1979

"Ce petit livre se préoccupe davantage des idées que des évènements. Il n’est pas une tentative de biographie."


LE MARXISME DE TROTSKY

Duncan Hallas


4. Parti et classe

Marx affirmait que l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'acte de la classe ouvrière elle-même ; mais, disait-il aussi, les classes dirigeantes contrôlent les « moyens de la production intellectuelle » et par conséquent « les idées dominantes, à toutes les époques, sont les idées de la classe dominante ».

De cette contradiction découle la nécessité du parti socialiste révolutionnaire. La nature du parti et, surtout, la nature de sa relation à la classe ouvrière est centrale pour les mouvements socialistes depuis leurs débuts. Cela n'a jamais été une simple « question technique » d'organisation. A chaque étape, les controverses sur les rapports du parti et de la classe - et donc sur la nature du parti - ont aussi été des disputes sur les objectifs du mouvement. Nécessairement, les arguments sur les moyens sont en partie des arguments sur les fins. Ainsi, les conflits de Marx sur cette question avec Proudhon, avec Schapper, Blanqui, Bakounine et bien d'autres sont inextricablement liés aux divergences de vue sur la nature du socialisme et sur les moyens d'y parvenir.

Après la mort de Marx en 1883, et celle d'Engels douze ans plus tard, il y eut une croissance massive des partis socialistes. En Russie apparut bientôt ce qui allait devenir un conflit fondamental sur le type de parti qui devait être construit.

La première vision qu'eut Trotsky de la nature du parti révolutionnaire était essentiellement celle qu'il fut plus tard convenu d'appeler « léniniste ». En fait, selon Isaac Deutscher,1 il arriva à cette conclusion indépendamment de Lénine en 1901, alors qu'il était en exil en Sibérie. En tout Etat de cause, il devint adhérent de l'Iskra et au congrès de 1903 du POSDR s'exprima fortement en faveur d'une organisation centralisée : « Nos statuts à nous (...) constituent une défiance organisée du Parti envers tous ses éléments, c'est-à-dire un contrôle sur toutes les organisations locales, régionales, nationales et autres. »2

Il abandonna brusquement cette position après s'être mis dans le camp des mencheviks lors de la scission dans l'Iskra au congrès. Dans l'espace d'une année, Trotsky était devenu le critique le plus virulent du centralisme bolchevik. Les méthodes de Lénine, écrivait-il en 1904, « conduisent (...) l'organisation du Parti à se « substituer » au Parti, le Comité central à l'organisation du Parti, et finalement le dictateur à se substituer au Comité central »3

Comme Rosa Luxemburg, Trotsky se méfiait du « conservatisme de parti » en général et s'appuyait fortement sur l'action spontanée de la classe ouvrière :

Les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d'entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d'autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et disciplinées. Par suite, la social-démocratie, organisation qui embrasse l'expérience politique du prolétariat, peut, à un certain moment, devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise.4

Pour surmonter ce conservatisme, Trotsky faisait confiance à l'élan spontané de la révolution qui, écrivait-il sous l'influence de la révolution de 1905, « tue la routine du parti, tue le conservatisme du parti »5. Ainsi le rôle du parti est-il réduit essentiellement à la propagande. Il n'est pas l'avant-garde de la classe ouvrière.

Il y avait, bien sûr, des justifications considérables à ces craintes. En Russie, le parti bolchevik lui-même s'était montré conservateur en 1905-07, et à nouveau en 1917.6 A l'ouest, où le conservatisme a une base matérielle incomparablement plus grande dans les privilèges des bureaucraties ouvrières, il eut une fonction contre-révolutionnaire décisive en 1918-19.

L'expérience de 1905, où Trotsky avait joué comme individu un rôle tout à fait extraordinaire sans avoir de sérieuses connexions de parti (il était à l'époque formellement menchevik mais agissait de façon indépendante), ne manqua pas de renforcer sa croyance selon laquelle l'action de masse spontanée était suffisante.

Dans la période de réaction d'après 1906, et même lors du regain du mouvement ouvrier russe à partir de 1912, il persista à critiquer le « substitutisme » bolchevique et à prêcher une « unité » de toutes les tendances qui était essentiellement dirigée contre les bolcheviks. Une fois de plus, cela peut avoir contribué à la lenteur avec laquelle il devait reconnaître les dangers du véritable substitutisme après 1920.

La position de Trotsky de 1904 à 1917 s'avéra intenable face au cours pris par les évènements. Sans Lénine, écrivit-il plus tard, il n'y aurait pas eu de Révolution d'Octobre. Mais l'arrivée de Lénine à la Gare de Finlande en avril 1917 n'expliquait pas tout. Le nœud de l'affaire, c'était le parti que Lénine et ses collaborateurs avaient construit pendant les années précédentes. Le conservatisme de beaucoup de dirigeants de ce parti (renforcé, il faut le dire, par le schéma théorique de la « dictature démocratique » que Lénine avait si longtemps défendu) aurait très probablement empêché la prise du pouvoir s'il n'y avait pas eu l'autorité et la détermination uniques de Lénine. Sans le parti, malgré toutes ses déficiences, la question n'aurait même pas été posée. L'action de masse « spontanée » peut parfois renverser un régime autoritaire. C'est ce qu'elle fit en Russie en février 1917, et à nouveau en Allemagne et en Autriche-Hongrie en 1918, et encore dans de nombreuses occasions, la plus récente étant l'Iran.

