1979

« En fait, les idées de base du marxisme sont extrêmement simples. Elles permettent de comprendre, comme aucune autre théorie, la société dans laquelle nous vivons. Elles expliquent les crises économiques, pourquoi il y a tant de pauvreté au milieu de l’abondance, les coups d’États et les dictatures militaires, pourquoi les merveilleuses innovations technologiques envoient des millions de personnes au chômage, pourquoi les « démocraties » soutiennent les tortionnaires. »

Chris Harman

Qu'est-ce que le marxisme ?

4 - Les origines du capitalisme

1979

L’un des arguments les plus ridicules que l’on entend est que les choses ne pourraient être différentes de ce qu’elles sont actuellement. Pourtant les choses ont été différentes. Et pas dans un coin retiré du globe, mais dans ce pays, il n’y a pas si longtemps. Il y a 250 ans, les gens vous auraient pris pour un fou, si vous aviez décrit le monde dans lequel nous vivons maintenant, ses immenses villes, ses grandes usines, ses avions, ses expéditions dans l’espace - même les chemins de fer dépassaient les limites de leur imagination. Car ils vivaient dans une société qui était presque exclusivement rurale, dans laquelle la plupart des gens n’avaient jamais quitté leur village au delà d’un rayon de plus de dix kilomètres, dans laquelle le mode de vie était basé, et ce, depuis des milliers d’années, sur le rythme des saisons.

Mais déjà, il y a 700 ou 800 ans, un développement s’était amorcé qui devait remettre en question tout le système. Des groupes d’artisans et de marchands commencèrent à s’établir dans les villes, pas en étant au service d’un seigneur quelconque comme c’était le cas pour le reste de la population, mais en échangeant des biens avec différents seigneurs et serfs contre de la nourriture. De plus en plus, ils utilisèrent des métaux précieux comme moyens de mesurer ces échanges. En peu de temps, chaque échange devint l’occasion de récupérer un peu plus de métal précieux, de faire un profit.

Au début les villes devaient jouer sur les rivalités entre les seigneurs pour survivre. Mais, avec les progrès faits par leurs artisans, elles gagnèrent en influence. Les « burgers », les « bourgeois » ou les « classes moyennes » devinrent une classe au milieu de la société féodale du Moyen âge. Cependant, ils obtenaient leurs richesses par un moyen radicalement différent de celui des seigneurs qui dominaient la société.

Un seigneur féodal vivait directement des produits agricoles qu’il était capable d’obtenir en forçant les serfs à travailler sur sa terre. Il utilisait son pouvoir personnel pour les y obliger, sans avoir à les payer. Alors que les classes les plus riches des villes vivaient de la vente de produits non-agricoles. Ils payaient un salaire, tous les jours ou toutes les semaines, aux travailleurs pour qu’ils produisent pour eux.

Ces travailleurs, souvent des serfs en fuite, étaient « libres » d’aller et venir à leur guise - une fois qu’ils avaient fini le travail pour lequel ils étaient payés. La « seule » obligation qu’ils avaient à travailler étaient qu’ils mouraient de faim s’ils ne trouvaient pas un travail. Les riches pouvaient s’enrichir car plutôt que de mourir de faim, les travailleurs « libres » acceptaient moins d’argent pour leur travail que la valeur des biens qu’ils produisaient. Nous reviendrons sur cela plus tard. Pour l’instant, ce qui importe c’est que les bourgeois et les seigneurs féodaux obtenaient leurs richesses de façons différentes. Cela les amenait à concevoir la société de manière différente.

L’idéal du seigneur féodal était une société dans laquelle il avait le pouvoir absolu sur ses propres terres, libéré de toute loi écrite, sans intrusion d’entité extérieure, avec l’impossibilité pour ses serfs de s’enfuir. Il voulait que les choses restent comme elles l’étaient sous le règne de son père et de son grand-père, et que tout le monde accepte cette hiérarchie sociale dans laquelle il était né.

Les membres de la nouvelle bourgeoisie riche voyaient, nécessairement, les choses d’une autre manière. Ils voulaient réduire le pouvoir des seigneurs ou rois d’interférer avec leur commerce ou voler leurs richesses.

Ils rêvaient d’y parvenir au moyen d’un ensemble fixe de lois, écrites et appliquées par leurs propres représentants. Ils voulaient libérer les classes les plus pauvres du servage, pour les permettre de travailler (et d’augmenter leur profit) dans les villes.

Comme eux-mêmes, leurs pères et grands-pères avaient souvent dû vivre sous le joug des seigneurs féodaux et ils ne voulaient certainement pas que cela continue.

En d’autres termes, ils voulaient révolutionner la société. Leurs conflits avec l’ordre ancien n’étaient plus seulement économiques, mais aussi idéologiques et politiques. Idéologique signifiait religieux, dans une société d’illettrés où la source dominante des idées générales sur le monde était l’Église.

