1979 |
« En fait, les idées de base du marxisme sont extrêmement simples. Elles permettent de comprendre, comme aucune autre théorie, la société dans laquelle nous vivons. Elles expliquent les crises économiques, pourquoi il y a tant de pauvreté au milieu de l’abondance, les coups d’États et les dictatures militaires, pourquoi les merveilleuses innovations technologiques envoient des millions de personnes au chômage, pourquoi les « démocraties » soutiennent les tortionnaires. » |
Nous vivons dans une société divisée en classes, dans laquelle une minorité de personnes possède une énorme partie de la propriété privée, et la plupart d’entre nous, quasiment rien. Naturellement, nous pensons tous qu’il en fut toujours de même. Mais en réalité, pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, il n’y avait pas de classes, pas de propriété privée, pas d’armée, ni de police. Telle était la situation pendant les 50 000 ans du développement humain jusqu’à il y a 5000 à 10 000 ans.
Tant que le travail d’un homme ne permettait pas de produire plus de nourriture que ce dont il avait besoin pour vivre, il ne pouvait y avoir de division en classes. En effet, quel était l’intérêt d’avoir des esclaves si tout ce qu’ils produisaient ne servaient qu’à les nourrir ? Mais à partir d’un certain moment, les avancées dans la production rendaient les divisions de classes non seulement possibles mais nécessaires. Suffisamment de nourriture pouvait être produite pour laisser un surplus après que les producteurs immédiats en avaient pris assez pour rester en vie. Et les moyens existaient pour la stocker et la transporter d’un endroit à un autre.
Les gens, dont le travail produisait toute cette nourriture, auraient pu simplement manger ce supplément de nourriture. Puisqu’ils vivaient une vie assez misérable, ils pouvaient être fortement tentés. Mais cela les aurait laissés à la merci des ravages de la nature, qui pouvaient être la famine ou une inondation l’année suivante, et aux attaques de tribus affamées avoisinantes.
C’était, au début, un net avantage pour tout le monde, si un groupe spécial de personnes prenait en charge cette richesse supplémentaire, la stockait contre de futurs désastres, l’utilisait pour soutenir les artisans, construire des moyens de défense et en échangeait une partie avec d’autres tribus contre des objets utiles. Ces activités commencèrent à se développer dans les premières villes, où des administrateurs, des marchands et artisans apparurent. Du besoin de noter, sur des tablettes, les traces des différentes sortes de richesses, apparut le développement de l’écriture.
Ainsi furent les premiers balbutiements de ce qu’on appelle « la civilisation » Mais - et c’est un mais de taille, tout cela était basé sur le contrôle des richesses par une petite minorité de la population. Et cette minorité utilisait cette richesse pour son propre bien autant que pour le bien de la société dans son ensemble.
Plus la production se développait, plus les richesses s’entassaient dans les mains de cette minorité - et plus elle se détacha du reste de la population. Les règles, qui existaient en tant que moyen pour permettre à la société de vivre, devinrent les « lois », insistant sur le fait que la richesse et la terre qui la produisait étaient la « propriété privée » de la minorité. Une classe dominante avait vu le jour et les lois défendaient son pouvoir.
On pourrait se demander s’il aurait été possible pour la société de se développer autrement, s’il aurait été possible pour ceux qui travaillaient la terre de contrôler ce qu’ils produisaient ? La réponse doit être négative, pas à cause de la « nature humaine » mais parce que la société était toujours très pauvre. La majorité de la population terrestre était trop occupée à gratter le sol pour une vie de misère, pour avoir le temps de développer l’écriture et la lecture, de créer des œuvres d’arts, de construire des bateaux pour le commerce, de repérer le mouvement des étoiles, de découvrir les rudiments des mathématiques pour prévenir les crues des rivières ou comprendre comment des canaux d’irrigation devaient être construits. Toutes ces choses ne pouvaient être découvertes que si toutes les nécessités de la vie étaient prises en charge par la masse de la population, ce qui permettait à une minorité privilégiée de ne pas avoir à trimer du lever au coucher du soleil.
Cependant, cela ne signifie pas que la division de la société en classes reste nécessaire aujourd’hui. Le dernier siècle a été le témoin d’un développement de la production inimaginable pour les générations passées. La pauvreté naturelle a été dépassée - ce qui existe, maintenant, est une pauvreté artificielle, créée par des gouvernements qui détruisent des stocks de nourriture.
La société de classes, aujourd’hui, ne pousse plus en avant l’humanité, au contraire, elle la retient.
Ce ne fut pas seulement le premier changement d’une société purement agricole en des sociétés urbaines qui donna naissance à de nouvelles divisions de classes. Le même processus apparut chaque fois que de nouvelles façons de produire des richesses commencèrent à se développer.
