1982

"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir."

Chris Harman

La révolution perdue

Chapitre 11 – Année de crise (1923)

1982

Il n'y a jamais eu de périodes dans l’histoire récente de l’Allemagne aussi favorables à une révolution socialiste que l’été de 1923. Dans le tourbillon de la dévaluation monétaire toutes les idées reçues d’ordre, de propriété et de légalité avaient s'était dissoutes. (...) Ce n’étaient pas seulement les travailleurs dans leur ensemble qui ressentaient chaque jour plus clairement que les conditions étaient intolérables et que le système tout entier devait connaître un dénouement terrible. La classe moyenne pillée et ruinée était également remplie d’un ferment révolutionnaire. (Arthur Rosenberg, un ancien intellectuel communiste « de gauche » écrivant dans les années 1930.)1
La misère économique est trop grande dans les masses. (...) La misère économique prépare le terrain sur lequel grandissent les semences de coups d'Etat et de révolutions. (Un rapport du commissaire prussien à la sécurité publique, au début de 1923.)2
On ne peut nier (...) que de larges masses de la classe ouvrière s’éloignent de la tactique des vieux syndicats et recherche de nouvelles voies. (...) Avec la meilleure volonté du monde, les dirigeants (ne peuvent plus) plus tenir en main la classe ouvrière en ébullition. (Un social-démocrate d’Allemagne centrale, Horsing, dans un rapport au gouvernement à l’été 1923.)3
L’Allemagne était au bout du rouleau. Par d'incessantes grèves, manifestations et combats de rue, les travailleurs protestaient contre le caractère désespéré de leur existence. (Une ancienne communiste écrivant dans les années 1960.)4
Une dissolution de l’ordre social était attendue d’un moment à l’autre (Le ministre des finances, se rappelant le passé immédiat en novembre 1923.)5
Nous faisons face aujourd’hui à la crise la plus grave que le Reich ait jamais connue (Ordre général émis par le chef des forces armées, Seeckt, en septembre 1923.)6
La situation en Allemagne est devenue telle que le problème de faire une révolution victorieuse est devant nous dans toute sa magnitude. (...) Les travailleurs accourent en masse vers notre parti. (...) La prise du pouvoir est possible. (Brandler, président du Parti Communiste Allemand, dans la Pravda du 23 septembre 1923.)7

L’année 1923, pour la grande majorité des Allemands, fut l’Année de la Faim. Ce fut l’année de la plus grande crise qu’ils aient connue, l’année où les salaires tombèrent à moins de la moitié de leur valeur de 1914, l’année où l’inflation détruisit l’épargne d’une vaste section de la classe moyenne.

Ce fut l’année où l’unité de l’Etat allemand semblait moribonde, avec quatre puissances rivales occupant différentes régions du pays : l’armée française en Rhénanie et dans la Ruhr, l’extrême droite en Bavière, l’extrême gauche en Allemagne centrale, et le gouvernement officiel au Nord. Ce fut l’année où à la fois la gauche révolutionnaire et la droite fasciste se mobilisèrent pour prendre le pouvoir. Pourtant, ce fut une année qui se termina en laissant la démocratie bourgeoise plus ou moins intacte.

Les origines de la grande crise : l’inflation

La grande crise sociale de 1923 a été constituée de trois éléments étroitement imbriqués. Le premier était une inflation sans précédent, qui atteignit son pic à la fin de l’été. A ce moment là, les prix doublaient en quelques heures. Des histoires de la période sont entrées dans la mythologie sociale, bien au delà de l’Allemagne : les queues de gens portant des boîtes en carton à la banque pour y ranger les centaines de billets nécessaires pour acheter quelques rares nécessités ; les travailleurs payés à 11 heures du matin pour pouvoir aller faire leurs courses avant que les prix n’aient doublé à midi ; l’étudiant qui voyait le prix de sa tasse de café augmenter de 80 % pendant qu’il était assis devant elle ; et les billets d’un million de marks utilisés comme papier mural.

C’était l’argent-confetti dont les politiciens continuent sous nos yeux à agiter le spectre. Ce qu’ils n’expliquent pas, cependant, c’est comment une inflation à une telle échelle a pu s’abattre sur une nation dotée d’une des plus puissantes économies de la planète.

L’inflation commença pendant la guerre, lorsque le gouvernement avait d’énormes factures à payer. Il ne pouvait y parvenir en taxant les travailleurs, qui vivaient déjà en dessous du niveau de subsistance, et ne voulait pas faire payer ses amis du monde des affaires. Alors il emprunta de vastes sommes, dans l’espoir de les rembourser grâce aux bénéfices d’une victoire rapide. Lorsque la victoire se fit prier, il eut recours à la planche à billets. Dans les années 1914-1918 les prix doublèrent.

Mais la politique consistant à financer de cette façon les dépenses de l’Etat ne cessa pas avec la guerre. Elle comportait trop d’avantages pour le grand capital. Les prix augmentèrent de 42 % entre novembre 1918 et juillet 1919, et en février 1920 atteignirent huit fois et demi leur niveau d’avant-guerre.

Dans les années suivantes, les cercles nationalistes d’extrême droite financés par les grands milieux d’affaires mirent l’inflation sur le compte des réparations et des pertes de territoire consécutives au Traité de Versailles. Mais c’était loin de constituer une explication complète – le paiement des réparations n’ayant pas commencé avant janvier 1920. Avant cette date vinrent les énormes augmentations de prix mentionnées ci-dessus – et de mars 1920 à mars 1921 la valeur du mark sur le marché des changes resta stable. Puis elle s’effondra, passant de 70 marks pour un dollar à 270 ; mais il y eut encore cinq mois de stabilité.

La « grande inflation » commença à monter en puissance en juin 1922. Il fallait 300 marks pour acheter un dollar en juin, 8 000 six mois plus tard. Les prix intérieurs n’augmentèrent pas aussi vite – mais ils s’élevèrent comme jamais auparavant. L’effet sur les salaires était déjà catastrophique. En 1920, des groupes tels que les mineurs avaient vu leurs salaires réels s’améliorer, passant de 60 % du chiffre de 1914 à 90 %. Pendant l’année 1922 ils descendirent à moins de la moitié du chiffre de 1914.

Le retour de l’inflation en 1922 n’était pas « inévitable ». Bien des économistes dévoués au capital, à l’époque et depuis, ont diagnostiqué qu’elle aurait pu être conjurée si le gouvernement avait été prêt à utiliser ses réserves d’or et à introduire un système fiscal adéquat. En fait, l’action du gouvernement a bien réussi à trois reprises à arrêter provisoirement la chute de la valeur de la monnaie – en 1920, au début de 1922 et à nouveau en mars-avril 1923.

