1979 |
« En fait, les idées de base du marxisme sont extrêmement simples. Elles permettent de comprendre, comme aucune autre théorie, la société dans laquelle nous vivons. Elles expliquent les crises économiques, pourquoi il y a tant de pauvreté au milieu de l’abondance, les coups d’États et les dictatures militaires, pourquoi les merveilleuses innovations technologiques envoient des millions de personnes au chômage, pourquoi les « démocraties » soutiennent les tortionnaires. » |
Mais les machines, le capital produisent des marchandises aussi bien que le travail. Ainsi, il est juste que le capital, tout comme, le travail, obtienne une part des richesses produites. Chaque « facteur de production » doit avoir sa récompense.
C’est comme cela que répond quelqu’un à qui on a appris un petit peu d’économie pro-capitaliste, à l’analyse marxiste de l’exploitation et de la plus-value. Et à première vue, l’objection semble se tenir. Car, assurément, on ne peut produire de richesse sans capital. Les marxistes n’ont jamais dit le contraire. Mais notre point de départ est bien différent. Nous commençons par demander : d’où vient le capital ? Comment les moyens de production sont apparus pour la première fois ?
La réponse n’est pas difficile à trouver. Tout ce que les humains ont utilisé, au cours de l’histoire, pour créer des richesses - que ce soit une hache de pierre néolithique ou un micro-ordinateur - a, à un moment, été créé par du travail humain. Même si on a eu besoin d’outils pour faire la hache, ces outils viennent d’un travail précédent.
C’est pourquoi, Karl Marx parlait, au sujet des moyens de production, « de travail mort ». Alors que les hommes d’affaires se vantent du capital qu’ils possèdent, en réalité, ils se vantent d’avoir acquis le contrôle d’une vaste chaîne de travail de générations précédentes - ce qui ne veut pas dire du travail de leurs ancêtres, qui ne travaillaient pas plus qu’eux maintenant.
L’idée que le travail est la source des richesses - souvent appelée la « théorie de la valeur » - n’est pas une découverte originale de Marx. Tous les grands économistes pro-capitalistes avant lui l’avaient acceptée.
Des personnes, comme l’économiste écossais Adam Smith ou l’économiste anglais David Ricardo, l’avaient écrit quand le système du capitalisme industriel était encore jeune - peu avant et peu après la révolution française. Les capitalistes ne dominaient pas encore et devaient connaître la source réelle de leur richesse s’ils devaient un jour dominer. Smith et Ricardo servirent leurs intérêts en leur montrant que le travail créait la richesse, et pour construire leurs richesses, ils avaient besoin de « libérer » le travail du joug des anciens dirigeants pré-capitalistes.
Mais il ne fallut pas attendre longtemps pour que des penseurs proches de la classe ouvrière commencent à retourner l’argument contre les amis de Smith et Ricardo : si le travail crée la richesse, alors le travail crée le capital. Et les « droits du capital » ne sont rien de plus que les droits du travail usurpé.
Rapidement, les économistes qui soutenaient le capital décidèrent que la théorie de la valeur était sans fondement. Mais si vous creusez un peu plus leurs arguments, elle revient sans cesse sous une forme ou une autre.
Allumez la radio. Ecoutez-la assez longtemps, et vous entendrez quelqu’un vous expliquer que, ce qui ne va pas dans l’économie française, c’est que « les gens ne travaillent pas assez dur » ou, et c’est une autre manière de le dire, que « la productivité est trop faible ». Ne cherchons pas, un instant, à savoir si ces arguments tiennent la route ou pas. Regardez plutôt la façon dont ils sont présentés. Ils ne disent jamais « les machines ne travaillent pas assez dur ». Non, c’est toujours les gens, les travailleurs.
Ils prétendent que, si seulement les travailleurs travaillaient plus dur, plus de richesses pourraient être créées, et que cela permettrait de faire de nouveaux investissements dans de nouvelles machines. Ceux qui se servent de ce genre d’arguments l’ignorent sûrement, mais ils affirment que plus de travail créera plus de capital. Le travail est la source des richesses.
Supposons que j’ai un billet de 50 francs, dans ma poche. Quelle utilité cela a pour moi ? Après tout, ce n’est qu’un morceau de papier. Sa valeur réside dans le fait que je pourrai obtenir, en échange, quelque chose d’utile qui a été fabriqué par le travail de quelqu’un d’autre. Le billet de 50 francs n’est, en fait, que le droit de disposer des produits d’une certaine quantité de travail. Deux billets de 50 francs seront le droit de disposer des produits de deux fois cette quantité et ainsi de suite.
