1921 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1921
I : La question syndicale provoque un grand débat
Peu après mon retour à Moscou, je rencontrai Losovsky ; il me parla dune importante réunion syndicale qui devait avoir lieu dans la soirée. Il men indiqua lobjet en termes si vagues que je ne pouvais savoir de quoi il sagissait réellement ; mais cela me rappela une conversation du train au cours de laquelle Trotsky avait fait allusion aux préoccupations de la direction du Parti au sujet de lorganisation de la production, en particulier du rôle des syndicats dans ce domaine. Cette réunion fut bientôt suivie de plusieurs autres sur le même thème, les journaux en donnèrent des comptes rendus. La question prit très vite une ampleur extraordinaire ; divers groupes se formèrent au sein du Comité central, sopposant publiquement les uns aux autres ; il fut dès lors possible de saisir exactement la nature du problème posé, se suivre une discussion qui allait provoquer de profonds remous et devait marquer une date importante dans la vie du Parti.
Le régime appelé communisme de guerre , né de la guerre aurait dû mourir avec elle ; il lui survivait parce quon hésitait sur le caractère de lorganisation qui devrait le remplacer ; on cherchait, on tâtonnait, on ne se décidait pas ; il nest que juste de mentionner ici quaprès leffort épuisant quavait exigé la guerre, on éprouvait, dans toutes les couches de la société soviétique, un besoin légitime de souffler. Cependant cette survie présentait de sérieux dangers. Le communisme de guerre, qui navait de communisme que le nom - le communisme présuppose labondance et cétait la pénurie - avait été une nécessité de la guerre imposée par les Blancs et par lEntente. Pour résister à la poussée de la contre-révolution pendant trois ans renaissante, aux interventions française, anglaise et américaine, il avait été indispensable déquiper lArmée rouge, et cet équipement, si sommaire fût-il, absorbait une énorme part des ressources du pays ; tout, dans la production, était orienté vers la guerre, et pour nourrir larmée et les ouvriers des usines, on réquisitionnait les produits agricoles dans les campagnes. Cette réquisition était brutale par sa nature même - elle irritait et en même temps décourageait les paysans puisquon ne leur laissait rien de plus que ce quil fallait pour leur subsistance - elle létait parfois encore plus quil nétait nécessaire par suite de linintelligence ou de la suffisance de jeunes bolchéviks grisés par un pouvoir dont ils disposaient soudain. Les paysans lavaient néanmoins supportée, mais à présent, leur patience, ou leur bonne volonté, était épuisée. Ce quon a appelé après la deuxième guerre mondiale la reconversion de léconomie de guerre en économie de paix mais qui aurait paru alors une expression bien ambitieuse, cétait le problème que la République des soviets devait résoudre. Lheure était venue de desserrer létreinte [23].
En une image frappante, Trotsky avait caractérisé, devant le Comité central, lexcès de centralisation auquel la guerre civile avait conduit : Nous avons planté un immense encrier sur la place Rouge, et chacun, pour écrire, doit venir y tremper sa plume. Un organisme avait bien été créé pour aménager léconomie du pays : cétait le Conseil suprême de léconomie, mais pour des raisons diverses, il remplissait mal son rôle, et les syndicats, qui y occupaient une place prépondérante, sacquittaient mal de leur tâche. Cherchant à en découvrir les raisons, Trotsky, au temps où il était commissaire aux transports, syndiqué comme travailleur de lindustrie, sétait fait désigner comme délégué du syndicat au Conseil général de la Confédération générale des syndicats et, ainsi, participait à ses réunions. Ce qui lavait frappé tout dabord cétait la nonchalance qui caractérisait leur préparation et leur méthode de travail. Personne nétait là à lheure fixée, les membres arrivaient les uns après les autres ; chaque réunion commençait avec un grand retard. Habitué à lexactitude par une disposition naturelle quavaient renforcée les disciplines de la guerre, ces choses le choquèrent. Si une telle nonchalance était de règle à la tête, on pouvait imaginer ce qui existait à mesure quon descendait vers les organisations de la base. Cette expérience, bien que brève mais à ses yeux décisive, lavait amené à proposer des modifications à la structure syndicale dans un projet quil soumit au Comité central.
