1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Les difficultés au sommet du P.C. russe, à la veille du XIIe congrès, avaient fait passer au second plan le début des événements d'Allemagne. Le déclenchement d'une crise révolutionnaire dans ce pays, à partir de la mi-août, rejeta à l'arrière-plan, à leur tour, toutes les questions du parti russe. Finalement, la défaite allemande fit exploser le tout, sans que personne puisse, cette fois, songer à attendre la guérison ou au moins une certitude à court terme quant à l'issue de la maladie de Lénine.
Dans le conflit qui se noue au sommet, deux éléments nouveaux sont apparus au grand jour.
Le mot de « léninisme » a d'abord surgi dans la presse, la première fois sans doute, sous la plume de Kamenev dans une polémique contre Ossinsky [2]. Destiné à désigner la pensée de Lénine sous une forme vulgarisée, un peu à la façon d'un catéchisme, le terme était impensable lorsqu'il était en pleine possession de ses moyens. On s'apercevra bientôt que dans la bouche des dirigeants le terme n'a de sens que par opposition à la notion de « trotskysme » en tant que corps étranger dans le Parti bolchevique. Trotsky ne bronche pas. Mieux, il va lui-même reprendre le terme et l'utiliser comme un synonyme de « bolchevisme » dans le cours des discussions.
Ensuite, un élément nouveau apparaît dans ces lendemains du XIIe congrès qui a vu la victoire de Staline et de Zinoviev sur un Trotsky silencieux, mais aussi l'ascension du premier au détriment du second. Il s'agit d'une affaire significative du point de vue des relations entre le Parti et l'Etat et, plus concrètement, entre le secrétariat général et le pouvoir, à propos d'une affaire sensible, la question nationale.
Dans les derniers jours d'avril, en effet, le communiste tatar Sultan-Galiev, ancien collaborateur de Staline au commissariat du peuple aux Nationalités, a été arrêté, à l'initiative du secrétaire général. L'homme semble avoir été très sensibilisé à la situation faite aux aspirations nationales des minorités de l'U.R.S.S. depuis 1921 au moins. Il semble que la police politique, le G.P.U., ait intercepté, en mars 1923, une lettre qu'il aurait adressée à des camarades d'Oufa, dans laquelle il qualifiait la politique soviétique officielle de « chauvinisme grand-russe », et qu'il se proposait de prendre l'initiative d'un regroupement des délégués des P.C. des différentes minorités nationales au congrès où il était délégué à titre consultatif [3].
Sultan-Galiev a été arrêté, sur ordre personnel de Staline, quelques jours après le XIIe congrès, et accusé d'avoir créé une « organisation criminelle, contre-révolutionnaire et ennemie du prolétariat russe ». Zinoviev et Kamenev ont donné selon le témoignage de Kamenev, leur accord à cette première arrestation, pour raisons politiques, d'un membre éminent du parti, ordonnée par Staline [4]…
Mais l'été de 1923 est alarmant à bien d'autres égards. La crise des ciseaux s'aggrave brusquement à partir de juillet où les prix industriels atteignent 190 % de leur niveau d'avant-guerre tandis que les prix agricoles continuent de stagner aux environs de 50 %. L'augmentation de la productivité qui a été décidée pour faire baisser les prix industriels passe par une concentration des entreprises qui augmente le nombre des chômeurs, passé de 500 000 officiellement enregistrés à l'automne 1922, et monté maintenant à 1 250 000. La différenciation des salaires, plus marquée dans l'industrie des biens de consommation que dans l'industrie lourde, et dans l'industrie privée que dans l'industrie d'Etat, provoque aussi un très vif mécontentement.
Ce sont ces questions qui sont à l'ordre du jour au comité central de septembre. La majorité maintient la ligne – report du développement de l'industrie lourde, décision administrative de baisse des prix industriels, efforts pour l'ouverture des marchés étrangers et exonérations fiscales pour les paysans – on renvoie aux « industriels rouges » le soin de prendre les mesures d'urgence nécessaires pour abaisser le coût de fonctionnement et l'élévation de la productivité.
