1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Les premières tentatives des généraux tsaristes – qui allaient devenir les « blancs » – au début de 1918, pour engager la lutte armée, les amères leçons apprises au moment de Brest-Litovsk commandaient aux bolcheviks la constitution d'une armée capable de défendre le régime issu de la révolution. Il fallait à sa tête un meneur d'hommes et un organisateur, un orateur capable d'électriser les foules, un chef payant de sa personne et montrant l'exemple, un militant sachant soulever, rassembler, organiser, mener au combat. Démissionnaire des Affaires étrangères, Trotsky était disponible. Comment pouvait-il d'ailleurs ne pas être l'homme de l'Armée rouge ? De la présidence du soviet de Petrograd au comité militaire révolutionnaire, à la tête de la délégation à la conférence de Brest, il avait toujours occupé le poste le plus avancé et le plus exposé. C'est donc tout à fait logiquement qu'au lendemain de la paix avec l'Allemagne et, comme il le savait déjà, à l'aube de la guerre civile, il devint commissaire du peuple aux Affaires militaires avec la charge de créer l'armée de la révolution, une armée nouvelle qu'il allait falloir très vite tremper dans le feu des premiers combats.
Etait-il techniquement préparé à ce rôle ? La question est ouverte. Il n'avait certes aucune expérience militaire personnelle directe, ayant passé en prison ou en exil les années que d'autres avaient passées sous l'uniforme. Mais son travail de correspondant de guerre dans les Balkans puis en France l'avait familiarisé avec les problèmes généraux, les caractères et les conséquences des techniques nouvelles, les problèmes humains, le lien entre guerre et économie. Cela n'en faisait pas pour autant un spécialiste des choses militaires ni a fortiori un stratège. Ses connaissances de théorie militaire en général n'étaient toutefois pas négligeables. Il avait lu et étudié avec soin l'Histoire de la Guerre, de l'Allemand Schulz et le fameux ouvrage de Clausewitz, De la Guerre, qui l'avait, depuis longtemps, convaincu que la guerre n'était que la continuation de la politique par d'autres moyens. Il avait également lu et énormément apprécié, malgré plusieurs points de désaccords, le livre de Jean Jaurès L'Armée nouvelle. Nous avons vu enfin que, durant son séjour à Paris pendant la guerre, il avait étudié livres et revues spécialisées pour préparer ses correspondances à la Kievskaia Mysl [2] .
Sans doute cependant son principal atout se trouvait-il ailleurs. Ce que Trotsky apportait dans ses nouvelles fonctions de commissaire du peuple aux Affaires militaires, président du conseil révolutionnaire de la Guerre, à la tâche herculéenne de construction de l'Armée rouge, c'étaient son potentiel intellectuel hors de pair, sa personnalité de dirigeant politique et de meneur d'hommes. Il allait fonder une armée et conduire, pendant deux années et demie, une impitoyable guerre civile, comme il avait dirigé l'insurrection et mené les pourparlers de paix sans avoir jamais appris ni l'art du soulèvement ni le métier de diplomate, mais en militant politique expérimenté [3].
Sur la question de l'insurrection armée, Trotsky avait eu très tôt des idées précises. A ses yeux, l'armée permanente est l'obstacle le plus sérieux à la révolution. La suprématie sera tranchée entre elles par les soldats et le choix qu'ils opéreront. La question de l'insurrection n'est donc pas purement militaire, car les armes les plus modernes peuvent parfaitement passer aux mains du prolétariat.
Trotsky ne croit pas non plus à la possibilité d'obtenir la victoire par la guérilla ou par l'action combinée de la guérilla avec la grève révolutionnaire. C'est la lutte des masses seule qui peut arracher la victoire, une lutte « dans laquelle une partie des troupes, soutenues par la population, en armes et sans armes, combattra l'autre partie qui sera entourée de la haine universelle [4] ». La bataille de l'insurrection proprement dite n'est donc, à ses yeux, pas tant une lutte contre l'armée qu'une lutte pour l'armée. Et celle-ci devient pour lui le lieu privilégié où s'organise le peuple en armes en même temps que le milieu où endoctriner la masse paysanne [5].
Le nouveau commissaire n'avait à sa disposition qu'un tout petit nombre d'hommes et d'unités. On cite toujours le régiment de chasseurs lettons que dirigeait alors l'ancien officier d'état-major, le colonel Vatsetis, comme l'une des rares unités de l'ancienne armée qui ait traversé et rallié la révolution sans se décomposer. Les quelques milliers de Gardes rouges qui avaient suivi dans le sud Antonov-Ovseenko étaient généralement des hommes dévoués et courageux, mais sans expérience du feu, pratiquement inutilisables dans une guerre moderne. Les premières unités relevant de l'Armée rouge proprement dite, reposant sur un tel socle, étaient donc, malgré l'étiquette nouvelle, tout aussi fragiles, extrêmement fluides en particulier, les volontaires ne faisant souvent qu'y passer, le temps d'être nourris, de recevoir une capote et de toucher une première solde. L'ensemble, comme l'avait démontré l'effondrement total de toute résistance face à l'offensive allemande, ne possédait, comme le reconnaissait Trotsky, qu'une « capacité de résistance infinitésimale [6] ».
