Le bilan du "Frente Popular" espagnol selon les trotskystes : "Battre le fascisme, seule la révolution prolétarienne le pouvait. Or, toute la politique des dirigeants républicains, socialistes, communistes et anarchistes, tendait à détruire l'énergie révolutionnaire du prolétariat." |
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L'Espagne livrée
Comment le Front Populaire a ouvert les portes à Franco
- Tu fais bien de parler de la C.N.T. L'ouvrier de Barcelone est en son écrasante majorité anarchiste. Nous ne comprenons pas pourquoi elle n'a pas réagi ou au moins essayé de réagir pour sauver Barcelone. Elle a pourtant donné des héros qui font l'orgueil du prolétariat international comme Durruti, Ascaso... Qu'a fait la C.N.T. au moment tragique ?
- La C.N.T. c'est un chapitre à part. Certes, Durruti, Ascaso et des milliers de héros anonymes resteront à jamais gravés, comme la Commune de Paris, dans le cœur du prolétariat, mais quant à la politique de ces « anti-politicos » et « anti-estatales », je veux dire quant à la politique de la direction de la C.N.T., elle a été platement réformiste, petite-bourgeoise et objectivement criminelle envers le prolétariat et la révolution. Elle est de nature à édifier les ouvriers du monde entier (dans ce moment de désarroi idéologique général, où les idées anarchistes peuvent avoir une certaine prise sur les désorientés) sur la valeur de la théorie, mais surtout de la pratique anarchiste. Ce travail critique que seuls les marxistes conséquent peuvent faire sera fait. Il faudra des brochures, peut-être des livres.
Dans le passé, je veux dire en 1936 et 1937, ces anti-étatistes abolissaient et parfois même brûlaient l'argent dans les petits villages de l'Aragon où on instaurait le communisme libertaire et le règne d'amour et de fraternité mais jamais l'idée ne leur est venue de mettre la main sur les grandes banques. Pourtant, ajoute malicieusement notre camarade Casanova - la filiale de la Banque d'Espagne à Barcelone se trouvait en face du Comité Régional de la C.N.T., siège de l'état-major anarchiste, mais les chefs anti-étatistes marchaient sur la pointe des pieds devant la haute finance [1]. Ils considéraient comme un péché originel de parler de l'Etat ouvrier, de la constitution et de l'élargissement des comités, mais par contre travaillaient, tout en continuant de parler de l'anarchie, avec ordre et méthode à la reconstitution de l'Etat bourgeois [2]. Au mois de mai 1937, ils ont livré les ouvriers de Barcelone à la contre-révolution stalino-bourgeoise. Quelques semaines après, la bourgeoisie, n'ayant plus besoin d'eux et se sentant assez forte, les a congédiés.
Un an après, au mois d'avril 1938, au moment du danger, (la rupture du Front d'Aragon) on leur a offert dans le deuxième ministère de Négrin le portefeuille décoratif et sans importance de l'Instruction publique qu'ils ont, avec un empressement pas du tout anarchique, accepté. La bourgeoisie sait qu'elle a devant elle des animaux domestiqués et bien dressés. Par suite, la C.N.T. et même la F.A.I. ont couvert toute la politique de régression sociale du gouvernement Negrin. Les 13 points de Negrin [3], les décrets contre-révolutionnaires dissolvant les organismes prolétariens, tout cela a été couvert par la C.N.T. et la F. A. I.. Du reste, la distinction même formelle entre le langage franchement chauvin et réformiste des staliniens et socialistes et le langage révolutionnaire en paroles de la C.N.T., cette distinction qui existait au cours de la première année de révolution, a disparu au cours de l'année 1938. La presse a été « gleichgeschaltet » (mise au pas). « Solidaridad Obrera », organe central de la C.N.T., présentait ainsi le conflit entre la Bourse de Londres et celle de Berlin comme un conflit idéologique entre les démocraties et les dictatures, elle faisait journellement l'éloge de l'apôtre de la paix, le représentant de l'impérialisme yankee, Roosevelt, expliquait naturellement que la sécurité des Empires exigeait l'intervention en Espagne et donnait des leçons de patriotisme à Chamberlain et Daladier.
Pendant plusieurs mois continue notre camarade Casanova - le Comité Régional de la C.N.T. fut désorienté et ne sut quel mot d'ordre lancer. Il le trouva enfin au mois de novembre.