Mais aucun gouvernement ne pouvait maintenir longtemps une telle politique : elle fut obstinément combattue par les sections les plus puissantes du monde des affaires jusqu’à l’automne de 1923. Comme trois historiens récents de l’inflation ont noté :

Les représentants de l’industrie allemande propageaient inlassablement leurs thèses, avertissant des conséquences qu’un renversement de la tendance du mark à la baisse aurait pour les exportations, l’emploi et l’économie allemande dans son ensemble.8

L’industriel le plus influent était le « roi de la Ruhr », Stinnes. La direction du département d’Etat américain pour l’Europe l’appelait « l’homme le plus puissant d’Allemagne ».9 Stinnes parlait ouvertement de « l’arme de l’inflation » - et on pu voir quelle sorte d’arme c’était par ses effets sur Stinnes lui-même.

L’empire industriel contrôlé par Stinnes s'était étendu par bonds successifs en même temps que les prix montaient à partir de 1914. Lui et ses collègues magnats avaient un accès permanent aux crédits bancaires, qu’ils pouvaient rembourser des mois plus tard avec du papier-monnaie qui ne valait plus qu’une fraction des actifs « réels » que ces crédits avaient permis d’acquérir. De cette façon ils pouvaient racheter les entreprises plus petites qui n’avaient pas les mêmes liens avec la finance. Pendant la guerre, l’empire de Stinnes s’agrandit jusqu’à ce qu’il contrôle les mines, les aciéries et une partie de l’industrie électrique.

Le retour de l’inflation après la guerre lui permit de s’étendre à la fabrication du papier et à l’imprimerie, aux journaux et à l’édition, aux chantiers navals et aux lignes maritimes, aux hôtels et à l’immobilier. Au bout du compte, il possédait 4 000 entreprises distinctes. Et ce n’était pas tout. Le fait qu’il contrôle l’industrie de l’exportation lui fournissait des devises étrangères, avec lesquelles il pouvait spéculer contre le mark à volonté, et acheter pas moins de 572 entreprises étrangères.

La politique gouvernementale de financement des dépenses par la création de monnaie avait un grand avantage de plus pour Stinnes et ses amis : ils payaient les impôts de l’année passée avec l’argent de l’année en cours, qui ne valait plus qu’une fraction de la taxation originale. En fait, ils ne payaient pas du tout d’impôt : en été 1923, les recettes fiscales du gouvernement ne couvraient que 3 % des dépenses.

Chaque fois qu’un gouvernement essayait de stabiliser le mark, c’étaient les grands industriels qui sapaient délibérément ses efforts. Ainsi, en 1920 ils réagirent à un impôt d’urgence sur la propriété en déplaçant des fonds à l’étranger et en réduisant la valeur du mark jusqu’à ce que les marks de papier avec lesquels ils payaient l’impôt n’aient plus qu’une valeur négligeable. En avril 1923, Stinnes prit la décision consciente de vendre de grandes quantités de marks sur les marchés étrangers, ce qui donna à la spirale inflationniste un nouvel essor. Stinnes et d’autres comme lui « espéraient, par le sabotage de la taxation et une inflation qui ruinait l’Etat, le peuple et le pays, sauvegarder leur pouvoir et accroître la fuite de leurs capitaux à l’étranger ».10

S’il y avait le moindre doute à ce sujet, ils le dissipèrent eux-mêmes. En 1920, et à nouveau en juin 1923, ils proposèrent un marché au gouvernement. L’Association des Industriels du Reich se déclara prête à consentir un prêt d’or et contribuer ainsi à stopper l’inflation si « les autres partenaires sociaux faisaient aussi des sacrifices » - un abandon complet des contrôles sur les prix et les loyers, une extension de la journée de travail de huit à dix heures « temporairement » (pour 15 ans !), la réduction des salaires « non productifs », la dénationalisation des chemins de fer, l’abandon des plans de participation industrielle, et une « législation qui défende et accroisse le capital industriel ».

Cela revenait en pratique à démanteler tous les gains que les travailleurs allemands avaient réalisés depuis la révolution de 1918. Les industriels avouaient implicitement que si la loi ne satisfaisait pas leurs exigences, ils pouvaient réaliser le même but, un accroissement massif des niveaux de profit, par l’effet de l’inflation en appauvrissant la masse de la population. L’inflation aboutissait à ce que les salaires étaient toujours en retard sur les prix, la différence allant aux profits, même à une époque où le gouvernement semblait encore faire des concessions aux salariés.

L’inflation était incontestablement une « arme » - une arme pour accroître la concentration et l’accumulation du capital aux dépens à la fois des travailleurs et de sections de la classe moyenne.

Les origines de la grande crise : la Ruhr

Le capitalisme allemand et les gouvernements allemands des années 1920 faisaient face à un grave dilemme. Ils restaient enchaînés aux buts et aux politiques impérialistes qui les avaient fait entrer en guerre en 1914. Stinnes, par exemple, rêvait d’une Allemagne qui serait capable d’éliminer la Pologne, de dominer la Russie et l’Italie et de se répandre industriellement en Europe du Sud-Est – la politique de Ludendorff et Hindenburg en 14-18, et plus tard celle de Hitler.

Mais l’Allemagne avait été battue et largement désarmée. Elle n’avait pas la possibilité de se développer par des moyens militaires. L’opposition de la France, par exemple, avait pu bloquer la demande du parlement autrichien de fusion avec l’Allemagne en 1919. Pire encore, l’Allemagne était elle-même la victime de l’expansion étrangère. Elle avait dû céder des territoires à la France et à la Pologne, et était obligée de livrer de l’or et des biens comme « réparations » à la France, la Belgique et l’Italie, parmi lesquelles un quart de sa production totale de charbon.

Les gouvernements sociaux-démocrates des premières années d’après-guerre n’avaient pas vu d’autre choix que celui de se soumettre à ces obligations. Ils suivirent ce qui devint connu sous le nom de « politique d’acquittement » (Erfüllungspolitik) – essayer de payer ce qu’exigeaient les Alliés.

Mais les partis bourgeois de droite trouvèrent politiquement avantageux d’adopter une attitude d’extrême hostilité envers le Traité de Versailles et les réparations. Ils n’étaient pas au gouvernement et savaient qu’ils pouvaient facilement améliorer leur popularité en mettant l’inflation et les difficultés au compte des « traîtres de Novembre » qui s’étaient « inclinés » devant le « diktat des puissances étrangères ».

