1862-95

Source : Édition Sociales, 1971.

marx

K. Marx - F. Engels

Lettres à L. Kugelmann

Lettre de Marx - 12 avril 1870

Londres, le 12 avril 1871.

Cher Kugelmann,

La partie médicale de ta lettre a fait son effet [1] en ce sens que j'ai consulté mon docteur Maddison et me suis mis provisoirement à suivre le traitement qu'il m'a prescrit. Il déclare pourtant que mes poumons sont en parfait état et que la toux est en relation avec ma bronchite, etc. Elle a aussi ses répercussions sur le foie.

Nous avons reçu hier la nouvelle nullement rassurante que Lafargue (sans Laura) était pour l'instant à Paris [2].

Si tu relis le dernier chapitre de mon 18 Brumaire tu verras que j'y exprime l'idée suivante : la prochaine tentative révolutionnaire en France ne devra pas, comme cela s'est produit jusqu'ici, faire changer de main l'appareil bureaucratico‑militaire, mais le briser. Et c'est la condition préalable de toute véritable révolution populaire sur le continent. C'est bien là d'ailleurs ce que tentent nos héroïques camarades parisiens. Quelle souplesse, quelle initiative historique, quelle capacité de sacrifice chez ces Parisiens ! Après avoir été, pendant six mois, affamés et désorganisés par la trahison intérieure plus encore que par l'ennemi extérieur, voilà qu'ils se soulèvent, sous la menace des baïonnettes prussiennes, comme si l'ennemi n'était pas toujours aux portes de Paris, comme s'il n'y avait pas eu de guerre entre la France et l'Allemagne ! L'histoire ne connaît pas d'autre exemple de pareille grandeur ! S'ils succombent ce sera uniquement pour avoir été « trop gentils ». Il eût fallu marcher tout de suite sur Versailles, une fois que Vinoy d'abord, puis la fraction réactionnaire de la garde nationale de Paris eurent d'eux-mêmes laissé le champ libre. Par scrupules de conscience, on laissa passer le moment opportun. On ne voulait pas déclencher la guerre civile, comme si ce mischievous [méchant] avorton de Thiers ne l'avait pas déjà déclenchée en tentant de désarmer Paris !

Deuxième faute : le Comité central résilia ses pouvoirs trop tôt, pour faire place à la Commune [3]. Encore par un souci excessif « d'honnêteté » ! Quoi qu'il en soit, l'actuel soulèvement de Paris, même s'il succombe sous l'assaut des loups, des porcs et des sales chiens de la vieille société ‑ est l'exploit le plus glorieux de notre parti depuis l'insurrection parisienne de juin [4]. Que l'on compare les Parisiens se lançant à l'assaut du ciel aux esclaves célestes du Saint‑Empire romain prusso-germanique, avec ses mascarades posthumes et ses relents de caserne et d'église, de féodalité racornie et surtout de bourgeoisie philistine.

A propos : Dans la publication officielle des noms de ceux qui ont reçu des subsides directement de la caisse de Louis Bonaparte se trouve l'indication que Vogt a touché 40 000 francs en août 1859 ! J'ai communiqué le fait à Liebknecht pour qu'il en fasse usage [5].

Tu peux m'envoyer le Haxthausen : ces derniers temps j'ai reçu intactes diverses brochures etc., non seulement d'Allemagne, mais même de Pétersbourg.

Merci pour les divers envois de journaux (envoie plus encore, je te prie, car je veux écrire un article sur l'Allemagne, le Reichstag, etc.).

Mon meilleur souvenir à Madame la comtesse et à la petite Chouette.

Ton K. M.

Notes

[1] Dans sa lettre du 5 avril, Kugelmann pressait Marx de se soigner : « Tu sais, écrivait‑il, à quel point tes travaux scientifiques sont nécessaires pour le monde en général et ton activité indispensable à l'Internationale en particulier : tu dois donc te conserver pour ces tâches... et aussi un tout petit peu pour nous. »

[2] Lafargue avait quitté Bordeaux, où il habitait alors, pour Paris. Il venait demander à la Commune « pleins pouvoirs » pour organiser un soulèvement à Bordeaux.

[3] Le 18 mars, après le succès du soulèvement parisien, le Comité central de la garde nationale prit le pouvoir. Le 28 mars il le remettait au Conseil qui avait été élu le 26 mars 1871.

[4] Juin 1848.

[5] Le 15 avril 1871 le Volksstaat, journal de Liebknecht, publiait une information qui reprenait l'essentiel de la lettre de Marx à Wilhelm Liebknecht du 10 avril. « Dans les Papiers et correspondance de la famille impériale, publication officielle on lit : Vogt : il lui est remis en août 1859, frs 40000. ». L'entrefilet expliquait que ceux qui avaient douté du bien‑fondé de la brochure bien connue de Marx : Monsieur Vogt, devaient être à présent satisfaits.


Texte surligné en jaune : en français dans le texte.

Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.