Une telle situation ne relevait évidemment pas du hasard. Paradoxalement, la Révolution, qui avait spectaculairement libéré tant d'énergies, d'héroïsme, d'esprit de sacrifice et avait littéralement décomposé l'ancienne armée, était aussi la source de sentiments très forts qui s'opposaient à la création d'une nouvelle armée, même pour sa propre défense. Elle avait été nourrie d'une profonde aspiration générale à la paix qui s'était traduite par des désertions massives, des fronts totalement abandonnés. Elle charriait dans son cours tumultueux non seulement des sentiments pacifistes, mais des sentiments antiautoritaires, antimilitaristes, profondément individualistes en dernière analyse. Ceux qui, selon les paroles de l'Internationale, n'étaient « rien » et devenaient « tout », haïssaient tout ce qui leur rappelait le dressage, la discipline aveugle et brutale, la violence répressive désormais liés pour eux à l'institution de l'armée et à la condition militaire.
Surtout, de façon plus générale encore, des millions d'hommes rejetaient désormais tout ce qui leur rappelait l'autocratie tsariste, le commandement par le haut, l'autorité indiscutée des chefs petits ou grands, la centralisation. Les soldats avaient lutté pendant des mois pour élire et révoquer leurs officiers non pour qu'ils les conduisent au combat, mais pour qu'ils leur assurent la paix. Ceux qui admettaient l'existence d'une armée révolutionnaire pensaient que, balayant la discipline « à la prussienne », elle devait, par principe, élire ses chefs. En outre, la révolution avait été pour beaucoup l'école de l'initiative, et le résultat était un extrême morcellement de l'autorité, les unités existantes se comportant pratiquement en toute indépendance. C'est encore Trotsky qui raconte :
« Des unités militaires (surtout des régiments) emmenaient avec elles des autos blindées et des avions, alors qu'elles n'avaient pas de baïonnettes pour leurs fusils et manquaient souvent de cartouches [7]. »
Dans ces conditions, la tâche première du commissaire du peuple aux Affaires militaires fut d'expliquer, et la deuxième, de se mettre au travail pour prouver ce qu'il avait avancé. Dans la propagande et l'agitation qu'il mena avec autant de force, pour l'Armée rouge, qu'il en avait déployé pour la prise du pouvoir, il n'omettait jamais de rappeler les objectifs de cette révolution qu'il s'agissait maintenant de défendre. Le 21 avril, dans un discours à Moscou, il résume en proclamant :
« Oui, nous avançons vers la paix, mais au moyen de la lutte armée des masses ouvrières contre leurs oppresseurs, contre les exploiteurs, contre les impérialistes de tous les pays [8]. »
Le 4 juin 1918, dans une session élargie de l'exécutif central des soviets, au cours d'un débat sur la disette, il répliquait à une interruption ironique venue des rangs des mencheviks, « Vive la guerre civile ! » :
« Notre parti est pour la guerre civile ! Il faut faire la guerre civile pour le grain ! Nous, les soviets, nous allons à la bataille ! Oui, vive la guerre civile ! Guerre civile pour les enfants, les vieux, les ouvriers et l'Armée rouge, au nom de la lutte directe et impitoyable contre la contre-révolution [9]. »
Bien entendu, l'un des arguments qu'il martèle à chaque occasion est celui de la révolution internationale qui vient. Il ne s'agit pas seulement de défendre la révolution russe, tâche en réalité trop étroite, mais de défendre en elle un détachement, pour l'instant isolé, du mouvement révolutionnaire mondial. Il l'affirme le 21 avril dans son style oratoire si personnel :
« Nous ne devons pas oublier que nous sommes maintenant non seulement les maîtres de notre propre destinée, mais que nous avons dans nos mains les rêves de toute l'humanité pour un monde libéré. Il y a contre nous la bourgeoisie de tous les pays, mais il y a avec nous la classe ouvrière de tous les pays et ses espoirs [10]. »
Pour lui, les Russes, « à qui l'Histoire a donné raison plus tôt qu'aux autres » avec la victoire de leur révolution, doivent se préparer à l'inévitable explosion qui va embraser bientôt le reste du monde. Et cela signifie, au premier chef, se donner les moyens d'avoir une force armée qui, « au nom de la fraternité des peuples et du socialisme », se portera au secours des révolutions prochaines.