Pour les partis bourgeois « modérés » – les Démocrates et le Parti du Centre catholique – les choses étaient un peu plus difficiles. Les sociaux-démocrates comptaient sur eux pour conserver une majorité parlementaire stable. Cependant ces partis ne voulaient pas porter la responsabilité des concessions à « l’ennemi » du temps de guerre, sachant que cela leur aliénerait la sympathie des partis situés sur leur droite.

Le résultat était que l’Allemagne avait des difficultés à garder un gouvernement stable, même après la défaite de la première vague de révolution en 1919. Il y avait des crises ministérielles à répétition, les partis bourgeois essayant d’accroître leur emprise sur le gouvernement au détriment des sociaux-démocrates – puis s’effrayaient des responsabilités liées à l’exécution des termes du Traité de Versailles. Ainsi, ils firent sortir les sociaux-démocrates de l’exécutif à l’été 1920, pour revenir dans un gouvernement à participation social-démocrate, avec Wirth comme chancelier, à peine 12 mois plus tard.

De telles manœuvres ne pouvaient, en tout état de cause, arrêter la croissance d’une extrême droite hostile à ces partis « modérés ». Un dégât collatéral était le doublement du vote d’extrême droite entre 1919 et 1920. Un autre fut l’assassinat par des gangs armés d’extrême droite de deux politiciens bourgeois associés à la « politique d’acquittement » – Erzberger en août 1921 et Rathenau en juin 1922.

Le grand capital encourageait l’extrême droite : le journal de Stinnes, DAZ, avait un ton strident d’extrême droite nationaliste, pendant que Thyssen se vantait d’armer des groupes terroristes de même sensibilité. Mais ils n’étaient pas assez stupides pour croire que le capitalisme allemand pouvait opposer une résistance complète aux exigences de l’Entente. Stinnes, par exemple, savait que la guerre n’était pas une option. Alors il essayait d’atteindre ses buts impérialistes par d’autres moyens – en mettant la pression sur les Alliés, dans l’espoir que la Grande Bretagne et les Etats-Unis cesseraient de s’entendre avec la France, ouvrant une possibilité de compromis favorable à l’Allemagne. Il rêvait d’un arrangement par lequel les entreprises allemandes et françaises formeraient un trust conjoint, sur une base 40/60, pour l’exploitation des ressources minières de la Ruhr-Rhénanie et de l’Alsace.

Mais en été 1922 les Alliés – en particulier les Français – n’étaient pas d’humeur à conclure des compromis. Le capitalisme français, comme le capitalisme allemand, avait encore des dettes laissées par la guerre. Il subissait des pressions pour payer ce qu’il devait aux autres puissances de l’Entente et pour donner quelque chose aux classes moyennes. Un nouveau gouvernement, présidé par Poincaré, posa ses exigences : si les réparations n’étaient pas payées dans leur totalité, il mettrait en mouvement les troupes qui occupaient déjà le sud de la Rhénanie pour prendre le contrôle du centre de l’industrie allemande, la Ruhr.

Le grand capital allemand était convaincu que si la France mettait sa menace à exécution, elle en souffrirait davantage que l’Allemagne. Le chaos en résulterait, interrompant la livraison des matières premières allemandes à l’industrie française. Et l’Angleterre et les Etats-Unis se retourneraient contre la France. Pendant ce temps, les coûts subis par l’industrie allemande pouvaient être récupérés par une augmentation de l’inflation aux dépens des travailleurs et de la classe moyenne allemands. Comme le disait Stinnes, « Une extension de la zone d’occupation française est un moindre mal », comparée à la poursuite du paiement intégral des réparations.11

A la fin de 1923, le « roi de la Ruhr » avait un gouvernement disposé à appliquer sa politique. Le gouvernement Wirth soutenu par les sociaux-démocrates fut remplacé par le gouvernement le plus droitier depuis la guerre, présidé par Wilhelm Cuno, un membre du parti auquel Stinnes appartenait et qu’il finançait, le Parti du Peuple Allemand. Cuno était aussi président de la ligne maritime Hamburg-Amerika, qui étaient liée aux intérêts des Rockefeller aux Etats-Unis.

Le nouveau gouvernement rompit avec la « politique d’acquittement », lança le slogan « le pain d’abord, les réparations ensuite », et mit les Français au défi de passer à l’action. Ces derniers réagirent conformément à leur menaces. Dans la troisième semaine de 1923, ils occupèrent les deux tiers du bassin de la Ruhr.

Le résultat immédiat fut un sentiment d’unité nationale comme il n’y en avait pas eu en Allemagne depuis août 14. Le gouvernement Cuno se retrouva soudain extrêmement populaire. Sa politique fut approuvée par le Reichstag avec seulement 12 voix (les communistes) contre. Dans tout le pays se tenaient des meetings massifs d’opposition aux exigences françaises : un demi-million de personnes manifestèrent à Berlin.

Les sociaux-démocrates mirent tout leur poids dans le soutien à la politique du gouvernement dont ils venaient d’être éjectés. Ils organisèrent leurs propres meetings nationalistes, et lorsque les Français arrêtèrent un certain nombre de chefs d’entreprises de la Ruhr, Vorwärts proclama :

Que ces gens soient des amis ou des ennemis du mouvement ouvrier est de peu d’importance. Le sentiment légaliste et humanitaire des travailleurs reconnaît instinctivement, dans un moment pareil, que ces questions n’ont pas d’importance.12

Les dirigeants syndicaux rencontrèrent des représentants des employeurs et du gouvernement tous les quinze jours pour coordonner la « résistance » à l’occupation. Le 15 janvier, ils soutinrent une grève de protestation d’une demie heure. Dans la Ruhr même, les travailleurs faisaient montre d’une solidarité tout à fait inhabituelle avec leurs maîtres. Une tentative des Français d’arrêter Thyssen se heurta à une menace d’action gréviste de ses salariés : seuls ses arguments purent stopper la grève.

La politique officielle du gouvernement était la « résistance passive ». Le but était que l’occupation se retourne contre les Français, leur rendant difficile et coûteuse l’obtention des réparations et des matières premières dont ils avaient besoin pour leur industrie. Les fonctionnaires et la police se virent interdire toute coopération avec les occupants, les cheminots cessèrent tout mouvement de marchandises et les mineurs toute extraction sous la menace des baïonnettes françaises.

