1998 | (...) Ce livre est à propos de ma
vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il
sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir.
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J’ai beaucoup plus écrit dans la période postérieure à 1975 que jamais auparavant : quatre volumes d’une biographie de Lénine (publiée de 1975 à 1979), quatre volumes d’une biographie de Trotsky (publiée de 1989 à 1993), Class Struggle and Women’s Liberation (lutte de classe et libération des femmes) et, en collaboration avec Donny Gluckstein, Marxism and Trade Union Struggle, The General Strike of 1926, et The Labour Party : A Marxist History.
Dans la décennie précédente, j’avais écrit trois brochures en relation avec les affaires courantes : Incomes Policy, Legislation and Shop Stewards, The Employers’ Offensive : Productivity Deals and How to Fight Them, et The Crisis : Social Contract or Socialism.
Le changement dans la situation objective – le déclin de la lutte des classes – me laissa beaucoup de loisirs. Je porte mon regard avec nostalgie sur la période précédente.
Lorsqu’on écrit une biographie, elle vous dit des choses non seulement sur son sujet, mais aussi sur l’auteur. Je ne m’étendrai pas sur mes biographies de Lénine et Trotsky, sauf pour indiquer de quelle façon elles ont éclairé mon passé politique.
Le premier volume de la biographie de Lénine avait pour sous-titre : Building the Party (construire le parti). J’avais lu les œuvres de Lénine depuis le début des années 30, mais c’est seulement à partir des années 70 que j’ai commencé à saisir vraiment, me semble-t-il, de nombreux éléments des écrits de Lénine sur le parti.
Pendant très longtemps je n’avais pas été membre d’un parti révolutionnaire, mais d’un cercle marxiste ou, au mieux, d’un petit groupe propagandiste. Ceci s’applique à mes 13 années d’activité politique en Palestine, à la période ou je vécus à Dublin, et à la période située entre 1950 et le début des années 1970. Le marxisme, étant non seulement une science, mais aussi un art, ne peut être correctement assimilé que si on le pratique. Un apprenti peintre sérieux regarde un Rembrandt et essaie de le copier, non pas parce qu’il cherche à faire un faux ou croit qu’il peut réaliser la même chose que Rembrandt. Il fait cela parce que la pratique consistant à essayer de suivre les traces de Rembrandt va influencer ses capacités de peintre et les élever au niveau le plus haut qui lui soit accessible.
Lire Lénine n’est pas suffisant pour assimiler ses idées. Ce qui est important n’est pas seulement ce qui est emprunté, mais qui procède à cet emprunt. Et cela dépend du vécu et de l’expérience de l’emprunteur, et des activités dans lesquelles il a été engagé jusque là.
Seul le premier volume de ma longue biographie empoigna vraiment la théorie de Lénine et ses applications pratiques dans l’activité quotidienne. Cela parce que dans les années 70, 80 et 90 nous étions impliqués dans la construction d’un parti révolutionnaire. Les autres volumes, le tome 2, All Power to the Soviets, le tome 3, Revolution Besieged, et le tome 4, The Bolsheviks and World Revolution, traitaient de territoires politiques que je n’avais jamais visités personnellement.
En ce qui concerne mes quatre volumes sur Trotsky, ce que j’ai dit sur les trois derniers tomes du Lénine s’applique également aux trois premiers tomes de mon Trotsky – ils couvrent des régions qui me sont complètement inconnues.
Un argument clé de Lénine était que, le chemin entre le capitalisme et le socialisme n’était pas une ligne droite lisse, les révolutionnaires devaient apprendre à changer leur tactique, à être flexibles. Mais c’est seulement lorsqu’on a des principes profondément enracinés que l’on peut se permettre de changer de tactique sans devenir un opportuniste. J’ai résumé la position de Lénine de la manière suivante :
Sans comprendre les lois du développement historique, on ne peut mener une lutte prolongée. Pendant les années d’effort et de déception, d’isolement et de souffrance, les révolutionnaires ne peuvent survivre sans la conviction que leurs actes sont adaptés au mouvement de l’histoire. Pour ne pas être perdu dans les détours de la longue route, il faut être ferme idéologiquement. Le scepticisme théorique et l’activité révolutionnaire ne sont pas compatibles. La force de Lénine résidait en ceci qu’il se reliait toujours théoriquement au processus du développement humain. Il jugeait de l’importance de chaque notion théorique en liaison avec les besoins pratiques. De la même façon, il testait toute démarche pratique dans son lien avec la théorie marxiste. Il combinait la théorie et la pratique à la perfection [1].
