1948 |
Traduit de l'allemand par Gérard BILLY 2016 |
Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire »
Deuxième section : La théorie des nationalités de la Nouvelle Gazette Rhénane
1948
LE ‟PANSLAVISME DÉMOCRATIQUE“
(Engels contre Bakounine)
Nous arrivons maintenant à la dernière partie de notre exposé – la polémique de Engels contre Bakounine.
Nous connaissons déjà la plupart des arguments avancés par Engels dans cette polémique, avant tout sa conviction que les Slaves autrichiens jouaient «nécessairement» un rôle contre-révolutionnaire et disparaîtraient inévitablement en tant que nationalité. Il reste cependant encore quelques points importants qu’il nous faut éclairer dans cette controverse.
La polémique de Engels avait pour cible la brochure bien connue de Bakounine intitulée « Appel aux Slaves » (Köthen, 1848). Avec cet essai rédigé déjà après le passage des partis slaves dans le camp de la réaction, le futur idéologue de l’anarchisme se donnait pour objectif de jeter un pont entre le monde slave et la Révolution en voulant convaincre, d’un côté, les Slaves, qu’ils devaient soutenir activement la démocratie allemande et hongroise, et de l’autre, cette démocratie, que les postulats politiques nationaux des Slaves étaient légitimes. Un vrai travail de Sisyphe qui – vu la façon dont les choses se présentaient – ne pouvait guère susciter de sympathie ni d’un côté ni de l’autre et ne devait valoir à Bakounine que la réputation de « panslaviste démocrate ».
Dans cet « Appel », Bakounine a tout du romantique révolutionnaire pur sang. Il écrit :
« Dès le premier signe de vie de la Révolution, ce fut un cri de haine contre la vieille politique d’oppression, un cri de sympathie et d’amour pour toutes les nationalités opprimées. Les peuples, qui avaient si longtemps été mis en remorque et ballottés par une diplomatie hypocrite et fourbe, sentirent enfin le déshonneur dont la vieille diplomatie avait chargé l’humanité, et reconnurent que le bien-être des nations n’est jamais assuré tant qu’un seul peuple vit encore sous le joug quelque part en Europe, que la liberté des peuples, pour être réelle quelque part, doit l’être partout. Et pour la première fois, ils revendiquèrent effectivement d’une seule voix la liberté pour tous les êtres humains, tous les peuples, une liberté vraie et entière, la liberté sans restriction, sans exception, sans barrière. ‘Dehors les oppresseurs’, c’était le cri unanime, ‘vivent les opprimés, les Polonais, les Italiens, tout le monde ! Plus de guerre de conquête, mais la dernière des guerres, jusqu’à la victoire, la bonne guerre de la Révolution pour l’affranchissement final de tous les peuples ! À bas les barrières artificielles dressées par des congrès de despotes au nom de prétendues nécessités historiques, géographiques, commerciales, stratégiques ! Il ne doit plus y avoir d’autres frontières entre les nations que celles qui répondent à la nature et sont tracées par la justice et dans l'esprit de la démocratie, celles que la volonté souveraine des peuples eux-mêmes dessine en se fondant sur leurs caractéristiques nationales.’ Voilà le cri repris par tous les peuples. »
La brochure continue :
« L’aube printanière des peuples se levait couleur de sang. La vieille politique des États s’effondrait ; une nouvelle politique voyait le jour, celle des peuples. La Révolution, pleinement souveraine, déclara dissous les États des despotes : dissous le royaume de Prusse …, dissoute l’Autriche, ce monstre que la ruse, la violence et le crime avaient modelé à partir des nationalités les plus hétéroclites – dissous l’empire turc, dans lequel à peine sept cent mille Ottomans foulaient aux pieds une population de 12 millions de Slaves, de Valaques et de Grecs, dissous enfin le dernier espoir du despotisme, le dernier bastion d’une diplomatie foudroyée, l’empire russe, pour que les trois nations asservies en son sein, la Grande-Russie, la Petite-Russie, la Pologne, rendues à elles-mêmes, puissent tendre une main libre à tous leurs frères slaves. Dissous donc, bouleversés et remodelés, tout le nord et tout l’est de l’Europe, l’Italie libre, et comme objectif final de tout cela – la Fédération universelle des républiques européennes 304. »
Certes, ce que Bakounine proclame ici, relève largement du fantasme et de la rhétorique. Il n’est pas étonnant que ces phrases étaient été la cible des railleries de Engels :
"Nous avons souvent fait remarquer" – c’est ainsi que débute sa critique – "de quelle manière les doux rêves surgis après les révolutions de février et de mars, les références exaltées à la fraternisation universelle des peuples, à une république fédérative européenne et à une paix universelle perpétuelle, n’étaient en réalité rien d’autre que des voiles dissimulant la perplexité et l’inaction sans bornes des porte-parole de l’époque … Une expérience douloureuse nous a appris que ce n’est pas à coups de boniments enflammés et de vœux pieux qu’on parvient à la ‘fraternisation européenne des peuples’, qu’il y faut des révolutions radicales et des luttes sanglantes, que l’enjeu n’est pas une fraternisation de tous les peuples européens sous un seul étendard républicain, mais une alliance des peuples révolutionnaires contre les peuples contre-révolutionnaires, une alliance qui ne se forge pas sur le papier, mais seulement sur le champ de bataille. » Et pourtant, continue-t-il, Bakounine ne se lasse pas de ressasser les mêmes bavardages moisis sur l’affranchissement universel des peuples et la fraternisation européenne des peuples ! « [Il ne dit] pas un mot des obstacles réellement existants qui s’opposent à une telle émancipation universelle, des différences considérables dans le niveau de civilisation atteint et de ce qui en résulte, des différences tout aussi considérables dans les besoins politiques des différents peuples. Le mot « liberté » remplace tout cela. Il n’est absolument pas question des réalités, et dans la mesure où elle est éventuellement prise en compte, elle est présentée comme la dernière des abominations, comme le fruit de ‘congrès de despotes’ et de décisions arbitraires de ‘diplomates’. Face à cette réalité détestable, se dresse une soi-disant volonté populaire avec son impératif catégorique, avec son exigence absolue de ‘liberté’ abstraite. »
« Nous avons vu » - poursuit Engels – « qui était le plus fort. La soi-disant volonté populaire, précisément parce qu’elle a, dans ses fantasmes, fait abstraction de la réalité des situations, a été ignominieusement dupée. » Et si Bakounine, laissant libre cours à son imagination, prétendait que des empires entiers avaient été «dissous » par la Révolution, c’était là « précisément ce qu’il y avait de pire, la Révolution proclamant certes la dissolution ‘au nom de sa souveraineté pleine et entière’, mais ne bougeant en même temps pas le petit doigt, ‘au nom de cette souveraineté’, pour mettre son décret à exécution. » - « ‘La justice’, ‘l’humanité’, ‘la liberté’, ‘l’égalité’, ‘la fraternité’, ‘l’indépendance’ » - raille Engels - « nous n’avons rien trouvé jusqu’ici dans le manifeste panslaviste que ces catégories plus ou moins morales, qui certes flattent l'oreille, mais ne prouvent rien dans les questions historiques et politiques … Vu le rôle joué par la masse des Slaves depuis le congrès de Prague, les panslavistes auraient pu faire le bilan de leurs illusions, ils auraient pu se rendre compte que tous les vœux pieux et les jolis rêves sont impuissants contre une réalité de fer … Et pourtant, aujourd’hui, en janvier 1849, ils nous resservent les mêmes vieilles phrases creuses dont l’inanité est apparue clairement à l’Europe occidentale avec la plus sanglante des contre-révolutions ! »
Voilà la position respective des deux adversaires. Force est de reconnaître la supériorité de la méthode appliquée par Engels. C’est tout bonnement celle de la méthode matérialiste sur la pensée idéaliste de Bakounine, qui met encore bien des fois en œuvre des concepts du droit naturel. Ce n’est pas la réalité qui doit se plier aux « principes éternels », mais l’inverse – les principes n’ont de justification que dans la mesure où ils sont enracinés dans la réalité, dans les conditions de vie matérielles. En mettant en avant cette différence méthodologique, Engels touche Bakounine à son point le plus faible. Mais pouvons-nous aujourd’hui nous contenter, à l’instar des auteurs marxistes d’autrefois, de souligner la primauté de la méthode ? Ne sommes-nous pas tenus de soumettre à examen la façon dont Engels applique ici sa méthode, ainsi que les objectifs politiques que celle-ci servait dans ce cas ?