Puisque l’église médiévale était dirigée par des évêques et des abbés qui eux aussi étaient des seigneurs féodaux, elle propageait des positions pro-féodales, accusant de « pécheresses » la plupart des activités des bourgeois urbains.

Ainsi, en Allemagne, Hollande, Angleterre et en France, au XVIème et XVIIème siècles, la classe moyenne se rallia à sa propre religion : le protestantisme - une idéologie religieuse qui prêchait l’épargne, la sobriété, l’effort (spécialement pour les travailleurs) et l’indépendance des congrégations de la classe moyenne par apport à la puissance des évêques et des abbés.

La classe moyenne créa un Dieu à son image, en opposition au Dieu du Moyen âge. Maintenant, on nous apprend à l’école ou à la télévision que les grandes guerres religieuses et les guerres civiles de cette époque n’étaient que des guerres à propos de divergences religieuses, comme si les gens étaient suffisamment stupides pour se battre et mourir parce qu’ils n’étaient pas d’accord au sujet du rôle du sang et du corps du Christ dans la Sainte Communion. Beaucoup plus était en jeu - le conflit entre deux formes de sociétés complètement différentes, basées sur deux façons différentes d’organiser la production des richesses.

En Angleterre, la bourgeoisie gagna. Aussi gênant que cela puisse-t-être pour la classe dirigeante actuelle, leurs ancêtres consacrèrent leur pouvoir en coupant la tête d’un roi, en justifiant leurs actes par les extravagances des prophètes de l’Ancien Testament. Mais, ailleurs, la première manche fut pour l’ancien régime. En France et en Allemagne, les révolutionnaires bourgeois protestants furent balayés par les guerres civiles (bien qu’une version féodale du protestantisme survécut en tant que religion dans le nord de l’Allemagne). La bourgeoisie dut attendre deux siècles et plus pour savourer la victoire, durant la seconde manche qui eut lieu sans le prétexte religieux, en 1789, à Paris.

Exploitation et plus-value

Dans les sociétés esclavagistes et féodales, les classes supérieures devaient avoir des contrôles légaux sur la masse de la population laborieuse. Autrement, ceux qui servaient le seigneur féodal ou l’esclavagiste se seraient enfuis, laissant la classe privilégiée sans personne pour travailler pour elle.

Mais le capitaliste n’a pas besoin, en général, de tels contrôles légaux sur les travailleurs. Il n’a pas besoin de les posséder, pourvu qu’il s’assure que le travailleur qui refuse de travailler pour lui mourra de faim. Au lieu de posséder le travailleur, le capitaliste peut prospérer tant qu’il possède et contrôle la source de vie des travailleurs - les machines et les usines.

Les nécessités matérielles de la vie sont produites par le travail humain. Mais ce travail est à peu près inutile sans outils pour cultiver la terre et raffiner les matières premières. Les outils peuvent varier énormément - du simple instrument agricole tels que les faux et les charrues aux machines compliquées qu’on rencontre dans les usines automatisées modernes. Mais sans outils le plus compétent de tous les travailleurs est incapable de produire les choses utiles à la survie.

C’est le développement de ces outils - généralement appelés « les moyens de production » - qui sépare l’homme moderne de son lointain ancêtre de l’âge de pierre. Le capitalisme se base sur la propriété de ces moyens de production par une minorité. En Angleterre aujourd’hui, par exemple, 1 % de la population possède 84 % des stocks et des parts dans l’industrie. Entre leurs mains se trouve concentré le contrôle effectif sur une large majorité des moyens de production - les machines, les usines, les champs pétroliers, les meilleures terres agricoles. La masse de la population ne peut survivre que si les capitalistes lui permettent de travailler avec ses moyens de production. Cela donne aux capitalistes un immense pouvoir pour exploiter le travail des autres personnes - même si au regard de la loi « tous les hommes sont égaux »..

Il fallut des siècles aux capitalistes pour construire leur total monopole sur les moyens de production. En Angleterre, par exemple, les parlements du XVIIème et XVIIIème siècles, durent voter une succession de lois baptisées « Enclosure Acts » qui expulsèrent les paysans de leurs propres moyens de production, la terre qu’ils cultivaient depuis des siècles. La terre devint la propriété d’une section de la classe des capitalistes et la masse rurale fut obligée de vendre son travail aux capitalistes sous peine de mourir de faim.

Une fois que le capitalisme réussit à monopoliser les moyens de production, il pouvait se permettre de laisser à la masse de la population une apparence de liberté et d’égalité dans les droits politiques avec les capitalistes. Car quelque soit la « liberté » qu’avaient les travailleurs, ils devaient toujours travailler pour vivre.