Pour éviter d’être perdu dans une situation très compliquée, Lénine insistait toujours sur le fait que l’étape critique était de commencer par mettre en évidence les éléments fondamentaux, de les comprendre correctement, en accordant moins d’attention, au départ, à des facteurs secondaires. Ainsi, l’une des caractéristiques principales de Lénine – et il ne s’en excusait pas – était de tordre le bâton.
Cette leçon s’appliquait à la construction d’un parti révolutionnaire en Grande Bretagne. Les parallèles étaient évidents, pas seulement dans la situation externe, mais aussi dans les stratégies de base nécessaires pour s’orienter dans cette situation.
En 1898, Lénine proclama que l’unilatéralisme de la kruzhkovshchina (les cercles d’études marxistes qui mettaient l’accent sur la théorie avant tout) devait être corrigé. Mais, dans l’agitation industrielle qui suivit, cela mena à un unilatéralisme opposé – « l’économisme » . Lénine fit cette nouvelle correction en 1902, dans sa brochure Que faire ?. Comme je l’ai écrit :
Malgré le caractère unilatéral de l’agitation dans les usines à l’époque, Lénine a toujours considéré cette période comme très importante, une étape nécessaire dans le développement de la social-démocratie russe. Il était prêt à admettre à la fois son rôle progressif et les dangers qui y étaient inhérents...
A chaque étape de la lutte, Lénine recherchait ce qu’il considérait comme le chaînon clé dans la chaîne du développement. Il se mettait alors à répéter avec insistance l’importance de ce chaînon, auquel tous les autres devaient être subordonnés. Après l’évènement, il disait : « Nous avons exagéré. Nous avons tordu le bâton trop loin », mais il ne voulait pas dire pour autant qu’il avait eu tort de le faire. Pour remporter la grande bataille du jour, la concentration de toutes les énergies sur la tâche était nécessaire.
Le développement inégal des divers aspects de la lutte rendait nécessaire dans tous les cas la recherche du chaînon clé dans chaque situation concrète. Lorsqu’il fallait étudier, poser les fondations des premiers cercles marxistes, Lénine mettait l’accent sur le rôle central de l’étude. A l’étape suivante, lorsqu’il fallait dépasser la mentalité du cercle, il répétait inlassablement l’importance de l’agitation industrielle. Au tournant suivant de la lutte, lorsque « l’économisme » devait être battu, Lénine s’y employait de plus fort. Il expliquait toujours clairement quelle était la tâche du jour, répétant ce qui était nécessaire à l’infini dans les formules les plus simples, les plus lourdes, les plus martelées par une seule idée. Ensuite, il retrouvait son équilibre, redressait le bâton, puis le tordait dans une autre direction. Si cette méthode a ses avantages pour surmonter des obstacles ponctuels, elle contient aussi des problèmes pour ceux qui désirent utiliser les écrits de Lénine sur les questions de tactique et d’organisation comme source de citations. L’autorité par la citation n’est nulle part moins justifiée que dans le cas de Lénine. Si on le cite sur une question de tactique ou d’organisation, il faut en même temps établir de façon absolument claire les problèmes concrets auxquels le mouvement était confronté à l’époque.
Une autre caractéristique de Lénine, déjà présente à un stade antérieur de son développement, est une attitude envers les formes d’organisation comme étant toujours déterminées historiquement. Il n’adoptait jamais des schémas abstraits et dogmatiques d’organisation, et il était prêt à changer la structure organisationnelle du parti à tout nouveau développement de la lutte des classes [2].
En 1902, Lénine proclamait que le parti devait être composé de révolutionnaires professionnels. Avec le déclenchement de la révolution de 1905, il tordit le bâton avec le slogan : « Ouvrons les portes du parti ». Cela dit, il en trouva la réalisation difficile parmi les gens qu’il avait lui-même organisés et formés. La loyauté organisationnelle des hommes de comités, que Lénine avait cultivée et qu’il appréciait au plus haut point, se transforma en fétichisme d’organisation et devint un sérieux handicap pour le bolchevisme [3]. « Herbert Spencer, le naturaliste bien connu, observait avec sagesse que tout organisme est conservateur en proportion directe avec sa perfection. Lénine, qui savait comment recruter, former et conserver la loyauté des hommes des comités, dut s’opposer à leur conservatisme pendant la révolution de 1905 » [4].