Dans le même temps, alors que l'appareil, conduit par le secrétariat, perfectionne presque quotidiennement son contrôle sur le parti, la base de ce dernier donne des signes qui indiquent un indiscutable passage de la lassitude à la colère. Des grèves éclatent ici ou là, débouchant parfois sur des manifestations. De petits groupes – le Groupe ouvrier de Miasnikov et Kouznetzov, le groupe de la Vérité ouvrière – s'agitent, prennent contact avec les anciens opposants ou les organisateurs du mouvement. On parle à mots couverts d'un projet de manifestation ouvrière de masse pour les revendications, sur le modèle de celle de janvier 1905. En septembre, il y a une vingtaine d'arrestations, dont celle de Kouznetzov. Les rapports du G.P.U. soulignent que non seulement il y a des membres du parti impliqués, mais ils se plaignent aussi du silence complice d'autres membres du parti qui protègent en fait ces « conspirateurs ». Au comité central, le trouble est si grand que Dzerjinski lui-même, le chef du G.P.U. assure :
« Le dépérissement du parti, le déclin de sa vie intérieure, la prédominance de la nomination sur l'élection, peuvent devenir un danger politique et paralyser notre parti dans sa direction politique de la classe ouvrière [5]. »
Il est chargé de la direction d'une sous-commission ad hoc sur cette question.
Un sérieux accrochage se produit aussi sur les questions militaires. Trotsky s'oppose avec violence à la proposition d'introduire dans le conseil militaire révolutionnaire plusieurs membres du comité central, dont Staline. Finalement les auteurs de la proposition se contentent de prévoir l'entrée dans cet organisme de Lachévitch, un collaborateur de Zinoviev et de Vorochilov. Kouibychev, un homme de Staline, donne avec beaucoup de franchise à Trotsky la clé de l'opération :
« Nous estimons nécessaire de commencer le combat contre vous, mais nous ne pouvons pas déclarer que vous êtes notre ennemi : c'est pourquoi nous recourons à ces méthodes [6]. »
Tout ne va pourtant pas pour le mieux dans la coalition au pouvoir. Zinoviev voudrait la rééquilibrer après le XIIe congrès. Pendant les vacances qu'il passe à Kislovodsk, dans le Caucase, il en parle avec Boukharine, Lachévitch, Evdokimov et Vorochilov : il sort de cette rencontre un projet de « politisation » du bureau d'organisation en coiffant le secrétariat d'un organisme responsable comprenant Staline, Trotsky et un troisième, Zinoviev, Kamenev et Boukharine. Informé, Staline vient lui-même parler du projet avec Zinoviev et Boukharine et fait accepter une contre-proposition, l'entrée au bureau d'organisation de tous les autres membres du bureau politique [7].
L'élection de Zinoviev et de Trotskv comme titulaires, de Boukharine comme suppléant du bureau politique ne porte pourtant pas atteinte à l'autorité de Staline : Trotsky ne viendra jamais au bureau d'organisation. L'historien américain Robert V. Daniels, parfois plus heureux dans ses jugements, écrit que « la victoire était destinée à l'homme qui ne jugeait pas au-dessous de lui le travail terre à terre d'organisation [8] » : c'est méconnaître le véritable enjeu. Le contrôle du bureau d'organisation pouvait en effet constituer l'enjeu d'un conflit entre Staline et un autre apparatchik. Mais la question de l'autorité de Trotsky ne pouvait se régler que dans les rues des villes allemandes ou les assemblées générales des militants du parti russe.
C'est le rapport de Dzerjinski au comité central d'octobre qui met le feu aux poudres. L'étude à laquelle s'est livrée la sous-commission qu'il a dirigée le conduit en effet à spécifier qu'il faut imposer aux membres du parti, lesquels connaissent l'existence de groupements au sein du parti, de les dénoncer au G.P.U., au comité central ou à la commission centrale de contrôle.
