1920-23 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
Avant-propos
Il arrive en ce
moment à la doctrine de Marx ce qui est souvent arrivé,
dans lhistoire, aux doctrines des penseurs révolutionnaires
et des chefs du mouvement libérateur des classes opprimées...
Après leur mort on tente de les convertir en icônes
inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, dentourer leur
nom dune auréole de gloire pour la consolation
des classes opprimées et pour leur duperie, en même
temps quon émascule la substance de leur
enseignement révolutionnaire, quon en émousse le
tranchant, quon lavilit.
Lénine,
LEtat et la Révolution.
Août 1917.
Les débuts de la Russie soviétique, les premiers congrès de lInternationale communiste, la période qui sétend doctobre 1917 à la mort de Lénine, en janvier 1924, bien que vieux seulement de trente années, sont déjà, dans le mouvement socialiste, une sorte de préhistoire. Les destructions de la seconde guerre mondiale ont anéanti une partie considérable des ouvrages et périodiques qui sy rapportent, ne laissant subsister que des fragments, des collections morcelées, difficilement accessibles. Là nest cependant pas le plus grave. Le plus grave, cest que ceux-là mêmes qui se prétendent les dépositaires et les continuateurs de luvre commencée en 1917 sont les agents les plus acharnés de cette destruction ; ils ne lévoquent que pour la défigurer, ils lui ont fait subir les déformations successives pour, finalement, la réduire en un manuel où se trouve rassemblé le maximum de falsifications, de suppressions, de lacunes, dajoutés, et dont le trait distinctif est quil contredit tous ceux écrits antérieurement par les historiens officiels du régime. Ce catalogue annule les précédents , disent les marchands.
Sur cette période jai des souvenirs précis et nombreux ; sur tous les événements importants je puis apporter mon témoignage, le témoignage direct dun participant. Il mest arrivé souvent den parler devant des amis ou dans des réunions, et la remarque invariable de mes auditeurs était que je devais écrire ce que je leur avais raconté.
Je me décide à le faire aujourdhui pour plusieurs raisons. On publie de temps à autre des livres sur la naissance de lU.R.S.S. , ou sur lInternationale communiste, ou sur Lénine, et il arrive parfois que leurs auteurs se présentent ou se laissent présenter comme des confidents , des amis de Lénine et même comme des conseillers . Je sais que leur prétention est risible. Mais la tactique du gros mensonge a fait ses preuves ; il nest pas permis de lignorer. Le dernier en date de ces ouvrages, publié à New York en 1947, Pattern for World Revolution, et à Paris en 1949, en français, sous le titre Du Comintern au Stalintern, est anonyme. Le ou les auteurs sont dissimulés sous le pseudonyme dYpsilon. A côté derreurs qui surprennent, il renferme une bonne part dinformations vraies, il constitue dans lensemble un important document. Mais il est clair que pour quun tel livre puisse prendre sa juste valeur et être utilisé, la première condition est quon en connaisse lauteur. Or celui-ci, ou ceux-ci veulent si bien se cacher quils vont jusquà inventer des personnages ou à camoufler certains de ceux quils font parler pour brouiller les sources ou pour quelque autre raison. Il est donc temps pour moi de parler pour mon propre compte, de dresser en face des déformations et des écrits des mercenaires un récit véridique.
Jai fait plusieurs séjours en Russie soviétique de 1920 à 1924, le plus long ayant été de dix-sept mois, de juin 1920 à octobre 1921 ; je retournai à Moscou dès février 1922, puis chaque année, parfois plusieurs fois dans la même année. Jai participé au 2e Congrès de lInternationale communiste comme membre du bureau ; puis, au 3e et au 4e Congrès ; jai été membre du Comité exécutif de lInternationale communiste de juin 1920 à juin 1921, et de son petit bureau à partir du Congrès de Tours (décembre 1920) où le Parti socialiste français vota ladhésion à lInternationale communiste ; jai travaillé avec Losovsky à la création de lInternationale syndicale rouge ; jai fait partie de la délégation de lInternationale communiste à la Conférence des trois Internationales à Berlin, et de celle qui siégea à Hambourg lors de la fusion de la 2e Internationale et de lUnion internationale des partis socialistes ; dans le Parti communiste français, jétais au Comité directeur, au Bureau politique et à la direction de lHumanité de 1923 à mars 1924. Jénumère tous ces titres sans en excepter aucun, non que jen tirai jamais vanité : la plupart me furent imposés ; je ne les acceptais quà mon corps défendant et nétais jamais plus heureux que lorsque je pouvais men libérer et rentrer dans le rang. Je ne les rappelle que pour donner mes références ; le lecteur saura que jai été en tous cas assez bien placé pour connaître les hommes et les faits quand Lénine vivait.