La condition préalable fondamentale d’une politique révolutionnaire consistante, indépendamment des tours et des détours de la route, est que la théorie marxiste domine toutes les actions du parti. Comme je l’ai écrit :
Une compréhension scientifique claire des contours généraux du développement historique de la lutte des classes est essentielle pour un dirigeant révolutionnaire. Il ne parviendra pas à conserver ses repères et sa confiance dans les tours et détours de la lutte s’il ne possède pas une connaissance générale de la politique et de l’économie. Par conséquent Lénine répéta à de nombreuses reprises que la stratégie et la tactique devaient être basées « sur une appréciation exacte de la situation objective » tout en étant « modelées après avoir analysé les rapports de classe dans leur totalité ». En d’autres termes, elles doivent être basées sur une analyse théorique claire et confiante – sur la science.
Lénine croyait à l’improvisation. Mais pour ne pas dégénérer en zigzags quotidiens, elle devait être incluse dans une perspective générale basée sur une théorie mûrement pensée. La pratique sans théorie mène à l’incertitude et aux erreurs. D’autre part, étudier le marxisme en dehors de la lutte aboutit à le divorcer de sa source essentielle – l’action – et à créer d’inutiles rats de bibliothèque. La pratique est clarifiée par la théorie révolutionnaire, et la théorie est vérifiée par la pratique. Les traditions marxistes ne sont assimilées dans l’esprit et le sang des hommes que par la lutte [5].
Une des choses les plus tristes qu’ait connu Lénine a dû être les ruptures répétées de dirigeants du parti avec le bolchevisme à chaque tournant brusque. A de nombreuses reprises il y eut des changements de personnel rapides dans la direction. Pourquoi ?
Le processus même de sélection des gens qui dirigent le parti comporte des dangers en ce sens que leurs méthodes de travail, leur pensées et leur comportement tendent à être modelés en fonction des besoins immédiats de l’époque. Le mouvement révolutionnaire russe a connu de nombreux changements de cap du fait des changements dans la lutte des classes. Un dirigeant qui s’adaptait aux besoins immédiats d’une étape se trouvait dépassé lors du tournant suivant. Par exemple, Bogdanov, Lounatcharsky et Krassine convenaient à la période de la montée de l’orage révolutionnaire de 1905. Mais ils ne purent s’adapter à la période de réaction et de progression lente qui a suivi. Zinoviev et Kamenev ont appris à la dure que c’était une erreur d’exagérer les possibilités révolutionnaires immédiates, qu’il fallait entreprendre le travail lent et systématique d’organisation et d’agitation en période de réaction, et la période suivante d’actions de faible envergure – l’activité à la Douma, la campagne sur l’assurance, etc. Quand les évènements tempétueux de 1917 se présentèrent, Zinoviev et Kamenev n’étaient pas au rendez-vous [6].
Les tournants de la lutte des classes étaient extrêmement abrupts en Russie : une révolution en 1905 suivie par une contre-révolution sanglante qui réduisit à néant le mouvement ouvrier, suivi par une remontée en 1912, une pause dans cette remontée occasionnée par le déclenchement de la guerre mondiale, puis les deux révolutions de 1917 suivies par la guerre civile et l’invasion étrangère. Passer d’une étape à une autre fut un test sévère pour la direction des bolcheviks.
Le seul dirigeant bolchevik à conserver sa position de 1903 à 1917 fut Lénine. Pourquoi Lénine a-t-il survécu à tous les tours et détours ? La réponse est à trouver dans sa flexibilité combinée à son orthodoxie marxiste. Il avait complètement assimilé la dialectique, qui conteste et rejette le marxisme dogmatique, parce qu’il était clair pour lui que l’abstrait ne devait pas se substituer au concret. Marx l’a dit différemment : la théorie est grise, la vie est verte.