Il y eut une réponse quasi unanime des travailleurs et des fonctionnaires gouvernementaux. Le réseau ferré de la Ruhr fut bientôt paralysé ; il y eut des grèves spasmodiques lors de l’entrée des troupes françaises dans les mines ; les centres postaux et télégraphiques furent fermés. En fait, la réaction alla au-delà de ce que voulait le gouvernement – elle se répandit de la Ruhr aux régions de la Rhénanie qui étaient occupées par les Français avec l’accord du gouvernement allemand depuis quatre ans.

Les Français essayèrent de briser la résistance en procédant à des arrestations et en expulsant les employés gouvernementaux récalcitrants : quelque 100 000 expulsions dans les six premiers mois de 1923. Tous les cheminots furent licenciés et remplacés par des soldats français et des volontaires. Les douaniers allemands furent éjectés, et les policiers de sécurité remplacés par des gendarmes français. Des villes de la Ruhr comme Bochum et Essen, théâtre de combats acharnés entre travailleurs et troupes allemandes en 1919 et 1920, étaient maintenant la scène d’affrontements entre les manifestants et la police française. En août, les Français avaient tué 121 travailleurs allemands.

Au début, les efforts mis en œuvre par les Français semblèrent peu efficaces. Ils ne parvinrent à expédier que 500 000 tonnes de charbon entre janvier et mai 1923 – à peine 14 % des réparations qui leur étaient dues. Mais il y eut dès le départ des accrocs à « l’unité nationale » de la résistance allemande.

Dans l’esprit des industriels et des propriétaires de mines de la Ruhr, la résistance était destinée à arracher des concessions à la France. Il considéraient que cela ne valait pas le coup de subir d’importantes pertes économiques. Et en janvier leur politique était de continuer les livraisons de charbon aux Français, à conditions que les paiements soient effectués en espèces :

Les propriétaires de mines ont donc accepté, en accord avec le gouvernement, de continuer contre paiement des livraisons de charbon, et cela alors même que leurs journaux et les résolutions de leurs associations appelaient le peuple allemand à résister à l’invasion.13

Le gouvernement finit par interdire ces livraisons par peur de troubles dans la population, mais les propriétaires firent de leur mieux pour poursuivre les opérations d’extraction, même si cela aboutissait à l’accumulation de vastes stocks de charbon. Ils ne semblaient pas non plus s’inquiéter outre mesure si, comme dans les mines de Stinnes à Buer, les Français faisaient des envois quotidiens prélevés sur les stocks ; jusqu’en juillet, les mines de Krupp tournaient encore à plein rendement.

Les réunions bimensuelles des syndicats et des employeurs furent utilisées pour décourager un excès de grèves de protestation contre les actes des Français. Ensemble, ils proclamaient avec insistance que « l’ordre doit régner face à l’occupant ».14 Les dirigeants syndicaux s’opposèrent à un appel à la grève générale, et les patrons accordèrent au début de février une augmentation de salaire de 77,7 % aux mineurs de la Ruhr pour obtenir leur bonne volonté.

La presse de Stinnes prêchait une hostilité implacable envers les « traîtres » qui collaboraient avec les autorités d’occupation. Mais Stinnes lui-même était engagé dans des négociations secrètes avec les intérêts industriels français et, indirectement, avec le gouvernement français. Pendant ce temps, des peines de prison prononcées contre des industriels tels que Krupp leur permettaient miraculeusement de continuer à diriger leurs affaires de leurs « cellules » avant qu’ils ne soient, tout aussi miraculeusement, mis en « résidence surveillée ».

Il ne fallut pas beaucoup de temps pour que les Français, dans de telles conditions, commencent à jouir d’un certain succès : ils obtinrent que le réseau ferré local fonctionne à nouveau, persuadèrent la population de l’utiliser, et, en prime, expédièrent entre mai et août un million et demi de tonnes de charbon. Comme l’a remarqué un historien de la République de Weimar, « la soi-disant résistance passive de l'année 1923 est donc en réalité une fable ».15

Cela ne l’empêcha pas, cependant, d’être une fable très coûteuse pour la plus grande partie du peuple allemand.

Le gouvernement devait à tout prix conserver le soutien des travailleurs et des échelons inférieurs de l’administration dans la Ruhr. Sans cela, non seulement la « résistance passive » s’effondrait, mais il y avait un vrai danger que les Français encouragent le séparatisme rhénan – et bien sûr il fallait aussi compter avec la puissante tradition socialiste révolutionnaire locale. Moyennant quoi le gouvernement paya les salaires et les frais de déplacement des 100 000 personnes expulsées par les Français, promit le maintien de leur entier salaire à ceux qui avaient été licenciés pour avoir directement résisté à l’occupation, et les trois quarts du salaire à ceux qui avaient perdu leur travail pour des causes indirectes. Pour couronner le tout, le gouvernement fit ce qu’il put pour assurer le ravitaillement de la région, pour compenser une pénurie qui provoquait une inflation supérieure à celle du reste de l’Allemagne.

Mais les sommes payées à ce titre étaient des misères comparées aux autres dépenses de « l’aide à la Ruhr » – les crédits consentis aux charbonniers et aux industriels de la région. Des prêts énormes leur furent accordés, financés par la planche à billets, qu’ils utilisèrent aussitôt sans vergogne pour spéculer contre le mark.

La « résistance passive » qui avait si bien uni le peuple allemand en janvier avait fin avril des conséquences qui déchiraient le pays comme jamais auparavant ; l’inflation cédait la place à l’hyper-inflation ; la classe ouvrière appauvrie accusait Stinnes et les profiteurs ; les classes moyennes ruinées affluaient dans les partis antisémites d’extrême droite financés par Stinnes et les profiteurs. Dans la Ruhr et sur le Rhin, le chauvinisme avait fait place au progrès de l’influence communiste, d’une part, et à une certaine dose de séparatisme rhénan, d’autre part. Dans les villes d’Allemagne centrale, il y avait une augmentation considérable de l’activisme ouvrier. En Bavière, un développement sans précédent de la droite fasciste.

Les origines de la grande crise : la droite nationaliste

L’inflation eut un effet dévastateur sur des sections entières de la classe moyenne – ceux qui vivaient des pensions et retraites, d'obligations à intérêts fixes, de leur épargne accumulée et des rentes sur la propriété. Même ceux qui avaient des emplois dépendaient de ces sources supplémentaires de revenus pour maintenir une façade de « respectabilité ». Et soudain, leurs coupons, leurs dividendes et leurs livrets d’épargne étaient sans valeur. Les éléments les plus « respectables » de la société allemande étaient au bord de la famine – les fonctionnaires, les officiers à la retraite, les professeurs d’université, les anciens policiers. Des gens qui avaient passé leurs vies à cultiver soigneusement un style de vie qui les plaçait un échelon au dessus des « gens du commun », se retrouvaient brutalement projetés bien en dessous : la vieille aristocrate faisait la queue à la soupe populaire ; la fille du général avait de la chance si elle parvenait à vendre son corps à un matelot étranger pour des devises.