En 1917, Trotsky se rangea à l'opinion selon laquelle, pour que les travailleurs prennent et conservent le pouvoir, un parti comme celui de Lénine était indispensable. Il n'en varia jamais plus, lui donnant en fait une expression caractéristique par sa force. En 1932, en répliquant à l'argument selon lequel « les intérêts de la classe passent avant les intérêts du parti », il écrivait :

Une classe, prise en elle-même, n'est qu'un matériau pour l'exploitation. Le prolétariat commence à jouer un rôle indépendant à partir du moment où d'une classe sociale en soi il devient une classe politique pour soi. Cela ne peut se produire que par l'intermédiaire du parti ; le parti est l'organe historique au moyen duquel le prolétariat accède à la conscience de classe. Dire: « la classe est au-dessus du parti » - revient à affirmer : la classe dans son Etat brut est supérieure à la classe accédant à la prise de conscience. C'est non seulement incorrect, mais aussi réactionnaire.7

Cette conception présente des difficultés tout à fait évidentes. En particulier, l'expérience a montré que « l'organe historique » à travers lequel une classe ouvrière réalisait sa prise de conscience pouvait dégénérer. Comment, dès lors, défendre le parti comme forme d'organisation ?

 

L'instrument conditionné historiquement

Trotsky était bien conscient de ce problème. Il avait été témoin de la désintégration de l'Internationale en 1914, du rôle directement contre-révolutionnaire de la social-démocratie en 1918-1919 et, bien sûr, de la montée du stalinisme.

Le passage cité ci-dessus continue ainsi :

La progression de la classe vers la prise de conscience, c'est-à-dire le résultat du travail du parti révolutionnaire qui entraîne à sa suite le prolétariat, est un processus complexe et contradictoire. La classe n'est pas homogène. Ses différentes parties accéderont à la prise de conscience par des chemins différents et à des rythmes différents. La bourgeoisie prend une part active dans ce processus. Elle crée ses organes dans la classe ouvrière ou utilise ceux qui existent déjà, pour opposer certaines couches d'ouvriers à d'autres. Différents partis agissent simultanément dans le prolétariat. C'est pourquoi, il reste politiquement divisé durant une grande partie de son chemin historique. Cela explique qu'apparaisse, à certaines périodes particulièrement graves, le problème du front unique.
Lorsqu'il suit une politique juste, le parti communiste exprime les intérêts historiques du prolétariat. Sa tâche consiste à gagner la majorité du prolétariat : c'est seulement ainsi qu'est possible la révolution socialiste. Le parti communiste ne peut remplir sa mission qu'en conservant une complète et totale indépendance politique et organisationnelle à l'égard des autres partis et organisations, qu'ils agissent au sein de la classe ouvrière ou à l'extérieur. Ne pas respecter cette exigence fondamentale de la politique marxiste est le plus grave de tous les crimes contre les intérêts du prolétariat en tant que classe. (...)
Mais le prolétariat accède à la prise de conscience révolutionnaire non par une démarche scolaire, mais à travers la lutte de classe, qui ne souffre pas d'interruptions. Pour lutter, le prolétariat a besoin de l'unité de ses rangs. Cela est vrai aussi bien pour les conflits économiques partiels, dans les murs d'une entreprise, que pour les combats politiques « nationaux », tels que la lutte contre le fascisme. Par conséquent, la tactique du front unique n'est pas quelque chose d'occasionnel et d'artificiel, une manœuvre habile, - non, elle découle complètement et entièrement des conditions objectives du développement du prolétariat.8

Cette analyse remarquablement claire, cohérente et réaliste n'était pas, à l'évidence, une généralisation sociologique hors du temps. Elle était enracinée dans le développement historique réel. Les partis de la IIème Internationale avaient, en leur temps, contribué à créer des foyers de démocratie prolétarienne :

c'est précisément pour cette voie révolutionnaire que le prolétariat a besoin de bases d'appui de démocratie prolétarienne à l'intérieur de l'Etat bourgeois. C'est à la création de telles bases que s'est réduit le travail de la IIème Internationale à l'époque où elle remplissait encore un rôle historique progressiste.9

Les partis de cette Internationale avaient au fil du temps pourri de l'intérieur en s'adaptant aux sociétés dans lesquelles ils opéraient ; ce développement avait évidemment une base matérielle, et pas seulement idéologique. Confrontés au test du 4 août 1914, ils avaient capitulé devant « leur propre » bourgeoisie (avec certaines exceptions : les bolcheviks, les Bulgares et les Serbes) ou adopté une position « centriste » équivoque (les Italiens, les Scandinaves, les Américains et toute une série de minorités ailleurs). C'est de cette capitulation, des conflits internes aux partis et des scissions qu'ils avaient produites, de la marée montante de l'opposition ouvrière à la guerre à partir de 1916, et des révolutions de 1917 et de 1918, qu'a jailli l'Internationale Communiste, « continuateurs directs des efforts et du martyre héroïque acceptés par une longue série de générations révolutionnaires, depuis Babeuf jusqu'à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. ».10

C'était elle, désormais, qui était « l'organe historique au moyen duquel le prolétariat accède à la conscience de classe ». Les partis de l'Internationale Communiste avaient, en particulier depuis 1923, commis une série de faux pas (Trotsky n'était pas, bien évidemment, aveugle à leurs erreurs précédentes), et avaient de plus en plus suivi des politiques opportunistes ou sectaires sous la direction de Staline et de son cercle dirigeant en URSS. Malgré tout, avec toutes ses tares elle était une réalité, et non une hypothèse ; une réalité qui bénéficiait du soutien ou de la sympathie de millions de personnes dans le monde. De fait, paradoxalement, ses déficiences elles-mêmes indiquaient de façon tordue qu'elle était une véritable organisation de masse. Car Trotsky ne souscrivait pas à la vision simpliste selon laquelle les grands partis du Komintern étaient seulement des instruments de la bureaucratie stalinienne de Russie. Le problème était de corriger leur course. « Il faut se tourner vers le parti ! Il faut lui expliquer ! Il faut le convaincre ! »11

