1936 |
Lettre à O. Fischer. Traduite de l'allemand. |
Œuvres – mars 1936
Lettre à O. Fischer
Cher Camarade Fisher [1],
1) Je considère le développement des événements en Amérique comme une importante victoire et une grande leçon pour nous tous. Notre organisation est passée à l'offensive. Combien de temps durera le capital du parti socialiste, je l'ignore. De toute manière, nous nous renforcerons. Alors commencera le chapitre suivant. Si, dans cette affaire, on évite les erreurs françaises (et l'entrée unitaire ouvre déjà, de ce point de vue, une bonne perspective), les succès ne se feront pas attendre. J'ai reçu hier une lettre très optimiste de Cannon [2] avec des coupures du quotidien stalinien qui montrent quelle rage et quelle panique se sont emparées des staliniens à propos du tournant de notre organisation.
2) Je ne crois pas qu'on puisse publier les Thèses de Guttmann [3] contre la volonté de notre groupe tchécoslovaque. Je ne puis juger dans quelle mesure leurs arguments sont justes. En tout cas, il ne peut s'agit pour nos amis d'un désir de s'adapter passivement à la bureaucratie stalinienne.
3) La situation de notre section française n'est pas brillante du tout : en politique, de graves erreurs ne sont jamais sans conséquences. D'abord, on a laissé Molinier [4] en faire à sa guise pendant des mois, de façon totalement opportuniste. Par esprit de conciliation et manque de résolution, on en est venu à la scission. Après la scission, il fallait, d'un côté, une offensive politique implacable, de l'autre une politique organisationnelle souple. Dans le domaine politique, on a remporté en quelques semaines une victoire politique complète, car La Commune a renoncé à toutes ses " inventions " et s'est simplement ralliée à la " Lettre ouverte ". De cette victoire, cependant, ce n'est pas notre section, mais La Commune, qui a profité, car notre section persévérait dans une " implacable " passivité et n'avait aucune politique à l'égard de La Commune, à moins de considérer comme une politique celle de l'autruche [5].
Le secrétariat international a commis lui aussi dans cette affaire de graves fautes du même genre. Mais sur ce sujet J'ai déjà écrit à plusieurs reprises.
Les deux groupes semblent avoir ensemble de six cents à sept cents membres. Cela prouve que, sans la maudite politique d'adaptation depuis juillet 1935 et sans la scission traîtresse de la part de Molinier, après son exclusion, nous pourrions avoir une section de mille cinq cents à deux mille membres. Il ne faut pas oublier qu'après six ans d'existence notre section comptait avant l'entrée moins de cent membres. Ce qu'on appelle le " tournant français ", en dépit de toutes les bêtises et de tous les crimes commis, trouve ici son entière justification politique : on ne peut le contester qu'en renonçant à la pensée politique elle même. Car toutes les organisations indépendantes n'ont connu que des pertes pendant cette période défavorable.
Et maintenant ? La décision du S.I. sur la commission Crux reste en vigueur [6]. Malheureusement, les camarades d'Amsterdam semblent jusqu'à présent n'avoir entrepris aucune démarche (ce qui, je crois, s'explique par l'absence du camarade Schmidt [7]. Il faut espérer que le groupe Molinier recevra prochainement la demande d'Amsterdam.
Mais la commission Crux ne pourra plus entreprendre grand chose, sinon ce qui a été préparé par le secrétariat international et par la direction de notre section française. C'est pourquoi je propose que le S.I., avec le comité central ou le bureau politique français, discute en détail de la situation pour élaborer des perspectives pour l'avenir. " Nous ne voulons pas entendre parler de Molinier " n'est pas un programme politique. Car il ne s'agit pas de Molinier, mais d'un groupe important, La Commune. Ce groupe s'est constitué à cause des erreurs de notre section. On peut changer la politique incorrecte, mais cette modification ne supprimera pas pour autant des conséquences de la période écoulée : elles continuent d'être des obstacles. Molinier a plus nui. à notre mouvement ces derniers mois qu'il ne lui avait été utile au cours des années précédentes : c'est incontestable. Mais il s'agit de trouver des moyens et des méthodes pour éliminer la néfaste influence de Molinier. Toute la politique menée jusqu'ici n'a fait que l'aider. Au lieu de créer des différences dans les rangs de ses partisans, on est allé jusqu'à frôler une nouvelle scission : il suffit sur ce point de lire la lettre de Craipeau [8]. Il ne faut donc pas partir de sentiments subjectifs, aussi justifiés soient ils, mais de la situation objective telle qu'elle a été créée par les bêtises et les crimes subjectifs.