Pour les partis d’extrême droite, il était très facile de tirer avantage de cette situation. Pendant les premières années de la république, ils avaient été marginalisés. Leurs valeurs étaient celles des Freikorps, mais lors des élections, les deux partis de droite – les Nationalistes Allemands, un parti paysan monarchiste, et le Parti du Peuple Allemand, soutenu par les industriels – recueillaient à eux deux à peine un cinquième des suffrages. Le gros de la classe moyenne s’identifiait toujours avec les partis républicains bourgeois – les Démocrates et le Parti du Centre. L’extrême droite militariste n’était même pas une aile extrémiste marginale : Hitler était à Munich pendant les journées de la République des Conseils et ne joua absolument aucun rôle politique.

Les choses avaient déjà commencé à changer pendant l’hiver 1919-1920. Malgré tout la classe moyenne, dans l’ensemble, se joignit à la lutte contre le putsch de Kapp et les partis de droite furent ensuite embarrassés par leur soutien, même tiède, à Kapp.

En 1922, cependant, la déception envers la république s’était véritablement installée. La droite croissait en force et en agressivité. Et aux côtés de la vieille droite conservatrice apparaissait une extrême droite nouvelle, militante, reposant sur un noyau d’anciens membres des Freikorps. Ce sont les hommes qui assassinèrent Erzberger en 1921 et Rathenau en 1922 – et qui commirent 351 meurtres politiques en quatre ans.

Leur force était assez grande, au milieu de 1922, pour inquiéter les politiciens sociaux-démocrates et démocrates bourgeois qui avaient utilisé les Freikorps contre la gauche en 1919-1920. En Prusse, le ministre de l’intérieur social-démocrate Severing essaya d’interdire les nazis et la formation militaire nationaliste conservatrice Stahlheim ; et après le meurtre de Rathenau, le premier ministre démocrate du Reich avait déclaré : « L’ennemi est à droite ».

Mais de tels efforts pour neutraliser la droite étaient futiles. Parce qu’elle avait deux grands protecteurs : les autorités de l’Etat en Bavière et le Haut Commandement des forces armées.

La Bavière était un centre d’intrigues et d’influence pour la droite depuis l’écrasement de la République des Conseils. C’était l’endroit où le putsch de Kapp avait bénéficié du soutien le plus durable, portant au pouvoir le très conservateur Parti du Peuple Bavarois, avec un ministre de l’intérieur d’extrême droite, Escherich. Celui-ci transforma la Bavière en une forteresse pour tous les groupes d’extrême droite d’Allemagne. Il créa une organisation armée nationale, l’Orgesch (pour Organisation Escherich) basée sur les Gardes Locaux Bavarois forts de 45 000 hommes, et rassembla dans le pays les divers vestiges des Freikorps, parmi lesquels la Brigade Erhardt, qui avait dirigé le putsch de Kapp, et d’autres groupes armés qui avaient combattu les Polonais en Haute Silésie.

Le travail du ministre de l’intérieur bavarois bénéficia de la collaboration du commandement de l’armée en Bavière. Grâce à la médiation d’un certain capitaine Röhm, celui-ci commença à coopérer avec le Parti National-Socialiste des Travailleurs Allemands, ou nazi, qui s’était récemment développé autour du démagogue antisémite autrichien Adolf Hitler.

Sur le plan national également, les forces armées étaient un bastion de l’extrême droite. Le commandant en chef, Seeckt, considérait les 100 000 soldats que lui autorisait le Traité de Versailles comme le noyau possible d’une armée bien plus importante dans l’avenir. Il fut donc ravi d’encourager la prolifération de groupes paramilitaires, à moitié secrets, qui œuvraient en liaison avec l’armée et qui pouvaient y être absorbés si nécessaire. Il maintint également la position qu’il avait prise à l’époque du putsch de Kapp : « La Reichswehr ne tirera pas sur la Reichswehr ». Peut-être pensait-il que l’extrême droite était trop impatiente et se mettait en mouvement prématurément, mais si elle réussissait, tant mieux.

Ce que cela signifiait en pratique fut démontré en 1922 lors de l’assassinat de Rathenau. Le gouvernement de Wirth fit voter une loi d’exception contre l’extrême droite au niveau de tout le pays – mais le gouvernement du Land de Bavière refusa tout simplement de l’appliquer. Comme Wirth savait que l’armée ne bougerait pas contre la Bavière, il fut forcé d’accepter un « compromis » qui constituait une véritable capitulation devant la droite bavaroise. Les paramilitaires continuèrent à parader à Nuremberg et Munich, et à recevoir un entraînement aux bons soins de la Reichswehr en Bavière – Wirth était impuissant.

En janvier 1923, ce fut au tour du premier ministre bavarois de reculer face à l’alliance des nationalistes et des militaires. Inquiet d’une vague grandissante de violence nazie, il interdit une série de manifestations armées. Hitler prit langue avec le commandant de l’armée en Bavière, Lossow, qui fit lever l’interdiction. Le journal nazi notait avec satisfaction, après la parade des 6 000 sections d’assaut : « C’était un défilé militaire, même s’il n’y avait pas d’armes ».

Sur le plan national, la collaboration entre les militaires et l’extrême droite connut un nouvel essor après l’occupation française. Seeckt pensait qu’une action armée contre les Français serait une folie. Mais il était tout à fait prêt à encourager des petites opérations de guérilla organisées par l’extrême droite, et il donna le feu vert à l’absorption de nombreux groupes fascistes dans une section clandestine de la Reichswehr, la « Reichswehr noire ». L’argent des industriels était utilisé pour entraîner des volontaires nationalistes de toute l’Allemagne pour des opérations contre les Français dans la Ruhr – ou contre la gauche n’importe où.

Au fut et à mesure que la « résistance passive » se révéler être une plaisanterie, le nombre de ces volontaires ne faisait que croître, et dans tout le pays de jeunes nationalistes brûlaient du désir de combattre « l’envahisseur ».

