1976 |
La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme. |
A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel
Stéphane Just
Le prestige de la révolution au service de la contre-révolution
Malgré les terribles défaites que le prolétariat a subies avant 1943, la continuité de la révolution mondiale, l'unité dans le temps de la lutte des classes n'a pas été rompue.
« La victoire du stalinisme en Russie soviétique et la consolidation de la direction bureaucratique dans ce pays, au même titre que la profonde défaite de la deuxième révolution chinoise dans les villes, traduisent le grand mouvement de recul du prolétariat », avait écrit le camarade Ernest Mandel. » (Thèse 5, deuxième phrase.)
Qu'entendre par cette phrase ? Cela signifie‑t‑il que « la victoire et la consolidation » de la bureaucratie stalinienne au cours des années 1924‑1930 a scellé le sort de la révolution prolétarienne en Europe ? On serait tenté de le croire, étant donné que cette phrase englobe et met sur le même plan « la défaite de la révolution chinoise dans les villes » consommée en 1927‑1928. (Et pourquoi cette réserve « dans les villes » ? La révolution chinoise se serait‑elle poursuivie après 1928 « dans les campagnes » ?). Ou bien faut‑il comprendre que la défaite de la révolution espagnole ‑ qui n'était pas écrite d'avance en dépit du rôle des partis staliniens évoqué Thèse 6 : « les partis staliniens étranglèrent et trahirent la révolution espagnole de 1936 » - a conclu une série de défaites qui ont consolidé la bureaucratie stalinienne ?
Par contre, il n'est pas douteux que la défaite « n'était pas complète : le capitalisme ne fut pas restauré en Union soviétique et les masses laborieuses en Chine développèrent une résistance large et active face à l'agression de l'impérialisme japonais, spécialement dans les campagnes ».
La guerre de défense contre l'impérialisme allemand, l'héroïsme fantastique des masses de l'URSS, contrastant avec l'incapacité de la bureaucratie du Kremlin, ont donné le sens concret de ce que Trotsky affirme dans La Révolution trahie :
« En tant que force politique consciente, la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse. fort heureusement, n'est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d'institutions politiques, c'est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution d'Octobre, mais ils ne l'ont pas encore renversée. La révolution a une grande capacité de résistance qui coïncide avec les nouveaux rapports de propriété, avec la force vive du prolétariat, avec la conscience de ses meilleurs éléments, avec la situation sans issue du capitalisme mondial, avec l'inéluctabilité de la révolution mondiale. »
Le camarade Ernest Mandel poursuit :
« Cela créa un point d'appui objectif favorable pour la nouvelle vague d'ascension de la révolution mondiale qui fera suite à la résistance victorieuse de l'État et des masses soviétiques et de l'autre côté des masses chinoises. Ainsi sera fortement affaibli l'impérialisme en Europe continentale ainsi qu'en Asie, et s'ouvrira la voie du renversement du capitalisme en Europe de l'Est, en Corée du Nord et en Chine après 1945. L'asthénie générale du capitalisme résultant de la deuxième guerre impérialiste (malgré la puissance économique et militaire énorme de l'impérialisme US) et la montée dans de nombreux pays d'une vague révolutionnaire, ainsi qu'un mouvement de révolte massive contre les conditions de vie insupportables imposées par cette guerre, se combinèrent avec les résistances sus‑mentionnées en Union soviétique et en Chine pour déboucher sur un nouvel essor de la révolution mondiale, dont le point de départ date de 1943, lorsque la dictature fasciste fut renversée en Italie. Cette nouvelle vague révolutionnaire se traduisit par une vague révolutionnaire limitée en Europe alors que sa durée et son ampleur dans les pays coloniaux et semi‑coloniaux fut remarquable. »
L'attachement des masses aux rapports de production nés de la révolution d'Octobre s'est traduit sur les champs de bataille ; la supériorité de la planification des moyens de production à partir de la propriété collective des moyens de production s'est manifestée par la capacité de l'économie de l'URSS à répondre, malgré l'invasion et les immenses destructions, aux exigences d'armement d'une grande armée moderne. Les défaites subies dans ces conditions par l'armée allemande ont galvanisé l'énergie révolutionnaire des masses : 1943, c'est d'abord la victoire de l'URSS à Stalingrad. Mais la façon dont Trotsky envisage les perspectives est beaucoup plus large que la façon dont le camarade Ernest Mandel décrit le tournant de 1943 et ses suites. Trotsky lie « l'inéluctabilité de la révolution mondiale » à « la situation sans issue du capitalisme mondial ».