L'objectif à long terme est considérable. La tâche à court terme ne l'est pas moins. C'est, d'une certaine façon, à contre-courant que Trotsky doit maintenant, après la victoire de la révolution contre le tsarisme, construire l'armée qui doit assurer sa défense et sa victoire, à une échelle renouvelée et agrandie dans un premier temps à l'Europe. Le titre du discours qu'il prononce le 28 mars devant la conférence de Moscou – ville du Parti communiste russe –, est, de ce point de vue, significatif : « Travail, discipline et ordre [11]. »
Certains y voient un reniement non seulement de la révolution, mais de son idéal révolutionnaire. Trotsky leur répond que l'armée qu'il va construire est une armée de classe, bâtie sur des principes de classe condition nécessaire pour qu'elle soit réellement un instrument de la révolution mondiale. Il le dit, dans une langue surprenante pour les ignorants qui croient que communisme et « langue de bois » sont inséparables :
« Ce sont des pêcheurs, des bergers, des pauvres, qui ont porté l'idée du christianisme qui l'a emporté sur les idées du monde païen. Nous aussi, c'est avec ces éléments que nous commençons ; car ils constituent la base d'une armée qui n'est pas une armée de l'aristocratie ou des privilégiés, mais une armée du prolétariat [12]. »
Le rôle décisif dans la constitution et le fonctionnement de l'Armée rouge doit, pour lui, revenir aux communistes. Ce sont des communistes qui organisent les premières unités et qui, organisés en cellules, portent la responsabilité de l'inspiration politique des soldats, de l'idéal qui doit les animer, des idées dont ils ont à assurer la victoire, les armes à la main. La moitié des membres du parti communiste, quelque 300 000 militants, se trouveront, à la fin de la guerre civile, dans l'Armée rouge. La tâche est nouvelle pour eux, mais Trotsky insiste sur le fait qu'il n'y a pas de contradiction avec celles qui ont frayé la voie à la révolution, pavé le chemin d'Octobre ; au contraire, il s'agit en quelque sorte de leur prolongement :
« Nous [communistes] devons maintenant, à chaque poste que nous occupons, manifester la plus grande conscience, le plus grand sens du service, la plus grande créativité – bref, les qualités qui caractérisent une classe de constructeurs authentiques d'une vie nouvelle. Et nous devons créer dans notre parti une moralité nouvelle ou, pour mieux dire, la moralité qui serait le développement de notre moralité combattante d'hier [13]. »
Les communistes sont ainsi à la fois le ciment et le cœur de l'Armée rouge. Ce sont eux qui développent dans ses rangs ce qu'il n'hésite pas à appeler un « nouveau lien religieux entre les hommes sous la forme de l'esprit de solidarité [14] » et qui l'en imprègnent. En fonction du rôle qui est le leur – Trotsky le souligne plus encore par ses actes que par ses paroles –, les communistes ne jouissent d'aucun privilège et pour ainsi dire d'aucun droit, alors qu'ils ont des devoirs. Il veille jalousement là-dessus, ce qui lui vaut bien des inimitiés et des procès plus ou moins voilés, mais il reste inébranlable. Le communiste, l'ouvrier communiste, constitue l'élément irremplaçable qui sert de fondation à l'Armée rouge. Relevant en juillet 1918 que le soviet de Petrograd, cœur de la révolution, a déjà envoyé à l'Armée rouge le quart de son effectif, il explique :
« Ce que les anciennes armées avaient obtenu par des mois de formation, de punitions, de dressage, qui formaient mécaniquement une unité, nous avons à le réaliser [...] en faisant entrer dans notre armée les meilleurs éléments de la classe ouvrière [15]. »
La discipline de l'Armée rouge ne repose donc pas, pour lui, sur des ordres d'en haut, à la cravache, comme dans toutes les autres armées du monde : elle est librement consentie, délibérément acceptée, « fraternelle, consciente, révolutionnaire ». Son rôle essentiel est ce que Trotsky appelle l' « éducation sociale » : « Elle consiste à faire que chaque ouvrier, soldat et paysan, comprenne quelle communauté sert ses intérêts et ne sert qu'eux [16]. »
La tâche n'était pas facile. Il le reconnaissait sans difficulté, ajoutant toutefois cette remarque capitale à ses yeux : « Notre avantage est que nous n'avons rien à cacher [17]. »
Il s'agissait d'abord de créer une administration centralisée à l'échelle de la République. Des bureaux furent créés à l'échelon des localités, des provinces et des districts. Constitués par les soviets du niveau correspondant avec deux de ses membres et un militaire, ils représentaient dans les huit districts militaires, les organes étatiques du recrutement des volontaires et de leur formation, d'abord, puis de la mobilisation.
La seconde étape, celle du recrutement, était une opération tout entière articulée sur la nécessité d'assurer dans l'Armée rouge l'hégémonie « des classes ouvrières qui combattent pour reconstruire l'ensemble de la vie sociale [18] », selon la formule du décret du 22 avril 1918. Dans un premier temps, on recruta des ouvriers sur la base du volontariat et d'un contrôle politique strict ; il fallait d'abord disposer d'une troupe de choc. Ce résultat acquis, on put passer ensuite à la mobilisation d'ouvriers par classes d'âge, la première étant celle de 20 000 d'entre eux à Moscou à l'été 1918. Tout était possible ensuite, de nouvelles mobilisations par classes d'âge à celles de spécialistes divers, la prépondérance des ouvriers – 15 à 18 % des effectifs à la fin de 1919 [19] – ayant été assurée sur le plan politique et dans l'encadrement.
Parallèlement se déroulait l'opération de l'entraînement militaire des ouvriers et des paysans pauvres sous le contrôle des bureaux de niveaux différents. Cette préparation militaire se faisait dans le cadre du lieu de travail et préfigurait l'organisation en milices. Pour le moment, la perspective, exprimée par Trotsky dès la fin mars 1918, était la constitution de cadres volontaires des premières recrues en un squelette dont il disait qu'on pourrait ainsi, à l'heure du danger, le couvrir « de chair et de sang, c'est-à-dire en réalité des larges masses d'ouvriers et de paysans en armes [20] ». Le droit des femmes à bénéficier, sur leur demande, de la formation militaire leur était reconnu comme celui d'appartenir à une unité combattante. L'objection de conscience pour raisons religieuses était reconnue : les jeunes gens mobilisés qui refusaient de porter et d'utiliser les armes étaient affectés à d'autres tâches [21].
C'est ainsi que l'Armée rouge, dont les effectifs éparpillés ne dépassaient guère au départ quelques dizaines de milliers d'hommes, atteignit plusieurs centaines de milliers à la fin de la même année 1918, dépassant les 5 millions dans l'année 1920. Ce succès dans le recrutement n'avait été possible que par une politique hardie de commandement.
C'est dans ce dernier domaine que Trotsky rencontra le plus de résistances, non seulement dans les rangs mais au sommet même du parti, de l'Etat et de nombreux secteurs de l'armée elle-même. Convaincu de la technicité ou, si l'on préfère, du caractère scientifique du métier militaire, il avait estimé dès le début qu'il était impossible de construire en quelques mois une armée susceptible de combattre sans avoir à sa disposition un nombre suffisant de militaires professionnels, de ces anciens officiers tsaristes qu'on commençait à appeler alors « spécialistes militaires ».