On parle d'un congrès du nouveau parti et on fait à cette occasion comme si La Commune n'existait pas du tout. Si on veut l'anéantir, il faut lui déclarer la guerre sainte, par la parole et les écrits. Si on la considère comme un mal inévitable pour la création du nouveau parti, il faut le dire franchement et poser les conditions d'une future conférence commune. Mais le silence qu'on observe sur La Commune est la politique la plus impuissante et la plus néfaste qui se puisse réellement imaginer.
" Il faut reculer pour mieux sauter ", comme disent les Français. Telle est mon opinion sur la situation. On n'a pas tué l'aventurisme criminel de Molinier, on l'a renforcé. La tâche reste donc entière pour l'avenir. On ne peut pas sauter par dessus La Commune, pas plus que notre section américaine ne pouvait sauter par dessus le parti socialiste de gauche. Pour éliminer l'aventurisme de Molinier, il va maintenant falloir dépenser beaucoup de temps et d'énergie si l'on veut simplement ne pas disparaître de la place. Je ne vois absolument aucune possibilité d'exclure a priori La Commune de la préparation du nouveau parti. Mais si c'est le cas, alors il faut se dire franchement au moins à soi même ce qui est et agir en conséquence : mettre la " question Molinier " au second plan, c'est à-dire la subordonner à toute l'activité concernant le nouveau parti.
Je n'écris pas à ce sujet au bureau politique français, car Molinier sait tout ce qui s'y dit dans les 24 heures. J'espère que, sur ce point, les choses se passent mieux au S.I. [9]. Naturellement, le camarade Rous [10], en tant que membre du S.I., doit être informé de cette lettre.
Je voudrais faire les propositions suivantes :
a)Le S.I. discute immédiatement de la situation : toutes les opinions et nuances doivent prendre la forme de propositions concrètes, de façon que toute la discussion porte non sur les qualités de Molinier, etc., mais sur la question de savoir ce qu'il faut faire aujourd'hui et demain.
b)Après cette réunion, on devrait en convoquer une seconde dans le même but avec le bureau politique de la section française.
c)Les procès verbaux de la première comme de la seconde délibération devraient être adressés sans aucun délai à Sneevliet [11] et à Crux.
Naturellement, il ne s'agit là que de suggestions personnelles. Je suis prêt à examiner avec la plus grande attention toute autre proposition. De toute façon, la commission préparatoire restera entièrement libre, et la décision définitive reste du ressort de Genève Amsterdam [12].
P. S. Pour donner au S.I. une idée du ton sur lequel nous comptons négocier ici avec La Commune, je joins de manière strictement confidentielle une copie de ma réponse à l'un des partisans de La Commune [13].
Notes
[1] Otto Schussler, dit Oscar Fischer (né en 1905), ouvrier emballeur à Leipzig, était devenu secrétaire de Trotsky à Prinkipo en 1932 et l'avait quitté en 1933 pour aller diriger le journal de la section allemande en exil, Unser Wort. Il était membre du secrétariat international où il utilisait en 1936 le pseudonyme de Meunier.
[2] James P. Cannon (1890 1974), ancien militant des I.W.W., de l'aile gauche du P.S. américain, puis dirigeant de l'une des trois fractions du P.C.A., avait été convaincu à Moscou en 1928, au cours du VIème Congrès de l'IC, par la lecture de la "critique du projet de programme de l'I.C." de Trotsky. Il avait fondé la même année l'Opposition de gauche américaine devenue peu après Communist League of America (C.L.A.). Il était en 1936 l'un des principaux dirigeants du W.P.U.S. né de la fusion de la C.L.A. et de l'A.W.P. et s'était prononcé pour l'entrée de ses militants dans le P.S. en crise.
[3] Josef Guttmann (1902-1958), membre du P.C. tchécoslovaque en 1920, était entré au bureau politique en 1928, puis au secrétariat, devenant également rédacteur en chef de Rudé Pravo. Il s'était opposé à la politique stalinienne en Allemagne et avait constitué une fraction au cours de l'année 1933. il avait été exclu en décembre 1933. Depuis, Il avait organisé ses partisans en majorité en fraction à l'intérieur du P.C.T., où Il faisait circuler des " Lettres de Spartakus " et travaillait à son " redressement ". Il avait également élaboré des " thèses " qui condamnaient le ralliement du P.C.T. au c social-patriotisme " et à la c défense nationale ". Il y avait un conflit à ce sujet, certains militants trotskystes Insistant pour la publication de ces thèses que leur mouvement possédait et les trotskystes tchèques s'y opposant par loyauté à son égard.
