1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Critique du programme social-démocrate d'Erfurt de 1891
« L'oubli des grands points théoriques fondamentaux pour les intérêts immédiats et passagers, la lutte et la course aux succès momentanés sans se soucier des conséquences ultérieures, le sacrifice de l'avenir du mouvement au présent du mouvement - tout cela a peut-être des mobiles « honnêtes » mais cela est et reste de l'opportunisme. Or l'opportunisme « honnête » est peut-être le plus dangereux de tous. » (Engels, Critique du projet de programme social-démocrate d'Erfurt de 1891 .)
Les revendications politiques ont un grand défaut : on n'y trouve pas ce que précisément il eût fallu dire [1]. Si toutes les dix revendications posées étaient satisfaites, nous eussions certes quelques moyens de plus pour faire aboutir ce qui est l'essentiel au plan politique, mais nous n'aurions encore pas du tout l'essentiel.
La Constitution de l'Empire allemand est - en ce qui concerne les limitations apportées aux droits dont disposent le peuple et ses représentants - une copie pure et simple de la Constitution prussienne de 1850. Or dans cette Constitution la réaction la plus extrême se lit dans les paragraphes octroyant tout le pouvoir effectif au gouvernement, les Chambres n'ayant même pas le droit de refuser l'impôt. Durant les périodes de conflit constitutionnel, le gouvernement a montré qu'il pouvait utiliser à sa guise la Constitution. Le Reichstag a les mêmes droits que la Diète prussienne, et c'est à juste titre que Liebknecht a appelé ce Reichstag la feuille de vigne de l'absolutisme. Vouloir, sur la base de cette Constitution qui sanctionne le système des petit États en Allemagne ainsi que l'alliance de la Prusse et de minuscules États à la Reuss-Greiz-Schliez-Lobenstein, dont l'un couvre autant de lieues carrées que l'autre de pouces carrés, vouloir sur une telle base entreprendre « la transformation des moyens de travail en propriété commune » est manifestement absurde. Toucher à l'ordre en vigueur est certes dangereux. Mais il faut tout de même s'y attaquer, qu'on le veuille ou non. Combien c'est nécessaire, c'est ce que démontre précisément à l'heure actuelle l'opportunisme qui s'étale dans une grande partie de la presse sociale-démocrate. Soit que l'on craigne le renouvellement de la loi anti-socialiste, soit que l'on se souvienne de certaines opinions exprimées prématurément sous le régime de la loi anti-socialiste, on veut maintenant faire accroire au Parti que l'ordre légal actuellement en vigueur en Allemagne peut suffire à faire réaliser par la voie pacifique toutes ses revendications. On fait accroire à soi-même et au parti que « l'actuelle société transcroît directement dans le socialisme », sans même se poser la question : n'est-elle pas, pour cela, obligée de se dépouiller de toute sa forme constitutionnelle et sociale, de faire sauter sa vieille enveloppe avec autant de violence que l'écrevisse crevant la sienne. On ne se demande même pas si en Allemagne il ne faut pas briser par-dessus le marché les entraves d'un ordre politique encore à demi absolutiste et indiciblement confus. On peut concevoir que la vieille société puisse évoluer pacifiquement vers la nouvelle, dans des pays où la représentation populaire concentre entre ses mains tout le pouvoir, où du point de vue constitutionnel on peut faire ce que l'on veut du moment que l'on dispose de la majorité de la nation, cest-à-dire dans des Républiques démocratiques telles que celles de la France et l'Amérique, dans des monarchies telles que celle de l'Angleterre où le rachat imminent de la dynastie est débattu tous les jours dans la presse et où cette dynastie est impuissante contre la volonté populaire [2]. Mais en Allemagne, où le gouvernement est pratiquement tout-puissant, où le Reichstag et tous les autres corps représentatifs ne disposent d'aucun pouvoir effectif, proclamer une telle perspective en Allemagne - et encore sans nécessité - , c'est enlever sa feuille de vigne à l'absolutisme et en couvrir la nudité par son propre corps.
Une telle politique ne peut, à la longue, que dévoyer le Parti lui-même. On avance au premier plan les questions politiques de caractère général et abstrait, et l'on dissimule derrière elles les questions concrètes les plus urgentes, qui, aux premiers événements importants, à la première crise politique grave, apparaissent d'elles-mêmes à l'ordre du jour. Que peut-il en résulter d'autre sinon que, subitement au moment décisif, le Parti sera pris au dépourvu et que. sur les points décisifs, la confusion et l'absence d'unité domineront, parce que ces questions n'auront jamais été discutées ?
Notes
[1] Les dirigeants sociaux-démocrates opposèrent une résistance active ou passive au projet d'Engels. Par exemple à la place de la formule claire et précise de « la concentration de tout pouvoir politique entre les mains des représentants du peuple », le programme revendiquait la vague formule de « la législation par le peuple au moyen du droit de proposer et de rejeter les lois » ! Par ailleurs, la formule d'Engels « auto-administration complète en province, dans les cantons et les communes » fut complétée comme suit dans le programme définitif : « Auto-détermination et auto-administration du peuple dans lEmpire, l'État, la province et les communes » - ce qui laisse subsister l'ordre établi. A ce propos, Engels dira dans sa critique que tant que subsistera la division de l'Allemagne en petits États, il est absurde d'envisager « la transformation des moyens de travail en propriété commune ».
[2] Dans son interview publiée dans la Chicago Tribune et reproduite dans le présent recueil, Marx avait admis qu' « aux États-Unis et en Grande-Bretagne, et peut-être aussi en France, il est possible qu'une réforme ouvrière puisse être réalisée sans révolution sanglante, mais que le sang devait être répandu en Allemagne, en Russie ainsi qu'en Italie et en Autriche ». D'emblée donc, Marx condamne toute voie pacifique au socialisme pour l'Allemagne, et les sociaux-démocrates le savaient fort bien, car Marx l'a répété. souvent. Au cours de la phase idyllique du capitalisme, il était possible, aux yeux de Marx-Engels, POUR CERTAINS PAYS DÉTERMINÉS, de conquérir pacifiquement le pouvoir, puis d'instaurer la DICTATURE DU PROLÉTARIAT, cest-à-dire d'utiliser tout de même finalement la force. Cependant après le stade du capitalisme idyllique ou pacifique, il n'est plus possible d'envisager cette hypothèse : les raisons mêmes qui faisaient qu'elle était possible alors n'existant plus de nos jours. C'est ce que Lénine explique : « La dictature révolutionnaire du prolétariat, c'est la violence exercée contre la bourgeoisie; et cette violence est nécessitée surtout, comme Marx et Engels l'ont expliqué maintes fois et de la façon la plus explicite (notamment dans la Guerre civile en France et dans la préface de cet ouvrage), par l'existence du militarisme et de la bureaucratie. Or ce sont justement ces institutions, justement en Angleterre et en Amérique, qui, justement dans les années 70, époque à laquelle Marx fit sa remarque, n'existaient pas. Maintenant, elles existent et en Angleterre et en Amérique. » Cf. V. Lénine : la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky.