1921

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1921

Alfred Rosmer

V : Bilan d’un séjour de dix-sept mois

Les congrès achevés, la plupart des délégués ne se pressaient pas de partir, surtout les simples sympathisants ou curieux qui trouvaient bien intéressante la vie à Moscou ; ils parlaient des débats et des décisions des congrès avec détachement, en observateurs. On raillait doucement le fausset de la voix de Zinoviev, les leaders les avaient déçus, en particulier Lénine, tellement différent par sa mise, par son éloquence, du type “ révolutionnaire russe ” qu’ils avaient pu rencontrer en Occident et qu’ils auraient aimé retrouver à Moscou. Cependant il fallait partir ; quand, du menu exceptionnel du congrès on revint à la diète ordinaire, il y eut soudain affluence au bureau qui organisait les départs.


Je prolongeai quelque temps mon séjour. Pendant ces dix-sept mois, j’avais accumulé quantité de documents et de notes qu’il me fallait mettre en ordre, et je devais encore attendre que Marchand eût terminé ses traductions des dépêches et rapports diplomatiques qu’il faudrait ensuite faire passer en France. Au jour fixé pour notre départ, Trotsky vint à Lux dans l’après-midi. Il avait projeté d’être à la gare, au départ du train, mais il y avait ce même soir une réunion importante du Conseil des commissaires du peuple, d’où il ne pourrait guère s’échapper ; j’insistai vivement pour que, en aucun cas, il ne se dérangeât. Je ne fus cependant pas trop surpris quand, à la gare, quelqu’un l’annonça. Il me demanda, entre autres choses, de saluer Pierre Monatte - il regrettait beaucoup qu’il ne soit pas venu au congrès - et tous ceux avec lesquels il avait travaillé, à Paris, pendant la guerre, au Comité pour la reprise des relations internationales. L’attitude de la délégation française au congrès de l’Internationale syndicale rouge l’avait irrité ; la déclaration de la minorité syndicaliste de la C.G.T., publiée à Paris, par laquelle elle renonçait présentement à défendre l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge en conséquence de la décision sur la “ liaison organique ” - signée non seulement par des syndicalistes communisants mais aussi par des membres du Parti communiste, c’était à ses yeux une faute grave de la part des premiers, une attitude déconcertante des autres. Mais cela n’entamait en rien sa confiance dans le prolétariat français.

Le train nous conduisit jusqu’à Reval où nous embarquâmes sur un agréable petit bateau qui devait nous mener à Stettin. Nous étions une dizaine de délégués. Après l’austérité moscovite, c’était le grand luxe : cabine confortable, table abondamment garnie, des choses rares, une cuisine variée. La mer était tranquille, le bateau glissait sans secousses ; nous somnolions dans cette quiétude quand une sombre rumeur se répandit : “ Nous sommes tous repérés ! ” On se réunit par petits groupes pour en discuter, examiner ce qu’il conviendrait de faire, les mesures à prendre ; si c’était l’arrestation à Stettin, il fallait aviser dès maintenant. Parmi nous, un Polonais se montrait particulièrement inquiet ; c’était une réduction et une imitation de Radek ; soudain il s’emporta comme s’il avait trouvé un exutoire à son souci et la clé de son infortune : “ C’est encore de la faute à Trotsky ”, dit-il ; et se tournant vers moi : “ Qu’avait-il besoin de venir à la gare ? ” Je ne pouvais que baisser la tête ; c’était moi le responsable... En fait notre inquiétude ne dura guère ; nous continuâmes à manger de bon appétit et retrouvâmes vite notre bonne humeur, l’infortuné Polonais excepté... et nous débarquâmes à Stettin sans encombre. Mais qui s’était amusé à nous alarmer ? Un courrier de l’Internationale communiste voyageait avec nous ; je le connaissais, c’était un bon vivant, faisant bien son métier, plutôt sceptique ; or, auprès des Russes, les “ délégués ” n’étaient guère populaires ; il y avait à cela des raisons générales - la passivité des prolétariats d’Occident laissant seuls les communistes russes, - et particulières - les exigences incroyables de certains délégués ; il était aisé de deviner que notre courrier s’était diverti à nos dépens.


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