appartiennent à la classe des capitalistes ou défendent ses intérêts). Il est évident que la fraternisation est une initiative révolutionnaire des masses, un réveil de la conscience, de l'intelligence, de l'audace des classes opprimées ; qu'elle est, en d'autres termes, un des anneaux de la chaîne des initiatives qui mènent à la révolution socialiste, prolétarienne.42
Ce mouvement devait aller au-delà du niveau instinctif ; il devait être traduit dans un programme politique clair :
Mais suffit-il de cet instinct ? L'instinct seul ne nous mènerait pas loin. Et c'est pourquoi il faut s'élever de cet instinct à la conscience. Que doit devenir cette fraternisation ? Nous répondons à cette question dans l' « Appel aux soldats de tous les pays belligérants », en disant : la fraternisation doit amener le passage du pouvoir politique aux soviets des députés ouvriers et soldats.43
Les désertions gagnaient en importance. Pendant le seul mois de juin, 30.507 soldats désertèrent (8.540 du front de l'ouest ; 13.755 du front sud-ouest ; 3.790 du front roumain).44
En octobre, comme nous l'avons déjà dit, deux millions de déserteurs étaient dispersés dans tout le pays. Le soldat russe, raconte un historien, démobilisé ou déserteur,
rentra à la maison – et cassa le moule. Il établit son autorité sur le village, et l'arracha aux routines archi-séculaires, lui donnant une tournure de gauche qui devait servir le pouvoir des soviets pendant des années... Lorsque les S-R perdirent les soldats ils perdirent aussi les paysans, et la révolution.45
Les soldats se rapprochaient du bolchevisme du fait de la montée de leur colère contre la guerre. On pouvait trouver une expression de cette colère dans un article du Soldat-Grajdanine (Citoyen-Soldat) de Moscou du 25 mai :
« Jusqu'au bout », croasse le corbeau nettoyant les ossements humains sur les champs de bataille.
Que lui importe à lui la vieille mère qui attend le retour de son fils ou l'octogénaire qui, d'une main tremblante, guide la charrue ?
« La guerre jusqu'au bout », crie l'étudiant qui rassemble des milliers de personnes sur la place publique et leur assure que tout notre malheur vient des Allemands. Pendant ce temps, son père, qui a vendu l'avoine à 16 roubles le pud, est assis dans un bruyant cabaret où il soutient les mêmes idées.
« Jusqu'au bout », clament les agents des gouvernements alliés en faisant le tour des champs de bataille jonchés des cadavres des prolétaires.
Peut-il crier : « La guerre jusqu'au bout », le soldat assis dans les tranchées ? Non. La voix qu'il fait entendre est autre :
Jusqu'à la fin de la guerre, nous serons sans nourriture.
Jusqu'à la fin de la guerre, la Russie ne sera pas libre.
Camarades, que celui qui crie « La guerre jusqu'au bout » soit envoyé bien vite en première ligne, on verra ce qu'il dira...46
De nombreux soldats arrivaient spontanément à la même position sur la guerre que celle du Parti bolchevik, sinon plus extrême. Comme le raconte Soukhanov :
Déjà le 21 septembre, dans une session du Soviet de Pétersbourg, (…) un officier qui avait été au front est intervenu, il dit :
« Les soldats dans les tranchées ne veulent à présent ni la liberté ni la terre. Ils ne veulent qu'une seule chose : la fin de la guerre. Quoi que vous disiez ici, les soldats ne se battront plus... »
Cela fit sensation, même dans le soviet bolchevik. On entendit des exclamations : « Même les bolcheviks ne parlent pas comme ça! » Mais l'officier, qui n'était pas bolchevik, continuait calmement, conscient du devoir à accomplir.