En termes de nécessité politique, le régime intérieur du parti doit être démocratique :

La lutte interne l'éduque, elle lui éclaire son propre chemin. Dans cette lutte, tous les membres du parti acquièrent une confiance profonde dans le caractère correct de la politique du parti et dans la fiabilité révolutionnaire de sa direction. Seule une telle conviction chez les bolcheviks de base, acquise à travers l'expérience et la lutte idéologique, donne à la direction la possibilité de lancer tout le parti dans la bataille au moment nécessaire. Et seule une profonde certitude, dans le parti lui-même, de la justesse de sa politique peut donner aux masses laborieuses confiance dans le parti. Les groupements artificiels imposés du dehors, l'absence d'une lutte idéologique libre et honnête, (...) c'est là ce qui paralyse aujourd'hui le Parti Communiste Espagnol.12

écrivait Trotsky en 1931. L'argument est valable de façon générale.

Cela dit, les choses n'étaient pas si simples. Peu après son expulsion d'URSS en 1929, Trotsky soulignait ce qu'il considérait comme les questions de base pour les partisans de l'Opposition de Gauche en Europe (l'attitude envers le Comité Anglo-Russe, la révolution chinoise et le « socialisme dans un seul pays »).

Certains camarades peuvent s'étonner que j'omette ici de mentionner la question du régime du parti,

continuait-il,

J'agis ainsi non par étourderie mais délibérément. Un régime de parti n'a pas de signification indépendante, se suffisant à elle-même. C'est une valeur dérivée par rapport à la politique du parti. Les éléments les plus hétérogènes sympathisent avec la lutte contre le bureaucratisme stalinien. (...) Pour un marxiste, la démocratie dans un parti, ou dans un pays, n'est pas une abstraction. La démocratie est toujours conditionnée par la lutte de forces vivantes de classes. Par le mot bureaucratisme, les éléments opportunistes. (...) entendent centralisme révolutionnaire. A l'évidence, nos conceptions n'ont rien de commun.13

Il est possible de naviguer dans les écrits de Trotsky postérieurs à 1917, et même dans ses textes d'après 1929 ou 1934, et d'y trouver toute une série de déclarations, les unes exaltant les vertus de la démocratie interne du parti et condamnant les mesures « administratives » contre des éléments critiques, les autres proclamant la nécessité de purges et d'expulsions. Et ce n'est pas seulement une affaire de citations extraites de leur contexte. Pour Trotsky, le rapport entre le centralisme et la démocratie interne n'était pas constant. C'était une question de contenu politique de chacun d'eux dans des circonstances spécifiques mais changeantes. Trotsky écrivait vers la fin de 1932 :

Le principe de démocratie du parti n'est aucunement identique à celui de la porte ouverte. L'Opposition de Gauche n'a jamais exigé des staliniens qu'ils transforment le parti en une somme de fractions, groupes, sectes et individus. Nous accusons la bureaucratie centriste de mettre en œuvre une politique essentiellement fausse, qui à chaque étape la met en contradiction avec la fleur du prolétariat, et de chercher un moyen de sortir de ces contradictions en étranglant la démocratie du parti.14

Cela peut paraître équivoque. En fait, sur le plan purement formel, c'est équivoque. La solution de la contradiction doit être trouvée dans la dynamique du développement du parti. Le parti, pensait Trotsky, ne peut croître, en termes de véritable influence de masse et non en effectifs, si ce n'est à travers une relation réciproque, un processus d'interaction, avec des couches de plus en plus larges de travailleurs. Pour cela la démocratie interne du parti est indispensable. Elle fournit le moyen d'un retour de l'expérience de la classe dans le parti. Un développement semblable n'est pas toujours possible. Souvent, des circonstances objectives empêchent cette croissance. Mais le parti doit toujours être prêt à sa possibilité. Autrement il ne sera pas capable de saisir les opportunités qui se présentent de temps à autre.

Par conséquent, le régime doit en toute circonstance être aussi ouvert et flexible que possible, tout en préservant l'intégrité révolutionnaire du parti. La précision est importante. Car des circonstances défavorables affaiblissent les liens entre le parti et les couches de travailleurs avancés et aggravent ainsi le problème des « fractions, groupes et sectes » qui peuvent devenir un obstacle à la croissance de la démocratie interne du parti telle que Trotsky la concevait, essentiellement un mécanisme par lequel le parti se relie à des sections plus larges de la classe ouvrière, apprenant d'elles et en même temps gagnant le droit de les diriger.

L'argument est peut-être trop abstrait. Pour lui donner une forme concrète, penchons-nous sur ce passage de l'Histoire de la révolution russe de Trotsky, dans lequel il traite de l'isolement de Lénine par rapport à la majorité de la direction du parti après la Révolution de Février.