Une chose est vraie : il y a dans l’essai de Bakounine « plus de pathos révolutionnaire que de logique, plus de poésie que de vérité … Son appel aux Slaves, pour qu’ils se précipitent la tête la première dans les flots de la Révolution, n’était qu’une façon de parler ; de même sa proposition de rappeler d’Italie et d’Autriche les soldats slaves pour mettre sur pied une armée révolutionnaire slave. Ces appels étaient de fait lancés dans le vide, adressés à une entité qui n’existait que dans le monde des idées, pas dans la réalité, à un spectre imaginaire – et c’est la raison pour laquelle ils étaient eux-mêmes illusoires et ne servaient en rien la Révolution engagée dans une lutte acharnée, impitoyable avec des ennemis réels et pas seulement imaginaires 305. »
Et pourtant, derrière les mirages de Bakounine, il y avait sans aucun doute aussi quelque chose de puissant, quelque chose de très réel : c’était une vision, le génial pressentiment du processus historique qui devait ultérieurement mener les peuples slaves à une nouvelle vie, à une existence indépendante ! Si étrange que cela paraisse, dans cette vaste controverse, c’est le romantique Bakounine qui l’a finalement emporté sur le réaliste Engels – non pas grâce à, mais malgré la fausseté de sa méthode. Et l’histoire a donné tort à Engels, bien qu’il ait eu une meilleure méthode … Cela ne veut bien sûr pas dire que la question de la méthode soit secondaire, ni qu’à côté de la connaissance scientifique, nous devrions concéder aussi à « l’intuition » une place équivalente. Cela prouve seulement que, quand les grands penseurs formulent leurs théorèmes « ils ne le font pas arbitrairement, … mais dans des conditions directement données et héritées du passé ». D’où le fait que Engels persiste à penser que les Allemands ont une mission civilisatrice dans l’espace danubien et que les Slaves autrichiens sont inexorablement voués à une mort nationale. D’où son refus catégorique du droit à l’autodétermination des peuples slaves sans histoire proclamé par Bakounine – et finalement sa prise de position, si incompréhensible à nos yeux, en faveur des « nécessités historiques, géographiques, commerciales, stratégiques » et d’autres résultats de « l’histoire millénaire ». Il suffit d’entendre de quels sarcasmes il couvre la lutte de Bakounine contre ces « nécessités » :
« Seulement un mot sur la ‘fraternisation des peuples’ et le tracé de ‘frontières que la volonté souveraine des peuples eux-mêmes dessine en se fondant sur leurs particularités nationales’. Les États-Unis et le Mexique sont deux républiques ; le peuple est souverain dans l’une comme dans l’autre. Comment se fait-il alors qu’entre ces deux républiques qui, suivant la théorie morale devraient être ‘fraternelles’ et ‘fédérées’, une guerre ait éclaté à propos du Texas 306, que la ‘volonté souveraine’ du peuple américain, s’appuyant sur la bravoure des volontaire américains, ait repoussé les frontières tracées par la nature de quelques centaines de lieux plus au sud ‘en raison de nécessités géographiques, commerciales et stratégiques’ ? Bakounine va-t-il reprocher aux Américains une ‘guerre de conquête’ qui, certes, met fort à mal sa théorie fondée sur la ‘justice et l’humanité’, mais a néanmoins été menée uniquement dans l’intérêt de la civilisation ? Ou bien est-ce un désastre que cette magnifique Californie ait été arrachée à ces paresseux de Mexicains qui ne savaient qu’en faire ? Est-ce un désastre si ces énergiques Yankees augmentent la quantité de moyens de circulation en exploitant avec célérité les mines d’or du pays, concentrent en quelques années seulement une population dense et un commerce important sur la côte la plus propice de l’Océan Pacifique, font surgir de grandes villes, ouvrent des liaisons fluviales à vapeur, et si, pour la troisième fois dans l’histoire, grâce à eux de nouvelles routes vont être ouvertes au commerce mondial ? ‘L’indépendance’ de quelques Californiens et Texans espagnols peut certes en souffrir, la ‘justice’ et autres principes moraux peuvent certes en être lésés ici et là, mais qu’est-ce que cela pèse au regard de telles réalités touchant à l’histoire universelle ? »
On le voit, ici, Engels jette le bébé avec l’eau du bain. Pour réfuter la « théorie morale » qui déduisait le principe de l’autodétermination des peuples de « droits humains éternels », il nie ce principe en tant que tel, nie la nécessité de tracer des frontières « que dessine la volonté des peuples elle-même », et croit même devoir justifier des annexions dans la mesure où elles se font « dans l’intérêt de la civilisation » … L’exemple auquel il se réfère, était, du reste, particulièrement mal choisi. La très vaste province du Texas, qui était l'enjeu de la guerre entre les États-Unis et le Mexique, comptait en 1836, quand elle s’est séparée du Mexique, un peu plus de 38 000 habitants (blancs), dont la plupart étaient des immigrants des États-Unis. C’était donc un territoire colonial au plein sens du terme. En ce qui concerne la Californie arrachée suite à la guerre « à ces paresseux de Mexicains », ce pays gigantesque en comptait en 1846 à peine 15 000 – une situation dans laquelle on ne pouvait parler ni d’un « droit à l’autodétermination » ni d’une atteinte à ce droit. Quant à l’idée de « civilisation », c’était encore pire : les immigrants des États-Unis qui se révoltèrent en 1836 contre le Mexique, étaient en effet des planteurs, des propriétaires d’esclaves noirs, et la raison essentielle de leur soulèvement était qu’au Mexique, la traite avait été abolie en 1829 … (C’est pour la même raison que le Congrès américain ne finit par entériner l’annexion du Texas qu’en 1845.) Il suffit sans doute de considérer toutes ces circonstances pour voir ce que l’exemple invoqué par Engels avait d’inapproprié et même de faux 307.
Naturellement, cela ne signifie pas que le problème des Slaves autrichiens visé par cet exemple, aurait dû être abordé du point de vue de « catégories morales » (sur ce point, Engels a parfaitement raison) ; ce sont au contraire des facteurs matériels de taille : l’élimination du mode de production féodal, la progression du capitalisme, qui devaient dans un avenir pas trop éloigné amener l’affranchissement de ces peuples, la réalisation de leur « droit à l’autodétermination ». À ces peuples aussi s’appliquait en effet ce que Engels, polémiquant contre Ruge, disait à propos de la différence entre l’oppression de la Pologne par les « trois autocrates orientaux » et l’oppression de la France méridionale par les Français du nord : c’étaient les rapports sociaux, et non des catégories morales qui donnaient à l’asservissement de la Pologne – mais pas à celui de la Provence autrefois – les traits d’une « injustice ignoble », et qui faisaient de la lutte de la Pologne pour décider de son sort, du point de vue de la démocratie européenne, un « droit » à l’autodétermination. C’était le fait que pour ces peuples comme pour les Polonais, la « démocratie agraire », libérant de toute tutelle des millions de paysans, était devenue une « question sociale de vie ou de mort », mais qui impliquait en même temps leur renaissance nationale.
Nous avons dégagé dans l’un des chapitres précédents les facteurs qui ont fait méconnaître à Engels la nécessité de cette renaissance des peuples slaves sans histoire. Nous savons également qu’il n’a jamais accepté de reconnaître cette nécessité, non seulement en 1849, mais même des dizaines d'années plus tard. Et, ajouterons-nous, c’était là le noyau dur de sa lutte constante contre le panslavisme – une lutte menée non seulement contre les auteurs et les porte-parole de cette idéologie réactionnaire, mais tout autant contre Herzen et Bakounine, les représentants de la démocratie russe de l’époque,. Il en résulte que nous n’avons pas à accepter en bloc la critique dirigée par Engels contre le panslavisme (comme cela a souvent été le cas autrefois), mais à faire le tri ici aussi entre ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, si nous voulons obtenir une image objective de cet aspect de l’activité de Engels (et de Marx).
Qu’est-ce donc que le panslavisme, où a-t-il pris forme, et quels sont ses objectifs ? Donnons la parole à Engels lui-même. Dans ses deux articles sur les Slaves de 1849, le mouvement panslaviste apparaît comme une « ligue à part » créée par les Slaves autrichiens bien avant la Révolution de 1848 et dirigée contre le mouvement constitutionnel de la noblesse hongroise et aussi contre « le mouvement politique en train de s’éveiller en Allemagne ». « Le panslavisme », dit Engels, « n’est pas né en Russie ou en Pologne, mais à Prague et à Agram 308. Le panslavisme est l’alliance de toutes les petites nations et mini-nations slaves d’Autriche et ensuite de Turquie contre les Allemands autrichiens, les Magyars, et éventuellement les Turcs. » Il est de ce fait, « en fonction de sa tendance fondamentale, dirigé contre les éléments révolutionnaires d’Autriche, et pour cette raison réactionnaire à priori. »
Voilà pour l’origine géographique de l’idéologie et du mouvement panslaviste.
Engels continue : « Le but direct du panslavisme est l’établissement d’un empire slave sous domination russe allant des Monts Métallifères et des Carpates à la Mer Noire, la Mer Égée et la Mer Adriatique, un empire qui, outre l’allemand, l’italien, le magyar, le valaque, le turc, le grec et l’albanais, embrasserait encore environ une douzaine de langues et de dialectes slaves importants. Le tout tenu ensemble, non pas par les éléments qui ont tenu debout l’Autriche jusqu’ici, mais par l’appartenance abstraite à un monde slave et une prétendue langue slave … Mais » - demande Engels - « où ce monde slave existe-t-il ailleurs que dans la tête de quelques idéologues, où la ‘langue slave’ existe-t-elle ailleurs que dans l’imagination de Messieurs Palacký, Gaj et consorts, ailleurs peut-être que dans la litanie slavonne de l’Église russe qu’aucun Slave ne comprend plus ? En réalité, tous ces peuples se situent aux niveaux les plus divers possibles de la civilisation : il y a en Bohème une industrie et une culture modernes poussées (par les Allemands) à un niveau relativement élevé, et il y a la barbarie presque nomade des Croates et des Bulgares, et en réalité, les intérêts de toutes ces nations divergent de ce fait du tout au tout. La langue slave de ces dix à douze (?) nations est en réalité faite d’autant de dialectes qui ne se comprennent pas entre eux …, et qui, vu l’abandon dans lequel est laissée toute littérature et vu la grossièreté de la plupart de ces peuples, sont devenues de purs patois et ont, à quelques exceptions près, constamment eu au-dessus d’elles une langue étrangère qui n’était pas slave. L’unité panslave est par conséquent un pur fantasme, ou bien c'est – le knout russe. »
Le caractère réactionnaire du panslavisme provient donc selon Engels surtout de ce qu’il représente un mouvement réunissant des « ruines de peuples » sans avenir, « en voie d’extinction », et en conséquence dépendant de l’aide du tsarisme. Et ce qui vaut pour l’extérieur, vaut pour l’intérieur. Méprisables instruments du despotisme tsariste à l’extérieur, sicaires de la contre-révolution à l’intérieur, voilà ce qui serait le sens et le contenu réel des mouvements nationaux slaves en Autriche.