C'est ce rapport dialectique qu'il s'agit de mettre en évidence. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la situation sans issue du capitalisme a pris la forme d'une guerre de l'impérialisme allemand contre l'URSS, mais aussi d'une guerre inter‑impérialiste inexpiable : entre la coalition impérialiste franco‑anglaise et l'impérialisme allemand d'abord, puis les impérialismes de moindre grandeur belge et hollandais étaient rapidement impliqués, et l'impérialisme italien s'engageait dans la guerre ; bientôt, la presque totalité des bourgeoisies européennes prenaient part d'une façon ou d'une autre à la guerre ; enfin, la coalition impérialiste anglo‑américaine, alliée à l'URSS, affrontait la coalition germano‑italo‑japonaise, et l'Italie renversait ses alliances en 1943. Le rappel de ces données importait pour comprendre que la défaite de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon a été le résultat de la conjonction de la résistance des masses soviétiques, et des antagonismes inter-impérialistes. Elle a plus d'importance encore pour apprécier les bouleversements mondiaux dus à la guerre, la puissance et l'ampleur de la vague révolutionnaire que la guerre, tel un séisme mondial, a soulevée.
L'ancien ordre mondial a été bouleversé. Les victoires allemandes en Europe avaient disloqué, parfois broyé, détruit les États bourgeois de nombreux pays. Toutes les bourgeoisies ont été plus ou moins affaiblies, spoliées, jusqu'à être quelquefois expropriées, au bénéfice de l'impérialisme allemand. L'effondrement de la machine de guerre nazie, la destruction de « l'ordre » hitlérien en Europe ont ouvert d'énormes brèches dans le dispositif politique et social de l'ordre bourgeois en Europe. Les prolétariats, que les victoires des armées de l'URSS stimulaient, ont utilisé cette dislocation de l'ordre bourgeois européen. La vague révolutionnaire en Europe a été ample et puissante, et ses conséquences n'ont cessé de se faire sentir depuis 30 ans : la puissance sociale et politique des prolétariats d'Europe s'est considérablement accrue, en même temps que le capital a été exproprié en Europe de l'Est ; c'est un des résultats de la vague révolutionnaire qui s'est élevée en 1943.
« L'asthénie générale du capitalisme et de l'impérialisme résultant de la Deuxième Guerre mondiale », voilà une formule bien modérée et peu appropriée. Le mode de production capitaliste, le système impérialiste ne sont pas des abstractions. Leur histoire les a modelés, a fait reposer leur équilibre d'une certaine façon, sur certaines bases. Rien ne peut effacer cette donnée : le berceau du capitalisme, de l'impérialisme, c'est l'Europe. La Deuxième Guerre mondiale a complété ce que la Première Guerre mondiale n'avait fait que commencer : faire des puissances impérialistes d'Europe des puissances chancelantes, fragiles, sénescentes, dépendantes de l'impérialisme US ; affaiblies à l'intérieur par rapport à leur prolétariat, qui lui s'est renforcé ; obligées de renoncer à l'Est de l'Europe ; devant abandonner le contrôle de leurs empires coloniaux. Ce n'est pas un élément secondaire qu'au début de la guerre l'impérialisme allemand ait battu les vieilles puissances coloniales française, belge, hollandaise, anglaise ; qu'ensuite, en Asie, l'impérialisme japonais les ait balayées de leurs possessions coloniales d'Asie, sauf les Indes, et qu'enfin le Japon se soit à son tour effondré sous les coups de l'impérialisme US et ait dû abandonner la Chine et ses récentes conquêtes. Ne sont‑ce pas là de gigantesques bouleversements ? Jamais le système impérialiste mondial n'a pu s'en remettre. Jamais l'impérialisme américain n'a été en mesure, malgré toute sa puissance, de prendre pleinement la relève des vieilles puissances impérialistes dans le monde, ni de leur redonner leur ancienne jeunesse. Questions importantes, décisives, indispensables à traiter en des thèses dont l'objet n'est rien moins que « la révolution mondiale ».