[4] Raymond Molinier (né en 1904), un ancien du P.C., avait participé à la fondation de La Vérité en 1929 et séjourné à plusieurs reprises à Prinkipo. Trotsky avait apprécié son allant et son efficacité. Mais l'activité de son Institut de recouvrement, son poids financier dans l'organisation, ses " méthodes " enfin avaient été souvent évoquées dans les crises et scissions de la section française, Trotsky, bien qu'il ait souhaité lui voir abandonner ses " affaires " en 1933, l'avait en gros soutenu jusqu'en 1935. Mais la rupture, suivie d'une scission, se produisit à la fin de 1935 quand Molinier et ses partisans placèrent e C.C. du G.B.L. devant le fait accompli de la publication d'un " organe de masse ", La Commune. Ces derniers avaient été exclus en décembre 1935. Depuis, Ils avaient fondé en janvier un " comité de la IVº Internationale " et demandé à signer la " Lettre ouverte ", une situation que, selon Trotsky on ne pouvait ignorer.
[5] Trotsky résume ici en quelques phrases les critiques qu'il avait formulées contre l'absence de politique de la direction de la section française, le G.B,L., ainsi que du S.I., à l'égard du groupe de Raymond Molinier.
[6] Trotsky avait demandé et obtenu du S.I. et du C.C. du G.B.L. que les problèmes concernant l'affaire Molinier soient confiés dans un premier temps à une commission préparatoire formée de lui même (Crux), de Held, et de Wolf (la " commission Crux ").
[7] Petrus Johannes, dit Peter J. Schmidt (1896 1952), employé, puis journaliste, avait été à partir de 1928 le leader de la gauche du parti social démocrate hollandais. Dirigeant de l'O.S.P., parti social-démocrate indépendant né de la scission de ce dernier en 1932, il avait signé en 1933 la " déclaration des quatre pour une nouvelle Internationale " et conduit son parti à la fusion avec le R.S.P. de Sneevliet dans le R.S.A.P. en 1935. Il était président du R.S.A.P. et membre du secrétariat de la commission de contact des signataires de la " Lettre ouverte ". Il était en voyage en Angleterre, où il rencontrait les dirigeants de l'I.L.P. et les trotskystes anglais.
[8] Ivan Craipeau (né en 1911) était venu aux J.C. en 1928 sur des positions proches de celles de l'Opposition de gauche et en avait été exclu en 1933. Membre du C.C. de la Ligue communiste, puis du G.B.L., il avait été dirigeant des Jeunesses léninistes, puis des J.S. de Seine et Oise. Il avait raconté à Trotsky le congrès de la J.S.R. qui s'était tenu en janvier, affirmant notamment : " C'est seulement par le compromis que nous avons proposé que put être évitée une brisure très grave, non pas seulement du G.B.L., mais de la majorité des Jeunesses. " (Bibliothèque du Collège de Harvard, 622, avec la permission du Collège de Harvard).
[9] En fait, les lettres de Trotsky au S.I. ne restaient pas plus confidentielles, comme allait le démontrer le sort de la copie de la lettre de Trotsky à H. Molinier transmise au S.I.
[10] Jean Rous, dit Clart (né en 1908), avocat, entré à la S.F.I.O. en 1928, avait rejoint la Ligue communiste en 1934 et était devenu rapidement membre de sa direction, puis de celle du G.B.L. Elu à la C.A.P. de la S.F.I.O. au congrès de Mulhouse en juin 1935, il était également membre du S.I. Trotsky l'appréciait pour ses qualités de conciliateur, mais lui reprochait souvent une excessive flexibilité.
[11] Henricus (Henk) Sneevliet (1883 1942) avait été un des pionniers du marxisme en Hollande, puis en Indonésie, et, devenu communiste, avait été sous le nom de Maring le premier envoyé de l'Internationale en Chine. Il avait été exclu en 1929 et avait conservé le contrôle d'un syndicat " rouge ", le N.A.S. et fondé un nouveau parti, le R.S.P. Il avait rejoint la L.C.I. en 1933, et était devenu membre du S.I. Il était depuis 1935 secrétaire du R.S.A.P. Ses tâches hollandaises l'empêchaient de prendre une part active aux décisions et travaux du S.I., comme Trotsky.
[12] " Genève " désigne ici " le S.I. ", et " Amsterdam " la commission de contact et son secrétariat.
[13] Cf. n. 9. Notons que Trotsky ne mentionne pas le nom du destinataire de cette lettre qu'il avait adressée le 1er mars à Henri Molinier. Cet envoi est le point de départ d'un long conflit.