Ainsi, en France, il y a 1000 ans, la classe dirigeante était composée de barons féodaux qui possédaient la terre et vivaient sur le dos des serfs. Mais quand le commerce se développa à une large échelle, apparut à leur côté, dans les villes, une nouvelle classe privilégiée de riches marchands. Et quand l’industrie commença à se développer à une échelle substantielle, leur pouvoir fut disputé par les propriétaires d’entreprises industrielles.
À chaque stade de développement de la société, il y eut une classe opprimée dont le travail physique créait la richesse, et une classe dominante qui contrôlait cette richesse. Mais au cours du développement de la société, les deux classes subirent des changements. Dans les sociétés esclavagistes de la Rome Antique, les esclaves étaient la propriété personnelle de la classe dirigeante. L’esclavagiste possédait les biens produits par l’esclave parce qu’il possédait l’esclave, de la même manière qu’il possédait le lait produit par sa vache parce qu’il possédait la vache.
Dans la société féodale du Moyen Age, les serfs possédaient leurs propres terres, et possédaient ce qu’ils en tiraient ; mais, en retour de la possession de leur terre, ils devaient travailler un certain nombre de jours chaque année sur les terres du seigneur. Leur vie était divisée - peut-être la moitié du temps travaillaient-ils pour le seigneur et l’autre moitié pour eux-mêmes. S’ils refusaient de travailler pour le seigneur, ce dernier pouvait les punir (fouet, prison ou pire).
Dans la société capitaliste moderne, le patron ne possède pas physiquement le travailleur et ne peut pas le punir physiquement si celui-ci ne veut pas travailler gratuitement pour lui. Mais le patron possède les usines où le travailleur doit avoir un boulot s’il veut rester en vie. Ainsi, il lui est très facile de forcer les travailleurs à accepter un salaire qui est bien inférieur à la valeur des biens qu’ils produisent.
Dans chaque cas, la classe dirigeante contrôle toutes les richesses qui restent, une fois que les besoins les plus élémentaires des travailleurs sont satisfaits. L’esclavagiste veut garder sa propriété en bon État, il nourrit donc son esclave de la même manière que vous faites le plein de votre voiture. Mais tout ce qui reste comme richesses, après avoir nourri cet esclave, l’esclavagiste s’en sert pour son propre bien-être. Le serf doit se nourrir et s’habiller grâce au travail qu’il fournit sur sa terre. Tout le travail supplémentaire fourni sur la terre du seigneur va au seigneur.
Le travailleur moderne reçoit un salaire. Toutes les autres richesses qu’il crée vont à ses employeurs sous forme de profits, intérêts ou rentes.
Les travailleurs ont rarement accepté leur sort sans résister. Il y eut des révoltes d’esclaves en Egypte ancienne et en Rome antique, révoltes de paysans en Chine Impériale, guerres civiles entre les riches et les pauvres dans les villes de la Grèce ancienne, à Rome et pendant la Renaissance en Europe.
C’est pourquoi Karl Marx commença Le Manifeste du parti communiste en insistant : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours a été l’histoire de luttes de classes. » Le développement de la civilisation a eu lieu par l’exploitation d’une classe par une autre, et ainsi par leurs luttes.
Aussi puissants un pharaon d’Égypte, un empereur romain ou un prince médiéval soient-ils, aussi luxueuses leurs vies puissent être et quelque soit la beauté de leurs palaces, ils ne pouvaient rien faire s’ils ne s’assuraient pas que les biens produits par les paysans ou les esclaves les plus misérables passent entre leurs mains. Ils ne pouvaient le faire que si, à côté de la division en classes, ils ne développaient pas quelque chose d’autre - un contrôle sur les moyens de la violence, par eux-mêmes ou par ceux qui les soutenaient.
Dans les sociétés antérieures, il n’y avait pas d’appareil armé, pas de police et pas de gouvernement séparés de la majorité de la population. Même il y a 50 ou 60 ans, dans certaines parties de l’Afrique, par exemple, il était possible de trouver des sociétés qui fonctionnaient encore comme ça. Une grande partie des tâches accomplies par l’État, dans notre société, était accomplie, simplement, sans formalités, par toute la population ou une réunion de représentants.
De telles réunions jugeaient le comportement de telle ou telle personne qui était accusée d’avoir brisé une importante règle sociale. La punition était appliquée par toute la communauté - par exemple en obligeant la personne à partir. Puisque tout le monde était d’accord avec la punition, une police séparée n’était pas nécessaire pour rendre le jugement effectif. Si la guerre arrivait, tous les jeunes hommes allaient au combat avec des chefs élus pour l’occasion, une fois encore sans structure militaire séparée.