Les économistes pro-capitalistes ont une explication simple de ce qui se passe. Ils disent qu’en payant des salaires, le capitaliste achète le travail des travailleurs. Il doit payer un juste prix pour cela. Sinon, ce travailleur s’en ira travailler ailleurs. Le capitaliste donne « une journée de salaire équitable ». En retour, les travailleurs doivent donner « une journée de travail équitable ».

Comment alors expliquent-ils les profits ? Ce sont, prétendent-ils, une « récompense » pour le capitaliste pour son « sacrifice » c’est-à-dire en permettant l’utilisation de ses moyens de production (son capital). C’est un argument qui ne convaincra guère un travailleur qui y réfléchit un moment.

Prenons une compagnie qui annonce un « taux net de profit » de 10 pour cent. Cela veut dire que si le prix de toutes les machines, usines etc. qu’elle possède est de 100 millions de francs, alors il reste 10 millions de francs de bénéfice après avoir payé les salaires, les matières premières et le remplacement des machines usées pendant l’année.

Pas besoin d’être un génie pour s’apercevoir qu’au bout de 10 ans, la compagnie aura un bénéfice total de 100 millions de francs - exactement l’investissement initial.

Si c’est ce « sacrifice » qui est récompensé, alors, sûrement, après les dix premières années, tous les profits devraient cesser. Car après cette période, les capitalistes auront récupéré la totalité de leur investissement initial. En fait, le capitaliste est deux fois plus riche qu’avant. Il possède toujours son investissement original et les profits accumulés.

Les travailleurs, durant la même période, ont sacrifié la plus grosse partie de leur énergie en travaillant huit heures par jour, 47 semaines par an, à l’usine. Sont-ils devenus deux fois plus riches qu’ils étaient au début ? Ce n’est certainement pas le cas. Même si un travailleur économise scrupuleusement, il ne sera pas capable d’acheter beaucoup plus qu’une télévision couleur, un chauffage bon marché ou une voiture d’occasion. Le travailleur ne pourra jamais réunir la somme nécessaire pour acheter l’usine dans laquelle il travaille. La « journée de travail équitable » pour une journée de salaire équitable a multiplié le capital du capitaliste, tout en laissant le travailleur sans capital et sans autre choix que de continuer à travailler pour à peu près le même salaire. Les « droits égaux » des capitalistes et des travailleurs ont augmenté l’inégalité.

Une des grandes découvertes de Karl Marx fut l’explication de cette anomalie apparente. Il n’y a pas de mécanismes qui forcent le capitaliste à payer ses travailleurs la valeur totale du travail qu’ils effectuent. Un travailleur employé, par exemple, dans l’industrie à l’heure actuelle, peut créer 4000 francs de richesse par semaine. Mais cela ne signifie pas qu’il ou elle sera payé(e) cette somme. Dans 99 % des cas, ils seront payés beaucoup moins. L’alternative qu’ils ont au travail est la faim (ou les sommes misérables donnés par les allocations). Ainsi, ils ne demandent pas la totalité de la valeur de ce qu’ils produisent, mais juste assez pour avoir un niveau de vie plus ou moins acceptable. Le travailleur est payé juste assez pour pouvoir mettre toutes ses forces, toute sa capacité à travailler (ce que Marx appelait sa force de travail ) à la disposition des capitalistes chaque jour.

Du point de vue du capitaliste, du moment que les travailleurs sont suffisamment payés pour rester en bonne santé pour travailler et pour élever ses enfants qui seront une nouvelle génération de travailleurs, alors ils sont payés de manière équitable pour leur force de travail. Mais le montant des richesses nécessaires pour garder les travailleurs en bonne santé est considérablement inférieur au montant des richesses produites par leur travail - la valeur de leur force de travail est considérablement inférieure à la valeur de leur travail. La différence va dans la poche du capitaliste. Marx appela cette différence la « plus-value »..

La valorisation du capital

Dans les écrits des économistes pro-capitalistes, on remarque rapidement qu’ils partagent tous la même croyance étrange. L’argent, si on les écoute, a des propriétés magiques. Il peut croître comme une plante ou un animal.

Quand un capitaliste pose son argent à la banque, il s’attend à ce qu’il fructifie. Quand il investit dans des actions de Promodès ou de Total, il s’attend à des rentrées d’argent frais, chaque année, sous la forme de dividendes. Karl Marx se rendit compte du phénomène, qu’il appela « la valorisation du capital », et chercha à l’expliquer. Comme nous l’avons déjà vu, son explication ne commença pas par l’argent, mais par le travail et les moyens de production. Dans la société actuelle, ceux qui sont assez riches peuvent acheter des moyens de production. Ils peuvent obliger tout le monde à leur vendre le travail nécessaire au fonctionnement de ces moyens de production. Le secret de la « la valorisation du capital », de la propriété miraculeuse qu’a l’argent de grossir pour ceux qui en ont beaucoup, réside dans le fait de vendre et d’acheter cette force de travail.