« Les panslavistes autrichiens », écrit Engels dans son article contre Bakounine, « devraient comprendre que tous leurs désirs, dans la mesure où ils peuvent être satisfaits, sont satisfaits par l’instauration de la ‘monarchie globale autrichienne’ sous protection russe. Si l’Autriche se décompose, ils seront confrontés au terrorisme révolutionnaire des Allemands et des Magyars, ce ne sera pas, comme ils se l’imaginent, l’affranchissement de toutes les nations asservies sous le sceptre autrichien. Ils sont donc obligés de souhaiter que l’Autriche se maintienne telle qu’elle est … Mais une ‘Autriche slave’ relève aussi de la rêverie pure et simple. Car sans la suprématie de Allemands et des Magyars, sans les deux centres que sont Vienne et Budapest, l’Autriche vole de nouveau en éclats, comme le prouve toute l’histoire jusqu’à celle des mois derniers. La réalisation du panslavisme devrait donc inévitablement se ramener à un patronage russe sur l’Autriche. Les panslavistes ouvertement réactionnaires avaient donc raison de se cramponner au maintien de la monarchie telle qu’elle est, c’était le seul moyen de sauver quelques meubles ... »
Les panslavistes démocrates s’imaginent au contraire que la décomposition de la monarchie ouvrirait la porte à l’affranchissement des Slaves autrichiens. Ils demandent « l’indépendance de tous les Slaves sans distinction … sans considération pour la place historique, pour le niveau de développement des uns et des autres. » … « Quel beau tableau ce serait », raille Engels, « si les Croates, les Pandours et les Cosaques formaient l’avant-garde de la démocratie européenne, si l’envoyé de la république de Sibérie remettait ses lettres de crédit à Paris ! Assurément voilà des perspectives qui font battre les cœurs, mais même le plus enthousiaste des panslavistes ne va pas demander que la démocratie européenne attende qu’elles se réalisent – et en attendant, les nations pour lesquelles le manifeste demande une indépendance spécifique, sont précisément les ennemis spécifiques de la démocratie. » « On voudrait que nous garantissions, nous et les autres nations révolutionnaires d’Europe, une existence sans encombres, le droit de conspirer et de porter les armes contre la Révolution, aux foyers de la contre-révolution sur le seuil de notre porte, nous devrions constituer en plein cœur de l’Allemagne un État tchèque contre-révolutionnaire, briser la force des révolutions allemande, polonaise, magyare, en laissant s’insérer entre elles des avant-postes russes sur l’Elbe, les Carpates et le Danube ! - Nous n’y songeons pas un seul instant … Nous savons maintenant où sont concentrés les ennemis de la Révolution : en Russie et dans les pays slaves autrichiens ; et aucune rhétorique, aucune traite à tirer sur un avenir démocratique indéterminé de ces pays ne nous retiendra de traiter nos ennemis comme des ennemis. » Les panslavistes « démocrates » auraient donc le choix : « ou bien renoncer à la Révolution et sauver au moins en partie la nationalité sous l'égide de la monarchie, ou bien renoncer à la nationalité et sauver la Révolution en œuvrant à la décomposition de cette monarchie. »
Et Engels ajoute : « Ne nous faisons aucune illusion, du reste. Chez tous les panslavistes, la nationalité, c’est-à-dire la nationalité panslave fantasmée a priorité sur la Révolution. Les panslavistes veulent se joindre à la Révolution à condition qu’il leur soit permis de constituer tous les Slaves sans exception 309, sans considération des nécessités matérielles, en États slaves indépendants … Mais la Révolution" – et ces phrases définitives concluent la polémique – "ne se laisse pas dicter de conditions. Ou bien on est révolutionnaire, et on accepte les conséquences de la Révolution, quelles qu’elles soient, ou bien on est poussé dans les bras de la contre-révolution et se retrouve, peut-être tout à fait contre son gré et sans le savoir, un beau matin bras dessus bras dessous avec Nicolas et Windischgrätz ..."
Le lecteur actuel des deux essais de Engels n’aura aucun mal à faire le tri entre les forces et les faiblesses de sa critique du panslavisme. Les passages cités montrent clairement ce qui péchait surtout dans cette critique : l’amalgame arbitraire opéré entre la question du panslavisme et l’absence de perspective d’avenir que Engels accordait aux Slaves autrichiens. Effectivement, Engels donne au concept de panslavisme une très large extension – si large, que n’importe quel mouvement national slave (sauf les Polonais) paraît y être inclus. Pour lui, sont « panslavistes » au fond tous ceux qui ne reconnaissent pas comme légitimes les revendications des Autrichiens allemands et des Hongrois sur les territoires slaves 310 qu’ils occupent et soutiennent le droit à l’autodétermination des Slaves sans histoire. De ce point de vue, tout mouvement national des Slaves autrichiens et hongrois ne pouvait qu’être « pur fantasme » ou culte rendu au « knout russe » ! Il ne remarquait pas qu’il attribuait au tsarisme l’inquiétant pouvoir de susciter des mouvements nationaux par magie à partir de rien, ni que le panslavisme n’aurait jamais pu devenir un danger si l’oppression bien réelle des peuples slaves ne lui avait pas fourni un terreau favorable. Fourvoyé par son pronostic erroné, il refusait absolument de voir qu’en Autriche et aussi en Turquie, l’idéologie panslaviste ne représentait la plupart du temps qu’une des nombreuses modalités sous lesquelles se manifestait la lutte défensive nationale des peuples slaves asservis par ces États. Plus cette oppression était lourde, plus ces peuples se sentaient démunis, plus la haine de l’oppresseur s’enflammait, plus ils regardaient du coin de l’œil en direction de « l’oncle du nord » qui « jouait la basse profonde » 311, plus ils prêtaient une oreille complaisante aux discours panslavistes 312. Et ce n’était bien sûr nullement un hasard, si, dans chaque situation historique qui paraissait leur promettre une existence supportable dans l’État autrichien, les Slaves d’Autriche se démarquaient aussitôt et rompaient les liens d’avec « l’oncle du nord » (qui était à leurs yeux en réalité seulement le « moindre mal »). Une preuve éclatante nous en est donnée par le congrès slave de Prague de 1848, dont la majorité petite-bourgeoise et non-révolutionnaire, malgré son hostilité envers les Allemands et les Hongrois, sut prendre aussi ses distances vis-à-vis du « colosse russe », et dont l’attitude pro-autrichienne laisse aussi entendre clairement une tonalité anti-russe.
Nous devons garder tout cela en tête quand nous voyons Engels et Marx étriller le panslavisme en général et le « panslavisme démocratique » de Bakounine en particulier. Ce n’est pas toujours, loin s’en faut, le panslavisme réel qu’ils désignent ainsi, et très souvent, leurs reproches sont injustifiés ou au moins exagérés 313. Mais sur un point, il nous faut leur donner raison. Les « vieilles nations civilisées » - les Allemands, les Hongrois et les Polonais – ont lourdement contribué avec leur intolérance nationaliste et leur chauvinisme extrême, à nourrir l’attitude pro-autrichienne des Slaves, mais il n’empêche que le rôle effectif, objectif de ces nations en 1848/49 a été dans l’ensemble révolutionnaire, alors que la lutte des Slaves dirigée contre eux a profité à la contre-révolution. Pour une raison toute simple : toute crise révolutionnaire contraint les acteurs à prendre nettement et sans ambiguïté parti pour ou contre la Révolution – et la Révolution de 1848/49 n’a pas fait exception à la règle. C’est ainsi que les Slaves vivant en Hongrie, par exemple, pouvaient, tout au long des mois décisifs où le gouvernement de Kossuth et le camp impérial s’affrontèrent militairement, ou bien se joindre aux Hongrois contre l’absolutisme autrichien, ou lutter avec lui contre les Hongrois. Il n’y avait pas de troisième voie. Et comme les partis nationaux petits-bourgeois n’étaient, bien entendu, pas dirigés par des hommes comme Bakounine, mais par des politiciens de tendance conservatrice comme Palacký, ils ont finalement été (la plupart du temps contre leur gré) les instruments de la contre-révolution, les fossoyeurs, non seulement de la liberté hongroise et allemande, mais en fin de compte aussi de leur propre liberté ... 314 Or, une chose est certaine : quand arrive le moment de la lutte finale, ce qui compte, c’est le rôle véritable endossé par un mouvement ou un parti. Et même si Marx et Engels s’étaient montrés pleinement compréhensifs pour les motivations et la situation extrêmement précaire des Slaves en 1848/49 (ils en étaient en réalité fort loin), ils auraient dû, comme révolutionnaires, prendre parti contre, et sûrement pas pour Jelačić, Stratimirović et Palacký … Et la remarque apparemment objective de Wendel perd du coup sa pertinence :
« That the Southern Slavs by their resistance injured the German revolution and assisted both the Habsburgs and Tsarism, is a historic fact for which they cannot be blamed. » Engels – dit-il - « had no right to assume that it was the bounden duty of the Southern Slavs to sacrifice themselves to the German and Magyar revolution, or to criticise their refusal to accept the historic mission of ‘perishing in the sea of world-revolutions’ 315. » (La dernière phrase ne se trouve naturellement pas chez Engels.)