Il est intéressant de noter que dans les cadres inférieurs du parti – les hommes des comités – le changement était bien plus restreint : « Les homme des comités n’avaient pas à prendre des décisions politiques essentielles, à l’inverse de la direction du parti. Par conséquent, plus un dirigeant était haut placé dans le parti, plus il était susceptible de s’adapter aux circonstances immédiates et plus il devenait conservateur » [7].
En 1922, un recensement du parti bolchevik couvrant 22 goubernias et oblasts montrait que 1085 membres avaient adhéré au parti avant 1905. Une estimation sommaire évalue au double le chiffre pour les zones exclues du recensement. En considérant le fait qu’un nombre important des membres du parti ont perdu la vie pendant la révolution et la guerre civile, on voit une continuité considérable des effectifs entre 1905 et 1922. C’étaient là les cadres qui donnaient au parti sa stabilité. Pour un parti agissant dans un cadre illégal, dans un pays où le prolétariat industriel ne dépassait pas deux millions et demi, la survie d’un cadre organisationnel de plusieurs milliers pendant de nombreuses années est une réalisation admirable [8].
La stabilité relative du bolchevisme dans les conditions les plus dures, dépendant essentiellement des racines profondes qu’il avait dans la classe ouvrière, était remarquable. Il est vrai que le parti révolutionnaire doit enseigner aux travailleurs. Mais qui enseigne aux enseignants ? demandait inlassablement Lénine. La réponse était : la classe ouvrière. Un exemple majeur réside dans la façon dont les ouvriers russes ont réglé le problème de l’Etat et de la révolution en mettant en place des soviets. Ce n’était pas une proposition des bolcheviks, mais une mesure développée par les masses elles-mêmes.
Etant un disciple de Lénine, je pense que j’ai suivi de façon consistante son enseignement en construisant un modeste parti révolutionnaire en Grande-Bretagne. En se tenant sur les épaules d’un géant, on peut voir loin.
J’étais aussi éloigné du vécu de Trotsky dans les années 1879 à 1927 que je l’étais des chartistes ou de la Commune de Paris. Mais le quatrième volume, The Darker the Night the Brighter the Star (Plus la nuit est noire plus l’étoile est brillante) (1927-1940), couvrait largement une période dans laquelle j’étais devenu actif comme révolutionnaire.
Le centre de gravité de mes volumes sur Lénine était le premier. J’étais relié aux questions qui y étaient posées de façon à la fois théorique et pratique. Dans le cas de la biographie de Trotsky, le centre de gravité est le quatrième tome. Il touchait en moi des régions sensibles et influait sur moi d’une manière différente de l’expérience de Lénine dans la construction du parti bolchevik. Le courage moral de Trotsky m’inspirait plus que tout. Ce fut de loin l’expérience la plus douloureuse que d’écrire ce volume du fait que je gardais toujours à l’esprit les victimes du nazisme et du stalinisme.
Les 13 dernières années de la vie de Trotsky avaient été un enfer. Quand Trotsky déclarait en 1927 que « la vengeance de l’histoire (était) plus forte que le plus puissant des secrétaires généraux », il n’avait pas la moindre idée des horreurs que le secrétaire général allait infliger à lui-même et à sa famille.
Ses quatre enfants, de même que sa première femme, Alexandra Sokolovskaia, furent assassinés sur l’ordre de Staline. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht ont été assassinés, et le mouvement ouvrier a un grand nombre de martyrs. Mais le cas de Trotsky est unique. Il n’a pas été assassiné une fois, mais à plusieurs reprises. Ses souffrances et son courage sont sans égaux. Prométhée était enchaîné à un rocher et l’aigle dévorait son foie, mais il ne capitula jamais ou n’eut jamais aucun doute sur sa position. Le 4 avril 1935, Trotsky écrivait dans son journal : « Il (Staline) est assez intelligent (...) pour comprendre qu’en ce moment je n’échangerais pas ma place pour la sienne » [9]. Rien ne venait soulager la souffrance, mais il n’y avait pas d’apitoiement ou de faiblesse, mais une combinaison de clarté de pensée, de passion et de volonté intraitable.
L’évènement le plus décisif de ces 13 années fut la victoire de Hitler en Allemagne.