Trotsky proteste par écrit. La nécessité même d'une telle résolution lui paraît un symptôme significatif de la dégradation de la situation du parti. Dans sa lettre du 8 octobre [9], il constate que la proposition Dzerjinski révèle l'existence dans le parti à la fois de « groupements illégaux d'opposition », éventuellement dangereux, et d'un état d'esprit pouvant autoriser des militants à garder pour eux des informations là-dessus. La cause d'une telle situation n'est pas à chercher en dehors du régime du parti. Il assure :
« Aux moments les plus héroïques du communisme de guerre, le système des nominations à l'intérieur du parti n'avait pas le dixième de l'étendue qu'il a maintenant. La nomination par en haut des secrétaires de comités provinciaux est désormais la règle. Cela donne au secrétaire une position d'indépendance par rapport à l'organisation locale [10]. »
Il situe la période cruciale au lendemain du XIIe congrès, écrivant:
« Le XIIe congrès du parti s'est déroulé sous le signe de la démocratie. A cette époque, bien des discours pour la défense de la démocratie ouvrière m'ont paru exagérés et dans une certaine mesure démagogiques, étant donné l'incompatibilité foncière d'un régime de dictature avec une démocratie ouvrière absolue. Mais il était cependant bien évident que la période du communisme de guerre devait faire place à une responsabilité du parti plus large et plus active. Toutefois, le régime actuel, qui a commencé à se former avant le XIIe congrès et qui a été codifié et renforcé ensuite, est beaucoup plus éloigné de la démocratie ouvrière que le régime en vigueur aux moments les plus critiques du communisme de guerre [11]. »
La protestation devient réquisitoire :
« La bureaucratisation du parti s'est développée dans des proportions inouïes par la méthode de la sélection des secrétariats. [...] On a créé de larges couches de militants entrés dans l'appareil de gouvernement qui renoncent complètement à leurs opinions propres sur le parti (ou tout au moins à l'exprimer ouvertement), comme si la hiérarchie bureaucratique était l'appareil qui crée l'opinion et les décisions du parti. Au-dessous de ces couches, s'abstenant d'avoir une opinion à elles, se trouvent les larges masses du parti pour qui toute décision a la forme d'un ordre ou d'une sommation. Il se manifeste dans ces masses, qui sont les fondements mêmes du parti, un mécontentement tout à fait inusuel. Ce mécontentement ne s'efface ni par l'échange public d'idées dans les assemblées du parti, ni par l'influence de la masse sur l'organisation du parti [...] : il s'accumule en secret et nous conduit ainsi à des déchirements internes [12]. »
Trotsky assure être plus intéressé par le souci de rétablir une pratique correcte que d'attaquer la direction en place. Rappelant tous les compromis auxquels il a été partie prenante, il souligne :
« Il n'est pas un membre du comité central ni de la commission centrale de contrôle, qui ne sache que, tout en combattant sans restrictions, à l'intérieur du comité central, la politique erronée qu'on y pratique, je me suis refusé à soumettre la lutte qui s'y poursuit au jugement du plus petit cercle de camarades, fût-ce même de ceux qui seraient qualifiés pour occuper des postes importants dans le parti, si le cours de ce dernier était ce qu'il doit être [13]. »
Considérant cette étape comme révolue à la lumière de l'expérience, il avertit qu'il n'en sera plus ainsi désormais :
« Étant donné la situation [...], je considère qu'il est non seulement de mon droit mais de mon devoir de faire connaître le véritable état de choses à tout membre du parti que je considère comme suffisamment préparé, expérimenté, maître de soi et capable, par conséquent, d'aider le parti à sortir de cette impasse sans convulsions fractionnelles [14]. »
La réponse du bureau politique à la lettre de Trotsky n'est, comme le souligne Max Eastman, « rien de plus qu'une grossière attaque personnelle [15] ». Trotsky est accusé d'avoir, « depuis déjà plusieurs années », attaqué le comité central pour des raisons d'ambition personnelle, et d'avoir refusé le poste de vice-président du conseil des Commissaires du peuple, offert par Lénine [16]. « Pour lui, dit le bureau politique, il n'est qu'une formule : "Tout ou rien" [17]. » Trotsky se contentera, le 23 octobre, d'énumérer la liste des questions sur lesquelles il a été du côté de Lénine contre la majorité du bureau politique.