Il y a, il est vrai, aussi un grain de vérité dans l’objection avancée par Wendel. Nous ne nous en sortirons en effet pas avec des questions abstraites. Ce qui est en jeu dans les cas de ce genre, ce n’est pas le « droit », pas une question de « faute » à « blâmer » et autres notions de morale analogues, mais avant toute chose le point de vue de l’adéquation politique au but poursuivi. Or, qui pourrait nier que dans la situation de 1849, pour les Slaves autrichiens sans histoire, rejoindre les Hongrois et les Allemands signifiait, et ne pouvait que signifier une sorte de suicide ? On ne peut attendre d’aucun peuple qu’il soit disposé à se suicider ainsi – et c’est pourquoi il n’était pas particulièrement réaliste de la part des dirigeants des nations historiques de demander aux Slaves de se sacrifier « dans l’intérêt de la Révolution », tandis qu’eux-mêmes ne montraient pas la moindre envie d’abandonner leur intransigeance vis-à-vis d’eux. Dans de telles circonstances, stigmatiser le comportement contre-révolutionnaire des Slaves n’avait aucune chance d’y rien changer ni de rien changer à ses conséquences funestes pour la Révolution – c’était tout simplement inopérant.
Un exemple tiré de l’histoire récente peut illustrer ce qui vient d’être dit. Il y a eu aussi dans la Révolution russe des situation semblables. Ainsi, il arriva assez fréquemment que dans les villes ukrainiennes, en 1918/19, des Gardes Rouges fusillent des habitants parlant ukrainien ou se réclamant de la nationalité ukrainienne en public. (Nous tirons ces faits de l’article d’un des dirigeants communistes d’Ukraine, W. Zatonskyj 316, qui les explique par le fait que dans la masse des adhérents du parti, pour la plupart russes ou russifiés, l’ukrainien passait alors pour une langue « contre-révolutionnaire! »). Pourtant, les partis socialistes ukrainiens les plus radicaux - les social-démocrates « indépendants » et les « social-révolutionnaires de gauche » (« Borot’bistes ») ont combattu avec les bolcheviks la « Rada » ukrainienne bourgeoise. On peut porter sur ces faits le jugement que l’on veut : les uns verront dans cette attitude des « gauches » ukrainiennes une « trahison nationale », les autres en feront l’éloge comme d’un modèle d’internationalisme. Mais une chose ne souffre pas de doute – c’est qu’elle n’aurait jamais été couronnée de succès si les chefs des bolcheviks russes (surtout Lénine et Trotski) n’avaient pas compris le « danger » de la question ukrainienne et n’avaient pas rendu possible la conclusion d’un compromis avec les Ukrainiens en leur faisant des concessions substantielles. Et ils y réussirent (bien que cela ait été loin de résoudre « définitivement » la question ukrainienne en Union Soviétique, au rebours de ce que nous assurent les journalistes staliniens officiels, et qu’il ne puisse en être question tant que les Ukrainiens n’auront pas obtenu une indépendance complète et pas seulement formelle – avec ou sans une fédération avec les Russes). Cela soit dit seulement en passant. Cet exemple nous montre en tout cas comment nous devons juger la politique des nationalités des « nations révolutionnaires » de 1848/49. C’est le caractère étroitement bourgeois (ou même bourgeois-aristocratique) de la Révolution austro-hongroise de 1848 qui a rendu impossible quelque solution réelle que ce soit aux problèmes de nationalités de cette époque et a donné à l’attitude contre-révolutionnaire des Slaves l’apparence d’une nécessité fatale et inéluctable !
C’est de ce point de vue que nous croyons devoir interpréter les conclusions politiques auxquelles parvient Engels dans sa critique du « panslavisme démocratique ». Elles aussi portent la marque de l’inextricable enchevêtrement de la Révolution de 1848/49. Les outrances de la critique de Engels sont révélatrices. Il reproche aux démocrates slaves de ne pas être disposés à se joindre « inconditionnellement » à la Révolution », ce qui ne l’empêche pas, lui, de leur poser comme condition d’avoir d’abord à « abandonner leur nationalité », s’ils veulent être perçus comme révolutionnaires … Une exigence impossible, insensée, qui ne pouvait bien sûr qu’être rejetée à priori par Bakounine et ses amis slaves. Et pourtant, la suite devait pour l’essentiel donner raison à Engels et à son principe qu’on ne saurait « poser de conditions » pour participer à la Révolution, que lorsque se livre la bataille décisive, toutes les questions secondaires, toutes les revendications partielles de la démocratie doivent être subordonnées au but principal – vaincre l’ennemi commun. La justesse de ce principe, c’est l’exemple de Bakounine lui-même qui l’illustre le mieux, lui qui fut contraint par la situation d’alors, à plusieurs reprises, de sacrifier dans la pratique « l’idée slave » à la « Révolution ». Dans son « Appel » déjà (fin 1848), il écrivait :
« La Révolution … ne tolère pas les demi-mesures, les compromis, … les flottements, les indécisions, les complaisances affectées … Les choses sont claires, nous devons maintenant en Hongrie nous déclarer contre Windischgrätz et pour les Magyars. » Et à propos des Allemands : « Tendez la main au peuple allemand. Pas aux despotes qui règnent en Allemagne, et avec lesquels vous êtes maintenant alliés … Pa s aux pédants et aux professeurs allemands de Francfort, ces plumitifs médiocres et mesquins qui, à cause de leur esprit borné ou parce qu’ils ont été achetés, ont rempli la plupart des journaux allemands d’insultes méprisantes contre vous et vos droits, contre les Polonais et les Tchèques … Mais au peuple allemand surgi de la Révolution, celui qui va devenir une nation allemande libre, à l’Allemagne qui n’existe pas encore, et qui pour cette raison n’a pu se rendre coupable de rien envers vous, celle dont les membres encore dispersés dans toute l’Allemagne, éparpillés comme nos peuples slaves, persécutés et opprimés comme nous, sont dignes de notre amitié et sont prêts à nous tendre les bras pour être nos amis 317. » (Est-ce que là, Bakounine ne faisait pas des promesses exagérées ?)
Mais Bakounine alla encore plus loin dans son « Deuxième Appel aux Slaves » (printemps 1849) :
« Debout les Slaves ! » - lit-on dans cet intéressant document. « Les troupes russes sont là. Elles ont foulé le sol autrichien. Pas envoyées par le peuple russe, mais par le tsar, pas pour vous apporter la liberté, … mais pour vous asservir … Les Russes sont des Slaves et ont un cœur slave dans la poitrine. Mais ce cœur est resté, jusqu’à maintenant encore, cadenassé par une tyrannie mongole, et tant que les Russes obéiront au tsar, ils resteront des adversaires, les plus terribles et les plus dangereux adversaires de la liberté slave. Malheur à vous, si vous ne refoulez pas les troupes de Nicolas comme des troupes ennemies ! … Vous voulez être libres ? Alors ne perdez pas de temps, armez-vous et détruisez les ennemis de votre liberté : l’armée autrichienne et l’armée du tsar russe ! Vous voulez être libres ? Chassez les chefs félons qui, comme Jelačić, Rajachich, Palacký, Brauner et beaucoup d’autres, vous ont tout promis et n'ont rien tenu, vous ont trompés intentionnellement, vous ont vendus à la dynastie autrichienne, à Nicolas... Vous voulez être libres ? Alors tendez une main aux Magyars pour vous réconcilier. Le peuple magyar, induit en erreur par un parti mesquin, vous a certes fait beaucoup de mal, mais son héroïsme, le sang versé pour la liberté, ont déjà chèrement payé son ancienne faute. Maintenant, il ne songe plus à vous asservir 318, maintenant, il est le dernier appui de la liberté en Autriche. Serbes, Croates, Slovaques ! Voulez-vous détruire ce qui vous soutient ? Voulez-vous devenir les esclaves de l’empereur russe ? Si vous ne le voulez pas, il faut que vous vous retiriez de ce combat impie contre un peuple libre, il faut que vous fassiez l’union avec lui et qu’avec lui, vous marchiez contre votre ennemi commun, l’alliance de la Russie et de l’Autriche 319 ... »
Ces citations montrent que Bakounine lui aussi – malgré tous les flottements de départ 320 – a été contraint par la logique des événements à prendre parti pour un soutien inconditionnel à la Révolution allemande et hongroise. On objectera évidemment que ses deux « appels » n’ont eu pratiquement aucun effet et que – à part un petit cercle d’intellectuels tchèques dont la conspiration fut prématurément découverte – ils n’ont fait bouger personne. Mais soyons justes : est-ce que, dans cette période, alors que la Révolution autrichienne subissait déjà défaite sur défaite, les démocrates allemands d’Autriche ou les démocrates polonais de Galicie ont eu plus de succès et pu faire davantage pour la cause hongroise ?