Le corps des officiers de l'ancienne armée ne semblait guère apte, au premier abord, à fournir, librement ou contre son gré, les spécialistes nécessaires à l'Armée rouge. Il était lui-même politiquement attaché, dans une écrasante majorité, à l'Ancien Régime et surtout hostile à la Révolution. Une minorité d'hommes généreux, idéalistes et ouverts, avait pu ressentir l'attraction de la révolution ou y être gagnés. Ce fut le cas en particulier de jeunes officiers dont Toukhatchevsky fut le symbole. Mais l'écrasante majorité, traditionalistes passifs et prudents, étaient au fond profondément ennemis de sa cause. Il y avait enfin parmi eux des contre-révolutionnaires décidés au sabotage par tous les moyens et que la guerre civile avait surpris en territoire rouge.
Or tous ces hommes, indépendamment de leur position ou qualité personnelle, rencontraient dans le camp révolutionnaire une hostilité généralisée. Pour les millions d'hommes qui avaient porté l'uniforme, les officiers demeuraient le symbole de l'oppression militariste comme des souffrances de la guerre. Pour les communistes, ils incarnaient l'ennemi de classe, indigne de la moindre confiance, toujours à l'affût d'une possibilité de saboter. Or allaient se produire, dans les rangs des officiers initialement ralliés, de retentissantes trahisons qui confirmèrent ou endurcirent les préjugés. Pour l'opinion ouvrière et communiste, l'officier professionnel était un traître en puissance, et son admission dans l'Armée rouge, dans le meilleur des cas, une abominable imprudence.
Trotsky était convaincu, au contraire, que le seul moyen de ne pas partir de rien – c'est-à-dire d'avoir une armée utilisable – était de s'assurer les services d'un nombre important d'anciens officiers. Mais il ne pouvait pas ne pas tenir compte, aussi bien des dangers inhérents à leur emploi que de l'hostilité à laquelle il se heurtait. Inlassablement, tout au long de la guerre civile, il défendit avec énergie ceux qui se montraient « loyaux » et « honnêtes », protesta contre les procès et suspicions permanentes dont ils étaient l'objet, argumentant sans se lasser : en dépit du sabotage des chemins de fer, il était pourtant évident que personne ne demandait la mise à l'écart des ingénieurs, et le sabotage ouvert des mandarins de la médecine n'avait amené personne à se passer des services de cette dernière. Surtout, il fit prévaloir la solution qui consistait à flanquer les « commandants » de « commissaires politiques », une institution qu'il explique en ces termes :
« Nous sommes obligés de couper en deux l'autorité du chef militaire assignant la fonction purement militaire, opérationnelle, combattante, à quelqu'un qui l'a étudiée, la connaît mieux et qui, du fait de sa psychologie, de sa conscience et de son origine, est lié à la nouvelle classe qui a pris le pouvoir [22]. »
Le commissaire politique – sans doute au moins en partie inspiré du « représentant en mission » dans les armées de la Révolution française – était donc à l'armée, à côté du commandant militaire, le plus souvent ancien officier, « le représentant direct du pouvoir soviétique », chargé de veiller à ce que l'autorité militaire ne soit pas utilisée contre le pouvoir et la révolution. Le commissaire n'intervenait pas dans les décisions militaires, pour lesquelles il était incompétent, mais sa signature, indispensable sur tout ordre écrit du commandant, garantissait qu'il ne s'agissait pas d'une initiative contre-révolutionnaire. Il incarnait, devait dire Trotsky, « le principe du devoir révolutionnaire et de la discipline indestructible [23] ».
Les inconvénients et les risques d'une telle dualité de commandement étaient évidents. Elle a pourtant fonctionné en définitive avec un plein succès pendant toute la guerre civile et sans doute puissamment contribué à la victoire de l'Armée rouge, sans avoir pu cependant atteindre la phase ultime de cette pratique, à savoir « la fusion des fonctions de commandant et de commissaire politique en une seule personne » qui était l'un de ses objectifs à long terme. Trotsky se plaisait à souligner le succès de sa politique en la matière en écrivant au sujet des militaires professionnels:
« Notre armée n'a pas seulement versé mécaniquement dans nos rangs des dizaines de milliers d'anciens officiers de métier [...], elle en a organiquement absorbé des milliers, les a psychologiquement assimilés, les reforgeant moralement et les soumettant à l'esprit nouveau qui règne dans notre armée comme conséquence non de la peur, mais de la conscience [24]. »
Quant aux commissaires, dont une très importante fraction finit par occuper des fonctions de commandement militaire, après s'être ainsi formés sur le tas, il assurait à leur propos :
«Avec nos commissaires, nos combattants communistes dirigeants, nous avons obtenu un nouvel ordre communiste de samouraï qui – sans bénéficier de privilèges de caste – savent mourir et apprendre aux autres à mourir pour la cause de la classe ouvrière [25]. »
Ce recrutement d'officiers déjà formés fut complété par la création d'écoles militaires, commençant par produire quelques centaines avant de former quelques milliers d'officiers par an, à partir de stages relativement brefs, formant théoriquement des combattants expérimentés appelés, dès leur sortie... à commander des sections, voire des compagnies. Ce gros effort de recrutement fut également fait en direction des sous-officiers de carrière, traditionnellement hostiles aux « officiers à épaulettes » et dont l'expérience faisait d'emblée des hommes que l'on n'hésitait pas à mettre à la tête de bataillons et même de régiments.