A cette date, un autre événement s'est produit, auquel il n'est pas possible d'imaginer que Trotsky ait pu être étranger : la naissance de ce qu'il appellera plus tard « l'Opposition de 1923 » et qu'il faut sans doute considérer comme une initiative des premiers de ceux à qui il fait connaître « le véritable état de choses ». C'est en effet le 15 octobre que quarante-six vieux-bolcheviks ont remis au bureau politique une déclaration commune qui critique sévèrement la politique économique et plus encore le régime du parti [18]. Signée de deux anciens secrétaires du parti – Préobrajensky et Sérébriakov –, de vieux camarades d'idées de Trotsky comme eux – I.N. Smirnov, Mouralov, Piatakov – et d'anciens décistes – Sapronov, V.M. Smirnov, V.V. Kossior –, elle met en garde contre ce qu'elle appelle l'absence de direction économique et le risque d'une sérieuse crise économique. Par ailleurs, ces hommes - il manque les signatures des diplomates Krestinsky et Rakovsky - affirment nettement :
« Le parti a cessé dans une mesure considérable d'être une collectivité indépendante vivante. [...] On observe une division croissante entre une hiérarchie de secrétaires [...], les fonctionnaires du parti recrutés par en haut, et la masse du parti qui ne participe pas à sa vie commune [19]. »
Les membres du parti ont maintenant peur d'exprimer critiques ou désaccords. Il n'y a plus de discussion véritable, et c'est la hiérarchie des secrétaires qui désigne les délégués pour les congrès et conférences, devenus « des assemblées exécutives de cette hiérarchie »: pour les « quarante-six », le régime est devenu intolérable depuis que l'on a « remplacé le parti par un appareil bureaucratique », en résultat de la « dictature d'une fraction » instaurée au lendemain de la discussion de 1921. Ils affirment :
« Il faut abolir le régime fractionnel et ce doit être fait d'abord par ceux qui l'ont créé ; il faut le remplacer par un régime d'unité entre camarades et de démocratie interne du parti [20]. »
Selon Max Eastman, Radek avait envoyé, de son côté, une lettre analogue à la déclaration des quarante-six [21].
A la session commune du comité central et de la commission centrale de contrôle qui doit répondre aux quarante-six et à Trotsky, celui-ci, alité avec un refroidissement et une forte fièvre, est absent. C'est Préobrajensky qui représente l'opposition. Fidèles à la tactique qu'ils ont employée lors de l'affaire géorgienne, les dirigeants proclament à leur tour la nécessité de lutter contre la « bureaucratie » et de « réformer » le parti en améliorant son fonctionnement. Mais ils répondent en même temps « discipline et fractionnisme » à ceux qui sont venus leur parler de démocratie. Trotsky est accusé d'avoir commis une erreur politique grave en lançant « à un moment crucial de l'expérience du parti et de la révolution », une attaque qui a « revêtu objectivement le caractère d'une initiative fractionnelle ». Les quarante-six, quant à eux, sont accusés d'avoir, au signal de Trotsky, pris l'initiative d'une politique fractionnelle et scissionniste et d'avoir ainsi « affaibli » le parti à un moment tout à fait crucial pour la révolution internationale [22]. Conséquence des deux aspects de la stratégie des dirigeants : la discussion s'ouvre dans le parti, mais la publication du texte des quarante-six est interdite.
Deux discussions se déroulent donc parallèlement à partir de la fin d'octobre. Une à huis clos, au bureau politique, sur la définition de la nouvelle politique, du « cours nouveau », et une seconde, ouverte dans la presse et les assemblées générales de discussion. Les dirigeants affichent des intentions très pures, et Zinoviev ouvre le débat dans la Pravda du 8 novembre en affirmant qu'il est pour que la démocratie « prenne chair et sang » dans le parti. Les choses se gâtent tout de même un peu avec une intervention de Préobrajensky le 29 novembre. Le désaccord monte d'un cran, et Zinoviev assure que, le bien de la révolution étant la loi suprême, il est, pour sa part, prêt à envoyer au diable les principes « sacrés » de la démocratie « pure », tandis que Staline se préoccupe de « limiter » la discussion pour empêcher que le parti ne dégénère en club de discussion.
Pendant ce temps, après le refus par Trotsky d'un projet de résolution, une sous-commission du bureau politique travaille d'arrache-pied : formée de Staline, Kamenev et Trotsky, elle finit par aboutir. Le 5 décembre, le bureau politique adopte un texte qui est sans doute pour l'essentiel de la plume de Trotsky : il y est annoncé ce qu'on appellera un « cours nouveau », et sa publication provoque un intense soulagement dans tout le parti. La crise semble résolue puisque ce texte a été voté à l'unanimité.
Dans une première partie, la résolution énumère ce qu'elle appelle « les contradictions objectives de l'étape donnée de la période de transition », puis cite les « tendances négatives » apparues dans la vie du parti :
« Différences importantes dans la situation matérielle des membres du parti en rapport avec les différences de fonction et ce qu'on appelle "les excès"; développement des liens avec les éléments bourgeois et influences idéologiques de ces derniers […]; danger de perdre de vue la perspective socialiste dans son ensemble et la révolution mondiale […]; bureaucratisation des appareils du parti et développement partout d'un risque de divorce entre le parti et les masses [23]. »
Le remède proposé par le bureau politique est évidemment la démocratie ouvrière, définie par son contenu : « La liberté de discussion de toutes les questions importantes [...], la liberté de controverse, l'élection des responsables par la base [24].» La résolution met aussi en garde au sujet du « danger des groupes fractionnels » dont le contenu idéologique est dirigé contre le parti. Cette partie a été rédigée par Staline et longuement discutée. Il a renoncé à inclure la condamnation des groupes au même titre que les fractions, mais a obtenu de Trotsky une référence à la résolution du Xe congrès qui condamne les groupes comme les fractions. De toute façon, l'intention est claire. L'auteur de ce passage vient de démontrer, avec les quarante-six et la qualification de leur initiative, ce qu'il a l'intention d'entendre par « groupement fractionnel ».