C'est un fait : à la fin, et aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la révolution prolétarienne n'a pas été victorieuse en Europe ; aucun prolétariat, pas même celui de Yougoslavie, n'y a pris le pouvoir ; d'ailleurs, c'est également vrai en Chine, en Corée, et actuellement au Vietnam, là même où le capital a été exproprié. Peut‑on écrire :
« Au cours des années 40 et 50, cette conscience (du prolétariat) fut profondément marquée par les effets à longs termes des défaites antérieures. Le niveau de conscience de classe (du prolétariat) après 1945 était qualitativement inférieur, comparé à celui de l'après‑première guerre mondiale. Alors que le stalinisme et le réformisme représentaient les formes principales d'expression de ce bas niveau de conscience de classe, la durée étendue de l'emprise du stalinisme sur le prolétariat dans des pays clés est de même le résultat de ce bas niveau de conscience. » (Thèse 7.)
Etonnantes formules : « le réformisme et le stalinisme représentaient les formes principales du bas niveau de conscience du prolétariat ».
Autant dire que le prolétariat serait spontanément réformiste ou stalinien. Ce ne serait plus l'action du stalinisme et du réformisme qui ferait obstacle, combattrait la tendance du prolétariat à s'orienter vers les tâches et le programme de la révolution. Nous voilà revenus aux questions que L. Trotsky traitait dans son article « Classe, partis et directions ».
Une confusion dangereuse est ici développée. La dégénérescence de l'URSS, du Parti bolchevique, de la III° Internationale, la naissance, le renforcement de la bureaucratie du Kremlin, la transformation de l'IC et de ses partis en simples instruments de cette bureaucratie sont le produit de l'isolement du prolétariat russe, des défaites de la révolution mondiale. La social-démocratie porte la responsabilité de l'isolement de la révolution russe, les PC n'ont pas su, en un premier temps, vaincre les obstacles qu'elle dressait contre la construction de directions révolutionnaires. A son tour, la dégénérescence de la révolution russe, du Parti bolchevique, de l'IC a dresse de nouveaux obstacles devant le prolétariat, a rendu plus difficile la solution de la question de la direction révolutionnaire et conforté la social‑démocratie. La bureaucratie du Kremlin incarne la réaction bourgeoise au sein de l'État ouvrier dégénéré. Les PC en tant qu'instruments de la bureaucratie du Kremlin défendent à l'échelle internationale, et chacun dans leur pays, l'ordre et l'État bourgeois.
Leur influence sur les masses ne vient pas de ce que ces partis sont staliniens, mais de ce qu'aux yeux de ces masses, la bureaucratie apparaît comme l'incarnation de l'État ouvrier, l'héritière d'Octobre 1917, et que les PC apparaissent comme les partis de la révolution prolétarienne. Mais le mouvement des masses, leurs aspirations, qui en fin de compte déterminent leur conscience, vont à l'encontre de la bureaucratie stalinienne, de son appareil international, de leur politique. Pour expliquer ce qui s'est passé à la fin de la guerre, et au cours des années d'après‑guerre, il faut en revenir au développement concret des événements. La bureaucratie du Kremlin et son appareil international sont apparus aux masses comme ayant vaincu l'oppresseur de l'Europe entière, en s'appuyant sur les conquêtes d'Octobre. L'héroïsme des peuples soviétiques l'auréolait, lui donnait un prestige incommensurable auprès des masses, tandis que le prolétariat soviétique était une fois de plus épuisé, saigné. En se tournant vers le Kremlin, vers les PC, les masses aspiraient à la révolution, à renverser la bourgeoisie et son État. Le prestige de la révolution a servi aux œuvres de la contre‑révolution.