Que les syndicats fussent dans un état de semi-léthargie, personne au fond ne le contestait ; on ne différait davis que sur ses causes et sur les remèdes. La crise était incontestable, il fallait trouver une solution. Or, on démobilisait lArmée rouge et Trotsky demandait : Quallons-nous faire de tous ces jeunes hommes de valeur qui sy sont formés, organisateurs et administrateurs capables, exacts, ponctuels, sachant travailler, habitués au travail déquipe ? Allons-nous simplement les rejetaient dans la vie soviétique sans chercher à utiliser au mieux leurs capacités ? Répondant à la question, il proposait de les incorporer, en des proportions à déterminer, dans les directions syndicales où ils apporteraient un stimulant et de précieuses habitudes de travail. Cest là-dessus que la discussion sétait engagée. Certains membres du Comité central, au premier rang Tomsky, secrétaire de la Centrale syndicale, se montraient violemment hostiles, niaient la crise. Dautres hésitaient, cherchaient un compromis. Le problème était si important et si complexe que le Comité central décida quune large discussion publique aurait lieu, dans les journaux, où chaque tendance pourrait exposer et défendre sa thèse, et dans des réunions publiques.
Il y eut, au début, cinq tendances : celle de Trotsky, de Boukharine, de Chliapnikov (quasi syndicaliste quoique membre du Parti et très attaché au Parti), de Sapronov (centralisme démocratique) ; le statu quo était défendu par Tomsky, Zinoviev, Kamenev. Au cours de la campagne, les nuances intermédiaires disparurent ; Trotsky, tenant compte de la justesse de certaines critiques formulées contre son projet, le modifia, mais en sélevant énergiquement contre ceux qui prétendaient y voir une militarisation des syndicats. Au cours dune réunion à laquelle jassistais, Riazanov ayant cru pouvoir donner une interprétation humoristique du projet sous la forme dun jeune militaire hautain, faisant irruption, le bonnet sur loreille, dans un bureau syndical et prétendant dicter les décisions, Trotsky sétait fâché et une bonne partie de la salle avait protesté avec lui. Une plate-forme commune réunit Trotsky, Boukharine et Sapronov, en face des tenants du statu quo que soutenait Lénine sans trop sengager cependant (la tendance de Chliapnikov était trop faible pour se faire une place entre ces deux blocs). On sut et on comprit plus tard que ce que Lénine reprochait à la proposition de Trotsky cétait, avant tout, dêtre inopportune. Il avait en tête une autre solution, infiniment plus profonde, puisquelle modifiait la structure même du régime de léconomie soviétique en plusieurs points essentiels, celle que le Parti devait faire sienne quelques mois plus tard : la N.E.P. [24].
Notes
[23] Sur cette question, voir Cours nouveau, par L. Trotsky, pp. 75-76. Dans une proposition soumise au Comité central du Parti, en février 1920, Trotsky disait : Il est évident que la politique actuelle de réquisition daprès les normes de consommation... menace de désorganiser complètement la vie économique du pays.
[24] Au 10e Congrès du Parti communiste russe, à la séance du 8 mars, il parla de ce grand débat en ces termes : Je passerai maintenant à un autre point : à la discussion sur les syndicats qui a pris tant de temps au Parti. À mon avis ce luxe était tout à fait inadmissible, et en permettant une telle discussion, nous avons certainement fait une faute. Nous avons mis à la première place une question qui, pour des raisons objectives, ne pouvait occuper cette place, et nous nous sommes emballés sans nous rendre compte que nous détournions notre attention des questions réelles et menaçantes qui étaient si près de nous.