La question posée à ce propos par historiens et commentateurs est de savoir pourquoi Trotsky a choisi de voter cette résolution dont certains passages étaient effectivement susceptibles de permettre à l'appareil de remettre en question les principes qu'elle proclamait. En fait, la question ne peut être posée que par ceux qui oublient qu'il s'agissait de son parti et qu'il y avait pour lui un énorme intérêt à ce que l'unanimité se soit faite sur des principes et pour une orientation qu'il estimait sains. Il nous semble par ailleurs impossible de poser cette question sans y joindre comme un élément d'explication le fait que, dès le 8, il met à l'épreuve la réalité du compromis en le commentant publiquement, dans une lettre au rayon de Krasnaïa Pressnia, et en donnant son interprétation à lui. Sa « lettre ouverte » fait rebondir très haut le débat et éclater les ambiguïtés du compromis.
Toujours alité, il prie ses camarades du rayon de bien vouloir l'excuser pour l'impossibilité dans laquelle il est de se rendre à leur assemblée. Plus tard, à ce propos, il s'excusera encore de façon plutôt spirituelle : « On peut prévoir une révolution, une guerre, mais il est impossible de prévoir les conséquences d'une chasse au canard en automne [25]. » Il commence par donner son opinion sur la résolution du bureau politique sur le cours nouveau :
« La résolution du bureau politique sur l'organisation du parti a une signification exceptionnelle. Elle indique que le parti est arrivé à un tournant important de sa voie historique. [...] Jusqu'à présent, le centre de gravité avait été par erreur reporté sur l'appareil ; la résolution du C.C. proclame qu'il doit désormais résider dans l'activité, l'initiative, l'esprit critique de tous les membres du parti, avant-garde organisée du prolétariat. [...] Le parti doit se subordonner son propre appareil sans cesser pour autant d'être une organisation centralisée [26]. »
Rappelant ensuite que « démocratie et centralisme sont deux faces de l'organisation du parti qu'il faut combiner différemment » suivant la situation, il indique qu'à son avis l'équilibre avait été rompu au cours de la période précédente au bénéfice de l'appareil dont l'excessive centralisation avait provoqué un malaise général et le sentiment que « le bureaucratisme menaçait d'engager le parti dans l'impasse [27] ».
Répondant aux nombreux intervenants dans la discussion qui ont souligné la nécessité d'élever « le niveau idéologique » des membres du parti avant d'y instaurer la démocratie, il attire l'attention sur le caractère fallacieux de l'argument, qu'il appelle « pédagogique ». Le niveau idéologique du parti est en effet entravé par le bureaucratisme qui tue l'initiative et exclut de fait des responsabilités les jeunes générations communistes. Il indique que c'est « la jeunesse, baromètre sûr du parti, qui réagit le plus vigoureusement contre le bureaucratisme [28] ». La vieille génération, remarque-t-il, « incarne l'expérience politique et les traditions révolutionnaires du parti ». Mais c'est sur elle que pèse lourdement l'influence de la pratique bureaucratique :
« Ce n'est que par une collaboration active, constante avec la nouvelle génération dans le cadre de la démocratie que la Vieille Garde conservera son caractère de facteur révolutionnaire. Sinon, elle peut se figer et devenir insensiblement l'expression la plus achevée du bureaucratisme [29]. »
Évoquant la dégénérescence des chefs des partis de la IIe Internationale, leur passage à l'opportunisme, il souligne qu'à la veille de la guerre « le formidable appareil de la social-démocratie, couvert de l'autorité de l'ancienne génération, était devenu le frein le plus puissant à la progression révolutionnaire », il lance cet avertissement :
« Nous, les "vieux", nous devons bien nous dire que notre génération, qui joue naturellement le rôle dirigeant dans le parti, ne serait nullement prémunie contre l'affaiblissement de l'esprit révolutionnaire et prolétarien dans son sein, si le parti tolérait le développement des méthodes bureaucratiques qui transforment les jeunesses en objet d'éducation et détachent inévitablement l'appareil de la masse, les anciens des jeunes [30]. »
Se refusant à donner des recettes de démocratie, il insiste sur la nécessité de modifier l'esprit qui règne dans le parti :
« Il faut que le parti revienne à l'initiative collective, au droit de critique libre et fraternelle, qu'il ait la faculté de s'organiser lui-même. Il est nécessaire de régénérer et de renouveler l'appareil du parti et de lui faire sentir qu'il n'est que l'exécuteur de la volonté de la collectivité [31]. »
L'expérience montre que les tentatives n'ont pas manqué de « terroriser » les opposants en brandissant contre eux les menaces de sanctions pour « déviationnisme », indiscipline, « fractionnisme » ou esprit scissionniste. C'est pour lui une certitude : « Maintenant, les bureaucrates sont prêts formellement à "prendre acte" du "cours nouveau", c'est-à-dire pratiquement à l'enterrer [32]. » Et c'est pourquoi il propose tout de suite d'écarter des postes responsables tous les dirigeants qui ont utilisé, ainsi, tous les moyens pour « terroriser le parti ».