Quand nous mesurons la richesse, nous mesurons, en fait, la quantité de travail qui a été nécessaire pour la créer.
Bien sûr, tout le monde ne produit pas la même quantité, dans un temps donné. Si j’essayais, par exemple, de faire une table, cela me prendrait, peut-être, cinq à six fois plus de temps qu’un charpentier. Mais personne, sain d’esprit, ne me la paiera cinq à six fois le prix de celle faite par le charpentier. On estimera, plutôt, sa valeur suivant la quantité de travail fournie par le charpentier, pas par moi.
Supposons qu’il faut une heure à ce charpentier pour faire une table, on dira alors que la valeur de la table est équivalente à une heure de travail. Ce sera le temps de travail nécessaire pour la fabriquer, compte tenu du niveau moyen de technologie et des compétences de la société.
C’est pour cette raison que Marx insistait sur le fait que la valeur de quelque chose n’était pas, simplement, le temps que cela prenait à un individu pour le faire, mais le temps que cela prendrait à un individu travaillant avec le niveau de technologie moyen et les compétences moyennes - il appela ce temps moyen de travail, « le temps de travail socialement nécessaire ». Ce point est essentiel, car sous le capitalisme, des améliorations technologiques se produisent constamment, ce qui veut dire qu’il faut de moins en moins de temps pour produire.
Par exemple, quand les radios étaient faites avec des lampes, elles étaient très chères, parce qu’il fallait vraiment beaucoup de temps pour fabriquer les lampes, pour les brancher etc. Puis, le transistor fut inventé, qui pouvait être fabriqué et assemblé en beaucoup moins de temps. Soudainement, les travailleurs qui continuaient à produire des lampes pour radios, virent le prix de ce qu’ils produisaient dégringoler, car la valeur des radios n’était plus déterminée par le temps de travail nécessaire pour les faire avec des lampes, mais celui pour les faire avec des transistors.
Un dernier point. Les prix de certaines choses varient grandement - jour après jour ou semaine après semaine. Ces changements peuvent provenir de plusieurs raisons autres que la baisse du temps nécessaire pour les produire.
Quand le gel tua tous les plants de café au Brésil, le prix du café explosa, parce qu’il y avait pénurie dans monde et que les gens étaient prêts à payer plus. Si, demain, une catastrophe quelconque venait à détruire tous les téléviseurs en France, il ne fait aucun doute que le prix des télévisions exploserait de la même façon. Ce que les économistes appellent ’l’offre et la demande’ explique de telles variations dans le prix.
Pour cette raison, beaucoup d’économistes pro-capitalistes prétendent que la théorie de la valeur est sans fondement. Ils disent que seules l’offre et la demande importent. C’est cela qui est sans fondement. Ils oublient que lorsque les prix varient, ils varient autour d’une valeur moyenne. La mer monte ou descend à cause des marées, mais cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas parler d’un point fixe autour duquel elle bouge, que nous appelons, d’ailleurs, le niveau de la mer.
De la même manière, le fait que les prix montent ou baissent, quotidiennement, ne signifie pas qu’il n’y a pas de valeurs fixes autour desquelles ils varient. Ainsi, si tous les téléviseurs étaient détruits, les premiers fabriqués seraient très demandés et très chers. Mais, il ne faudrait pas attendre longtemps pour qu’il y en ait de plus en plus sur le marché, en concurrence les uns les autres, ce qui inévitablement baisserait les prix, jusqu’à atteindre leur valeur en termes de travail nécessaire pour les fabriquer.
Il fut un temps où le capitalisme semblait être un système dynamique et progressiste. Pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, les vies de la plupart des hommes et des femmes ont été dominées par l’esclavage et l’exploitation. Le capitalisme industriel, lorsqu’il fit son apparition au XVIIIème et XIXème siècles, ne changea rien de tout cela. Cependant, il semblait mettre cet esclavage et cette exploitation à profit pour un but utile. Plutôt que de gaspiller des montagnes de richesses pour le luxe de quelques parasites aristocrates, plutôt que de construire de fastueuses tombes pour des monarques décédés, plutôt que d’enclencher de futiles guerres pour que le fils d’un empereur puisse gouverner un trou perdu, il utilisa les richesses pour construire les moyens qui permettent de produire encore plus de richesses. L’essor du capitalisme fut une période de croissance de l’industrie, des villes et des moyens de transport, à une échelle inimaginable pour les générations passées.
