1939

Le bilan du "Frente Popular" espagnol selon les trotskystes : "Battre le fascisme, seule la révolution prolétarienne le pouvait. Or, toute la politique des dirigeants républicains, socialistes, communistes et anarchistes, tendait à détruire l'énergie révolutionnaire du prolétariat."

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L'Espagne livrée

M. Casanova

Comment le Front Populaire a ouvert les portes à Franco


II. Pourquoi Barcelone a été cédée sans combat

- Précisément, disons-nous, les ouvriers français ont été surpris d'apprendre la prise de Barcelone, alors que les autorités militaires annonçaient une résistance à mort.

- Je comprends votre surprise, elle fut aussi la mienne. Nous tous, les ex-volontaires qui attendions notre rapa­triement et, aussi, tous les militants, nous étions tragiquement étonnés de la facilité avec laquelle se poursuivait l'avance fasciste en direction de Barcelone. Certes, nous ne nous faisions pas d'illusion et nous nous rendions parfaitement compte du tragique de la situation, mais nous nous attendions quand même à une résistance acharnée devant Barcelone et caressions au fond de nous mêmes, l'espoir que l'héroïque Barcelone serait un second Madrid. Tant qu'une position n'est pas prise par l'ennemi, un révolutionnaire n'a pas le droit de la con­sidérer comme perdue. Dans un article : « Peut-on éviter la débâcle », écrit cinq jours avant la prise de Barcelone, et qui malheureusement ne vous est pas parvenu, je développais le plan d'action et le plan de sauvetage de Barcelone et de la révolution. Je définissais à peu près ainsi les opinions et les mots d'ordre des camarades espagnols: « Barcelone, disais-je, peut être sauvée. La région la plus industrielle d'Espagne, la province de Barcelone [1] avec ses citadelles industrielles de Manresa, Sabadell, Tarrasa n'est pas encore dans les mains des fascistes. Elle ne le sera pas. Il faut fortifier Barcelone et la transformer en une forteresse imprenable. Pour les travaux de fortification, ne manquent pas à Barcelone les spéculateurs et les embusqués. Il est temps qu'ils manient les pioches ! « Resistir ! » (Résister) tel est le mot d'ordre de notre Munis enfermé sous la crapuleuse accusation d'assassinat, depuis un an à Modelo, Carcel del Estado, et dernièrement à Montjuich. Résister, comme résistait Garcia Moreno [2]. Mais notre mot d'ordre « Resistir » se différencie de celui de Negrin. Pour pouvoir résister, il faut que la classe ouvrière lève la tête, qu'elle reprenne confiance en elle-même, qu'elle constitue ses Comités de Salut de la Révolution et ses organismes indépendants du pouvoir étatique bourgeois comme le 19 juillet 1936, mais pour aller plus loin. » Tel était - continue notre interlo­cuteur - l'état d'esprit de nos camarades espagnols quelques jours avant la prise de Barcelone.

- Certes, la situation était critique. Les fascistes avan­çaient parfois de 15 à 20 kilomètres par jour. Les posi­tions stratégiques d'importance capitale étaient systématiquement cédées presque sans combat, comme les fortifications construites pendant huit mois autour de Bala­guer, celles du Sègre, l'importante position de Las Borgas Blancas dont la prise par les fascistes a permis leur mar­che vers la mer et l'encerclement de Tarragone et, au dernier moment, la chaîne des montagnes autour de Igualada dont la prise ouvrait déjà la voie vers Barcelone. On assistait à la répétition de la catastrophe du mois de mars sur le front d'Aragon, mais à une échelle plus grande encore les trahisons dans le haut commandement le passage à l'ennemi avec les plans de défense et le passage aussi de corps entiers de carabiniers [3] aux fascistes. Mais restait Barcelone. Du côté de la mer, il y avait encore les mont de Garaf qui pouvaient constituer une ligne de résistance. Quant aux routes centrales qui mènent à Barcelone, une qui vient de Villafranca de Panadès et l'autre de Igualada et qui se joignent à une vingtaine de kilomètres de Barcelone, elles traversent une plaine. Mais même en cas d'approche des fascistes jus­qu'à la ville restaient encore les montagnes qui entourent la capitale catalane. Barcelone est entourée de Montjuich et de Tibidabo. On pouvait fortifier ces collines et face d'elles une ligne de défense aux portes mêmes de la ville.

- On disait pourtant, que Barcelone était, du point de vue stratégique, indéfendable ? Interrompons-nous.