Contre les vieux bolcheviks [en avril 1917], Lénine trouva un appui dans une autre couche du parti, déjà trempée, mais plus fraîche et plus liée avec les masses. Dans l'insurrection de Février, les ouvriers bolcheviks, comme nous savons, jouèrent un rôle décisif. Ils estimèrent qu'il allait de soi que le pouvoir fût pris par la classe qui avait remporté la victoire. (...) Il y avait presque partout des bolcheviks que l'on accusait de maximalisme, voire d'anarchisme. Ce qui manquait aux ouvriers révolutionnaires, c'était seulement des ressources théoriques pour défendre leurs positions. Mais ils étaient prêts à répondre au premier appel intelligible.
Vers cette couche d'ouvriers qui s'étaient définitivement mis debout pendant la montée des années 1912-1914, s'orientait Lénine.15

Ce modèle apparaît à de nombreuses reprises dans les écrits de Trotsky. Un parti de masse, à l'inverse d'une secte, est nécessairement aux prises avec des forces extrêmement puissantes, en particulier dans des circonstances révolutionnaires. Ces forces trouvent inévitablement une expression à l'intérieur du parti. Pour maintenir le parti sur sa trajectoire (en pratique, corriger le cap continuellement dans une situation changeante) la relation complexe entre la direction, les diverses couches de cadres et les travailleurs qu'ils influencent, et par lesquels ils sont influencés, s'exprime et doit s'exprimer sous la forme d'une lutte politique à l'intérieur du parti. Si celle-ci est étouffée artificiellement par des moyens administratifs, le parti se perdra.

Une fonction indispensable de la direction, elle-même formée par sélection dans les luttes antérieures, est de comprendre quand il faut serrer les rangs pour préserver le cœur de l'organisation de la désintégration sous l'action de pressions extérieures défavorables - mettre l'accent sur le centralisme - et quand ouvrir l'organisation et utiliser des couches de travailleurs avancés à l'intérieur et à l'extérieur du parti pour surmonter le conservatisme de certaines sections des cadres et de la direction - mettre l'accent sur la démocratie - afin de changer rapidement de cap.

Tout ceci implique une conception exaltée du rôle de la direction, ce que possédait très certainement le Trotsky d'après 1917. Il devait affirmer en 1938 que « la crise historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. » C'était une conception, malgré tout, de la croissance organique des cadres dirigeants en relation avec les expériences du parti dans la lutte des classes réelle. Bien sûr, les cadres dirigeants devaient incarner une tradition et l'expérience du passé (de Babeuf à Karl Liebknecht), une connaissance des stratégies et des tactiques qui avaient été testées dans de nombreux pays à des époques différentes pendant de nombreuses années. Cette connaissance était nécessairement, pour l'essentiel, théorique, et Trotsky était moins que personne porté à la sous-estimer. C'était, pour avoir une direction capable de mener à la victoire, une condition nécessaire mais non suffisante. L'expérience du parti dans l'action et dans ses rapports changeants avec diverses sections de travailleurs était le facteur additionnel, irremplaçable, qui ne pouvait être développé que dans la pratique.

 

Une anomalie

Du vivant de Trotsky, un seul parti communiste, celui de l'URSS, a détenu le pouvoir d'Etat (à part certaines régions contrôlées par le PC chinois dans les années 30).

Trotsky les classait tous comme des organisations « centristes bureaucratiques », en d'autres termes des organisations ouvrières qui vacillaient entre les politiques réformiste et révolutionnaire. Après 1935, avec la ligne du front populaire, il conclut qu'ils étaient devenus sociaux-patriotes, « des agences jaunes du capitalisme pourrissant ».16

Mais ces termes se réfèrent à des organisations ouvrières, à des partis qui sont obligés d'entrer en compétition avec d'autres partis pour obtenir le soutien de leur propre mouvement ouvrier. Le PCUS, certainement après 1929 sinon plus tôt, n'était pas du tout un parti dans ce sens. C'était un appareil bureaucratique, l'instrument d'un despotisme totalitaire. Trotsky admettait cela partiellement : « Le parti [le PCUS] n'existe pas comme parti aujourd'hui. L'appareil centriste l'a étranglé »,17 écrivait-il en 1930. Cela ne l'empêchait pas de conclure que le PCUS était d'une espèce fondamentalement différente de celle des partis ouvriers en dehors de l'URSS.

Même après qu'il ait abandonné (en octobre 1933) tout espoir d'une réforme pacifique du régime de l'URSS, la confusion persista. Bien sûr, elle était associée avec l'idée que bien que la réforme soit impossible, l'URSS n'en demeurait pas moins un Etat ouvrier dégénéré.

La question prit de l'importance quelques années après la mort de Trotsky lorsque toute une série de nouveaux Etats staliniens virent le jour sans révolutions prolétariennes et avec un ensemble de « partis communistes » au pouvoir qui manifestement n'étaient pas des partis ouvriers dans le sens de la conception de Trotsky. Cette contradiction était déjà contenue dans les propres positions de Trotsky d'après 1933.

 

Le fil est coupé

Nous avons vu que la conception arrivée à maturité de Trotsky quant à la relation entre le parti et la classe n'était ni abstraite ni arbitraire, mais qu'elle était enracinée à la fois dans l'expérience du bolchevisme en Russie et dans le développement historique réel qui avait conduit à l'apparition de partis communistes de masse dans un certain nombre de pays importants.