Ici se pose la question de savoir si on peut, après ce qui vient d’être dit, appeler Bakounine un « panslaviste démocrate » ou même un panslaviste tout court. Est-ce que « Engels » n’a pas été envers lui d’une grande injustice ? - Oui et non ! Bakounine a toujours gardé certains éléments du panslavisme (même après son adhésion à « l’Internationale »). En témoignent de nombreuses pages de ses deux « appels », son article intitulé « Statuts de la nouvelle politique slave » 321 etc. - mais surtout le célèbre passage de sa « Confession » où il parle de Constantinople comme de la capitale d’une « nouvelle puissance mondiale en orient » 322. Pourtant, ce serait sûrement une erreur de ranger l’apôtre de l’anarchie sans autre forme de procès dans le camp des « panslavistes », voire, sous cet aspect, de tracer un trait d’égalité entre lui et Al. Herzen 323 ! N’oublions pas que des idées qui sont en elles-mêmes réactionnaires peuvent parfois devenir des formes d’expression d’ambiances révolutionnaires. Ainsi « l’antisémitisme anticapitaliste » qui a si longtemps sévi dans le socialisme ouest-européen et russe, et dont le funeste héritage se manifeste encore aujourd’hui dans l’un ou l’autre des partis ouvriers. Il en allait de même du panslavisme. En Autriche, des dizaines d’années durant, les nationalités slaves opprimées ont manié les idées d’unité panslave, d’un « monde slave » particulier, d’une « mission » historique particulière des peuples slaves etc., comme armes idéologiques contre le « pangermanisme » et le « panmagyarisme » pratique des Allemands et des Hongrois 324. En Russie également, les idées panslavistes d’une « fédération de peuples slaves libres » devenaient fréquemment les mots d’ordre de lutte par lesquels s’exprimait l’opposition nationale (dans la mesure où il s’agissait de non-Russes), politique et sociale au tsarisme et au despotisme tsariste. Ce fut par exemple le cas en Ukraine de la société révolutionnaire secrète « Saints-Cyrille-et-Méthode » dirigée par Chevtchenko 325 et Kostomarov 326 (1846-47), ce fut aussi celui de Bakounine.
Déjà les premières « sympathies polonaises » de Bakounine avaient leur source dans cette atmosphère révolutionnaire anti-tsariste. Il écrit dans sa « Confession » :
« Je voulais leur proposer [aux Polonais, en 1846] une action d’ensemble dans toutes les provinces slaves limitrophes, dans le royaume de Pologne, en Lituanie et Podolie, mon hypothèse étant qu’ils y disposaient de suffisamment de relations pour pouvoir déployer une propagande active et efficace. Le but visé était la révolution russe et la fédération républicaine de l’ensemble des pays slaves ... »
Que tout parte à l’origine de la Révolution russe, cela se manifeste encore plus nettement, plus évidemment dans tous les points de vue défendus par Bakounine, tous ses projets et toutes ses entreprises dan les années 1848/1849 : La Russie, la Russie ! - l’exclamation ne cesse de revenir dans sa « Confession » - la Révolution russe dont Bakounine attend l’avènement de toutes les fibres de son âme, c’est elle qui lui fit quitter Paris pour l’Allemagne, le fit participer au Congrès slave de Prague et aux plans révolutionnaires des Polonais, qui le fit monter sur les barricades de Prague et de Dresde. Le rêve irrépressible de la destruction et de la métamorphose révolutionnaire « de l’abominable empire russe » 327, - voilà la clé de toute l’activité « slave » (ou, si l’on veut, « panslaviste ») de Bakounine.
« Et quant à la servilité des masses enfin – si c’est sur elle que tu tables, tsar aveugle » - lit-on dans son premier « appel » - … tu tables sur du sable ! La révolte des paysans de Galicie (1846) est un triste événement, soutenu et nourri par toi-même, elle s’attaquait aux gentilshommes de tendance démocratique, saisis de l’esprit de la liberté ! Mais elle recèle en son sein le germe d’une force nouvelle, inconnue, un feu volcanique dont l’éruption submergera les outils raffinés de ta diplomatie et de ta domination sous des montagnes de lave, et ensevelira et anéantira ton pouvoir, tsar totalement aveugle, en un seul instant, et sans qu’il en reste rien. Une insurrection paysanne en Galicie, ce n’est rien, mais la mèche se fraie un chemin souterrain et creuse déjà parmi les masses paysannes de l’immense empire russe d’énormes cratères. C’est la démocratie russe, dont le brasier jaillissant consumera l’empire et éclairera toute l’Europe de sa lueur sanglante. Des prodiges révolutionnaires sortiront des profondeurs de cet océan de flammes, la Russie est le but de la Révolution, c’est là que se déploiera son énergie maximale, c’est là qu’elle s’accomplira jusqu’au bout … Les chaînes de tous les peuples maintenant réunis sous le sceptre russe et de tous les peuples slaves, et avec elles, toutes les chaînes qui pèsent sur l’Europe, seront brisées à Moscou et ensevelies pour l’éternité sous les cendres de leurs propres débris. Moscou verra s’élever, surgi d’un océan de sang et de feu, superbe et majestueux, l’astre de la Révolution qui deviendra le phare du salut pour toute l’humanité affranchie … 328 »
On peut imaginer les haussements de sourcils incrédules que ce passage extraordinaire a pu provoquer chez Engels … Une vision poétique ? - Assurément, seulement une vision – mais une vision engendrée par le processus historique réel, aucunement fantasmatique, une vision dans laquelle se fait déjà sentir le souffle ardent de la Révolution russe couvant sous la braise « d’un foyer souterrain » et dont Bakounine – ce « messager prématuré d’un printemps bien trop tardif 329 » - devait être le premier prophète. C’est sans doute là qu’il convient de situer la vraie grandeur historique de Bakounine. Et c’est de ce point de vue que nous croyons devoir aussi saisir sa place et ses positions dans le mouvement révolutionnaire d’Europe Centrale en 1848/49. C’était le contraste entre la révolution plébéienne des paysans et des ouvriers de l’empire russe, encore totalement immature, extrêmement lointaine, mais projetant déjà son ombre immense, d'un côté, et la révolution bourgeoise allemande de 1848, à peine née mais déjà impotente et gâteuse, de l'autre, qui s’annonçait dans l’idéologie fantastique, contradictoire, de cet esprit de feu. C’était sa force et sa faiblesse. Il suffit de voir comment Bakounine décrit ses projets tchèques de 1849 dans sa « Confession » :
« Mon objectif en Bohème était une révolution radicale qui aurait bouleversé tout le système même si elle était vaincue. Il fallait qu'après sa victoire, le gouvernement autrichien ne retrouve rien à son ancienne place. Je voulais mettre à profit une circonstance favorable, le fait que toute la noblesse et plus généralement toute la classe possédante en Bohème ne compte que des Allemands, pour chasser l’aristocratie et le clergé qui nous était hostile, confisquer tous les domaines seigneuriaux sans exception aucune et les répartir entre les paysans sans terre pour les pousser à rejoindre la Révolution … Je voulais incendier tous les châteaux, brûler tous les dossiers administratifs, judiciaires et gouvernementaux ainsi que les papiers et les documents seigneuriaux 330 … Bref, la Révolution que je projetais, était terrible et inouïe dans l’histoire mondiale, bien qu’elle se tournât plus contre les choses que contre les gens. Elle aurait effectivement provoqué un tel bouleversement qu’elle aurait secoué le peuple dans ses tréfonds et que le gouvernement autrichien, même en cas de défaite de la Révolution, n’aurait jamais pu en supprimer les conséquences, parce qu’il n’aurait pas su par où commencer, parce qu’il n’aurait même pas retrouvé de restes de l’ordre ancien détruit à jamais. » - « Une telle Révolution », ajoute Bakounine, « n’aurait pas été limitée à une seule nationalité, elle se serait répandue comme une traînée de poudre et aurait atteint non seulement la Moravie et la Silésie autrichienne, mais aussi la Silésie prussienne et les pays allemands frontaliers, de telle sorte que la Révolution allemande, qui avait jusqu’alors été seulement une Révolution urbaine de petits-bourgeois, d’ouvriers d’usine, d’hommes de lettres et d’avocats, serait devenue une Révolution embrassant tout le peuple 331. »
Ce passage est particulièrement caractéristique de l’idéologie que portait alors Bakounine (et avec certaines restrictions, aussi de son idéologie ultérieure). C’est seulement la Révolution paysanne qui est à ses yeux une vraie « Révolution populaire ». Les « ouvriers d’usine » sont cités ici mêlés aux « petits-bourgeois, hommes de lettres et avocats », il n’a pas la moindre idée du changement d’époque que signifie l’apparition de la classe ouvrière industrielle, de la mission historique particulière du prolétariat. Il reste donc fermé à ce qui faisait précisément le progrès et la supériorité du marxisme sur toutes les doctrines socialistes qui l’avaient précédé … Sa Révolution « terrible et inouïe » n’est qu’une jacquerie reproduite sur une immense échelle, une guerre des paysans à la Pougatchev 332, avec toute la panoplie qui l’accompagne inévitablement : l’incendie des châteaux, la destruction des documents, etc. Et pourtant, avec quelle sûreté d’instinct Bakounine sent ici les forces « volcaniques » qui sommeillent dans la paysannerie russe et plus généralement dans la paysannerie d’Europe orientale ! Avec quelle justesse il sait s’adresser aux peuples slaves autrichiens, à leurs masses rurales, quand dans son « Deuxième Appel », il souligne avant tout ce qui les oppose à la noblesse féodale et ne cesse de leur rappeler les « taxes, charges et servitudes » qui les écrasent ! Il suffit de comparer sa propagande à destination des paysans avec la politique paysanne si timorée et si insipide de la démocratie allemande en 1848/49, pour percevoir l’abîme qui les sépare, et s’incliner devant l’indubitable supériorité de Bakounine sur ce terrain. La N.G.R. elle non plus ne s’en sort pas à son avantage, elle qui n’a vu dans les Slaves autrichiens qu’une masse incurablement réactionnaire sans y remarquer la paysannerie en rébellion contre le féodalisme 333 … Sous cet angle-là, la perspective révolutionnaire de Bakounine était donc plus réaliste et plus clairvoyante – en dépit de tout son romantisme révolutionnaire et de ses fantasmes ! …
