Londres, le 3 mars 1869
Cher Kugelmann,
Ce maudit photographe m'a lanterné, une fois de plus, pendant plusieurs semaines et n'a toujours pas livré d'autres copies [1]. Mais je ne veux pas pour cette raison retarder plus longtemps ma réponse.
Pour ce qui est de Herr Vogt [2], je voulais, à toutes fins utiles, mettre en sûreté les exemplaires qu'on peut sauver des mains de Liebknecht (de Londres, je lui en avais envoyé à Berlin 300, c'est‑à‑dire tous ceux qui existaient encore à ce moment‑là). C'est pourquoi j'avais pris la liberté de les faire mettre en dépôt chez vous. Mais Œrindur, expliquez‑moi cette énigme de la nature [3] !
Liebknecht vous a envoyé en tout six exemplaires, mais m'a annoncé à moi qu'il vous en expédiait cinquante. Voulez‑vous avoir l'obligeance de le prier de déchiffrer cette énigme ?
Quételet [4] est maintenant trop vieux pour qu'on tente encore quelque expérience avec lui. Il a rendu de grands services dans le passé, en montrant que même les phénomènes de la vie sociale d'apparence fortuite sont soumis à une nécessité interne qui se manifeste par leur récurrence périodique et leurs moyennes périodiques. Mais il n'a jamais réussi à interpréter cette nécessité. Il n'a pas non plus fait de progrès et a seulement rassemblé davantage de matériaux pour ses observations et ses calculs. Il n'est pas plus avancé aujourd'hui qu'avant 1830.
Je n'aurai pas terminé le tome II avant l'été [5] . Alors - porteur du manuscrit ‑ je me rendrai en Allemagne avec ma fille [6] et vous verrai. Ou, pour être plus précis, je vous rendrai visite.
En France, a lieu un mouvement très intéressant.
Les Parisiens se remettent bel et bien à étudier leur passé révolutionnaire récent, se préparant ainsi à la nouvelle entreprise révolutionnaire qui est imminente. D'abord l'origine de l'Empire, puis le coup d'État de Décembre. On avait complètement oublié ces événements; de même qu'en Allemagne la réaction a réussi à effacer complètement le souvenir de 1848‑49.
C'est pourquoi les livres de Ténot sur le coup d'État [7] ont tellement fait sensation à Paris et en province qu'ils ont eu dix éditions en peu de temps. Puis les études sur cette même période se sont succédées par douzaines. C'était la rage et c'en devint bientôt une spéculation de librairie.
Ces écrits sont partis de l'opposition; Ténot, par exemple, est un homme du « Siècle » (j'entends le journal bourgeois libéral et non notre siècle). Tous les gredins libéraux et non-libéraux qui appartiennent à l'opposition officielle ont favorisé ce mouvement. La démocratie républicaine aussi; par exemple, des gens comme Delescluze [8], ancien adjoint de Ledru‑Rollin, qui, jouant au patriarche républicain, rédige maintenant Le Réveil de Paris.
Jusqu'à une certaine date, tout ce qui n'est pas bonapartiste s'est grisé de ces révélations posthumes ou plutôt de ces réminiscences.
Mais vint le revers de la médaille.
D'abord, le gouvernement français fit publier par le renégat Hippolyte Castille Les Massacres de Juin 1848. C'était un coup dur pour les Thiers, Falloux, Marie, Jules Favre, Jules Simon, Pelletan [9], etc., bref les chefs de ce qu'on appelle en France l'Union libérale, ces vieux chiens infâmes qui veulent escamoter les prochaines élections.
Vint ensuite le Parti socialiste qui apporta, lui aussi, ses « révélations » sur l'opposition et sur les démocrates républicains ancien modèle. Entre autres Vermorel [10] publia Les Hommes de 1848 et l'Opposition.
Vermorel est proudhonien.
Et enfin viennent les blanquistes avec par exemple G. Tridon : Gironde et Girondins [11].
C'est ainsi que bout le chaudron de sorcière de l'histoire !
Quand en serons‑nous là chez nous ?
Pour vous montrer comme la police française est bien servie : j'avais l'intention d'aller à Paris au début de la semaine prochaine pour voir ma fille.
Samedi dernier, un inspecteur de police vint chez Lafargue demander si Monsieur Marx était déjà arrivé. Il avait, disait‑il, une commission pour lui. Forewarned [Prévenu] !
Mes meilleurs sentiments à votre chère femme et à Françoise.
Comment se porte Madame Tenge [12] ?
Votre
K. M.
Notes
[1] Il s'agit de clichés qu'on tirait d'une plaque impressionnée.
[2] Pamphlet de Marx contre Karl Vogt, agent secret de Napoléon III (1860).
[3] Œrindur, héros d'un drame allemand d'Adolph Muellner, Die Schuld (La Faute). Il s'agit de deux vers qui ont passé dans la langue Erklärt mir, Graf Œrindur, diesen Zwiespalt der Natur [Expliquez‑moi, comte Œrindur, cette énigme de la nature.] Acte II, Sc. 5.
[4] Lambert Quételet (1796‑1874): statisticien, mathématicien, et astronome belge.
[5] Ce deuxième tome devait contenir la matière des actuels livres II et III, édités, on le sait, après la mort de Marx par Engels.
[6] Jenny
[7] Eugène Ténot : Paris en décembre 1851. Étude historique sur le coup d'Etat. Paris, 1868 (4° édit.).
[8] Charles Delescluze (1809‑1871) participa aux révolutions de 1830 et de 1848. Député à l'Assemblée nationale en 1871, membre de la Commune. Tué sur une barricade à Paris, en mai 1871.
[9] La plupart de ces politiciens réactionnaires prirent part à la répression contre la Commune.
[10] A. Vermorel (1842‑1871) : membre de la Commune. Fit paraître en 1866‑67 Le Courrier français. La 3° édition des Hommes de 1848 parut en 1869.
[11] Livre paru en 1869 et qui portait en sous‑titre : « La Gironde en 1869 et en 1793. »
[12] Épouse d'un propriétaire foncier westphalien, amie de la femme de Kugelmann. Marx avait fait sa connaissance lors de sa venue à Hanovre en 1867 et correspondait avec elle.
Texte surligné en jaune : en français dans le texte.
Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.