Ainsi fut construite l'Armée rouge, sous le feu, au combat, à travers une série d'improvisations, chaque répit dans les attaques de la contre-révolution étant utilisé pour resserrer, simplifier, perfectionner l'organisation militaire, voire innover comme, à partir de septembre 1919, lors de la création de la cavalerie rouge.
L'Armée rouge du temps de la guerre civile est-elle une « armée comme les autres », comme l'assurent ses adversaires d'alors dans le camp soviétique, anarchistes et s.r. de gauche – comme l'assurent aussi ses adversaires d'aujourd'hui ?
Elle est une armée en guerre et, qui plus est, en guerre civile, et chacun sait que ni l'une ni l'autre ne se mènent, comme le disait Trotsky, « en gants blancs sur un parquet ciré ». L'observateur simplement attentif notera bien des traits qui relèvent de la guerre contemporaine et par conséquent de la barbarie toute simple, ce que Trotsky n'a jamais contesté, même s'il pensait que l'enjeu était le destin de la civilisation européenne.
Le chef de l'Armée rouge a-t-il utilisé, pour mieux tenir les officiers de carrière, la méthode de la prise d'otages et notamment celle qui consiste à rendre responsable une famille – femmes et enfants compris – de la trahison ou du sabotage du chef de famille ? Certains auteurs l'ont écrit et d'autres le laissent entendre, mais nous n'avons pas trouvé de documents permettant de les suivre dans cette affirmation. Les archives de Trotsky comportent une note du 13 octobre 1918 concernant les officiers de carrière détenus par le nouveau régime, des dizaines de milliers contre lesquels il n'y a en général aucune charge précise et qui doivent leur incarcération à leur condition sociale. Bien entendu, Trotsky aimerait pouvoir puiser dans cette réserve de cadres et propose qu'on leur offre la possibilité de rejoindre l'Armée rouge. S'ils acceptent, il faut enquêter alors sur leur situation de famille. Il précise :
« On doit les prévenir qu'en cas de trahison de leur part ou de désertion vers le camp ennemi, leurs familles seraient arrêtées et il faut obtenir d'eux une signature à ce sujet [26]. »
On admettra, sans forcément approuver le procédé, qu'il ne s'agit pas de l'emploi pur et simple d'une « méthode des otages », qui ne s'embarrasse généralement ni d'options ni de signatures. On relèvera également que Jan M. Meijer, qui a publié ce texte, signale en note que nous n'avons pas connaissance de faits touchant à son application, donc à de vraies prises d'otages [27].
Plus nombreux sont les documents concernant la répression contre les déserteurs, qu'un texte de mai 1919 qualifie de « jaunes militaires » et traite de « larbins et serviteurs » des généraux blancs. Trotsky réclame l'application de la loi, c'est-à-dire la traduction devant un tribunal qui – à la différence de ce qui se passe dans les autres armées – n'est pas composé seulement d'officiers. Nous savons aussi que ces tribunaux ont durement frappé commissaires et officiers [28].
En règle générale cependant, il semble qu'on ait plutôt cherché à rallier les déserteurs et à les ramener au combat qu'à les persécuter. Trotsky raconte dans Ma Vie comment, à Riazan, il eut l'occasion de prendre la parole, juché sur une table devant 15 000 déserteurs environ... qui constituèrent ensuite plusieurs régiments [29]. Le 24 janvier 1919, il disait à ses jeunes commandants :
« Donnez-moi trois mille déserteurs, appelez ça un régiment, je leur donnerai un chef combatif, un bon commissaire, ce qui convient comme chefs de bataillon, de compagnie et de peloton, et les trois mille déserteurs, en un mois, feront chez nous, en pays révolutionnaire, un excellent régiment [30]. »
La correspondance de Trotsky et ses écrits militaires font apparaître par ailleurs bien des « affaires », brutalités commises sur des soldats de l'Armée rouge, exécutions sommaires, sans jugement, condamnations injustifiées. Relevons simplement qu'on lui adressait des plaintes, qu'il réclamait des enquêtes et s'efforçait de rendre les comptes qu'on lui demandait.
Le « serment » exigé du combattant de l'Armée rouge de « porter avec honneur » le titre de soldat de cette armée ouvrière et paysanne, de respecter « la dignité du citoyen », de diriger ses pensées et ses actes vers le grand objectif de l'émancipation de tout le peuple travailleur, lui fait engager sa vie « pour la cause du socialisme et la fraternité des peuples [31] ». Bien que ce serment ait un caractère de contrainte pour ceux des soldats qui ne sont pas volontaires, il faut admettre que le texte en question et le rite même ne suggèrent pas l'image d'une armée traditionnelle.
