[Londres], le 15 octobre 1867.
Cher Kugelmann,
N'écrivez pas à Borkheim. D'ailleurs ce serait en vain, son oeuvre figure déjà au Catalogue des libraires [1] et a déjà paru chez Schabelitz. De plus Borkheim lui‑même est actuellement à Bordeaux. Une telle lettre venant de vous n'aurait d'autre effet que de me faire de B[orkheim] un ennemi [2].
Ce qui est fait est fait. Never mind [on n'y peut rien changer]. Excité par mes travaux nocturnes, comme je l'étais, je me suis at first [tout d'abord] exagéré la malignité de l'événement . En fait : je suis puni par où J'ai péché ! L'idée du scandale que notre ami allait produire parmi les respectables philistins de Genève m'amusa au premier, abord. Mais je ne prévoyais pas les résultats en matière d'édition. J'aurais dû en outre me rendre compte que B[orkheim], dans l'élaboration de son plan, dépasserait tout naturellement les sages limites que je lui recommandais dans ma lettre [3]. La seule politique à suivre est maintenant de garder le silence tant que nos ennemis se taisent. Dès qu'ils prendront la parole et voudront me rendre responsable, faire de mauvaises astuces disant qu'ils sont obligés de m'imputer les farces de Borkheim pour n'avoir pas à répondre à mon livre. En outre, il faudrait encore dans ce cas traiter B[orkheim] avec bienveillance, puisque after all [après tout] sa vanité littéraire mise à part, c'est un homme zélé, de bonne foi et estimable comme homme d'action tant que le Malin ne lui donne pas un coup sur le crâne.
Vous devez avoir reçu maintenant les recettes d'Engels [4]. Je suis en correspondance avec Liebknecht et Becker [5].
Par « succès du livre » j'entends uniquement son prompt écoulement en raison de l'effet que cela aurait en Angleterre.
Le Courrier français (c'est aujourd'hui le journal de Paris qui fait le plus de bruit) et Liberté de Bruxelles ont publié une traduction française de ma préface [6] en y joignant des complimentary preambles [préambules élogieux].
Un certain Nahmer [7],, à New York, s'est proposé comme traducteur anglais pour les États‑Unis. Quod non ! [ça ne va pas] !
L'intervention de Liebknecht à Berlin [8] m'a fait grand plaisir. Je lui ai envoyé d'ici quelques instructions.
Le pauvre Becker en est arrivé à ce point qu'il va peut-être être obligé d'abandonner toute activité politique et littéraire [9]. Comme on regrette en pareille circonstance de ne pouvoir lui venir en aide !
Mes meilleurs sentiments à votre chère femme et à ma petite amie [10], pour le portrait de laquelle je vous dois mes remerciements.
Votre
K.M.
Notes
[1] Il s'agit du Börsenblatt für den deutschen Buchhandel.
[2] Dans une lettre du 13 octobre, Kugelmann avait suggéré d'envoyer à Borkheim un billet dont il joignait le libellé. (Voir M.E.W., t. 31. note 569, p. 691).
[3] Borkheim avait envoyé à Marx le brouillon de son discours (27 août 1867). Marx lui répondit en faisant quelques remarques sur le texte soumis.
[4] Dans sa lettre du 12 octobre (M.E.W., t. 31, P. 563) Engels donnait à Kugelmann des conseils pour « lancer » Le Capital.
[5] Évidemment Jean‑Philippe Becker, de Genève.
[6] La traduction due à Paul Lafargue et Laura Marx, Parut le I° octobre dans Le Courrier et le 13 dans Liberté.
[7] Nahmer s'était proposé le 20 septembre. Marx se renseigna auprès de ses amis. Personne ne le connaissant, Marx n'accepta pas l'offre de Nahmer.
[8] Élu député au Reichstag de l'Allemagne du Nord le 31 août, w. Liebknecht intervint pour la première fois le 30 septembre dans le débat sur les Passeports. Il demanda ‑ sans succès ‑ que les expulsions ou les autorisations de séjour ne dépendent pas de l'arbitraire policier.
[9] Dans une lettre du 7 octobre à Jenny Marx, Becker expliquait que sa situation matérielle était si mauvaise qu'il songeait à quitter la rédaction du Vorbote et à résilier ses fonctions politiques. Soutenu par ses amis, il demeura pourtant à son poste.
[10] Franziska Kugelmann.
Texte surligné en jaune : en français dans le texte.
Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.