C’était l’époque du pire effondrement économique dans l’histoire du capitalisme, et où le nazisme était en marche. Trotsky écrivit les articles, les essais et les livres les plus brillants sur les développements en cours en Allemagne. Ce qui est particulièrement impressionnant, c’est que l’auteur était très éloigné du théâtre des évènements. Il parvint malgré tout à suivre les rebondissements quotidiens. Lorsqu’on lit les écrits de Trotsky des années 1930-33, leur caractère concret donne l’impression que l’auteur devait vivre en Allemagne plutôt que sur l’île lointaine de Prinkipo, en Turquie. Ces écrits sont sans égaux dans l’utilisation qui y est faite de la méthode du matérialisme historique, dans leur description des interactions complexes entre les changements économiques, sociaux, politiques et idéologiques, les rapports entre la psychologie de masse des différentes sections de la société allemande, du prolétariat, de la petite bourgeoisie et du sous-prolétariat, au rôle de la psychologie d’un individu tel que Hitler. Ces écrits sont de la classe des meilleurs écrits historiques de Karl Marx – Le Dix-huit Brumaire et Les luttes de classe en France. Non seulement Trotsky analysait la situation, mais il proposait aussi une ligne d’action claire pour le prolétariat. En termes de stratégie et de tactique, ils constituent de précieux manuels révolutionnaires, comparables aux meilleurs écrits de Lénine et Trotsky pendant les quatre premières années du Comintern.
Malheureusement, les idées ne deviennent des forces matérielles que lorsqu’elles adoptées par des millions d’hommes. Les écrits de Trotsky ne parvinrent pas à ce résultat. Son appel était comme un cri dans le désert. Très peu en Allemagne l’écoutèrent, ou même l’entendirent [10].
A la veille de la victoire d’Hitler, le nombre total des trotskystes organisés à Berlin était de 50, alors que le parti stalinien comptait 34.000 membres [11]. En France, pendant les journées exaltées de Juin 1936 – avec la grève générale et l’occupation des usines – le nombre total de trotskystes avoisinait les deux cents, contre les 278.000 adhérents du Parti Communiste ! [12] En Espagne en 1938, au point culminant de la guerre civile, il y avait, d’après le rapport de la Conférence de Fondation de la Quatrième Internationale, entre 10 et 30 militants dans l’organisation, pendant que les staliniens avaient un million de membres [13].
Trotsky fit preuve d’un courage sans égal. Ses souffrances furent extrêmes. En même temps qu’il ne fut jamais tenté de s’apitoyer sur lui-même, il ressentit comme une crucifixion le meurtre de son fils Sedov, en 1938, au milieu de la période la plus terrible de sa vie. Cela se ressent dans la nécrologie qu’il écrivit quatre jours après sa mort, sous le titre : « Léon Sedov – Fils, ami, combattant ».
En même temps que j’écris ces lignes ....
Jeune en années, il semblait malgré tout notre contemporain.
L’article se termine sur des mots de remords de n’avoir pas été capable de sauver son fils :
Sa mère – qui était plus proche de lui ...
Mais nous ne fûmes pas capables de te protéger.
Malgré ces épreuves, le courage et la clarté de pensée de Trotsky n’étaient pas entamés. Il ne perdit jamais la volonté de lutter quelles que soient les chances. Il ne comprit jamais la signification du mot pessimisme. Ainsi écrivait-il le 3 février 1937 dans une lettre à Angela Balabanoff :
Indignation, colère, répulsion ? Oui, et même un abattement temporaire. Tout cela est humain, trop humain. Mais je ne veux pas croire que vous avez succombé au pessimisme... cela équivaudrait à prendre ombrage passivement et plaintivement de l’histoire. Comment peut-on faire cela ? L’histoire doit être prise comme elle est, et lorsqu’elle se permet des outrages extraordinaires et répugnants, il faut lui répondre avec ses poings.
La confiance de Trotsky dans l’avenir demeura intacte, et son esprit, sa volonté et son énergie étaient dirigés vers lui. Jeune homme de 22 ans, il écrivait :
Dum spiro, spero ! Tant que je respire, j’espère – aussi longtemps que je respire je combattrai pour l’avenir, cet avenir radieux dans lequel l’homme, fort et beau, deviendra le maître du courant spontané de son histoire et le dirigera vers les horizons sans limite de la beauté, de la joie et du bonheur... Dum spiro, spero !