Il en est de même pour les uniformes, à commencer par celui du chef de l'Armée rouge. Georges Annenkov se souvient:
« En pleine guerre civile, Léon Trotsky me dit, mi-plaisantin, mi-sérieux :
– Du reste, vu mon grade de chef suprême de l'Armée rouge, je devrais peut-être porter une sorte d'uniforme quelconque ? Pourriez-vous me crayonner quelque chose de ce genre ? "
C'était l'époque où les épaulettes étaient encore un symbole abhorré et où la seule décoration en honneur était un bout de chiffon rouge fixé à la poitrine ou à la baïonnette. Je crayonnai alors un imperméable foncé avec une grande poche au milieu de la poitrine et une casquette de peau noire, pourvue de lunettes protectrices. Les bottes de moujik, un large ceinturon de cuir et des gants de peau noire aux crispins couvrant la moitié de l'avant-bras, complétaient le costume. C'est dans cette tenue de la Révolution qu 'en 1923 Trotsky a posé devant moi pour son portrait monumental [a], commandé par le gouvernement soviétique pour le Musée de l'Armée rouge à Moscou [32]. »
Ce n'était pas non plus d'une armée « traditionnelle » que son chef pouvait affirmer publiquement : « Dans l'Armée rouge, le meilleur soldat ne signifie pas du tout le plus soumis et celui qui ne se plaint pas. Au contraire [33]. »
C'est de Trotsky qu'émane la proposition d'une conférence pour examiner les rapports entre le commandement et la base dans l'armée. C'est lui qui propose d'y étudier entre autres la réduction des privilèges (rations-équipement) au minimum nécessaire, la chasse impitoyable aux privilèges résultant d'abus, les mesures à prendre pour porter attention aux plaintes contre les privilèges et la publicité à donner aux procès contre les abus des chefs.
A première vue, l'un des caractères qui font l'originalité profonde de l'Armée rouge est le formidable appareil de propagande, l' « administration politique de l'Armée rouge », quelque temps confiée à Rakovsky. Cette énorme organisation – 600 personnes travaillent au conseil central, 16 000 au total – contrôle dans l'armée non seulement le travail des 120 000 communistes, mais aussi, dans toute la zone d'action de l'armée, le travail des comités révolutionnaires mis en place dans les régions libérées avant l'élection de soviets. Elle impulse également le travail politique et culturel, la sortie des journaux, des tracts et des affiches, l'activité des théâtres et cinémas, cours et universités de l'Armée rouge, associations théâtrales et musicales, chorales et ballets, écoles rurales, bibliothèques [34]. C'est à cette armée de « travailleurs politiques » que les blancs attribueront le mérite du « fanatisme » qui, selon eux, permettra aux rouges de vaincre.
Ce n'est que d'une armée révolutionnaire, au service d'une idée de transformation sociale de la société, que pouvaient émaner les fréquents appels aux combattants des armées ennemies, blancs ou soldats de l'Entente, les tracts distribués aux soldats de Ioudénitch, voire aux officiers de Wrangel. Plus significatif encore est le souci d'éducation internationaliste de Trotsky qui ne cherche jamais à attiser la haine contre les soldats des rangs adverses, gens du peuple :
« Seule une petite minorité de l'armée blanche est faite des gens corrompus, ennemis vénaux du peuple travailleur. Leur écrasante majorité est formée d'hommes qui ont été abusés ou incorporés de force [...], même chez les officiers blancs [35]. »
Le 24 octobre 1919, alors que les troupes blanches, équipées et financées par Londres, sont aux portes de Pétrograd, il dénonce ceux qu'il appelle « les vautours de l'impérialisme » britannique et s'adresse aux soldats de l'Armée rouge en leur demandant de ne jamais oublier qu'il existe deux Grande-Bretagne :
« A côté de la Grande-Bretagne des profits, de la violence, de la corruption, de la soif de sang, il existe celle du travail, du pouvoir spirituel, des idéaux élevés de la solidarité internationale [36]. »
En juin 1920, en pleine guerre contre la Pologne, il suspend un journal de l'armée pour avoir publié un article où est employée l'expression de « jésuitisme inné des Polaks », dont il affirme qu'elle contredit « l'esprit de fraternité qui inspire l'attitude de la classe ouvrière russe à l'égard des masses ouvrières de Pologne [37] »…
Jamais peut-être dirigeant bolchevique ne fut attaqué avec plus de violence que Trotsky au lendemain de la paix de Brest-Litovsk et lorsqu'il fut placé à la tête de l'Armée rouge. Les premières attaques vinrent évidemment des mencheviks. A l'exécutif central des soviets, le 22 avril 1918, après qu'il eut exposé son plan pour l'emploi des officiers tsaristes [38], le leader menchevique Dan l'avait interrompu en criant : « C'est ainsi qu'apparaissent les Napoléon [39] », et la prestigieuse dirigeante des s.r. de gauche, Maria Spiridonova, le traita de « Bonaparte [40] ». On peut supposer que ces critiques-là ne l'empêchaient pas vraiment de dormir dans la mesure où elles émanaient d'adversaires déclarés de l'insurrection d'Octobre... Celles venues du camp de la révolution devaient être prises plus au sérieux, même en tenant compte de la fragilité de la coalition révolutionnaire. Dans un second temps, en effet, anarchistes et s.r. de gauche se dressaient avec indignation contre le danger du « militarisme » incarné par la nouvelle armée.