Mais la croissance des forces de la droite n’était pas due essentiellement à la Ruhr. Elle avait saisi l’occasion pour affermir sa position en Bavière, où en été même le très modéré Parti Social-Démocrate fut à moitié persécuté :

La situation à Munich pendant l’été de 1923 était fantastique. Des rumeurs constantes d’un putsch nazi circulaient et atteignaient un paroxysme toutes les quatre semaines. La nuit, la ville bouillait d’excitation. Des sections d’assaut patrouillaient dans les rues, rossant les gens qui n’avaient pas le bonheur de leur plaire. (...) Dans les bâtiments du Münchener Post (le journal du SPD) et du Temple du Travail, les hommes du Détachement de Sécurité Social-Démocrate, armés de fusils, de quelques mitrailleuses et de grenades artisanales, se tenaient derrière des barricades faites d’énormes rouleaux de papier et regardaient passer les colonnes nazies.16

Pour le Haut Commandement de l’Armée, les nazis et les groupes similaires étaient un utile contrepoids aux forces de la gauche. Déjà, en janvier, Seeckt et Cuno avaient envisagé la possibilité de dissoudre le parlement et d’établir une dictature « temporaire ». Mais ils avaient été obligés d’abandonner cette idée du fait de l’opposition d’Ebert, qui était toujours président. Mais l’idée ne fit que croître en popularité, au cours de l’année, dans l’armée et les milieux d’affaires.

En Bavière, le gouvernement de droite local essayait lui aussi d’utiliser les nazis à ses propres fins – pas seulement pour terroriser la classe ouvrière, mais aussi pour préparer le terrain à la formation d’un Etat autoritaire, dirigé par la droite cléricale et autonome de Berlin.

Les projets d’Hitler allaient au-delà de ceux des piliers dont il avait besoin – l’armée et le gouvernement bavarois. Quelques mois auparavant, Mussolini avait marché sur Rome et pris le pouvoir. Hitler considérait la Bavière comme la base dans laquelle rassembler une armée fasciste pour marcher sur Berlin. Mais pour y arriver, il lui faudrait d’abord passer par les bastions traditionnels de l’extrême gauche – le Land de Saxe, en Allemagne centrale, la Thuringe et la Saxe prussienne.

L’inflation, la crise de la Ruhr, la montée du fascisme et l’éclatement de l’Etat national se nourrissaient mutuellement, créant une crise sociale et politique générale dans laquelle la lutte contre l’inflation ne pouvait être séparée du combat contre l’extrême droite.

La classe ouvrière

L’année 1922 avait été satisfaisante pour les deux grands partis en compétition pour influencer la classe ouvrière allemande. Les sociaux-démocrates avaient l’impression qu’ils pouvaient se reposer, maintenant que les années éprouvantes dans lesquelles la collaboration de classe avait été menacée par la guerre civile étaient passées. Dans ces temps moins turbulents, le résidu des sociaux-démocrates indépendants s’était rapproché d’eux, jusqu’à ce qu’une fusion se réalise à l’automne. Cela donna au nouveau Parti Social-Démocrate unifié un regain d’influence parlementaire, avec 170 des 466 sièges du Reichstag. Au surplus, cela facilitait les rapports avec la bureaucratie syndicale, dont l’allégeance n’était plus divisée entre deux partis sociaux-démocrates rivaux. Même en Bavière, le SPD avait gagné du terrain sur la droite. Et, jusqu’à la fin de l’année, il semblait qu’aucun gouvernement national ne pût durer longtemps sans la participation des sociaux-démocrates.

De façon caractéristique, cependant, obsédés qu'ils étaient par ce qui se passaient dans les sommets de la société, les sociaux-démocrates négligeaient ce qui se produisait en bas, dans les profondeurs de la classe ouvrière.

L’inflation et les activités des paramilitaires de droite créaient un mécontentement nouveau. Il y eut une série de grandes grèves. Le meurtre de Rathenau produisit le même genre d’unité et de détermination de la classe ouvrière que le putsch de Kapp deux ans auparavant – même si cette fois cela n’alla pas jusqu’à des offensives armées des travailleurs.

Dans la base social-démocrate, on ressentait de plus en plus que les dirigeants ne faisaient pas ce qu’il fallait pour faire face à la situation. Cette année d’autosatisfaction social-démocrate fut tout de même une année dans laquelle les effectifs du SPD s’effritèrent légèrement – il perdit 47 000 membres.17 Et seulement la moitié des adhérents de l’USPD avaient suivi leurs dirigeants dans le nouveau parti unifié.

La direction du SPD ne pouvait rester hors d’atteinte de ce mécontentement dans sa base militante. Certains leaders commencèrent à hésiter sur l’application intégrale de la vieille politique. Lorsque les sociaux-démocrates prussiens approuvèrent un gouvernement local de « grande coalition » incluant le Parti du Peuple Allemand de Stinnes, de nombreux députés au Landtag exprimèrent leur opposition. Lorsque la même idée fut évoquée en novembre pour le gouvernement central, l’opposition était suffisamment forte pour faire avorter le projet, que le groupe parlementaire national rejeta par 80 voix contre 48.

La conséquence de ce vote fut que le SPD fut évincé du gouvernement par ses partenaires bourgeois. Mais il ne mit pas fin aux divisions internes. Le nouveau chancelier, Cuno, était un réactionnaire notoire, dont la direction du SPD « tolérait » le gouvernement. Lorsque la Ruhr fut occupée, elle s’empressa d’appuyer l’appel de la droite à « l’unité nationale » – même si près de la moitié du groupe SPD voulait le rejeter. Au Landtag prussien, certains députés du SPD allèrent jusqu’à voter avec les communistes contre la ligne du parti.

Le Parti Communiste avait de meilleures raisons d’être satisfait de l’année 1922. Sans être une année où il pouvait rêver de lutte pour le pouvoir, il avait, petit à petit, pansé les blessures causées par l’Action de Mars et la perte de tant de cadres dirigeants.

La direction mettait désormais toute sa détermination dans la politique du « front unique ». Les membres avaient pour instruction de faire tous les efforts possibles pour agir avec des travailleurs non communistes, de combattre à leurs côtés sur des questions apparemment loin d’être révolutionnaires, pour montrer, selon les termes de Brandler, que les dirigeants sociaux-démocrates ne se battraient même pas pour un « quignon de pain ». Seuls les communistes pouvaient diriger de telles luttes et seule une tactique communiste pouvait permettre de gagner.

Le premier exemple frappant de ce que signifiait cette politique vint au début de 1922. Le gouvernement, dans une tentative molle d’améliorer ses finances et d’apaiser le grand capital, refusa les revendications de salaires des cheminots, exigeant au contraire des licenciements et une augmentation du temps de travail. Les dirigeants des principaux syndicats sociaux-démocrates « libres » étaient prêts à accepter, par loyauté envers leurs amis au gouvernement. Mais un syndicat de cheminots indépendant, « apolitique » et traditionnellement conservateur organisa la résistance.