On peut dire la même chose, et c’est logique, de la conception que Bakounine a de la question des nationalités, de ce qu’il pense de l’avenir et de la vitalité des peuples slaves – et non-slaves - « sans histoire ». Dès son « Appel aux Slaves », nous l’avons vu prendre position en faveur du droit à l’autodétermination des nations et n’accepter de « frontières » que celles « tracées dans un esprit démocratique », celles « que la volonté des peuples eux-mêmes dessine sur la base de leur particularités nationales ». Il défendit le même principe également à la veille et au cours de l’insurrection polonaise de 1863 dans sa polémique contre les démocrates polonais qui exigeaient la reconstitution de la Pologne dans ses frontières historiques de 1772, et donc voulaient aussi annexer à l’État polonais à restaurer la Lituanie, la Biélorussie et la majeure partie de l’Ukraine :
« Je ne demande qu’une chose », - écrit-il dans une proclamation publiée dans le « Kolokol » de Herzen (La Cloche) adressée « aux amis russes, polonais et à tous les amis slaves » - « c'est qu’à chaque peuple, chaque groupe ethnique, grand ou petit, il soit laissé la possibilité et le droit d’agir selon sa volonté. Si un peuple veut se fondre dans la Russie et la Pologne, qu’il se fonde avec elles. Veut-il être membre autonome d’une fédération slave commune, polonaise ou russe ? Qu’il en soit ainsi. Veut-il enfin se séparer complètement de tous et vivre en État totalement indépendant ? Eh bien, qu’il se sépare, pour l’amour du Ciel 334. »
Il suffira de mettre en regard cette déclaration de Bakounine et l’article de Engels dans le « Commonwealth » (1866), où il réserve le droit à l’autodétermination aux « grandes nations historiques » par opposition aux « nationalités » sans histoire (« remnants of bygone Slavonian peoples »), et de se rappeler que selon le point de vue qui y est défendu, une Pologne restaurée aurait absolument dû inclure aussi les Ukrainiens, les Biélorusses et les Lituaniens 335, pour que l’antagonisme des deux conceptions saute aux yeux. Dans ce cas aussi, Bakounine a vu plus clairement et plus loin, et s’il l’a pu, c’est que le processus d’éveil national des peuples slaves sans histoire ne représentait que l’autre face de l’éveil social, de l’entrée dans l’histoire des larges masses paysannes de ces peuples, et avait pour cette même raison trouvé dans l’idéologie de Bakounine – qui était fondamentalement celle d’une révolution paysanne, - la meilleure caisse de résonance. 336.
Un autre passage de la proclamation de 1862 montre qu’il en est bien ainsi. Bakounine écrit : « À mon avis, les Polonais commettent une faute grave. L’ancienne Pologne était un État essentiellement aristocratique, un État de chevaliers … Dans les temps anciens, il suffisait que sur un territoire donné, les magnats et la noblesse appartiennent à la nation polonaise, pour que celui-ci soit réputé dans son entier être polonais, quelle que fût par ailleurs la nationalité du petit peuple ordinaire. À cette époque-là, cela allait de soi. … Mais est-ce encore possible, aujourd’hui que partout le peuple aspire à grands cris à la liberté ? … Est-ce que la réunification de la Lituanie, de la Biélorussie, de la Livonie, de la Courlande et de l’Ukraine avec la Pologne va être possible si les paysans lituaniens, biélorusses, courlandais et ukrainiens ne le souhaitent pas ? À quoi sert-il alors de parler de frontières historiques et économiques ? Est-ce que ce sont des arguments qui peuvent persuader les peuples ? Qu’est-ce qu’ils ont à voir avec les souvenirs historiques ? … Non, ils ont besoin d’autre chose. Ils ont besoin, exactement comme le peuple russe, de la terre et de la liberté 337 ... »
Si les masses paysannes de ces peuples « exigeaient » déjà « à grands cris », comme Bakounine le pensait, leur affranchissement social et politique, s’ils devaient devenir eux-mêmes les maîtres de leur propre destin, - pouvait-on encore leur refuser le droit à l’autodétermination nationale ? N’était-il pas évident qu’il revenait avant tout à ces peuples eux-mêmes de décider de la destinée politique des territoires qu’ils habitaient et des frontières de ces futurs États ?
Certes, ce programme de Bakounine avait les mêmes points faibles que ceux relevés par Engels en 1849 dans son « Appel aux Slaves ». N’a-t-on pas encore l’impression que Bakounine marche sur des nuages quand il oppose au programme « historique » des Polonais sa nébuleuse « Confédération slave 338 » sans en aucune manière prendre en considération le niveau de développement des nationalités concernées (ukrainienne, biélorusse, etc.) et sans se demander si elles pouvaient alors servir de « barrière contre le tsarisme » ? Et c’était là le nœud de l’affaire, le point qui constituait, comme on sait, le ressort décisif de la « politique polonaise » d’Engels et Marx (et qui a contraint Bakounine lui-même, pendant l’insurrection de 1863 – en dépit de toutes ses protestations contre le programme national et social de la démocratie polonaise – à faire front avec ces mêmes démocrates aristocratico-bourgeois pétris d’ambitions annexionnistes). On peut donc sans doute dire du programme national de Bakounine qu’il était irréalisable, « utopique ». Mais il n’y avait pas moins d’utopie dans ces circonstances – l’indépendance de la Pologne ne pouvant être gagnée qu’à l’issue d’un combat dur et obstiné contre la puissance supérieure du tsarisme – dans le programme des démocrates polonais soutenu par Engels et dans lequel les « peuples marginaux » non-polonais étaient traités comme de simples objets à annexer. On ne pouvait songer à une Pologne indépendante sans l'implication active des masses paysannes polonaises, mais aussi de la paysannerie ukrainienne, biélorusse et lituanienne. Et comment pouvait-on espérer l’obtenir si on ne tenait pas compte des besoins nationaux et surtout sociaux de ces masses ? - C’est à nouveau Bakounine qui livre la réponse la plus pertinente :
« Je le répète encore une fois », écrit-il, « à mon avis, les Polonais sont dans l’erreur, s’ils s’approprient l’Ukraine sans commencer par consulter le peuple ukrainien et sur la seule base du droit historique. Il me semble que l’Ukraine [autrefois] polonaise, tout comme les Ruthènes de Galicie, tout comme notre Petite-Russie [c’est-à-dire les territoires ukrainiens situés sur la rive gauche du Dniepr], - un pays de quinze millions d’habitants qui parlent tous la même langue et professent la même foi 339 – ne veulent appartenir ni à la Pologne ni à la Russie, mais à eux-mêmes. » (Souligné par Bakounine.) « C’est ce que je crois, mais peut-être que je me trompe » … « Mais si » - poursuit Bakounine - « la Lituanie, la Courlande, la Livonie, la Biélorussie …, l’Ukraine … rejoignent la Pologne, non pas contraints par la force ni par l’intrigue, mais en raison de la libre décision publique des peuples, nous ne dirons pas un seul mot contre. Tout dépendra du degré d’autonomie de ces pays, de leur capacité ou de leur incapacité à vivre pour eux-mêmes. Il ne devrait désormais plus y avoir entre la Russie et la Pologne qu’une seule rivalité, une seule compétition, à qui saura exercer la plus grande force d’attraction sur ces peuples. Les peuples rejoindront celle des deux qui aura su les charmer par sa supériorité intellectuelle, celle chez qui la vie sera pour eux la plus légère 340. Toute la question revient de la sorte au même point de départ : qu’est-ce qui se concrétisera en premier : la Pologne paysanne (chlopskaja) ou la Russie paysanne (krestjanskaja) ? … Avec des programmes seigneuriaux, il est impossible de faire bouger un seul paysan 341. »
On le voit, Bakounine assène une volée de bois vert aux démocrates polonais pour leur inconséquence. Et c’est l’Ukraine qui apparaît comme l’enjeu principal de la querelle, Bakounine ayant alors une intuition géniale pour résoudre correctement le problème ukrainien de cette époque : la question de « l’Ukraine indépendante », de la « Pologne historique » ou de la « grande Russie indivisible » est en dernière instance une question sociale – la question « de la terre et de la liberté » du peuple paysan ukrainien. De cette façon, l’histoire offre encore à la démocratie polonaise, mais aussi à la démocratie grand-russienne, par la pratique révolutionnaire, une occasion de résoudre le problème dans la direction conforme à leurs vœux, et de créer les conditions permettant au peuple ukrainien d’éventuellement se fondre dans une « Pologne paysanne » ou une « Russie paysanne » 342. Et on ne peut assurément pas accuser Bakounine de se laisser aller à des fantasmes pour la seule raison que les uns comme les autres – les uns à cause de leur mesquinerie aristocratique, les autres en raison de leur immaturité et de leur faiblesse – ont laissé passer cette dernière chance, et que le soulèvement polonais de 1863 a renouvelé la funeste expérience de 1848 …
Nous voyons donc la source des positions de Bakounine sur la question des nationalités dans l’origine et le caractère essentiellement paysans de son idéologie révolutionnaire 343. C’était là, nous l’avons dit, toute sa force, mais c’est de là que, d’un autre côté, venaient tous les traits arriérés, toutes les contradictions et toutes les illusions de son socialisme, qui allaient irrésistiblement l’amener dans un antagonisme insurmontable avec le socialisme prolétarien occidental de Marx et Engels. Et au nombre de ces traits arriérés, il y avait son « panslavisme révolutionnaire » qui mariait dans une combinaison baroque les idées (teintées d’hégélianisme) d’une mission historique particulière du monde slave 344 avec des réminiscences de nationalisme russe et une répulsion toute paysanne envers le mouvement ouvrier occidental, en particulier le mouvement ouvrier allemand. Mais ce panslavisme bakouninien n’avait strictement rien à voir avec le panslavisme russe réactionnaire tout court – et il était fort injuste de la part de Engels et Marx d’insinuer constamment qu’il y était spirituellement apparenté. (Ce faisant, ils n’agissaient pas autrement que Bakounine lui-même qui flairait sans cesse en eux des « pangermanistes » allemands). Il faut néanmoins reconnaître que le « panslavisme révolutionnaire » de Bakounine était un trait d’arriération dans son idéologie et l’expression du retard du socialisme russe de cette époque 345. À ceci près qu’il nous faut aujourd’hui rendre davantage justice à Bakounine et ne pas voir son panslavisme sous tous ses aspects avec les lunettes de la critique de Engels. Nous espérons avoir montré ici ce qui est est juste dans cette critique et donc mérite d’être retenu.