« Nous ne savons pas ce que disent les bolcheviks et nous ne nous y intéressons pas. Je transmets ce que je sais et ce que les soldats m'ont demandé de vous transmettre. »47
En termes d'organisation, la force du Parti bolchevik dans l'armée était au départ – à l'époque de la Révolution de Février – infinitésimale. A Pétrograd, deux mois après la révolution, il n'y avait que 500 membres de l'Organisation militaire bolchevique dans une garnison de quelque 160.000 hommes. Mais les effectifs s'accrurent rapidement dans les semaines et les mois qui suivirent. Ils étaient 1.800 à la fin de juillet, et 5.800 fin octobre. A Moscou, le nombre de bolcheviks organisés dans la garnison locale passa de 200 en avril à 2.000 à la fin de juillet, et à 5.000 en novembre. Le nombre total des bolcheviks dans l'armée à l'époque de la Révolution de Février était d'environ 2.000. Au moment de la Conférence d'avril, il avait grimpé à 6.000, et le 16 juin il était de 26.000. Après cela les soldats, dans pratiquement toutes les armes, corps, divisions, batteries et autres unités, commencèrent à rejoindre le parti. Le 5 octobre, sur le seul front nord-ouest, il y avait 48.994 membres du parti et 7.452 candidats. Le 15 octobre, sur le front nord il y avait 13.000 membres du parti. Lors de la conférence bolchevique du front sud-ouest, en septembre, 7.000 militants étaient représentés. En novembre, il y avait plus de 6.500 membres dans la seule 9ème Armée. Dans la 12ème Armée, il y avait 1.700 bolcheviks au début de juillet, 3.897 à la fin de juillet, et 5.000 le 23 décembre.48
L'influence des bolcheviks dans l'armée était disproportionnée. Stankévitch écrit dans ses mémoires :
Pratiquement chaque division avait son bolchevik, et son nom était plus connu que celui du commandant de la division – Comme il était clair que si on ne s'en occupait pas il serait impossible de porter remède à la dissolution de l'armée, nous nous débarrassâmes progressivement d'une célébrité après l'autre.49
La peur provoquée chez les généraux – par un seul bolchevik – est démontrée de façon éclatante par le cas d'un soldat bolchevik, Dimitri Pétrovitch Mikhailov, qui provoqua une longue correspondance à son sujet entre les plus hauts généraux du pays.
Au Général V.I. Gourko :
Un agitateur du Soviet de Pétrograd, D.M. Mikhailov, armé d'une autorisation datée du 25 avril, N° 126, a visité notre division. Entre autres choses, il exhorte à la fraternisation avec les Allemands et seulement aujourd'hui il a organisé des fraternisations dans le 220ème régiment. Elles ont gagné le 218ème. Les arguments des officiers n'ont servi à rien. Est-ce que Mikhailov a vraiment l'autorité pour agir ainsi ? Copie au quartier général.
Au Général Tchéglov
Vu la désapprobation formelle, par le Soviet de Pétrograd, de toute fraternisation sur le front, affirmée par l'appel du 30 avril, Mikhailov doit se rendre compte qu'il contrevient à ladite déclaration... Il serait bon de persuader le « Comité du front » d'arrêter Mikhailov dans l'attente de clarifications par le Soviet.
Au Général Gourko
Suite à votre télégramme du 2 mai. Du fait de l'impossibilité d'utiliser la force, j'ai été incapable d'arrêter Mikhailov. Dans la 55ème division, il fait de l'agitation contre les officiers, veut qu'ils soient remplacés par des officiers élus.
Cela a déjà été fait dans quelques régiments.
Il faut absolument faire quelque chose pour amener le Soviet de Pétrograd à rappeler Mikhailov par télégramme pour mettre fin à la désintégration en cours dans ce corps d'armée.
Le chef d'état-major à Alexéïev50
Dans leur peur du bolchevisme, les autorités tentèrent de faire obstruction à la distribution des journaux bolcheviks. Ainsi le Comité exécutif du Soviet de Tiflis confisqua quarante mille numéros de la Pravda , que les ouvriers géorgiens se préparaient à envoyer sur le front du Caucase.51 Des soldats se plaignaient amèrement qu'ils payaient leur abonnement à la Pravda mais ne pouvaient avoir que la Retch des cadets et le Den menchevik.52 Le tirage des journaux bolcheviks de l'armée était minuscule : la Soldatskaïa Pravda, au début de juillet, tirait à 50.000 exemplaires.53 Le nombre d'hommes sous l'uniforme était de neuf millions !
Malgré tout les choses avançaient rapidement, parce que, comme disait Lénine, « pendant la révolution, des millions et des dizaines de millions d'hommes apprennent chaque semaine plus qu'en une année de vie ordinaire, somnolente. »54 Le programme agraire et le programme de paix du bolchevisme étaient liés de façon inséparable avec la rébellion des soldats contre leurs officiers, contre la vieille discipline tsariste.
Le Gouvernement provisoire, avec les généraux, tentait de rétablir la discipline dans une armée révolutionnaire fatiguée de la guerre, dans laquelle les soldats refusaient d'obéir aux officiers et n'écoutaient que leurs propres comités élus. Les dirigeants mencheviks et SR s'étaient voués à aider le gouvernement dans cette tâche, pourtant ils appelèrent leurs soldats à défendre l'Ordre N°1 contre les officiers tsaristes.55
Le gouvernement voulait protéger la propriété des hobereaux pendant que les paysans, y compris ceux sous l'uniforme, réclamaient que les grands domaines soient partagés. Les dirigeants mencheviks et SR essayaient de remettre à plus tard la solution de cette question brûlante jusqu'à la convocation de l'assemblée constituante, qui était indéfiniment ajournée.