Au Ve congrès des soviets, Trotsky lit un « ordre » qu'il tient pour urgent et qui a trait notamment aux menaces terroristes des partisans de la reprise de la guerre contre l'Allemagne. Il évoque les projets d'attentats – dont un contre Rakovsky – qui ont été déjoués et souligne qu'il parle « en tant que responsable de la direction des unités de l'Armée rouge ». Kamkov l'interrompt en criant : « Kerensky [41] ! », et Spiridonova s'en prend au style « militariste et bonapartiste » de cet ordre. Au premier, il rétorque que « Kerensky obéissait aux classes bourgeoises » tandis qu'il est, lui, responsable devant « les représentants des ouvriers et des paysans russes [42] ». A Spiridonova, il répond avec calme et sans céder à l'effet de provocation de l'interpellation :
« Je n'ai lu aucune résolution ; ce que je vous ai lu est un ordre, dont il est apparu qu'il avait choqué certaines personnes à cause de son style. Je ne suis moi-même, camarades, nullement épris du style militaire en lui-même. J'ai été habitué, dans ma vie et ma façon d'écrire, à employer le style du journaliste, que je préfère à tout autre. Mais tout type d'activités a ses conséquences, y compris dans le style et, en tant que commissaire du peuple aux Affaires militaires, qui doit empêcher des voyous d'abattre nos représentants, je ne suis pas un journaliste et je ne peux pas m'exprimer sur le même ton lyrique que la camarade Spiridonova [43]. »
Ce n'est pourtant que le début d'un long parcours jalonné des injures de ceux qu'il appellera bientôt « les Spiridonova de l'intérieur du parti ». On l'accuse de s'être fait le protecteur des officiers tsaristes, de jouer au militarisme « rouge », de se dessiner un personnage à la Bonaparte. Ces accusations sont très sérieuses, puisqu'elles émanent du Parti bolchevique lui-même et d'une fraction importante de ses cadres. Dans un premier temps, les « communistes de gauche », dirigés par V. M. Smirnov [b], Boukharine, Piatakov, Boubnov, dénoncent dans sa politique d'encadrement une compromission avec l'Ancien Régime qui leur semble de mêmes nature et gravité que la « capitulation » devant l'Allemagne à Brest-Litovsk, un reniement en somme.
Leurs arguments sont bientôt repris et orchestrés par une couche de militants et de cadres militaires du parti qui opposent leurs conceptions et leurs expériences aux directives de Trotsky, combattent vivement sa politique de centralisation rigoureuse, laquelle porte atteinte à leurs « positions » et à ce qu'ils tiennent pour leur « indépendance ». Les chefs des guérillas de partisans jouent ici un rôle déterminant. Leurs unités, souples, indépendantes les unes des autres, jouissant d'une large autonomie, capables d'initiatives, ont joué dans la période précédente un rôle important et sans aucun doute positif : la guérilla, estime Trotsky, peut être une arme de la classe qui monte et harcèle une force centralisée en train de s'émietter. Mais, alors qu'il faut une organisation puissante, ces hommes, qui se cramponnent à leur pouvoir dans la zone limitée du théâtre de leurs exploits, jaloux de l'étranger, hostiles à son « ingérence », refusant les empiétements sur leur autorité qu'ils jugent légitime, font appel, dans leur combat décisif, à tous les sentiments hostiles au centralisme et au militarisme décrits et analysés plus haut.
Dès mars 1918, lors d'une réunion des communistes des forces armées, une majorité s'était affirmée contre l'utilisation des officiers de carrière, et seule l'action de Lénine, de la présidence, avait pu empêcher le vote d'une résolution en ce sens. Dans le cours de la préparation du VIIIe congrès du parti, au début de 1919, la discussion sur ce point fut menée avec ardeur dans nombre de conférences de région ou d'armée : il était cependant déjà moins question de l'emploi des anciens officiers, et l'accent était de plus en plus mis sur le sort particulier fait aux communistes de l'armée, contrôlés non par un organisme du parti, mais par l'administration politique de l'armée – ce qui les plaçait dans une sorte de régime d'exception.
Réuni en mars 1919, le congrès dut se résigner à discuter la question militaire en l'absence de Trotsky, reparti au front, et de nombreux délégués d'unités de l'Armée rouge qui avaient suivi son exemple, les délégués de l'opposition ayant obtenu du congrès le droit de rester pour participer à ses travaux. Sokolnikov, le 20 mars, présentait les thèses à la place de Trotsky, et V.M. Smirnov le contre-rapport de l'opposition qu'on appelait « militaire ». 64 délégués demandèrent la parole, et l'on créa alors une commission spéciale sur les questions militaires, à laquelle participèrent 87 personnes, dont 57 délégués à voix délibérative, et qui se, donna comme président un membre de l'opposition, Iaroslavsky. Enumérant les « trahisons » d'anciens officiers, l'opposition militaire revendiquait la limitation de l'autorité des commandants qu'elle accusait de « bureaucratie » et exigeait l'augmentation des pouvoirs des commissaires politiques. Elle mettait en question le caractère militaire rigoureux de la discipline, s'élevait contre les « insignes » qui distinguaient, selon elle, les officiers des simples soldats. Ses thèses furent votées en commission, le 21 mars, par 37 voix contre 20. En séance plénière, elles furent repoussées cependant par 174 voix contre 95. Une autre commission ad hoc, tout en recommandant l'adoption des thèses de Trotsky, élaborait une résolution et des recommandations qui faisaient d'importantes concessions à l'opposition [44].
Trotsky critique très sévèrement cette tendance conciliatrice dans un rapport au comité central sur les propositions en ce sens faites par Zinoviev le 25 mars. Selon lui, le groupe qui anime l'opposition militaire reflète non pas la pression de la classe ouvrière victorieuse, mais une protestation « plébéienne » contre l'emploi de spécialistes jalousés [45]. Il s'indigne des propositions, formulées par Zinoviev, d'un type nouveau de discipline, moins formelle et avec « plus de camaraderie » : la discipline dans l'armée est nécessaire pour vaincre et n'être pas vaincu. Les revendications de l'opposition militaire traduisent la fatigue, l'irritabilité qui en découle, la tension nerveuse de tous les instants, et Zinoviev, avec ses concessions, cède tout simplement à la panique alors que la plus grande fermeté est nécessaire.