- Lequel, ? demandons-nous à notre ami, qui sait réveiller notre curiosité.
- Le voilà : il faut donner un poste de conseiller dans la Généralité de Catalogne à la C.N.T. L'honnêteté, la justice et surtout l'idéalisme des hommes propres luttant toujours « contra los sucios maniobras politicos » (contre les sales manœuvres de politiciens) exigeait la réparation de l'injustice criante commise après mai 1937 quand les représentants de la C.N.T. furent mis à la porte de la Généralité de Catalogne. Du reste le Comité Régional réclamait un ministère, lisait-on dans la « Soli », non pour les bas motifs qui caractérisent les politiciens, par exemple atteindre un objectif politique ou peut-être jouir tout simplement d'un portefeuille, mais pour des raisons idéales...
Quant à moi, vulgaire matérialiste que je suis - ajoute Casanova - je n'ignore pas surtout l'intérêt pratique d'un poste de conseiller à la Généralité. Cela ouvrait les perspectives de filons, « enchufes » comme on disait là-bas pour les camarades, mais comme mot d'ordre dans une situation plus que sérieuse c'était un peu maigre.
Au dernier moment encore, la C.N.T. et la F.A.I. pouvaient sauver la situation, oui, elles le pouvaient et en tout cas elles pouvaient et devaient essayer de la sauver, appuie avec force Casanova. Elles n'ont même pas essayé. Evidemment elles devaient pour cela rompre la politique qui conduirait à l'abîme et qui s'appelle le Front populaire.
Précisons. Il y avait, il y a quinze jours encore à Barcelone, malgré l'action démoralisatrice de la politique de Negrin-Comorera, plusieurs milliers d'ouvriers, surtout jeunes prêts encore à monter sur les barricades et à mourir, s'il le fallait, pour la Révolution. Ils étaient prêts à s'engager dans les bataillons des Jeunesses Libertaires, mais n'avaient aucune confiance dans le commandement républicain qui, à la première occasion, passait du côté de l'ennemi. Les appels des organismes officiels ne trouvaient aucun écho. Dans les usines, par exemple, il fallait user de multiples moyens de coercition afin de dénicher les faux « imprescendibles ». On appelait ainsi les ouvriers ou les spécialistes qui, à cause de leur valeur technique, étaient exempts de service militaire [4].
Une illustration. Le Comité National des Jeunesses Libertaires, qui était dans la ligne du Comité National de la C.N.T., voyant que les jeunes affiliés à J.L. ne s'engageaient qu'en petit nombre dans les bataillons officiels de l'Ejercito Popular, a publié un communiqué assez caractéristique. Dans ce communiqué, le Comité National rassure les jeunes membres des Juventudes Libertarias, qu'ils peuvent sans crainte s'engager dans les bataillons de volontaires mixtes du gouvernement car le comité national a un représentant dans le Comité d'Organisation. Cette « assurance » ne convainquait pas les jeunes qui attendaient en vain la voix qui leur inspirerait confiance.
La direction de la C.N.T. a en somme laissé ses adhérents au dernier moment sans mots d'ordre et sans plan d'action. Ainsi jeudi soir, le 26 janvier, le jour même de l'entrée des fascistes à Barcelone, j'étais dans une petite ville près de Gérone. Je suis allé voir le comité local, « Junta » de la C.N.T. Les camarades n'avaient aucune liaison avec le centre, ne savaient même pas où il se trouvait et me demandaient des conseils.
Notes
[1] Abolir l'argent dans les petits villages d'Aragon et conserver « El Banco de España » cela rappelle étrangement la fable de Krylov : "Le curieux". Le curieux qui a visité le jardin zoologique relate ce qu'il a pu admirer. Il cite les insectes de dimensions d'une épingle, mais il n'a pas remarqué l'éléphant.
[2] La lecture des quatre brochures des ex-ministres de la C.N.T. dans le gouvernement Caballero éditées par le Comité National de la C.N.T. où les ministres relatent leurs exploits est très instructive à cet égard et recommandée.
[3] Les 13 points de Négrin, le programme de rétablissement d'une république bourgeoise.
[4] Dans une des plus importantes usines de munitions de Barcelone dénommée Fabrica "A" afin d'enrôler les volontaires, il fallait que le Comité d'usine ferme les portes de sortie parce que les ouvriers se sauvaient.
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