Il était inévitable que cette structure, construite sur l'équivoque et l'illusion, s'écroule sur la tête de ceux qui l'avaient érigée. C'est précisément ce que fit la masse des soldats. Lénine fut leur voix et leur inspiration.
Notes
1 Trotsky, Histoire de la révolution russe , op cit, vol.2, p.390
3 Chliapnikov, Семнадцатый год , p. 350.
4 Browder et Kerensky, vol.1, p.51.
5 Soukhanov, op. cit.
6 Cité in Trotsky, Histoire de la révolution russe , op cit , vol.1, p.294.
7 Ibid et Stankévitch, p.72.
8 Browder et Kerensky, vol.2, p.860.
9 Browder et Kerensky, vol.2, p.860. Le général Alexeïev, chef d'état-major, appelait en privé le Soviet des députés soldats (soldatskikh) le Soviet des députés des chiens (sobatchikh). (Radkey,p. 343.)
10 Browder et Kerensky, vol.2, pp.855-56.
11 Browder et Kerensky, vol.2, p.845.
12 Browder et Kerensky, vol.2, pp.849-50.
14 Trotsky, Histoire de la révolution russe , op cit , vol.1, p321.
16 A. Wildman, « The February Revolution in the Russian Army », Soviet Studies, juillet 1970.
18 Browder et Kerensky, vol.2, pp.851-52.
19 Browder et Kerensky, vol.2, p.853.
20 Browder et Kerensky, vol.2, p.882.
21 Browder et Kerensky, vol.2, p.886.
22 N.N. Golovine, The Russian Army in the World War, New Haven 1931, pp.124-25.
23 Browder et Kerensky, vol.2, p.925.
24 Browder et Kerensky, vol.2, p.887.
25 Browder et Kerensky, vol.2, pp.959-61, 968-69.
26 Browder et Kerensky, vol.2, p.991.
27 Browder et Kerensky, vol.2, p.1009.
28 Browder et Kerensky, vol.2, p.981.
29 Browder et Kerensky, vol.2, p.996.
30 Browder et Kerensky, vol.2, p.1000.
31 Browder et Kerensky, vol.2, pp.997-98.
32 Browder et Kerensky, vol.2, p.985.
33 Browder et Kerensky, vol.2, pp.992-93.
34 Browder et Kerensky, vol.2, pp.995-96.
35 Browder et Kerensky, vol.2, p.993.
36 Browder et Kerensky, vol.2, p.996.
37 Browder et Kerensky, vol.2, p.1003.
38 Browder et Kerensky, vol.2, p.1007.
39 Browder et Kerensky, vol.2, p.1019.
40 Lénine, « Les partis politiques en Russie et les tâches du prolétariat », Œuvres, vol.24, p.93.
41 Lénine, « La conférence de Pétrograd-ville », Œuvres, vol.24, p.161.
42 Lénine, « Portée de la fraternisation », Œuvres, vol.24, pp.323-324.
43 Lénine, Œuvres, vol.24, p.270.
44 Koutouzov, vol.2, p.446.
45 O.H. Radkey, The Sickle Under the Hammer, New York 1967, pp.278-79.
46 Marc Ferro, La révolution de 1917, Albin Michel, 1997, p. 372-373.
48 Anikeev, in Вопросы истории КПСС , n° 2 et 3.
49 Stankevitch, Воспоминания. 1914-1919 Г., pp.182-84, 186-90.
50 Sidorov, vol.2, pp.481-565, and vol.3, pp.329-89 ; m. Ferro, The Russian Revolution of February 1917, Pearson Education Australia, 1972, p.364.
51 6-й съезд РСДРП(б): Протоколы , p.85.
52 Sidorov, vol.3, p.358.
53 6-й съезд РСДРП(б): Протоколы , p.85.
54 Lénine, « Les enseignements de la révolution », Œuvres, vol.25. p.247.
55 Le général Broussilov, jetant un regard rétrospectif sur les événements tumultueux de 1917, faisait une critique tout à fait justifiée lorsqu'il écrivait : « Je comprenais bien la position des bolcheviks, parce qu'ils prêchaient : « A bas la guerre et paix immédiate à n'importe quel prix », mais je ne comprenais pas du tout la tactique des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, qui commencèrent par briser l'armée, comme pour éviter une contre-révolution, (…) et en même temps désiraient la continuation de la guerre jusqu'à la fin victorieuse. » (A.A. Broussilov, Мои воспоминания , Moscou-Leningrad 1929, p.214)