Avant son assassinat, dans son testament, Trotsky répétait son optimisme pour l’avenir :
Ma foi dans l’avenir communiste....
Peu de temps après, il fut assassiné. Dans la biographie j’écrivais que
nul ne personnifiait le triomphe et la tragédie du mouvement révolutionnaire des travailleurs plus que Léon Trotsky. Le porteur de torche de ses triomphes était tombé victime de sa tragédie [14].
Il ne fait aucun doute que dans ma vie politique c’est le courage moral de Trotsky qui m’a le plus inspiré. Souvent, j’ai fait des erreurs, j’ai souvent hésité devant des questions particulières, mais je n’ai jamais, même pour un court instant, envisagé d’abandonner la lutte. Bien sûr, je n’ai jamais été confronté au test vraiment dur, comme Trotsky. Si la vie d’un de mes enfants avait été en danger à moins que je ne renonce à mon activité politique, aurais-je succombé ? Je ne sais pas. Mais je n’ai à ce jour eu aucun doute sur l’avenir.
Ma ténacité a gagné de la ténacité révolutionnaire de Chanie. Elle est dure comme un roc. Un incident en rapport avec ma rédaction de la biographie de Lénine me vient à l’esprit. J’avais travaillé pendant un mois sur la structure du livre : les sections, les chapitres, les sous-chapitres, etc. En plus, j’avais fait une liste des différentes sources bibliographiques dont j’avais besoin pour chaque section. C’était beaucoup de travail. Je l’avais fini le soir de Noël. Un jour ou deux plus tard, je voulais commencer à travailler sur le livre, mais je n’arrivai pas à trouver mon plan. Nous le cherchâmes partout, pour conclure qu’un de nos enfants avait dû jeter le manuscrit. J’étais si déprimé que je suis resté au lit pendant trois jours. C’était compter sans Chanie. Elle s’exclama : « Ca suffit ! Arrête de t’apitoyer sur toi-même ! ». Je savais qu’elle avait raison, alors je suivis ses ordres et réécrivis mon plan.
En 1986 fut publié le livre Marxism and Trade Union Struggle : The General Strike of 1926 (Marxisme et lutte syndicale : la grève générale de 1926), suivi en 1988 par The Labour Party : A Marxist History (Le parti travailliste : une histoire marxiste). Chacun de ces livres était écrit en collaboration avec Donny. C’était un véritable partenariat, aucun de nous deux n’était l’auteur principal et l’autre son assistant. Nous avions des parts égales dans l’affaire.
La collaboration était très facile. Nos styles sont pratiquement semblables – si l’on néglige le fait que je fais encore des erreurs de grammaire et de syntaxe. La façon dont nous construisons une argumentation est pratiquement la même. Si le style c’est l’homme, alors nous sommes des jumeaux, bien que je sois né en 1917 et Donny en 1954.
Les conditions du recul nous fournirent le temps et l’espace pour documenter et écrire les deux livres.
Les sujets des deux ouvrages soit étroitement connectés. En passant, je doit mentionner un autre membre de notre famille qui a joué un rôle significatif dans la documentation de Marxism and Trade Union Struggle – Chanie. Elle a beaucoup travaillé à la bibliothèque de la Confédération des Trade Unions et au Public Records Office. C’est un peu gênant de mentionner tout cela, car j’ai l’air de perpétuer la tradition juive des affaires familiales. Un produit accessoire de ce travail a été sa courte brochure 1919 : Britain on the Brink of Revolution (1919 : La Grande Bretagne au bord de la révolution), qui est une sérieuse contribution à l’histoire de la classe ouvrière britannique.
Ce n’est pas ici le lieu de présenter l’argumentation des deux livres, mais je vais néanmoins mentionner quelques points. Les syndicats sont des organisations de défense des travailleurs dans le cadre du capitalisme. Les syndicats unissent les travailleurs mais aussi ils les divisent. Le fait qu’ils s’appellent Trade Unions en Grande Bretagne signifie qu’ils organisent des métiers spécifiques mais pas l’ensemble de la classe ouvrière. Un professeur ne peut pas adhérer au syndicat des mineurs, et un mineur ne peut être membre de la National Union of Teachers.