Jai retrouvé suffisamment de documents pour pouvoir étayer mon récit, vérifier les faits et les dates quand javais quelque doute. Mes souvenirs étaient si précis et si sûrs que les erreurs que jaurais pu commettre nauraient été que dinfimes erreurs de détail. Pour les révolutionnaires de ma génération qui ont répondu à lappel de la Révolution dOctobre, ces années ont laissé en eux une empreinte profonde. Nous avons touché alors le plus haut de nos buts ; la foi internationaliste que nous avions gardée intacte durant lentre-massacre des prolétaires trouva sa récompense quand surgit la nouvelle Internationale ; les honteuses abdications de 1914 étaient vengées ; la République soviétique annonçait la société socialiste, la libération de lhomme. De telles époques sinscrivent dans la mémoire pour nen plus sortir.
Le destin de la Révolution russe, lacrobatie quotidienne des récentes années dénommée marxisme-léninisme posent dimportantes questions : Staline continue-t-il Lénine ? Le régime totalitaire est-il une autre forme de ce quon avait appelé dictature du prolétariat ? Le ver était-il dans le fruit ? Le stalinisme est-il un développement logique et presque inévitable du léninisme , ainsi que laffirme Norman Thomas ? Pour y répondre il faut dabord connaître les faits, les idées, les hommes tels quils furent dans les années héroïques de la Révolution : un travail préalable de déblaiement est nécessaire, car ils ont été systématiquement ensevelis sous des couches successives de mensonges différents. Mon travail doit aider à les restituer dans leur vérité. Je dirai simplement : jétais là ; cétait ainsi. Mon dessein est de faciliter la tâche de ceux qui sintéressent à lhistoire de ces temps en mettant chaque fait dans sa vraie lumière, en donnant à chaque texte son plein sens.
Avant décrire mon récit, jai voulu relire louvrage de lauteur anglais Arthur Ransome, Six semaines en Russie, publié en 1920. Ransome avait eu linestimable privilège de pouvoir se rendre en Russie soviétique au début de 1920, quand navait pas encore été rompu le cordon sanitaire de Clemenceau. Sa connaissance de la langue et du pays, la sympathie quil éprouvait pour le régime naissant bien quil ne fût pas communiste, lui permirent de tracer une esquisse vivante et fidèle du régime et des hommes. Avec lui on pénétrait dans le bureau de Lénine, on suivait la conversation, on voyait Lénine rire et cligner de lil... Derrière le terrible théoricien, on pouvait apercevoir le réel Boukharine, juvénile et chaleureux, tandis quil quittait en sautillant le hall de lhôtel Métropole après avoir évoqué devant son interlocuteur, incrédule et cependant séduit, le déroulement de la révolution dans le monde. Le livre était écrit dans le style le plus dépouillé, sans emphase ; cétait un rare présent.
Je me suis efforcé de le prendre pour modèle. Jétais souvent tenté, quand la différence entre hier et aujourdhui était évidente et même criante, de marrêter un instant pour poser la question : Est-ce la même chose ? mais je men suis volontairement abstenu. Je veux me borner à donner mon long rapport sur la vie dans la République des soviets, sur lInternationale communiste et sur lInternationale syndicale rouge, sur les hommes et sur les événements ; je lécris aujourdhui comme jaurais pu le faire en 1924 ; mes sources sont toutes dans des publications officielles de lInternationale communiste ; les vérifications sont faciles.
Pour les congrès et conférences, il ne pouvait être question den donner des comptes rendus complets ; lhistoire de lInternationale communiste et de la Révolution russe en ces années décisives exigerait plusieurs volumes ; les ordres du jour étaient toujours très chargés ; les réunions de commissions et les séances plénières étaient nombreuses, les thèses abondantes, les résolutions multiples... Mais, y ayant participé, il métait possible den extraire lessentiel, de détacher les points sur lesquels avait été mis laccent, de montrer la continuité des débats successifs et de souligner leurs conclusions. Je nai donc fait quun minimum de citations. Mais jai rassemblé les principaux textes de Lénine dans cette période ; ils vont de lEtat et la Révolution au discours du 4e Congrès (novembre 1922) - sa dernière intervention dans la vie de lInternationale communiste. On les trouvera en appendice.
Novembre 1949.