1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

XII : Radek parle de Bakounine

Dans cette période d’avant congrès, j’eus une occupation supplémentaire avec la commission des mandats ; j’avais été désigné par le Comité exécutif pour en faire partie avec le Bulgare Chabline, et Radek, alors secrétaire de l’Internationale communiste.


Radek occupait dans l’Internationale une position particulière. Il était Polonais, avait surtout milité en Allemagne et maintenant il était plus ou moins russifié. Il avait la réputation d’un journaliste brillant et informé, mais il n’était pas rare d’entendre formuler des remarques désobligeantes quant à son comportement dans les groupements où il avait travaillé. Au cours des réunions intimes de la commission, et plus tard à l’Exécutif de l’Internationale communiste, j’eus l’occasion de le bien connaître. Après notre première rencontre au Comité exécutif, il m’avait demandé d’aller le voir à son bureau de l’Internationale, installée alors dans l’immeuble de l’ancienne ambassade d’Allemagne, la maison où l’ambassadeur von Mirbach avait été assassiné par le socialiste-révolutionnaire Bloumkine. Il prétendait connaître le français, mais en tout cas il ne le parlait pas et notre conversation eut lieu en anglais. Durant un récent emprisonnement en Allemagne, il avait, croyait-il, perfectionné sa connaissance de l’anglais ; il avait peut-être appris à le lire, mais la langue qu’il parlait était effroyable ; il était cependant le seul à ne pas s’en apercevoir, car il s’exprimait avec son assurance habituelle. Pour cette première rencontre il s’était mis en frais d’amabilité, et après m’avoir demandé quelques informations sur le mouvement français, il parla de ses récents travaux, notamment d’une étude sur Bakounine. “ Dans ma prison, dit-il, j’ai relu les principaux écrits de Bakounine et j’ai acquis la conviction que le jugement que nous, social-démocrates, portions sur lui, était en bien des points erroné. C’est un travail qu’il faut reprendre. ” J’avais l’impression d’une concession imprévue au syndicalisme et à l’anarchisme qui plaçaient Bakounine parmi leurs grands précurseurs.

Revenant aux choses de France, il me demanda mon opinion sur les dirigeants du Parti socialiste français, en particulier sur Cachin et Frossard, et sur leur mission d’information. Il connaissait Francis Delaisi par son ouvrage sur La démocratie et les financiers, me questionna sur son activité présente et sur sa position pendant la guerre, sur la possibilité de l’amener au communisme. Je dus répondre que je n’en savais rien ; Delaisi était resté silencieux pendant la guerre dont il avait cependant annoncé l’approche, et assez exactement le caractère, dans sa brochure La guerre qui vient.

Notre tâche, à la commission, était assez facile ; les délégués qui nous soumettaient leur mandat étaient presque tous connus ; il n’y eut guère de contestations ; seulement un incident de peu d’importance au sujet de la délégation française. Jacques Sadoul et Henri Guilbeaux avaient participé au premier congrès. Guilbeaux, considéré comme représentant de la “ gauche française de Zimmerwald ”, avec voix délibérative ; Sadoul, mandaté par le groupe communiste de Moscou, avait été admis avec voix consultative. Fallait-il les inclure tous les deux dans la délégation ? J’étais alors le seul délégué ayant un mandat du Comité de la 3e Internationale. J’estimais que Guilbeaux, par l’action qu’il avait menée en Suisse, était qualifié pour recevoir un mandat avec voix délibérative, tandis que Sadoul, qui se rattachait au Parti socialiste et n’avait été qu’un rallié de circonstance, aurait seulement voix consultative. Cette proposition n’avait guère plu à Radek - il détestait Guilbeaux pour des raisons personnelles ; il en avait avisé Sadoul qui nous envoya une vive protestation. On mit finalement Guilbeaux et Sadoul sur le même plan : délégués avec voix consultative, ce dont ils ne furent satisfaits ni l’un ni l’autre.


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