Le VIIIe congrès avait vu la première et dernière grande bataille politique sur la question de l'organisation de l'Armée rouge et de ses cadres de commandement. Trotsky avait sans doute raison quand il confiait à des journalistes le 17 mars 1919 :
« J'ai plus d'une fois dû dire à nos camarades critiques "de la gauche" : "Si vous considérez que notre méthode de formation est mauvaise, créez pour nous une seule division par vos méthodes, choisissez vos commandants, montrez-nous votre façon de faire le travail politique : le département de la Guerre vous aidera [...]." Je n'ai, hélas, rencontré chez eux aucun désir de relever le défi et la critique s'est déplacée d'une question à l'autre, gardant son ton d'irritation, mais restant en général tout à fait abstraite et informe [46]. »
Mais les attaques contre sa politique militaire ne cessèrent pas pour autant. Elles prirent seulement une tournure plus dangereuse sans doute en nourrissant une lutte de clans à l'intérieur du parti, des luttes d'influence à l'intérieur de l'armée et en les mêlant à des conflits très importants sur des orientations stratégiques et politiques décisives.
Un an après la prise du pouvoir, les conflits les plus vifs et les désaccords les plus violents se réglaient encore de la même manière à l'intérieur du parti bolchevique. Chacun se battait pour ses idées, jusqu'au bout, et le développement historique départageait les adversaires et rendait sa sentence.
Cela n'avait pas empêché Trotsky de mener la bataille et de vaincre, c'est-à-dire de forger l'outil indispensable dans une guerre: une armée capable de vaincre sur le champ de bataille.
Notes
[a] On en trouvera une reproduction dans le volume d'Annenkov, En habillant les vedettes, Paris, 1951, planche 23.
[b] Il s'agit bien entendu de V. M. Smirnov, l'un des leaders des « communistes de gauche » et plus tard des « décistes » partisans du « centralisme démocratique » et non contrairement à ce qu'écrit Deutscher (op. cit. p. 540), d'I.N. Smirnov, qui était non seulement l'ami mais le proche collaborateur de Trotsky à la tête de l'Armée rouge.
Références
[1] La seule étude d'envergure est la thèse non publiée de N.M. Heyman, Leon Trotsk as a Military Thinker, Stanford, 1972. En dehors de Ma Vie, les ouvrages à utiliser sont des recueils de documents. Le principal est Kak voorujalas revoljucija, Moscou, 1923, dont nous avons utilisé la traduction anglaise par Brian Pearce. How the Revolution Armed, 5 volumes, Londres 1979-1981 (ci-dessous KaK). Les archives de Trotsky, pour la période de la guerre civile, sont publiées en édition bilingue, Trotsky's Papers, 2 vol., 1964-1971 (ci-dessous T.P.) et sont également indispensables. On peut ajouter, pour la discussion, l'article de N.M. Heyman, « Leon Trotsky and the Birth of the Army », The Army Quarterly and Defense Journal, n° 4, 1975, pp. 407-418.
[2] Deux points de vue différents sont exprimés dans David T. Jones, « Armies and Revolution. Trotsky's pre-1917 Military Thought », Naval War College Reriew, n° 27, 1974, pp. 90-98, qui met l'accent sur les aspects traditionnellement socialistes de la pensée militaire de Trotsky et N.M. Hevman, « Leon Trotsky's Military Education : from the Russo-Japanese War to 1917 », Journal of Modem History, n° 2, 1976, pp. 71-98, qui insiste sur ses aspects traditionnels et « conventionnels ».
[3] Pierre Naville. « Léon Trotsky, La politique militaire et l'Armée rouge », Il Pensiero... pp. 209-238.
[4] Trotsky, Sotch., II. p. 269.
[5] Il s'agit du point que David T. Jones accuse N.M. Heyman de sous-estimer.
[6] KaK, I, p. 5.
[7] Ibidem, I, p. 13.
[8] Ibidem, I, p. 57.
[9] Ibidem, I, p. 85.
[10] Ibidem, I, p. 159.
[11] Ibidem, I, pp. 28-48.
[12] Ibidem, II, p. 186.
[13] Ibidem, I, p. 40.
[14] Ibidem, II, p. 186.
[15] Ibidem, I, p. 294.
[16] Ibidem, I, p. 218.
[17] Ibidem.
[18] KaK, II, p. 3.
[19] Ibidem.
[20] Ibidem, I, pp. 44-45.
[21] Ibidem, I, p. 158.
[22] Ibidem, I, p. 129.
[23] Ibidem, I, p. 27.
[24] Ibidem, III, p. 12.
[25] Ibidem, III, p. 10.
[26] T. P., I, p. 149.
[27] T.P., I, pp. 148-150.
[28] KaK, II. p. 179.
[29] M.V., III. p. 110.
[30] Ibidem, pp. 111-112.
[31] KaK, I, p. 160.
[32] G. Annenkov, p. 246.
[33] Ibidem, II, p. 218.
[34] Voir, extrait de Die Seele des Sieges (zur Geschichte der roten Armee), « L'organisation communiste de l'armée rouge », un discours de Rakovsky, traduction française dans Cahiers Léon Trotsky n° 17. pp. 73-78.
[35] KaK, II, p. 578.
[36] Ibidem, II, p. 580.
[37] Ibidem. III, p. 920.
[38] Ibidem, I, pp. 126-156.
[39] Ibidem, I. p. 149.
[40] Ibidem, p. 357.
[41] Ibidem.
[42] Ibidem.
[43] Ibidem. I, p. 360.
[44] Trotsky's Papers, vol. I, La Haye, 1964, p. 301 : la note 7, de Jan M. Meijer résume parfaitement le contenu du VIIIe congrès du parti sur les questions militaires.
[45] Ibidem, pp. 425-435.
[46] KaK, II, pp 64-65.