Aussi étrange que cela peut être de nos jours, des villes comme Lille, Lyon et certaines banlieues de Paris étaient des endroits miraculeux. L’humanité n’avait jamais vu autant de coton et de laine brute se transformer, aussi rapidement, en vêtements pour des millions de personnes. Cela ne venait pas de qualités particulières aux capitalistes. Ceux-ci étaient plutôt des gens nocifs, obsédés uniquement par les richesses qu’ils pouvaient récupérer en payant le moins possible pour le travail effectué.
Plusieurs classes dominantes antérieures leur avaient ressemblé, sous cet aspect, sans avoir à construire des industries. Mais les capitalistes étaient différents sur deux points importants. Le premier dont nous avons parlé - ils ne possédaient pas les travailleurs, ils les payaient à l’heure pour leur capacité à travailler, leur force de travail. Ils utilisaient des esclaves salariés, pas des esclaves. Ensuite, ils ne consommaient pas eux-mêmes les biens que les travailleurs produisaient. Le seigneur féodal vivait directement de la viande, du pain, du fromage et du vin produits par les serfs. Les capitalistes vivaient de la vente à d’autres personnes des biens produits par les travailleurs.
Cela donna au capitaliste individuel moins de liberté pour faire ce qu’il voulait que le possesseur d’esclaves ou le seigneur féodal. Pour vendre ses marchandises, il devait les produire au plus bas coût possible. Le capitaliste possédait l’usine et y était tout puissant. Mais il ne pouvait utiliser ce pouvoir comme il le souhaitait. Il devait s’agenouiller devant les impératifs de la compétition avec les autres usines.
Revenons à notre capitaliste préféré, M.Dupont. Supposons qu’une certaine quantité de coton produit dans son usine nécessite dix heures de travail pour sortir, mais que, dans une autre usine, cette quantité soit produite en cinq heures de travail. M.Dupont serait incapable d’obtenir, pour son produit, l’équivalent de dix heures de travail. Aucune personne sensée ne paierait ce prix, alors qu’il y a moins cher de l’autre côté de la rue.
Chaque capitaliste, qui voulait survivre dans les affaires, devait s’assurer que ses travailleurs travaillent le plus vite possible. Mais ce n’est pas tout. Il devait aussi s’assurer que ses travailleurs travaillent sur les machines les plus performantes, de telle sorte que leur travail produise autant de richesses en une heure que celui des autres travailleurs dans d’autres usines. Le capitaliste qui voulait survivre devait posséder de plus en plus grandes quantités de moyens de production - ou, comme disait Marx, accumuler du capital !
La compétition entre les capitalistes créa un pouvoir, le système du marché, qui les tenait tous sous son emprise. Il les poussa à accélérer les cadences tout le temps et à investir sans arrêt dans de nouvelles machines ( et, bien sûr, à avoir leur propre luxe à côté ), et ils ne pouvaient se le permettre qu’à condition de garder les salaires des ouvriers aussi bas que possible.
Marx écrivit, dans son œuvre principale, Le Capital, que le capitaliste est un avare obsédé par l’acquisition incessante de plus en plus de richesses. Mais :
ce qui chez l'un parait être une manie individuelle est chez l'autre l'effet du mécanisme social dont il n'est qu'un rouage. Le développement de la production capitaliste nécessite un agrandissement continu du capital placé dans une entreprise, et la concurrence impose les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes à chaque capitaliste individuel. Elle ne lui permet pas de conserver son capital sans l'accroître, et il ne peut continuer de l'accroître à moins d'une accumulation progressive.
(...)
Accumulez, accumulez ! C'est la loi et les prophètes !
La production ne sert pas à satisfaire des besoins humains - mêmes ceux des capitalistes - mais elle sert à permettre à un capitaliste de survivre en concurrence avec un autre. Les travailleurs, employés par chacun d’eux, voient leurs vies dominées par la tendance qu’ont leurs employeurs à accumuler plus rapidement que leurs rivaux.
Comme le Manifeste du parti communiste l’explique :
Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé... le capital est indépendant et personnel, tandis que l’individu qui travaille n’a ni indépendance, ni personnalité.
L’obligation pour les capitalistes d’accumuler, en concurrence les uns avec les autres, explique les grandes avancées industrielles des premières années du système. Mais quelque chose d’autre en résulta - les crises économiques à répétition. Les crises ne sont pas nouvelles. Elles sont aussi vieilles que le système lui-même.