Prenons l’exemple d’un travailleur, que nous appellerons Jean, qui a un patron M. Dupont. Le travail que peut accomplir Jean en huit heures créera un montant supplémentaire de richesses - valant peut-être 500 francs. Mais Jean acceptera d’être payé beaucoup moins que cela, puisque l’alternative sera les prestations sociales. Les efforts des élus capitalistes, souvent de droite, permettent de s’assurer qu’il n’aura que 120 francs par jours de prestations pour se nourrir, lui et sa famille. Ils expliquent que donner trop détruira « la motivation pour aller travailler ».

Si Jean veut obtenir plus que 120 francs par jour, il doit vendre sa capacité à travailler, sa force de travail, même si on lui offre beaucoup moins que les 500 francs qu’il peut produire chaque jour. Il acceptera de travailler pour, peut-être, 300 francs par jour. La différence, les 200 francs, ira dans la poche de M.Dupont. C’est la plus-value de M.Dupont.

Parce qu’il a eu assez d’argent pour s’acheter le contrôle des moyens de production au départ, M.Dupont peut s’assurer de devenir plus riche de 200 francs par jour et par travailleur qu’il emploie. Son argent continue de grossir, son capital augmente, pas à cause de curieuses lois de la nature, mais parce que ce contrôle sur les moyens de production lui permet d’obtenir la force de travail de quelqu’un d’autre à bon marché.

Bien entendu, M.Dupont ne récupèrera pas forcément les 200 francs en totalité - il est possible qu’il loue l’usine ou le terrain, il a peut-être emprunté une partie de sa richesse initiale à d’autres membres de la classe dirigeante. Ils demandent en retour une part de la plus-value. Il perd peut-être 100 francs sous formes de rentes, d’intérêts ou de dividendes, le laissant avec « seulement » 100 francs.

Ceux qui vivent de dividendes n’ont probablement jamais vu Jean de leur vie. Néanmoins, ce n’est pas le pouvoir mystique de la pièce de 1 franc qui leur donne leurs richesses, mais la sueur bien physique de Jean. Les dividendes, les intérêts et les profits viennent tous de la plus-value.

Comment décide-t-on combien Jean sera payé pour son travail ? Le patron essaiera de le payer le moins possible. Mais en pratique, il y a des limites qu’il ne peut dépasser. Certaines de ces limites sont physiques - il n’est pas raisonnable de payer un salaire si misérable aux travailleurs qu’ils souffrent de malnutrition et qu’il soient incapables de travailler. Ils doivent être capables d’aller et de revenir du travail, d’avoir un endroit pour se reposer la nuit, de telle sorte qu’ils ne s’endorment pas sur les machines.

De ce point de vue là, il vaut même mieux lui permettre de s’offrir quelques « petits luxes » - comme quelques demis ou une bouteille de vin chaque jour, la télévision, et même des vacances. Cela permet de reconstituer le travailleur et de le faire travailler plus. Il faut qu’il récupère sa force de travail. Il est important de remarquer que là où les salaires sont ’maintenus trop bas’ la productivité diminue.

Le capitaliste doit s’inquiéter d’autre chose aussi. Sa firme existera pendant plusieurs années, bien après que la première génération de travailleurs soit morte. La firme aura besoin de la force de travail de leurs enfants. Ils doivent payer aussi suffisamment les travailleurs pour qu’ils puissent élever des gamins. Ils doivent, aussi, s’assurer que l’État prenne en charge leur éducation et leur qualification (la lecture et l’écriture par exemple), grâce au système scolaire.

En pratique, un autre facteur intervient de même - ce que le travailleur pense être un salaire décent. Un travailleur qui est payé moins que ce salaire décent, négligera son travail, n’ayant pas peur de perdre son emploi puisqu’il pense que celui-ci est « inutile ».

Tous ces éléments, qui déterminent son salaire, ont un point en commun. Ils permettent de s’assurer qu’il a l’énergie vitale, la force de travail, que le capitaliste achètera à l’heure. Les travailleurs sont payés ce qu’il faut pour se maintenir en vie, eux-mêmes et leur famille, et pour être en forme pour travailler.

Dans la société capitaliste moderne, un autre point doit être abordé. D’énormes quantités de richesses sont dépensées pour la police et les armements. Elles sont utilisées par l’État pour les intérêts de la classe capitaliste. En réalité, elles appartiennent aux capitalistes, même si elles sont dirigées par l’État. La valeur dépensée pour ces choses appartient aux capitalistes, pas aux travailleurs. Cela fait partie aussi de la plus-value.

Plus-value = profit + rente + intérêts + dépenses militaires, policières etc.

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