Les syndicats, même les plus actifs, ne sont pas des organisations socialistes. Leur but est d’améliorer les salaires et les conditions de travail et non d’abolir le système du salariat. Rappelons-nous les mots de Marx : « Notre but n’est pas un bon salaire pour un bon travail », mais l’abolition du salariat.
Un parti socialiste ne comporte que des socialistes. Un syndicat, pour être efficace, doit accueillir tout travailleur désireux d’y adhérer, sans exclure les membres des partis conservateurs.
Aussi démocratique que soit un syndicat, il possède une bureaucratie dont la fonction première est de négocier avec les employeurs. Les bureaucrates syndicaux ne sont ni des travailleurs ni des capitalistes. A la différence des travailleurs, les bureaucrates ne sont pas exploités par des capitalistes et ne sont pas menacés de licenciement. En même temps, ils ne sont pas non plus capitalistes, n’employant pas de salariés. Rodney Bickerstaffe, secrétaire général de UNISON, le plus important Trade Union du pays, n’emploie pas les membres de son syndicat. Les bureaucrates syndicaux, en tant que médiateurs entre les travailleurs et les patrons, vacillent entre les deux classes.
Bien sûr, il y a des différences entre dirigeants syndicaux de droite ou de gauche, mais la différence entre travailleurs et bureaucrates est plus fondamentale. Si cela n’est pas clair, il y a toujours un danger que les militants s’adaptent à la bureaucratie syndicale, ou du moins à sa section la plus à gauche. Ainsi, par exemple, pendant la grève générale de 1926, le Parti Communiste lança le mot d’ordre « Tout le pouvoir au conseil général » de la TUC. Ce faisant, il abandonnait un rôle révolutionnaire indépendant et laissait l’initiative à des éléments de gauche de la TUC comme A J Cook. Cook était le dirigeant enflammé et résolument à gauche des mineurs, et suivait d’autres gens de gauche de la TUC comme Alfred Purcell, George Hicks et Alonzo Swales. Ces trois dirigeants syndicaux suivaient Jimmy Thomas, le dirigeant droitier du National Union of Railwaymen (Syndicat National des Cheminots), qui collaborait avec le premier ministre tory, Stanley Baldwin, et devait plus tard, en 1931, rejoindre les conservateurs dans le Gouvernement National. Le résultat, c’est que la grève générale fut trahie alors qu’elle jouissait d’un soutien massif et croissant.
L’attitude révolutionnaire envers tous les dirigeants syndicaux devrait suivre la ligne exposée par le Comité des Travailleurs de la Clyde en novembre 1915 : « Nous soutiendrons les dirigeants aussi longtemps qu’ils représenteront correctement les travailleurs, mais nous agirons immédiatement de façon indépendante s’ils les représentent mal » [15].
Trotsky lui aussi le disait bien lorsqu’il écrivait : « Avec les masses – toujours ; avec les dirigeants vacillants – parfois, mais seulement aussi longtemps qu’il sont à la tête des masses ». Il est nécessaire d’utiliser les dirigeants hésitants pendant que les masses les poussent en avant, sans abandonner un seul instant une attitude critique envers ces dirigeants [16].
Le deuxième livre, sur le Labour Party, était étroitement lié à celui sur les syndicats.
La première question que nous devons poser en ce qui concerne le Parti travailliste est de savoir si c’est un parti ouvrier. Lénine répondait à la question en l’appelant un « parti ouvrier capitaliste ». C’est un parti capitaliste parce que sa politique n’est pas de renverser le capitalisme mais de le préserver. Alors pourquoi est-il un parti ouvrier ? Ce n’est pas seulement parce que les travailleurs votent pour lui. Quand Lénine traita le sujet, au Deuxième congrès de l’Internationale communiste, les travailleurs étaient plus nombreux à voter Tory que Labour. Et Lénine n’aurait jamais appelé le parti conservateur un « parti ouvrier capitaliste ». C’est un parti ouvrier parce qu’il reflète le désir collectif des travailleurs de lutter contre le capitalisme.