Notes
304 M. Bakounine, « Deux écrits des années 40 du XIXème siècle » (« Bibliothèque internationale de philosophie », vol. II, n° 11-2), p. 27-8. (La dernière proposition est soulignée par Bakounine).
305 W. Polonskij, « M. Al. Bakunin » (en russe), B. I., p. 204.
306 Il s’agit de la guerre opposant les États-Unis et le Mexique en 1846-47, à laquelle Engels avait, un an auparavant, consacré un article dans le même sens intitulé , « Les mouvements de 1847 ».
307 Cf. K. Kautsky, « La libération des nations » (« Die Neue Zeit », 1917, p. 148)
308 « Le panslavisme a toujours été, non seulement une idéologie fondamentalement réactionnaire, mais plus spécialement une idéologie de l’impérialisme russe. Engels se trompait lorsqu’il a cru qu’elle n’était pas née en Russie. Toute la théorie, la philosophie, toutes les publications du panslavisme, sont nées en Russie. » (R. Luxembourg, « Le cancan de la contre-révolution », « Przegląd Socjaldemokratyczny », 1908, p. 282). - Ce que dit Rosa Luxembourg est certes exact, - mais n’est valable que dans la mesure où on voit dans le panslavisme pour l’essentiel précisément une idéologie de l’impérialisme russe. Mais alors, ce n’est ni Kollar ni Gaj, mais Pogodin qui apparaît comme l'ancêtre authentique de la doctrine panslaviste. Engels, lui, comme nous allons le voir, avait une conception plus large du panslavisme ; de là son avis différent sur le lieu de naissance de cette idéologie.
309 On pourrait avoir l’impression que Engels ne refuse qu’exceptionnellement, seulement à un certain nombre de peuples slaves la droit à une existence indépendante. En réalité, comme nous le savons, il n’a voulu accorder un avenir national à aucun peuple slave – sauf les Russes et les Polonais.
310 La Galicie fait bien sûr exception.
311 Expression de K. Havlíček-Borovský, important journaliste tchèque.
312 Dans le même sens, le marxiste ukrainien W. Schach-Raj dit que l’Ukraine « avait toujours parlé le langage de l’indépendance nationale, même quand elle affirmait le contraire ». (Son livre : « À propos de l’instant » (en ukrainien), 1919.)
313 Ceux qui étaient ainsi attaqués ont réagi sur le même ton. Bakounine écrit : « Sont panslavistes, aux yeux des Allemands, tous les Slaves qui refusent avec fureur et dégoût la culture qu’ils veulent leur imposer. Si c’est ça le sens qu’ils donnent au mot ‘panslavisme’, alors je suis panslaviste de tout mon cœur. »
314 « Ces traîtres ont fini par comprendre qu’ils ont néanmoins été bernés par la contre-révolution, qu’il ne sera ni question d’une ‘Autriche slave’, ni d’un ‘État fédératif avec des nations égales en droit’ et surtout pas d’institutions démocratiques pour les Slaves autrichiens … Les comités de la Slovanská lípa se retrouvent partout face au gouvernement et font tous les jours la douloureuse expérience de s’être fait piéger. Mais il est trop tard maintenant ; réduits à l’impuissance dans leur propre pays face à la soldatesque autrichienne qu’ils ont eux-mêmes réorganisée, repoussés par les Allemands et les Magyars qu’ils ont trahis, rejetés par l’Europe révolutionnaire, ils vont devoir subir le même despotisme militaire qu’ils ont contribué à imposer aux Viennois et aux Magyars. »
315 Wendel dans la « Slavonic Review », p. 296.
316 Publié dans le « Bolschewyk » ukrainien, Charkov, 1930. (Cf. T. Prokopovytsch, « La question nationale au miroir déformant de W. Zatonsky » dans « Nova Kultura » (en ukrainien), Lemberg 1930.)
317 Cf. le passage suivant dans la « Confession » de Bakounine : « Les Allemands étaient habitués de longue date à les considérer (les Slaves autrichiens) comme leurs serfs, et ne leur accordaient même pas le droit de respirer en slave. Cette haine des Slaves, cette détestation était partagée par tous les partis (1848/49) sans exception. Non seulement il y avait les conservateurs et les libéraux qui s’en prenaient à l’Italie et à la Pologne, mais ceux qui criaient le plus fort contre les Slaves, c’étaient les démocrates – dans les journaux et les brochures, dans les parlements et les réunions populaires, dans les clubs, dans les bars et dans la rue … C’était un tel tapage, un tintamarre tellement incessant que si les braillements allemands pouvaient tuer ou blesser, les Slaves auraient péri, tous tant qu’ils sont, depuis longtemps. »
318 Voilà encore un pium desiderium de Bakounine, car la couche dominante aristocratico-bourgeoise n’a jamais cessé d’asservir les peuples étrangers vivant en Hongrie.
319 V. Čejchan, « Bakounine en Bohème » (en tchèque), 1928, p. 193, 196, 198.
320 Est visé ici surtout le rôle de Bakounine dans les préparatifs de l’action militaire slovaque contre les Hongrois (été 1848) qui échoua en raison des désaccords divisant les Slovaques eux-mêmes. (Voir : Tobolka, op. cit., I, 117. Également la lettre de L. Štur à Bakounine, dans V. Polonskij, « Matrialy etc., I, 28.) Bakounine, à vrai dire, se vit par la suite contraint de blâmer sévèrement ses amis slaves. « Frères, que faites-vous ?. » - écrivit-il à un partisan slave inconnu - « Vous menez le monde slave au désastre … Vous sacrifiez la grande cause des Slaves et n’agissez qu’au profit de l’empereur et de l’aristocratie autrichienne. Vous croyez que la diplomatie va vous sauver – elle causera votre perte. Vous déclarez la guerre à la Révolution, vous vous mettez au service de la réaction, vous êtes la honte de tout ce qui est slave. » (Steklov, « M. Bakounine, Œuvres et correspondance » (en russe), I, 320). Engels avait donc bien raison quand il écrivit en visant Bakounine : « Et quand des démocrates slaves sincères mais isolés crient maintenant aux Slaves autrichiens d’aller se joindre à la Révolution, de considérer la monarchie autrichienne comme leur ennemi principal, et même de faire cause commune avec les Magyars dans l’intérêt de la Révolution, ils font penser à la poule qui court de droite et de gauche sur le bord de la mare et se désespère à la vue des canetons qu’elle a couvés elle-même et qui lui échappent tout à coup pour aller plonger dans un élément qui lui est totalement étranger et où elle ne peut les suivre. »
321 Cf. M. Drahomanov, « Correspondance socio-politique de M. Bakounine avec Al. J. Herzen et Ogarjov », 1895, p. 285-289.
