Londres, 12 mai 1873.
Mes chers amis,
Je serais vraiment désolée de croire que vous m'avez considérée pendant tout ce temps comme une amie infidèle. Maisnon vous devez sûrement me connaître assez pour penser que mon silence est dû à tout autre chose qu'un manque d'amitié et en vérité, tout en a été cause. sauf cela. Depuis Noël j'ai été totalement absorbée par cette délicieuse bataille qu'on appelle la lutte pour la vie. Si je devais énumérer toutes les courses que j'ai faites du nord au sud, de l'est àl'ouest de Londres (et en vain) pour chercher des élèves en français, en allemand, en chant et en diction, j'aurais tôt fait de vous lasser. Le résultat, c'est que j'ai acquis une vaste expérience et me suis remarquablement initiée aux tours éhontés et invraisemblables des annonceurs, des intermédiaires, des directeurs d'école, etc. Telle la Rosalinde de Shakespeare, je préfère être amusée par un bouffon qu'attristée par l'expérience, mais en l'occurrence, je ne regrette pas cette pénible expérience que j'ai faite, car j'espère un jour faire connaître au public les machinations de cm vampires d'intermédiaires et ainsi éviter à d'autres les pièges dans lesquels je suis tombée. Mon mari n'a pas eu plus de chance que moi sur cette terre de liberté et de libre concurrence. Naturellement, si nous avions consenti à nous installer quelque part en province, à végéter dans un coin écarté, nous aurions pu trouver du travail depuis longtemps, mais malgré mon mariage, mon cœur reste enchaîné à l'endroit où se trouve mon papa, et la vie ailleurs ne serait pas pour moi une vie. Pourtant, si tous nos plans échouent, je suppose qu'il faudra que je le quitte... Mais à chaque jour suffit sa peine : je ne veux pas y penser à l'avance...
Il me reste encore à vous remercier de vos dernières lettres, mes chers amis. Est-il besoin, mon cher docteur, d'apporter la moindre réponse à l'opinion que vous formulez sur les représentants du Jura au Congrès ? Le temps s'est chargé de le faire à ma place et de le faire bien plus efficacement que je n'aurais pu. Ces misérables intrigants, dont l'unique objectif est de semer la discorde dans l'Association et d'en récolter le bénéfice, ont toujours été traités avec beaucoup trop de générosité par leurs adversaires. Avez-vous vu la dernière élucubration de Jung, cet infâme tas de vanité, dans La Liberté ? Les mensonges qu'il raconte sur mon mari, il les a confectionnés avec un ancien révolutionnaire qui s'est maintenant établi comme laquais dans une famille aristocratique anglaise et se contente de faire des effets de mollet. Voilà un compagnon digne de l'illustre Jung !
Il n'y a rien de vrai dans le bruit auquel vous faites allusion et selon lequel papa irait en Amérique [1].
Le second volume du Capital ne progresse pas du tout, car la traduction française, qui doit être presque entièrement récrite, absorbe tout le temps du Maure. Qu'en pensez-vous et que pensez-vous de la postface de la deuxième édition du Capital ?
Je n'ai pas besoin de vous dire, ma chère Trautchen, que je pense à vous très, très souvent et qu'il me tarde de vous revoir, vous et ma chère Françoise. Est-ce que cette jeune personne se rappelle encore une certaine berceuse d'autrefois? Dites-lui mes meilleures amitiés. Le Maure vous envoie ainsi qu'à Wenceslas [2] ses salutations auxquelles se joignent mon mari et maman. Il vous écrira bientôt. Je reste
bien fidèlement vôtre
Jenny.