« Les membres de ce syndicat », disait un rapport au Congrès du parti Communiste un an plus tard, « étaient loin d’être révolutionnaires. Ils croyaient qu’une action purement syndicaliste pouvait mettre en échec la politique du gouvernement ».18

Mais le gouvernement considérait qu’une question politique était en jeu. Il voulait montrer à la classe ouvrière qu’elle devait payer pour la restabilisation du capitalisme allemand. Ebert, en tant que président de la république, interdit la grève. Le chef social-démocrate de la police de Berlin confisqua la caisse de grève du syndicat. Des dirigeants de la grève furent arrêtés. Aussi bien l’armée que la Technische Nothilfe, la force anti-grève mis en place par Noske en 1919, furent utilisées pour essayer de briser le mouvement.

Le Parti Communiste était la seule force organisée, à l’intérieur de la classe ouvrière, qui fut prête à soutenir la grève. Le syndicat « libre » dirigé par les sociaux-démocrates restait intransigeant dans son opposition à l’action – même si la plupart de ses membres avaient cessé le travail.

Finalement le syndicat « indépendant » qui avait appelé à la grève recula face à ces pressions combinées. Mais les communistes avaient pu convaincre des centaines de milliers d’ouvriers et de petits fonctionnaires que les syndicats réformistes ne défendraient même pas des réformes.

Alors que la grève des chemins de fer se développait, les travailleurs municipaux qui alimentaient Berlin en eau, gaz et électricité cessèrent le travail. A nouveau les dirigeants des syndicats s’y opposèrent, et à nouveau seuls les communistes appelèrent à la solidarité.

Lorsque 200 000 métallos d’Allemagne du Sud entamèrent ce qui devait être une grève de deux mois, les dirigeants syndicaux furent plus prudents. Ils soutinrent verbalement les grévistes, mais, une fois de plus, seuls les communistes se joignirent aux grévistes eux-mêmes en appelant d’autres travailleurs à des actions de solidarité, et en s’opposant à des tentatives de diluer les revendications.

L’appel à l’unité d’action n’était pas limité aux questions économiques. Il y eut même une tentative de « front unique » international contre l’offensive capitaliste. « L’Internationale » dirigée par les Indépendants allemands (que l’on a appelée « l’Internationale Deux et Demi ») persuada aussi bien le Comintern que la Seconde Internationale reconstituée d’envoyer des délégués se réunir à Berlin. Peu de choses sortirent de cette conférence, sinon des discussions acerbes – mais elle fournit l’occasion de manifestations unitaires KPD-USPD dans toute l’Allemagne.

Mais la raison non-économique la plus importante pour l’action commune était la montée de la droite paramilitaire. Après que des affrontements sanglants se soient produits au début de juin à Königsberg entre des travailleurs de gauche et l’extrême droite, la direction communiste, dans une lettre ouverte, avertit les deux partis sociaux-démocrates et les syndicats que c’était un prélude à une offensive nationale de la contre-révolution. Il n’y eut aucune réponse des sociaux-démocrates. Mais l’argument des communistes dut sembler confirmé aux yeux de nombreux travailleurs lorsque Rathenau fut assassiné à peine une semaine plus tard.

Le meurtre provoqua une flambée de rage dans les rangs ouvriers. Les sociaux-démocrates ne pouvaient plus ignorer les appels des communistes à l’unité. Dans toute l’Allemagne, leurs membres marchèrent aux côtés des communistes contre l’extrême droite. Ils auraient déchiré leur carte du parti si leurs dirigeants n’avaient pas fait un geste dans le sens de l’unité. Dans une série sans précédent de réunions communes, des représentants des deux partis sociaux-démocrates, des syndicats et du KPD négocièrent les termes d’une réaction commune à l’assassinat. Les communistes poussaient à la mise en pratique de la politique acceptée verbalement par les sociaux-démocrates après le putsch de Kapp – un appel à la purge de la Reichswehr, au désarmement des paramilitaires d’extrême droite, à la libération des prisonniers politiques de la classe ouvrière, et à la formation de contingents armés de travailleurs pour faire face à l’extrême droite.

Les sociaux-démocrates répondirent en disant que la solution était dans l’action parlementaire, mais signèrent néanmoins un accord provisoire pour des manifestations communes, ce qui s’avéra suffisant pour satisfaire leur base. Ensuite, lorsque le gros de la colère fut passé et que les différents dirigeants se réunirent pour savoir quelle était la suite à donner à l’action, les sociaux-démocrates rompirent les négociations avec le KPD sous le fallacieux prétexte que les activités militantes du KPD dans certaines localités l’avaient « privé du droit » de participer à un accord. Le SPD mettait toute sa foi dans une nouvelle « Loi pour la protection de la république » qui fut votée en urgence au Reichstag – même si, comme nous l’avons vu, cette loi ne pouvait être appliquée en Bavière et fut, en fait, utilisée quelques mois plus tard dans le reste de l’Allemagne contre la gauche.

Cette rebuffade n’empêcha pas les communistes de poser encore et encore la question de l’unité d’action – liant en général l’autodéfense contre les fascistes à l’unité contre l’inflation, exigeant la saisie de la propriété industrielle par l’Etat et sous le contrôle des conseils d’usine.

Les appels du KPD étaient adressés aux dirigeants des organisations social-démocrates, mais ils étaient destinés aussi aux oreilles de leur base. Les organisations communistes locales s’employèrent à attirer celle-ci dans les activités conjointes que ses dirigeants refusaient.

Dans les usines, les communistes argumentaient en faveur de conseils d’usines puissants, qui ignoreraient les limites imposées par la loi les réglementant, et qui s’uniraient de façon transversale pour lutter sur les salaires et les conditions de travail.

Alors qu’une poussée d’activisme sur les salaires commençait à se développer vers la fin de l’année, une assemblée de délégués de conseils d’usine de Berlin appela à une réunion nationale. Les délégués adressaient pour commencer leur appel aux dirigeants syndicaux, et lorsqu’il fut rejeté, ils décidèrent de continuer sans eux. Le congrès qui en résulta n’était pas le congrès de toute la classe ouvrière qui avait été demandé aux syndicats. Mais c’était loin d’être une réalisation négligeable – avec 846 délégués, dont 657 appartenaient au KPD, 38 au SPD et 52 non-affiliés (vraisemblablement ceux qui avaient quitté l’USPD lors de la fusion avec le SPD). C’était un important indicateur de possibilités futures, et avant longtemps l’exécutif élu au congrès allait jouer un rôle important dans le déclenchement et l’unification de luttes majeures de la classe ouvrière.