Mais, dans une société où une minorité a le contrôle sur presque toute la richesse, ces méthodes simples pour faire régner ’la loi et l’ordre’ et pour faire la guerre ne peuvent plus être utilisées. Chaque réunion de représentants ou chaque groupe de jeunes hommes en armes prendrait, à coup sûr, une position de classe.
Le groupe privilégié ne pouvait survivre que s’il détenait le monopole de la création et de l’amélioration des punitions, des lois, de l’organisation des armées, de la production d’armes. Ainsi la séparation en classes s’accompagna de l’apparition et du développement de groupes de juges, de policiers et d’agents des services secrets, de généraux, de bureaucrates - à qui la classe privilégiée donna une partie de ses richesses pour qu’ils protègent son règne.
Ceux qui servaient dans les rangs de cet « Etat » étaient entraînés à obéir sans hésitation aux ordres de leurs « supérieurs » et étaient coupés de tous liens sociaux avec la masse exploitée de la population. L’État s’est développé en une machine à tuer dans les mains de la classe privilégiée. Et il pouvait être une machine hautement efficace.
Bien sûr, les généraux qui dirigeaient cette machine se détachaient souvent d’un empereur ou d’un roi, et essayaient de prendre leur place. La classe dirigeante, après avoir armé un monstre, ne pouvait pas toujours le contrôler. Mais puisque la richesse nécessaire pour le fonctionnement de la machine à tuer venait de l’exploitation des masses laborieuses, chaque révolte de ce type conduisait à une société qui continuait à fonctionner selon les vieilles méthodes.
À travers l’histoire, ceux qui voulaient sincèrement changer la société se sont retrouvés confrontés, non seulement à la classe dominante, mais aussi à une machine armée, un État, qui servait ses intérêts.
Les classes dominantes, et avec elles le clergé, les généraux, les policiers et les lois, émergèrent, au départ parce que, sans elles, la civilisation ne pouvait se développer. Mais ensuite, une fois au pouvoir, elles trouvèrent intérêt à freiner ce développement. Leur pouvoir dépend de leur capacité à forcer ceux qui produisent les richesses à les leur céder. Elles sont alors opposées à de nouveaux modes de production, mêmes s’ils sont plus efficaces que les anciens, tant qu’ils n’en ont pas le contrôle.
Elles craignent tout ce qui peut conduire les masses exploitées à développer leur initiative et leur indépendance. Elles craignent aussi de nouveaux groupes de privilégiés, suffisamment riches pour avoir des armes et des armées sous leurs propres ordres. A partir d’un certain moment, elles n’aident plus au développement de la production, mais au contraire cherchent à l’étouffer.
Par exemple, en Chine Impériale, le pouvoir de la classe dirigeante reposait sur la possession des terres, son contrôle sur les canaux et les barrages qui servaient à l’irrigation et empêchaient les inondations. Ce type de contrôle formait les bases du développement d’une civilisation qui dura 2000 ans. Mais à la fin de cette période, la production n’était pas plus avancée qu’au début - malgré la prospérité de l’art chinois, la découverte de l’imprimerie et de la poudre, alors qu’au même moment l’Europe médiévale stagnait.
La raison était que, lorsque de nouvelles formes de production apparaissaient, cela se passait dans les villes, sur l’initiative des marchands et artisans. La classe dominante craignait cette montée en puissance de groupes sociaux qu’ils n’avaient pas entièrement sous leur contrôle. Ainsi, périodiquement, les autorités impériales prirent des mesures très dures pour écraser les économies naissantes des villes, pour réduire la production à zéro et détruire le pouvoir de ces nouvelles classes sociales.
Le développement de nouvelles forces de production - de nouvelles façons de produire des richesses - entrait en conflit avec les intérêts de la vieille classe dirigeante. Une lutte se développait dont l’issue déterminait l’avenir de la société tout entière.
Parfois, comme en Chine, ces nouvelles formes furent dans l’impossibilité de se développer, et la société resta plus ou moins au même niveau pendant une longue période. Certaines fois, comme ce fut le cas pour l’Empire romain, l’incapacité pour les nouvelles formes de se développer signifia qu’il n’y avait pas assez de richesses produites pour maintenir la société sur ses vieilles bases. La civilisation s’effondra, les villes furent détruites et les gens retournèrent à une forme de société, agricole et arriérée.
Et d’autres fois, une nouvelle classe, celle qui développait les nouvelles formes de production, fut capable de s’organiser et d’affaiblir et enfin se débarrasser de l’ancienne classe dirigeante, et avec elle ses lois, ses armées, son idéologie, sa religion. Alors, la société pouvait progresser.
Dans chaque cas, que la société avance ou recule, cela dépend de qui gagne la guerre entre les classes. Et comme dans chaque guerre, la victoire n’est acquise d’avance pour aucun des camps, tout dépend de l’organisation, de la cohésion et de la direction de chaque classe en présence.