L'appel qu'il lance ensuite à la jeunesse, à la jeune génération communiste, est aussi un rappel passionné de ce qu'était le parti bolchevique au temps de la révolution de 1917, tel qu'il y a adhéré, tel qu'il l'a vécu quand il était transporté par des millions de femmes et d'hommes :
« Notre jeunesse ne doit pas se borner à répéter nos formules. Elle doit les conquérir, se les assimiler, se former son opinion, sa physionomie à elle et être capable de lutter pour ses vues avec le courage que donnent une conviction profonde et une entière indépendance de caractère. Hors du parti, l'obéissance passive qui fait emboîter mécaniquement le pas après les chefs ; hors du parti l'impersonnalité, la servilité, le carriérisme ! Le bolchevik n'est pas seulement un homme discipliné, c'est un homme qui, dans chaque cas et sur chaque question, se forge une opinion ferme et la défend courageusement non seulement contre ses ennemis, mais au sein de son propre parti [33]. »
Il poursuit, donnant sans aucun doute la clef de certains de ses comportements :
« Peut-être sera-t-il [le bolchevik] aujourd'hui en minorité dans son organisation. Il se soumettra parce que c'est son parti. Mais cela ne signifie pas toujours qu'il soit dans l'erreur. Peut-être a-t-il vu ou compris avant les autres la nouvelle tâche ou la nécessité d'un tournant. Il soulèvera avec persistance la question une deuxième, une troisième, une dixième fois, s'il le faut. Par là il rendra service à son parti, en le familiarisant avec la nouvelle tâche ou en l'aidant à accomplir le tournant nécessaire sans bouleversements organiques, sans convulsions internes [34]. »
Et il conclut en rappelant que le « fractionnisme », qu'il considère comme une caricature de démocratie et un énorme danger politique, est essentiellement la conséquence du « bureaucratisme de l'appareil ».
Trotsky a maintenant donné son interprétation de la résolution votée à l'unanimité par le bureau politique et c'est aussi celle de l'opposition. Il ne peut plus y avoir d'ambiguïté dans l'unanimité. Ou bien la troïka s'incline réellement, dans les faits, devant les principes qu'elle a accepté de reconnaître sur le papier, ou bien elle jette le masque en attaquant Trotsky et en menant contre l'opposition des opérations de diversion.
Or c'est précisément ce que font Staline et Zinoviev, après vingt-quatre heures d'hésitation. Staline rappelle le passé menchevique de Trotsky, assure qu'il ne s'est pas « débarrassé de ses habitudes opportunistes », le taxe de « duplicité » et de « basse démagogie [35] ». Zinoviev l'accuse d'agresser le parti en voulant changer de chevaux au milieu du gué et dénonce l'action néfaste du « trotskysme », dont il affirme qu'il est un courant bien défini du mouvement ouvrier [36].