Mais que se passe-t-il si ce développement s'enlise ? Si l'examen de « l'instrument conditionné historiquement » n'est pas satisfaisant ? Trotsky avait envisagé cette possibilité, pour la rejeter fermement. Il écrivait en 1931 :

Hugo Urbahns, qui se considère comme un « communiste de gauche », déclare que le Parti Communiste allemand a fait faillite, qu'il est mort politiquement, et il propose de construire un nouveau parti. Si Urbahns avait raison, cela signifierait que la victoire des fascistes est assurée, car il faut des années pour créer un nouveau parti (de plus, il n'est absolument pas prouvé que le parti d'Urbahns sera meilleurs que celui de Thaelmann : quand Urbahns était à la tête du parti, il n'y avait pas moins d'erreurs). Si le fascisme conquérait effectivement le pouvoir, cela signifierait non seulement la liquidation physique du parti communiste, mais aussi sa faillite politique complète. (...) C'est pourquoi l'arrivée des fascistes au pouvoir rendrait, selon toute vraisemblance, nécessaire la création d'un nouveau parti révolutionnaire et d'une nouvelle internationale. Ce serait une effroyable catastrophe historique. Seuls de véritables liquidateurs, ceux qui, se réfugiant derrière des phrases creuses, se préparent en fait à capituler lâchement avant le combat, considèrent dès maintenant que tout cela est inévitable. (...) Nous sommes fermement persuadés que la victoire sur les fascistes est possible non après leur arrivée au pouvoir, non après cinq, dix ou vingt ans de leur domination, mais aujourd'hui, dans la situation actuelle, dans les mois ou les semaines à venir.18

Mais Hitler prit le pouvoir. Sans la moindre considération pour le caractère brillant et convaincant des arguments de Trotsky, le Parti Communiste Allemand, avec son quart de million d'adhérents et ses six millions de voix (en 1932), maintint son cap fatal. Il fut écrasé, sans opposer la moindre résistance, et avec lui les « sociaux-fascistes », les syndicats et la totalité des organisations politiques, culturelles et sociales créées par la classe ouvrière allemande dans les soixante années précédentes.

En 1931 Trotsky avait décrit l'Allemagne comme « la clé de la situation internationale. (...) Le tour que prendra le dénouement de la crise allemande réglera pour de très nombreuses années non seulement le destin de l'Allemagne (ce qui en soi est déjà beaucoup), mais aussi le destin de l'Europe et du monde entier. »19

C'était une prévision correcte. La défaite de la classe ouvrière allemande transforma la politique mondiale. L'échec du Parti Communiste ne serait-ce qu'à essayer de résister fut un coup aussi sévère que l'avait été la capitulation de la social-démocratie en 1914. C'était le 4 août de l'Internationale Communiste.

Que reste-t-il donc de « l'organe historique au moyen duquel le prolétariat accède à la conscience de classe » ? De 1933 jusqu'à sa mort en août 1940, Trotsky s'est mesuré avec ce qui s'avérait un dilemme insoluble, à cette époque et longtemps après. En juin 1932 il avait écrit :

Les staliniens, par leur persécution, voudraient nous pousser sur la voie d'un second parti et d'une quatrième internationale. Ils comprennent qu'une erreur fatale de ce genre de la part de l'Opposition aurait pour résultat de ralentir sa croissance pour des années, sinon d'annuler tous ses succès purement et simplement.20

Moins d'un an plus tard, il était forcé d'admettre, d'abord, que le parti allemand avait cessé d'exister, et un peu plus tard (après que l'exécutif du Komintern ait déclaré en avril 1933 que sa politique en Allemagne avait été « complètement correcte ») que tous les partis communistes étaient morts comme organisations révolutionnaires, que ce qu'il fallait c'était « de nouveaux partis communistes et une nouvelle internationale » (titre d'un article daté de juillet 1933).

La courroie de transmission entre la théorie et la pratique avait été rompue. Avant 1917, Trotsky avait compté sur l'action spontanée de la classe ouvrière pour surmonter le conservatisme du parti. Après 1917, il reconnaissait le parti ouvrier révolutionnaire comme l'instrument indispensable de la révolution socialiste. Le manque de tels partis enracinés dans la classe ouvrière et possédant des cadres mûrs et expérimentés avait produit la tragédie des mouvements révolutionnaires de masse de 1918-1919 en Allemagne, Autriche, Hongrie et ailleurs, des luttes spontanées menant à la défaite.

Le moyen de surmonter la déficience - les partis de l'Internationale Communiste - avaient eux-mêmes dégénéré au point où ils étaient devenu des obstacles à une résolution révolutionnaire de nouvelles crises sociales profondes.

Il était nécessaire de tout reprendre au départ. Mais que restait-il avec quoi démarrer ? Dans l'ensemble, il ne restait rien que des petits groupes (souvent minuscules), dont les caractéristiques communes incluaient l'isolement du véritable mouvement des travailleurs et de l'engagement direct dans les luttes ouvrières. Les exceptions partielles apparentes à cette situation générale - ceux qui pouvaient compter leurs membres en centaines ou en milliers plutôt qu'en douzaines - les Archiomarxistes grecs, le RSAP hollandais et, un peu plus tard, le POUM espagnol, tous s'avérèrent de frêles roseaux ; centristes plus que révolutionnaires, obstacles plus qu'alliés.

C'est avec de telles forces que Trotsky commença à reconstruire. Il n'avait pas d'autre choix sinon la retraite dans la passivité ou dans cette passivité déguisée qu'on appellera plus tard le « marxisme occidental », pour autant qu'il s'agisse là de choix. Les liens avec le mouvement ouvrier réel étant coupés, le « trotskysme », même du vivant de Trotsky, commença à s'accoutumer à son milieu - celui de petites sections radicalisées de la couche intellectuelle de la petite bourgeoisie. Comme nous allons le voir, Trotsky mena une longue bataille contre cette adaptation. En même temps, les cruelles nécessités de la situation l'amenèrent à adopter des positions qui, malgré sa volonté et sa lucidité, contribuèrent à l'aggraver.