Même si la politique des travaillistes est souvent difficile à distinguer de celle des conservateurs, les militants de base et les sympathisants du Labour Party expriment des aspirations totalement différentes de celles des militants et électeurs conservateurs. Il n’est que de voir les reportages télévisés des deux congrès pour se rendre compte des énormes différences. Au congrès Tory, les délégués sont souvent à droite de la tribune. Ils applaudissent très fort quand les syndicats sont attaqués, ou les noirs, ou les « profiteurs », ceux qui vivent des allocations de chômage. Dans les congrès travaillistes, les vrais applaudissements se font entendre à l’occasion de déclarations contre la pauvreté, le chômage, le racisme, les patrons, pour les droits syndicaux, etc. La conscience contradictoire de millions de travailleurs, acceptant à la fois les idées dominantes dans la société, les idées de la classe dirigeante, mais rejetant un grand nombre de leurs conséquences, caractérise les partisans du Labour : « Oui, je crois au profit. L’économie ne pourrait pas marcher sans le profit, mais je déteste mon patron parce qu’il en veut toujours plus », « Bien sûr les salaires élevés sont mauvais, parce qu’ils provoquent l’inflation, mais ... mon salaire est vraiment trop bas ».
La conscience contradictoire des ouvriers travaillistes explique les liens étroits entre le Labour Party et la bureaucratie syndicale. Lors du Deuxième congrès du Comintern déjà mentionné, un délégué britannique, William MacLaine, décrivait le parti travailliste comme l’expression politique des trade unions. Lénine intervint dans la discussion, disant que MacLaine avait tort : « Le Labour Party est l’expression politique de la bureaucratie syndicale ». Nous en tirons la conclusion que
la bureaucratie syndicale est un élément médiateur entre les travailleurs et les employeurs. Le parti travailliste est aussi un élément médiateur, mais éloigné de la lutte directe au niveau de la production. De plus, si les dirigeants travaillistes ont souvent à gouverner le vaisseau de l’Etat, les responsables syndicaux ne se voient jamais confier la direction des entreprises [17].
Tony Blair a besoin de Rodney Bickerstaffe pour arrêter les grèves. Bickerstaffe a besoin de Tony Blair pour justifier l’arrêt des grèves. Il y a ainsi une relation symbiotique entre les directions syndicales et travaillistes qui constitue un lien puissant entre eux et milite contre les travailleurs en lutte.
Je ne dispose pas ici de l’espace qui serait nécessaire pour donner une bonne idée de ces deux livres. Ils tentaient de fournir une analyse de la question des rapports entre les trade unions et le Labour Party, d’un côté, et les luttes industrielles lorsqu’elles connaissent un changement dynamique, de l’autre. Il y a une interaction entre les conditions du capitalisme (il connaît des périodes de prospérité et de récession), les pressions idéologiques du système et les pressions inverses de la lutte des classes, de même que la position du Labour vis-à-vis de l’Etat (qu’il soit au pouvoir ou non). Tout ceci produit des changements constants.
Même chose pour la gauche travailliste qui, même si elle est incapable de diriger ce parti réformiste dans une lutte fondamentale contre le capitalisme, joue cependant un rôle important. Elle peut être un moyen de détourner une véritable lutte de classe vers l’impasse du parlementarisme, ou un point de ralliement pour les aspirations des travailleurs contre l’aile droite du parti. Dans les deux cas son rôle doit être clairement compris dans les circonstances concrètes.
Il ne fait aucun doute que les loisirs qui m’ont permis d’écrire ces deux livres étaient liés au recul de la lutte des classes. Je persiste à préférer la participation aux efforts pour changer l’histoire que l’écriture de l’histoire.
Références
[1] T Cliff, Lenin, vol 1, op cit, p. 256.
[2] Ibid., pp. 66-68.
[3] Ibid., pp. 179.
[4] Ibid., pp. 170.
[5] Ibid., pp. 255-256.
[6] Ibid., pp. 357.
[7] Ibid., pp. 358.
8] Ibid.
[9] L Trotsky, Journal d’exil, Gallimard (Paris, 1960 et 1977), Coll. Folio, p. 97.
[10] T Cliff, Trotsky, vol 4, op cit, pp. 215-216.
[11] Ibid, p. 155.
[12] Ibid, p. 223.
[13] Ibid, p. 286.
[14] Ibid, p. 379-381.
[15] Tract du Comité des Ouvriers de la Clyde in Beveridge Collection, British Library of Political and Economic Science, section 3, item 5.
[16] L Trotsky, Writings on Britain, vol 2 (Londres, 1974), p. 191.
[17] T Cliff et D Gluckstein, op cit, p. 2.