C'est à peu près à cette époque que les médecins de Trotsky lui prescrivent le repos à la campagne, pour une « cure climatique d'au moins deux mois ». Il quitte Moscou le 21 décembre pour Arkhangelskoie, à une quarantaine de kilomètres. Le communiqué des médecins, publié dans la Pravda,parle d' « influenza, catarrhe dans les voies respiratoires supérieures, dilatation des bronches, fièvre persistante, perte de poids et capacité de travail réduite ». En fait, personne ne semble fixé à ce sujet. Au point de départ, Trotsky a pris froid en octobre dans les marais, à la chasse au canard. La fièvre a persisté. S'agit-il d'une forme de paludisme comme le suppose son médecin, le docteur Getié ? Sedova témoigne que ce type de fièvre revient régulièrement chez Trotsky aux moments d'hypertension intellectuelle. Elle raconte par exemple son état, d'octobre à décembre, quand se menait le débat autour du cours nouveau :
« A cause de son état de santé, les séances [du bureau politique] avaient lieu dans notre logement, je me tenais à côté, dans la chambre à coucher et j'entendais tout ce qu'il disait. Il parlait de toute son âme ; il semblait qu'à chaque discours il perdît une partie de ses forces, tant il y mettait de "son sang". [...] Après chacune de ces séances, L.D. [Trotsky] faisait de la température, il sortait de son cabinet trempé jusqu'aux os, se déshabillait et se couchait. Il fallait faire sécher son linge et ses vêtements comme s'il avait été pris sous une averse [37]. »
Quand il se décide à partir, il abandonne du même coup la discussion. Sa contribution dernière sera l'article sur « le cours nouveau » publié dans la Pravda des 28 et 29 décembre, puis la brochure portant le même titre, légèrement augmentée, qui ne paraîtra que le 16 janvier. Mais lui-même n'apparaît dans aucune assemblée, ne prend nulle part la parole : un manque à gagner considérable, pour l'opposition, ainsi littéralement décapitée au moment décisif.
Trotsky attaque son Cours nouveau par la question des générations dans le parti, au sujet de laquelle il vient d'essuyer un feu nourri de critiques et d'agressions, En réalité il présente la crise qui vient de s'ouvrir comme une crise de croissance du parti, préparée par de longs développements qui ont donné une grande impulsion à la pensée critique, la crise économique et la révolution allemande :
« La révision critique du régime intérieur du parti a été ajournée par l'attente anxieuse du dénouement qui semblait proche, des événements d'Allemagne, Lorsqu'il s'avéra que ce dénouement était retardé par la force des choses, le parti mit à l'ordre du jour la question du "cours nouveau" [38]. »
Il souligne la crispation de l'appareil au cours des dernières semaines écoulées, la manifestation de ses traits les plus négatifs et les plus intolérables, son refus initial d'admettre la discussion, ses accusations lancées pour éviter les questions. Balayant les arguments selon lesquels le bureaucratisme serait une survivance du communisme de guerre, par conséquent vouée à disparaître naturellement dans un délai proche, il insiste fortement sur le fait que la résolution du bureau politique a parlé d'un cours nouveau :cela signifie pour lui la nécessité de rompre avec l'état de choses dans lequel « l'ancienne génération s'est habituée et s'habitue à penser et à décider pour le parti » et fait vivre ce dernier à « deux étages distincts [39] ».
Le danger de l' « ancien cours » consistait en un double risque de dégénérescence : groupements et fractions à la base, bureaucratisation au sommet. Rappelant qu'une telle analyse ne peut être tenue ni pour un « outrage » ni pour un « attentat », il affirme qu'il s'agit tout simplement de transférer vers la base le centre de gravité du parti - une opération dans laquelle le rôle de l'ancienne génération sera décisif :
« Il faut qu'elle considère le "cours nouveau" non pas comme une manœuvre, un procédé diplomatique ou une concession temporaire, mais comme une étape nouvelle dans le développement politique du parti [40]. »
Il en vient ensuite à la question de la composition sociale du parti et à « l'accroissement excessif dans le parti du nombre des fonctionnaires, qu'ils soient ou non d'origine prolétarienne [41] » qui est en soi l'une des sources du bureaucratisme. A ses yeux, il ne fait aucun doute que « les présidents de comités régionaux et les commissaires de division, quelle que soit leur origine, représentent un type social déterminé [42] », Or le rôle de la couche sociale à laquelle ils appartiennent est devenu déterminant dans le parti.