 

La nouvelle Internationale

Si la Gauche communiste dans le monde consistait en cinq individus, ils auraient néanmoins été obligés de construire simultanément une nouvelle organisation internationale en même temps qu'une ou plusieurs organisations nationales.
Il est faux de voir une organisation nationale comme la fondation et l'Internationale comme un toit. La relation entre elles est de type entièrement nouveau. Marx et Engels ont commencé le mouvement communiste en 1847 avec un document international et la création d'une organisation internationale. La même chose s'est répétée dans la création de la I° Internationale. C'est exactement le même chemin qu'a suivi la Gauche de Zimmerwald dans sa préparation pour la III° Internationale. Aujourd'hui ce chemin est dicté bien plus impérieusement qu'à l'époque de Marx. Il est bien entendu possible à l'époque de l'impérialisme pour une tendance prolétarienne révolutionnaire d'apparaître dans un pays ou un autre, mais elle ne peut se développer dans un pays isolé : le lendemain même de sa formation, elle doit chercher ou créer des liens internationaux, une organisation internationale, parce qu'une garantie de justesse d'une politique nationale ne peut être trouvée que par cette voie. Une tendance qui demeure fermée nationalement pendant plusieurs années se condamne elle-même irrévocablement à la dégénérescence.21

Trotsky écrivit ceci, dans le cadre d'une polémique avec la secte italienne gauchiste de Bordiga, à une époque où il était toujours engagé dans une démarche politique de réforme des partis communistes existants. Il argumentait en faveur d'une fraction internationale orientée sur une internationale existante. La logique de cette position, à l'inverse des arguments utilisés pour la soutenir, semblait irréfutable.

Les arguments en eux-mêmes ne résistent pas à l'examen critique. Marx et Engels n'ont pas commencé avec la « création d'une organisation internationale ». Le Manifeste Communiste a été écrit pour une Ligue Communiste qui existait déjà (même si ses idées communistes étaient très primitives) et qui n'était internationale que dans le sens où elle existait dans plusieurs pays. C'était essentiellement une organisation allemande, composée d'artisans et d'intellectuels allemands émigrés vivant à Paris, Bruxelles et ailleurs, ainsi que de groupes basés en Rhénanie et en Suisse germanophone.

La Première Internationale a débuté comme une alliance entre des organisations syndicales britanniques existantes, sous influence libérale, et des organisations françaises dominées par les idées proudhoniennes, et attira plus tard d'autres groupes de caractère et de nationalité divers. Loin de « répéter » l'expérience de la Ligue Communiste, elle se développait sur des lignes exactement inverses - sans base programmatique initiale et sans organisation centralisée. La même chose est vraie, à un degré moindre, de la Deuxième Internationale, que Trotsky ne mentionne pas ici.

La référence à Zimmerwald ne tient pas non plus. La Gauche de Zimmerwald (à la différence du courant zimmerwaldien dans son ensemble) était constituée du Parti Bolchevik, un parti national de masse, plus d'individus plus ou moins isolés (« un Lithuanien, le Polonais Karl Radek, deux délégués suédois et Julian Borchard, délégué d'un groupuscule, les Socialistes Internationaux Allemands. »)22

Sur le plan pratique, Trotsky n'avait pas le choix. Il n'avait désormais de base dans aucun mouvement ouvrier. Tout contact avec ses partisans en URSS avait cessé dès le printemps de 1933.23 Il fallait assembler tout ce qui pouvait l'être, partout où c'était possible, pour créer un courant politique. L'argument selon lequel une plate-forme internationale était nécessaire - ou une analyse commune des problèmes du mouvement ouvrier - était indiscutable. Trotsky s'employa à les fournir. Mais une confusion avait été introduite entre les idées et l'organisation, entre la tendance politique et le parti mondial. Au bout de quelques années, Trotsky abandonna tacitement sa conception du parti révolutionnaire comme « l'organe historique au moyen duquel le prolétariat accède à la conscience de classe » et lança une « Internationale » qui n'avait de base digne de ce nom dans aucun mouvement ouvrier.

Cela dit, Trotsky commença d'abord par essayer de trouver de nouvelles forces. Les groupes trotskystes étaient minuscules. La puissance des staliniens les avait relégués dans un ghetto politique qui, de plus, était localisé socialement dans une section de l'intelligentsia petite bourgeoise.

Comment briser l'isolement, prolétariser le trotskysme et injecter une quantité significative de travailleurs dans de nouveaux partis communistes ?

Les obstacles étaient énormes. Un important effet à long terme de la défaite en Allemagne avait été de créer un immense désir d'unité parmi les militants ouvriers, de telle sorte que l'appel à créer de nouveaux partis et une nouvelle internationale, en d'autres termes à une nouvelle scission, tomba sur le sol le moins fertile qui fût. Trotsky s'était fait le pionnier de l'appel au front unique ouvrier contre le fascisme. Mais alors que cet appel commençait à gagner du terrain dans les partis socialistes après 1933 (et bientôt également dans les partis communistes) les partisans de Trotsky pouvaient être et furent représentés comme des scissionnistes. Leur isolement fut dès lors renforcé.