Les conseils d’usine n’étaient pas conçus comme restreints à un rôle purement économique. Le but étaient qu’ils remplissent des fonctions sociales et politiques embryonnaires. Ils étaient exhortés à se lier à d’autres conseils d’usine et à des groupes de femmes au foyer pour former des « comités de contrôle » – qui luttaient contre la hausse des prix et la spéculation sur les produits de première nécessité.

En fait, les comités de contrôle élargissaient le pouvoir des conseils de l’usine à la communauté, maillant les organisations locales de base de la classe ouvrière en un réseau serré capable à la fois de combattre les effets de l’inflation et de regrouper les travailleurs dans une autodéfense contre l’extrême droite.

Les dirigeants communistes ont proclamé que ces comités avaient été construits dans de nombreux endroits immédiatement après le meurtre de Rathenau, avec des « affrontements sanglants » avec « la police ou l’Orgesch » dans « la Rhénanie, Magdebourg, la Hesse, Bade et Pfalz. A Zwickau les travailleurs prirent pratiquement le pouvoir entre leurs mains. Il y eut aussi de nombreux tués et blessés ».19

La politique du « front unique » fut très critiquée à l’intérieur du Parti Communiste. Une section notable des effectifs considérait tout discours de collaboration avec les dirigeants sociaux-démocrates comme « révisionniste », et les détails de sa mise en pratique furent à l’occasion critiqués par la direction du Comintern pour son « excès de tolérance » envers le SPD (après le Congrès des Trois Internationales et la campagne consécutive à l’assassinat de Rathenau). Pourtant il est incontestable que cette politique reconstruisit le parti en 1922, après la dévastation quasi-totale de 1921. Les effectifs s’accrurent de 38 000 nouveaux adhérents. Avec un total de 222 000 membres (parmi lesquels 26 710 femmes) il était de loin le plus important parti communiste du monde occidental. Et en plus, le parti exerçait une influence considérable au delà de ses propres rangs.

Les suffrages gagnés par le KPD en étaient un indicateur. Même si son attrait électoral n’avait rien de comparable à celui de l’USPD de 1920, il pouvait, par exemple, recueillir 266 000 voix dans les élections du Land de Saxe. Il avait 12 014 conseillers municipaux, contrôlait 80 conseils locaux et était le parti le plus important dans 70 autres.

Dans les syndicats également la tactique du KPD s’avéra payante. Les communistes prirent la direction du syndicat « libre » (en d’autres termes, social-démocrate) des cheminots à Berlin et à Leipzig, du syndicat des travailleurs du bâtiment à Berlin et Düsseldorf, des métallos à Stuttgart. Au congrès de 1922 de la fédération des syndicats « libres », un délégué sur huit était communiste et sur un certain nombre de questions les résolutions du parti furent adoptées – malgré une purge considérable des communistes par les bureaucrates syndicaux quelques mois auparavant.

Le KPD avait aussi une forte présence dans les conférences d’un certain nombre de syndicats – à la conférence des cheminots un cinquième des délégués étaient membres du KPD ; dans le syndicat des transports un dixième ; et celui des travailleurs municipaux un huitième.

Finalement, une addition faible mais utile aux forces du parti vint du contrôle de certains des syndicats dissidents constitués par les « gauchistes » deux ou trois ans plus tôt : le Syndicat des Travailleurs Manuels et Intellectuels, qui avait 80 000 adhérents dans la Ruhr et en Silésie, et deux syndicats de la construction navale de la côte nord-ouest.

Il y avait cependant des faiblesses dans les relations du parti avec ses partisans – qu’ils votent pour lui aux élections ou combattent avec lui dans les syndicats. La plus grande faiblesse semble avoir été sa presse. Le KPD était capable d’éditer 38 quotidiens locaux – grâce au financement des Russes.20 Mais leur vente combinée était seulement de 388 600 exemplaires – à peine un et demi par membre. Cela peut avoir eu un rapport avec leur coût. Mais il ne fait aucun doute que le contenu était en cause : le journal central du KPD, Die rote Fahne, faisait peu de concessions à la popularité – pas de photos, très peu de dessins, un feuilleton à l’occasion, mais essentiellement page après page de longs éditoriaux pas particulièrement bien écrits. Souvent le style semblait indiquer que l’article n’était destiné qu’aux membres du parti : le titre d’une première page célèbre fut « Aux membres du parti », comme si personne ne s’attendait à ce que les sociaux-démocrates de gauche ou les non-membres ne soient intéressés.

Mais de telles faiblesses ne changeaient rien au fait que le KPD était le parti révolutionnaire le plus influent et le plus puissant qu’une puissance industrielle avancée ait vu, avant ou depuis. Il était, bien sûr, plus petit qu’immédiatement après la fusion avec la gauche du SPD, mais il était bien mieux organisé.

Notes

1 Arthur Rosenberg, Entstehung und Geschichte der Weimarer Republik, Francfort sur le Main, 1988, p. 401.

2 Cité in J C Favez, Le Reich devant l’occupation franco-belge de la Ruhr en 1923 ( Genève 1969) p. 35.

3 Cité in W Ersil, Aktionseinheit stürtzt Cuno (Berlin 1961) p. 72.

4 Margarete Buber-Neumann, Kriegsschauplätze der Weltrevolution (Stuttgart 1967) p. 106.

5 Cité in Guttman et Meehan, The Great Inflation, p. 203. Traduit de l'anglais.

6 Cité in H J Gordon, The Reichswehr and the German Republic 1919-26 (Princeton 1957) p. 230. Traduit de l'anglais.

7 Cité in M Buber-Neumann, op. cit., p. 109.

8 Guttman et Meehan, op. cit., p. 36.

9 J C Favez, op. cit., p. 31. Traduit de l'anglais.

10 Ibid, p. 25. Traduit de l'anglais.

11 Cité ibidem, p. 31. Traduit de l'anglais.

12 Vorwärts, 20 janvier 1923. Traduit de l'anglais.

13 J C Favez, op. cit., p. 74.

14 Ibidem, p. 111.

15 A Rosenberg, op. cit., p. 393.

16 Landauer, European Socialism (Berleley 1959) p. 971.

17 Chiffres de Bericht der Verhandlung der III (8) Parteitag der VKPD (28 janvier au 1er février 1923).

18 Ibid. Traduit de l'anglais.

19 Ibid, p. 30. Traduit de l'anglais.

20 Voir Isaac Deutscher in New Left Review 105.

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