- C'est un mensonge. Certes, on peut plus facilement défendre Barcelone devant la chaîne des montagnes près de Igualada ou près des monts de Garaf qu'aux portes de la ville même. Mais elle est plus défendable que Madrid par exemple. Ni la supériorité d'armement incon­testable des fascistes (résultat de la passivité du prolé­tariat international endormi par la politique du Front Populaire), ni les raisons stratégiques ne suffisent à ex­pliquer la chute de Barcelone et surtout sa chute rapide et presque sans combat. Les fascistes sont entrés à Barcelone après un court engagement à Hospitalet (banlieue de Barcelone en direction de la mer).

- Et alors ?

- Alors, tout simplement la stratégie et la technique militaire sont subordonnées à la politique, surtout dans une guerre civile.

Barcelone a été cédée parce qu'il n'y avait personne pour la défendre, personne ou presque personne qui fût prêt à donner sa vie pour la défendre contre Franco. Voilà la tragique réalité.

Ne parlons pas du gouvernement, du sinistre « Gobierno de la Victoria ». Lundi soir, trois jours avant la rentrée de Franco, il s'est réuni. Le communiqué lu par le ministre communiste de l'Agriculture, Uribe, nous renseigne sur les décisions annoncées officiellement et sur les me­sures décidées.

Instituer l'état de guerre dans ce qui restait de l'Espagne gouvernementale, c'est-à-dire essayer de museler le prolétariat (en réalité, il était impuissant pour cela) ;

Continuer de résider à Barcelone. Cela c'est la déclaration officielle.

Et la réalité ?

- La réalité ? En même temps qu'ils annonçaient cette déclaration, MM. les ministres avaient leurs valises déjà toutes faites ; les meubles et une quantité étonnante de matelas étaient déjà chargés sur les camions et, le jour même, l'exode aristocratique dans les Rolls Royce et Hispano-Suiza commençait.

Pris de panique, messieurs les ministres ont voulu faire un appel aux ouvriers cénétistes de Barcelone, afin qu'ils versent encore une fois leur sang généreux et sauvent la situation, mais surtout leur situation personnelle en danger. Ces messieurs s'imaginaient qu'on peut répéter la même opération un nombre infini de fois. Le prolétariat, selon eux, doit être en temps normal enchaîné, il doit respecter la loi bourgeoise, il peut être brimé continuelle­ment, voir ses militants maltraités, etc... Au moment du danger, on peut relâcher un peu la chaîne et lui permettre généreusement de mourir pour la défense du gouverne­ment légitime et de la république démocratique. Le pro­létariat, selon le schéma de ces messieurs, profite de la belle occasion qui lui est offerte, monte sur les barricades offre quelques dizaines de milliers des siens, sauve la situation. Le danger fasciste passe. On peut resserrer la chaîne et de nouveau le brimer comme auparavant. Voilà le schéma. Il est ingénieux certes, mais la même opéra­tion ne réussit qu'une quantité limitée de fois.

Pris donc de panique, les ministres ont convoqué d'urgence Garcia Oliver afin qu'il se mette à la tête de six divisions confédérales et qu'il dirige les opérations.

- Mais Garcia Oliver n'est pas un militaire ! remarquons-nous.

- Je ne veux pas relater les « services » qu'il a rendus au prolétariat espagnol pendant les journées de mai 1937 [4] à Barcelone (notre camarade sourit ironique­ment) mais en tout cas c'est surtout un orateur de mee­tings. Mais il représentait la C.N.T. et surtout la F.A.I. et les ministres pensaient que le convoquer c'était convoquer aussi les dizaines de milliers de militants de la C.N.T. Mais les ouvriers de Barcelone étaient démoralisés. Ils se rappelaient les journées de mai 1937. Pour com­prendre la tragédie du 26 janvier 1939 il faut se rappeler celle des 3-6 mai 1937. Entre ces deux dates, il y a un lien logique. En tuant la révolution on a tué la guerre anti­fasciste.

Les staliniens ont provoqué, organisé les événements de mai 1937, c'est-à-dire ont procédé au désarmement du prolétariat, à la destruction de ses organismes de lutte, aux assassinats de militants ouvriers, etc... Ils ont instauré un régime de terreur contre le prolétariat. Tout cela était justifié par la politique du Front populaire : c'est-à-dire « gagner la guerre d'abord » et pour cela gagner l'appui de la France et de l'Angleterre. Le résultat est visible maintenant. On n'a pas gagné les bonnes grâce des bourgeois de France et d'Angleterre, mais en attendant on a dégoûté et démoralisé le prolétariat espagnol, surtout le catalan. C'était le chemin le plus court pour perdre la guerre.