322 Voici ce passage : « … Mon imagination continuait à divaguer : je croyais et espérais que la nation hongroise, contrainte par les circonstances, par sa situation isolée entre des populations slaves, enfin par sa nature plus orientale qu’occidentale, que tous les Moldaves et les Valaques et finalement même les Grecs adhéreraient à la Ligue Slave, et qu’ainsi se formerait un empire oriental uni et libre, une nouvelle puissance mondiale en orient opposée, sans être hostile, à la puissance occidentale ; sa capitale serait Constantinople. » Les deux biographes russes de Bakounine divergent sur l’appréciation à porter sur ce passage très caractéristique. Tandis que Staklov entreprend de défendre Bakounine contre lui-même en insistant sur le caractère problématique de la « Confession » (« M. Bakounine, etc. » vol. I, p. 312-313), Plonskij estime que « non seulement il est superflu, mais qu’en outre il n’y a aucune raison de prendre ainsi la défense de Bakounine ». « Le panslavisme révolutionnaire », dit-il, « n’est malgré tout rien d’autre que du panslavisme. Or s’il y a du panslavisme quelque part, tôt ou tard, mais en tout cas inévitablement, on voit arriver aussi Constantinople. » Op ; cit., p. 369-370.)
323 C’est pourtant bien ce que fait Engels ; par exemple dans son fragment « Monde germanique, monde slave ». (G. Mayer, op. cit., II, 55.)
324 « De la même façon que, dans le reste de l’Allemagne, à l’abri de la ‘philosophie’, la politique et la théologie étaient soumises à la critique, en Autriche, à la barbe de Metternich, la philologie était utilisée par les panslavistes pour prêcher la doctrine de l’unité slave et créer un parti dont le but évident était de bouleverser en Autriche les rapports de toutes les nationalités entre elles ... » (Engels)
325 Le plus grand poète ukrainien.
326 Historien ukrainien.
327 « Confession de M. Bakounine », 6-7.
328 « Appel », p. 37-38.
329 Citation d’un poème de la poétesse russe Zinaïda Hippius.
330 Bakounine est resté toute sa vie fidèle à cette idée – très paysanne - de brûler les documents.
331 « Confession », 61-62.
332 La grande insurrection des paysans russes ayant à sa tête le Cosaque Emelian Pougatchev.
333 Cf. chapitre 3 de la section I. C’est seulement en 1856 qu’on trouve dans la correspondance de Marx et Engels, jetée comme au passage, la remarque suivante : « Toute l’affaire en Allemagne dépendra de la possibilité de soutenir la révolution prolétarienne par une sorte de réédition de la guerre des paysans ». Lettre de Marx à Engels du 16.04.1856.
334 Supplément au n° 122/23 du « Kolokol » (15 mars 1862, Londres), p. 1026. - Naturellement, même Bakounine le savait : « La nationalité est un fait, pas un principe. Étant un fait, elle a le droit d’exister et de se développer librement. Si c’est un principe, elle ne sert que de dérivatif contre l’esprit de la Révolution. Le droit de la nationalité est le résultat naturel du principe suprême de la liberté ; mais dès qu’il se dresse contre la liberté, il cesse d’être un droit. » (Bakounine).
335 « C’est pourquoi quand certains disent qu’ils veulent la restauration de la Pologne sur la base du principe des nationalités, cela prouve seulement qu’ils parlent sans savoir : car la restauration de la Pologne signifie la restauration d’un État qui serait fait d’au moins quatre nationalités. » (Cité d’après la traduction de H. Cunow, « La théorie marxiste de l’histoire, de la société et de l’État », II, 45).
336 Bakounine lui-même avait une vision déformée de cette relation, et il ne pouvait en être autrement. C’est ainsi qu’il reproche aux « marxistes », « pangermanistes dévorant le monde entier » (!), d’être bien obligés d’être contre la révolution paysanne à partir du moment déjà où cette révolution représente une révolution spécifiquement slave » (État et anarchie », 1919, p. 254.) C’était en fait l’inverse : Marx et Engels étaient contre la « révolution slave » de Bakounine parce qu’elle était à leurs yeux une révolution spécifiquement paysanne … C’est ainsi que Marx écrit dans ses notes sur ce livre de Bakounine : « Il veut que la révolution sociale européenne, qui repose sur la base économique du mode de production capitaliste, ait lieu en prenant pour référence les peuples agricoles et pastoraux russes ou slaves, en ne s’élevant pas au-dessus de cette échelle … Ce ne sont pas les conditions économiques, c’est la volonté, qui est le fondement de sa révolution sociale. » (Letopisi Marksizma » (en russe), II, 1926, p. 94.)
337 « Kolokol », ibid. p. 1025.
338 La proclamation de Bakounine commence ainsi : »Sans aucun doute, l’empire turc s’effondrera en même temps que l’Autriche, et sur les décombres de ces deux États monstrueux, on verra se lever les représentants missionnés d’une nouvelle civilisation, d’une nouvelle vie, d’une liberté sans bornes : les Italiens, les Grecs, les Magyars, et tout le grand peuple slave fraternellement réunifié. La Pologne s’est éveillée à une nouvelle vie. Cela va être le tour de la Russie. Oui certes, une époque vraiment grandiose. » (Ibid. p. 1021)
339 Là, Bakounine se trompe, car les Ukrainiens de Galicie sont, ou plutôt étaient catholiques jusqu’à il y a peu (« Église grecque-catholique »).
340 Il était à cette date-là encore permis de poser la question ainsi. Raison pour laquelle Drahomanov avait tort de s’indigner de considérations semblables chez Herzen. (Cf. son livre : « La Pologne historique et la démocratie grand-russienne » [en russe], Genève, 1881.)
341 « Kolokol », ibid. p. 1027.
342 À vrai dire, dès 1860, Kostomarov, historien ukrainien célèbre, s’adressa aux éditeurs du « Kolokol » pour leur dire : « Que donc ni les Russes, ni les Polonais, ne considèrent les territoires habités par notre peuple comme les leurs ! » (Article « L’Ukraine » dans le n° 61 du « Kolokol » de 1860.) Cette mise en garde n’était pas déplacée, comme le montre l’article de Herzen dans le n° 147 du « Kolokol » de 1862, dans lequel celui-ci déclarait à l’intention des Polonais : « Y a-t-il un seul Russe qui ne regarderait pas, et à bon droit, Kiev (la capitale de l’Ukraine) comme une ville tout aussi russe que Moscou ? »
343 Ce n’est assurément pas un hasard si à ses débuts, la social-démocratie russe, précisément elle, se montra si peu ouverte aux aspirations « séparatistes » des nationalités non-russes ! Le prolétariat urbain d’Ukraine, de Biélorussie etc. était russifié ou russe, et il n’était que naturel qu’il ait vu dans les mouvements nationaux séparatistes plus un facteur parasite désagréable qu’un allié pour l’avenir. Ce n’est qu’avec Lénine que la question nationale devait prendre une nouvelle importance – cette fois comme problème stratégique de la révolution prolétarienne.
344 Ce que Drahomanov dit de Herzen vaut tout autant (avec certaines restrictions) pour Bakounine : « De par sa formation historico-philosophique initiale, Herzen était – tout comme Constantin Aksakov et leurs autres camarades russes – un Hégélien. Or, suivant la doctrine de Hegel, l’humanité évolue en franchissant différentes marches, chaque marche s’incarnant dans une nation donnée. Selon Hegel, ce sont les Allemands (et particulièrement les Prussiens) qui sont sur la dernière marche, aucune succession n’étant prévue par ailleurs. De sorte que Herzen lui-même se moquait des Hégéliens selon qui le Seigneur Dieu vivait maintenant à Berlin. Les Hégéliens de Moscou, pour leur part, n’y ont changé qu’une chose, ils ont transféré le Seigneur Dieu chez les Slaves, et parmi ces derniers, bien entendu chez les Grands-Russiens. Ce faisant, les socialistes, comme par exemple Herzen, ont combiné la théorie du remplacement de la période germanique de l’histoire par la période slave avec celle du remplacement du règne de la bourgeoisie par le triomphe des classes ouvrières ... » (« Correspondance de M. A. Bakounine avec A. J. Herzen et M. P. Ogareff, p. 73.) Cf. l’article de Plekhanov « De l’idéalisme au matérialisme » (1914) : « Chaque niveau de développement de l’esprit du monde est représenté sur la scène historique, dans la doctrine hégélienne, par un peuple particulier ... L’époque historique actuelle est l’époque de la culture germanique … Mais les peuples slaves ne pouvaient bien entendu pas reconnaître sans ambages l’hégémonie germanique. Dans les pays slaves, à partir de l’époque de Schelling, une partie de la classe moyenne cultivée se penchait activement sur la question de savoir quelle étape du développement de l’esprit du monde il était dévolu à ces peuples de représenter. » « Sotchynenia », vol. XVIII, p. 140)
345 Cf. la lettre de Bakounine à N. Joukovski, 17.07.1870 : « Karl Marx a parfaitement raison en ce qui concerne le panslavisme, qui a toujours été et sera toujours un despotisme caché. Les tsars russes ont toujours promis aux peuples slaves de les libérer du joug étranger, pour ensuite les assujettir au despotisme russe …, et on est bien obligé de reconnaître que nos frères slaves prêtent activement main forte à la propagande tsariste avec leur nationalisme unilatéral, de même que les Prussiens en Silésie (avec leur politique antipolonaise) et nos Polonais (aspirant à se soumettre les Ukrainiens) dans la Galicie petite-russienne. » (Steklov, op. cit., tome III, p. 330, note 1.)