Après que des tentatives initiales de « regroupement » avec divers groupes centristes et réformistes de gauche (comme l'ILP britannique) aient échoué (produisant une riche moisson, sous la plume de Trotsky, de polémiques contre le centrisme), Trotsky proposa la démarche drastique d'entrisme dans les partis sociaux-démocrates. Plus exactement, il fut préconisé pour des cas spécifiques - la France en premier (d'où l'expression : le « tournant français ») - mais il en vint à être généralisé en pratique. L'argument était que les sociaux-démocrates évoluaient vers la gauche, créant ainsi un climat favorable au travail révolutionnaire ; qu'ils attiraient de nouvelles couches de travailleurs et présentaient un environnement incomparablement plus prolétarien que les groupes de propagande isolés dans lesquels logeait le trotskysme.

L'opération était conçue sur le court terme ; une lutte aiguë et dure contre les réformistes et les centristes, puis une scission et la fondation du parti. « L'entrisme dans un parti réformiste ou centriste ne comporte pas en soi de perspective à long terme. Ce n'est qu'un stade qui, dans certaines conditions, peut se limiter à un épisode. »24

Concrètement, l'opération échoua dans ses buts stratégiques ; elle ne réussit pas à changer la relation des forces ou à améliorer la composition sociale des groupuscules trotskystes. Les raisons fondamentales de l'échec étaient les conséquences de la défaite en Allemagne et du tournant de l'Internationale Communiste d'abord vers le front unique (1934), ensuite vers le front populaire (1935), de l'impact important de ces changements et de l'évolution vers la droite de l'ensemble du mouvement ouvrier qui en était le résultat. De plus, la campagne anti-trotskyste de Staline présenta bientôt Trotsky et ses partisans comme des agents fascistes.

Les circonstances qui avaient permis aux révolutionnaires de gagner des partis centristes de masse évoluant vers la gauche comme l'USPD allemand ou la majorité des socialistes français à l'Internationale Communiste en 1919-21 n'existaient tout simplement pas en 1934-35. Quelles que soient les erreurs commises par Trotsky ou ses partisans au cours du « tournant français », elles n'eurent que des effets secondaires comparées à ceux d'une situation profondément défavorable.

Certains des gains revendiqués à l'actif de la tactique d'entrisme étaient réels. Ils comportaient une rupture avec beaucoup de ceux que Trotsky appelait des « conservateurs sectaires », c'est-à-dire ceux qui ne s'ajustaient pas à la politique active, sortie du petit cercle propagandiste dans les milieux intellectuels.

Vers la fin de 1933 Trotsky écrivait :

Une organisation révolutionnaire ne peut se développer sans se purger, en particulier dans les conditions du travail légal, lorsque des éléments fortuits, étrangers ou dégénérés se placent sous le drapeau de la révolution. (...) Nous sommes en train d'opérer un tournant révolutionnaire important. Dans de tels moments les crises internes et les scissions sont absolument inévitables. Les craindre consiste à substituer le sentimentalisme petit bourgeois et les combinaisons personnelles à la politique révolutionnaire. La Ligue [le groupe trotskyste français] passe par une première crise sous le drapeau de grands et limpides critères révolutionnaires. Dans ces conditions une scission d'une partie de la Ligue constituera un grand pas en avant. Elle rejettera tout ce qu'il y a de malade, d'infirme et de bon à mettre au rebut ; elle donnera une leçon aux éléments hésitants et mous ; elle endurcira la meilleure partie de la jeunesse; elle assainira l'atmosphère interne; et elle ouvrira à la Ligue de grandes possibilités nouvelles.25

Il ne fait aucun doute que tout cela était correct en pratique et, en fait, de nouvelles forces furent recrutées dans les organisations de jeunesse socialistes pour remplacer ceux qui avaient été éliminés (ou plus exactement, dans la plupart des cas, qui étaient partis). Malgré tout, l'équilibre des forces - la faiblesse pathétique de la gauche révolutionnaire - restait fondamentalement inchangé. Alors que faire ?

Trotsky poussa à la fondation de la Quatrième Internationale. Après avoir déclaré de façon répétée que cela ne pouvait pas être une perspective immédiate, les forces n'étant pas disponibles - jusqu'en 1935 il dénonçait comme un « stupide commérage » l'idée que « les trotskystes veulent proclamer la Quatrième Internationale jeudi prochain »26 - il proposa, au bout d'un an, précisément cela : la proclamation de la nouvelle Internationale. A cette occasion, il fut incapable de convaincre ses partisans. Il ne les gagna qu'en 1938.

Les forces adhérant à la Quatrième Internationale en 1938 étaient plus faibles, et non plus fortes, que celles qui avaient existé en 1934 (le SWP américain était la seule exception sérieuse). La Révolution Espagnole avait été étranglée entre-temps. Trotsky justifiait sa décision par une retraite partielle et inavouée vers le semi-spontanéisme qu'il avait soutenu avant 1917, de même que par une analogie avec la position de Lénine en 1914.

L'écart entre nos forces et les tâches de demain est bien plus clairement perçu par nous que par nos critiques,

écrivait Trotsky à la fin de 1938.