Certes les ouvriers de Barcelone se rendaient compte que Franco représente le pire et malgré que leur con­fiance en Négrin fût très réduite, souhaitaient la défaite des fascistes et la victoire des armées républicaines, mais ils n'avaient plus une participation active dans la lutte. Ils ne se sentaient plus les maîtres depuis mai 1937. Du reste ils ne l'étaient plus.

On leur disait plusieurs fois par jour qu'on ne luttait pas pour leur libération sociale (Dieu nous préserve de pareilles idées trotskistes !), mais tout simplement pour le retour à la république démocratique qui a engendré déjà le soulèvement fasciste. Cela ne favorisait pas l'es­prit de sacrifice ni l'enthousiasme pour la guerre, mais au contraire était à l'origine de l'indifférence.

Mais Madrid, dans des conditions plus difficiles, se défendait pourtant et au mois de novembre 1936 a riposté victorieusement à l'avance de Franco. Et les fascistes étaient aux portes de la capitale.

Je connais la chanson - répond Casanova. Les Catalans sont, parait-il, des lâches et les Madrilènes héroïques et chevaleresques. C'est une explication, mais elle ne tient pas debout. Elle est évidemment lancée surtout par les communistes qui veulent ainsi se rehausser : la majorité du prolétariat de Barce­lone est anarchiste et à Madrid ce sont les communistes qui dominent. Les ouvriers Catalans ont pourtant montré de quoi ils sont capables le 19 juillet. En vingt-quatre heures, ils ont écrasé dans l'œuf la rébellion des militaires. Si les ouvriers de toute l'Es­pagne avaient fait pareil, les fascistes seraient chassés de la Péninsule Ibérique. Barcelone a aussi montré de quoi elle était capable quand en quelques jours à peine, elle a donné deux cent mille volontaires et quand elle a envoyé les fameuses « tribus » dirigées par Durruti, Ortiz, Domingo, Ascaso, Rovira, etc..., au cours de la première semaine qui a suivi le 19 juillet.

On a tout fait pour briser la combativité et l'enthousiasme des ouvriers catalans. Le Front populaire et surtout les communistes ont fait tout leur possible pour démoraliser les ouvriers de Barcelone et les pousser vers l'indifférence. Ils ont malheureusement réussi.

Du reste la glorieuse épopée de Madrid date de novembre 1936 et des premiers mois de 1937 et non de janvier 1939. Au mois de novembre 1936, l'esprit révo­lutionnaire dominait encore dans toute l'Espagne an­tifasciste. A cette époque les comités ouvriers, mandés par José Diaz et Comorera, avaient plus à dire que le gouvernement républicain et « légitime », Le poste émetteur de Madrid chantait « l'Internationale » et « Los Hijos del Pueblo » et non comme en 1939 les chants patriotiques. Les drapeaux rouges et rouges­-noirs flottaient. Depuis, ils ont été remplacés par les torchons tricolores. (Il ne s'agit pas évidemment du drapeau, mais de ce qu'il reflétait).

  Les ouvriers de Barcelone n'étaient pas pressés de donner leur vie pour le drapeau tricolore et le gouvernement de Négrin qu'ils haïssaient. D'ailleurs nous ne savons pas comment résistera Madrid en 1939. Saura-t il répéter l'épopée de novembre 1936 ? J'ai peur.

- Cependant les ouvriers du rang, les ouvriers révolutionnaires de Barcelone, ne pouvaient pas ne pas se rendre compte de l'imminence du danger. Ils savaient ce qui les attendrait en cas de victoire de Franco : la ruine de tous leurs espoirs. On a tant de fois insisté sur le ca­ractère spontané des luttes du prolétariat espagnol, sur­tout catalan, en majeure partie anarchiste ! Pourquoi les ouvriers de Barcelone, contre la volonté des chefs, n'ont-ils pas agi ?

- « La spontanéité » des ouvriers catalans a, vois-tu, des limites, malgré leur tempérament impulsif. On a tout fait pour briser leur élan et leur combativité. On leur prêchait le calme, la patience et la confiance dans les chefs du Front populaire et du gouvernement et, surtout, on les berçait d'illusions en ce qui concerne les inten­tions de la bourgeoisie anglaise et surtout française. On disait toujours aux ouvriers : « Au dernier moment. l'Angleterre et surtout la France interviendraient et ne per­mettraient pas que les fascistes allemands et italiens s'installent sur les Pyrénées, car nous luttons pour la sécurité des empires démocratiques ».