Mais la sévère et tragique dialectique de notre époque œuvre en notre faveur. Portées à un point extrême d'exaspération et d'indignation, les masses ne trouveront pas d'autre direction que celle offerte par la Quatrième Internationale.27

Mais 1917 avait montré positivement, 1918-19 négativement, et, par dessus tout, 1936 avait démontré le caractère indispensable de partis enracinés dans leurs classes ouvrières nationales par une longue période de lutte pour des revendications partielles. Trotsky avait reconnu cela plus clairement que beaucoup d'autres. Dans la mesure où de tels partis n'existaient pas, et que le besoin en était extrêmement urgent, il trouva refuge dans un « Weltgeist » [« esprit du monde » - NdT] révolutionnaire qui parviendrait à les créer à partir d'un déclenchement spontané « d'exaspération et d'indignation », à condition que soit brandi un « drapeau sans taches ». La montée spontanée élèverait, au cours de la guerre ou bientôt après, les « directions » isolées et inexpérimentées des sections de la Quatrième Internationale au rang de direction de partis de masse.

L'analogie avec Lénine en 1914 était doublement inappropriée. Lorsque Lénine écrivait en 1914 : « La Seconde Internationale est morte : vive la Troisième Internationale ! », il était déjà le dirigeant le plus influent d'un véritable parti de masse dans un grand pays. Malgré tout, il ne songea à appeler à la fondation de la Troisième Internationale qu'un an et demi après la Révolution d'Octobre et à un moment où, estimait-il, un mouvement révolutionnaire de masse ascendant existait en Europe. Que Trotsky décidât de négliger tout cela est un tribut à sa volonté révolutionnaire. Cela dit, sur le plan politique, ses partisans devaient être sérieusement désorientés lorsque, après sa mort, une montée très réelle des luttes passa sous leurs yeux en les ignorant - ce qui était inévitable du fait de leur isolement - et confrontés à de grandes difficultés pour mettre en œuvre une orientation révolutionnaire réaliste.

Il y avait, dans les conceptions de Trotsky à l'époque, un élément de quasi-messianisme. Dans une situation désespérément difficile, avec le fascisme sur la voie ascendante, une succession de défaites accumulées par le mouvement ouvrier et une nouvelle guerre mondiale imminente, le drapeau de la révolution devait être déployé, le programme du communisme réaffirmé, jusqu'à ce que la révolution elle-même vienne transformer la situation.

Peut-être lui aurait-il été impossible de conserver ses partisans sans une vision de cette sorte, qui, dans ce cas, était donc une déviation nécessaire de ses opinions mûries. Mais le prix à payer plus tard n'en fut pas moins très réel.

 

Notes:

1 Isaac Deutscher, The Prophet Armed, Londres, Oxford University Press 1954, p. 45.

2 Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, chapitre h.

3 Léon Trotsky, Nos tâches politiques, 1904.

4 Léon Trotsky, Bilan et perspectives, chapitre 9, 1905.

5 Voir Schurer, The Permanent Revolution, in Labedz (ed.), Revisionism, Londres, Allen & Unwin 1962, p. 74.

6 Voir Tony Cliff, Lenin, Londres, Pluto Press 1976, Vol.1, pp168, 179, Vol.2, pp97, 139.

7 Léon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, chapitre 3, in Comment vaincre le fascisme, op cit, p108.

8 Ibid, pp108-110.

9 Léon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, chapitre 2, in ibidem, p. 108.

10 Manifeste de l'Internationale Communiste aux prolétaires du monde entier ! (1919).

11 La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, chapitre 15.

12 Léon Trotsky, La révolution espagnole et les dangers qui la menacent, traduction ici d'après le texte russe.

13 Léon Trotsky, О группировках в коммунистической оппозиции (Sur les groupements dans l'opposition communiste - http://www.magister.msk.ru/library/trotsky/trotm243.htm ).

14 Léon Trotsky, The international left opposition: its tasks and methods, Writings of Leon Trotsky 1932-33, New York, Pathfinder Press 1972, p. 56.

15 Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe (première partie, chapitre 16), Paris, Seuil 1950, p. 370

16 Léon Trotsky, The evolution of the Comintern, Documents of the Fourth International, New York, Pathfinder Press 1973, Vol.1, p. 128.

17 Léon Trotsky, Thermidor and Bonapartism, Writings of Leon Trotsky 1930-31, New York, Pathfinder Press 1973, p. 75.

18 Léon Trotsky, En quoi la politique actuelle du parti communiste allemand est-elle erronée ? (Lettre à un ouvrier communiste allemand, membre du Parti communiste allemand), in Comment vaincre le fascisme, op cit, p. 70.

19 Léon Trotsky, La clé de la situation internationale est en Allemagne, Ibid, p. 54.

20 Léon Trotsky, The Stalin bureaucracy in straits, Writings of Leon Trotsky 1932, New York, Pathfinder Press 1973, p. 125.

21 Léon Trotsky, Au comité de rédaction de Prometeo, (1930).

22 Tony Cliff, Lenin, op cit, Vol.2, p. 12.

23 Jean van Heijenoort, Sept ans auprès de Léon Trotsky, Paris, Les Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau 1978, p. 66.

24 Léon Trotsky, Lessons of the SFIO entry, Writings of Leon Trotsky 1935-36, New York, Pathfinder Press 1970, p. 31.

25 Léon Trotsky, Пора кончать! (Il est temps d'arrêter !), 18 septembre 1933, Archives Trotsky en 9 volumes, volume VII, 2005, http://lib.ru/TROCKIJ/Arhiv_Trotskogo__t7.txt#64

26 Léon Trotsky, Центристская алхимия или марксизм? (Alchimie centriste ou marxisme ?), 24 avril 1935, Archives Trotsky en 9 volumes, volume VIII, 2005, http://lib.ru/TROCKIJ/Arhiv_Trotskogo__t8.txt#12

27 Léon Trotsky, A great achievement, Writings of Leon Trotsky 1937-38, New York, Pathfinder Press 1976, pp. 439.



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