Le dernier cri de sagesse des plumitifs et orateurs du Front populaire était de rappeler dans les journaux et les meetings, à Chamberlain et Daladier, leurs devoirs impérialistes... qui devaient préserver la classe ouvrière espagnole du fascisme. Ces illusions, ou plutôt, ces crimi­nelles tromperies étaient propagées surtout dans les si­tuations particulièrement critiques. Alors on grossissait démesurément les tensions diplomatiques entre les deux « axes », on présentait la situation internationale comme si la guerre entre les démocraties et les fascismes était sur le point d'éclater et comme si l'escadre anglaise et l'armée française devaient intervenir d'un moment à l'au­tre. Le plus grave c'était qu'ils s'obstinaient de toutes leurs forces à fermer les yeux du prolétariat, et y réussissaient.

Quelques exemples pour illustrer la myopie des chefs « réalistes » du Front populaire. Il y a quelques semaines on disait à Barcelone que des centaines d'avions et de tanks français étaient arrivés. On disait cela pour remon­ter le moral. Un autre exemple. Il y a quelques jours à peine, avant la chute de Barcelone, un camarade étranger anarchiste de gauche, assez bien placé, m'a affirmé en me priant de garder le secret (c'était le moyen employé généralement pour propager les nouvelles) que plusieurs divisions françaises avaient passé les Pyrénées et nous venaient en aide. Il avait entendu cela d'un membre du Comité régional ou même National qui les (les divisions françaises) avait vu passer la frontière.

Au moyen âge les ascètes et les saints en extase voyaient la sainte Vierge et parfois même entendaient sa voix. Pour cela, il est vrai, ils se mortifiaient. Les chefs du Front populaire, sans mortification ni extase, arri­vaient à voir des divisions françaises venant à leur se­cours.

Malheureusement, ces légendes criminelles trouvaient écho et désarmaient le prolétariat. Lénine, c'est vrai, disait que les vérités, même dures, doivent être dites au prolétariat pour l'éduquer ; mais n'était-il pas, lui aussi, un trotskiste ?

- Mais sois plus concret. Le parti communiste, malgré sa politique, devait savoir quel danger le menaçait. Il s'agissait aussi de sa peau. Qu'a-t-il fait pour la défense de Barcelone ?

- Il répétait évidemment : No pasaran !, mais faisait tout pour qu'ils passent. Son mot d'ordre central, répété avec un acharnement et une verve dignes d'une meil­leure cause, était : « Tous autour du Gouvernement de la Victoire de Négrin ». Du gouvernement... qui faisait ou plutôt faisait faire les valises. Donc toute initiative in dépendante, tout essai, si timide fût-il, de constituer les organismes indépendants du prolétariat qui seuls pou­vaient lui redonner confiance étaient qualifiés de trots­kisme et de fascisme.

« Frente Rojo » (« Le Front Rouge »), organe du parti communiste, a publié, c'est vrai, mardi un appel intitulé : « Tout le monde sur les barricades ! Comme le 19 juil­let ! ». Mais les barricades sont restées dans les colonnes du journal. Ces héros du P.S.U.C. [5] n'ont été capables qu'une fois de monter sur les barricades. C'était au mois de mal 1937 contre les ouvriers de Barcelone, afin de les chasser du Central Téléphonique, propriété sacrée du capitalisme américain, et pour aider la police bourgeoise à mitrailler les ouvriers.

Il est vrai que s'ils ont réussi c'est parce que la C.N.T. ou, pour être plus précis, la direction de la C.N.T. les a laissé faire.


Notes

[1] L'importance et le poids spécifique du prolétariat de la province de Barcelone égale celui du reste de l'Es­pagne.

[2] Garcia Moreno, un sergent qui a arrêté seul quatre tanks italiens.

[3] Les dirigeants communistes et aussi « anarchistes » ont laissé intact ce corps formé sous la monarchie.

[4] Par son discours du 4 mai 1937, qui se terminait par l'appel : « Alto el fuego ! » (Cessez le feu !) l'honorable ministre anarchiste de la Justice, Garcia Oliver, a livré au massacre des staliniens les militants cénétistes. Les ouvriers de Barcelone se rappellent bien ce discours.

[5] P.S.U.C. : Parti Socialiste Unifié de Catalogne, adhérent à l'Internationale Communiste. C'est le pseudonyme du parti communiste catalan.


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