Tout en admettant que la question sera résolue, en dernière analyse, par la marche de la révolution mondiale et le rythme du développement économique – ces deux leviers auxquels il s'est rivé pendant les mois précédents –, il affirme que le combat pour réaliser la démocratie constitue l'unique moyen de triompher « du corporatisme, de l'esprit de classe du corporatisme ». Encore faut-il comprendre que le bureaucratisme du parti n'est pas une survivance, mais un phénomène nouveau :
« Le prolétariat réalise sa dictature par l'État soviétique. Le parti communiste est le parti dirigeant du prolétariat et, par conséquent, de son Etat. Toute la question est de réaliser ce pouvoir dans l'action sans se fondre dans l'appareil bureaucratique de l'Etat, afin de ne pas s'exposer à une dégénérescence bureaucratique [43]. »
Or c'est précisément, selon lui, le phénomène inverse qui s'est jusqu'à présent produit, le bureaucratisme ayant « non seulement détruit la cohésion interne du parti, mais affaibli l'action nécessaire de ce dernier sur l'appareil étatique [44] ».
Enfin il aborde la question qui a été l'essence de la manœuvre de Staline contre lui dans la résolution du 5 décembre, celle des « groupes et formations fractionnels ». Il faut, pour l'évoquer, souligne-t-il, ne pas perdre de vue le fait que le Parti communiste est maintenant dans la position d'un parti unique, jouissant du monopole de la direction de la vie politique :
« Les nuances d'opinion, les divergences de vue épisodiques peuvent exprimer la pression lointaine d'intérêts sociaux déterminés et, dans certaines circonstances, se transformer en groupements stables ; ceux-ci peuvent à leur tour, tôt ou tard, prendre la forme de fractions organisées qui, s'opposant comme telles au reste du parti, subissent davantage les pressions extérieures [45]. »
Il en résulte évidemment, par une implacable logique formelle, que, si l'on ne veut pas de fractions, on doit empêcher nuances d'opinion et divergences épisodiques, ce qui est évidemment impossible avec un parti d'un demi-million de membres. La solution consiste donc en une ligne intermédiaire entre l'unanimité et l'émiettement fractionnel. Encore faut-il pour cela que la direction du parti ne fasse pas de toute critique un acte fractionnel. Et de souligner que la résolution du bureau politique dit nettement que le régime bureaucratique constitue l'une des sources des fractions, ce à quoi s'opposent les partisans de l'ancien cours ou du moins leur aile la plus combative.
Trotsky rappelle les conditions dans lesquelles fractions et groupements du passé ont disparu avec le règlement des problèmes, voire de la situation qui les avait fait naître. Il approuve la résolution du Xe congrès contre les fractions, mais insiste sur son caractère relatif : pour pouvoir interdire réellement les fractions, il faut un régime qui ne les suscite ni ne les nourrisse.
Relevant que, contrairement à des affirmations répandues dans le parti, il n'y a pas forcément de bases de classe dans toute divergence, il assure que cette base de classe existe bel et bien dans le cas du bureaucratisme, « déviation malsaine » contre laquelle le parti doit lutter pour conserver son caractère prolétarien. L'un des dangers du moment est désigné, souligne-t-il, par la résolution sur le « cours nouveau », c'est « la fraction bureaucratique », celle-là même dont, depuis le début de décembre, les porte-parole s'acharnent à évoquer le passé et les scissions d'autrefois pour préparer les esprits aux scissions qu'ils complotent, prétendant par exemple que Trotsky veut « briser » l'appareil du parti, alors que c'est de le renouveler et de le soumettre au parti qu'il s'agit. Perspective alternative, donc, pour l'avenir :
« Ou bien le regroupement idéologique organique qui se produit maintenant dans le parti sur la ligne des résolutions du comité central sera [...] le début d'un nouveau chapitre, ou bien, passant à la contre-offensive, l'appareil tombera plus ou moins sous la coupe de ses éléments les plus conservateurs et, sous prétexte de combattre les fractions, rejettera le parti en arrière et rétablira le "calme" [46]. »
Dans la brochure, Trotsky ajoute quelques textes qui constituent le plus souvent le développement d'arguments apparus au cours de la discussion.
« La bureaucratie et la révolution », plan d'un exposé qui n'a pas été prononcé, situe la crise dans le contexte plus large des contradictions sociales de la Russie sous la Nep. Trotsky manifeste son optimisme dans une des comparaisons dont il a le secret entre les jacobins et les communistes. Un examen des variantes possibles le conduit à souligner la nécessité de préserver le parti du bureaucratisme, essentiellement parce qu'il est le principal outil pour le combattre...
« Tradition et politique révolutionnaire » aborde pour la première fois au fond, dans un texte public, la responsabilité du parti allemand et de la direction de l'I.C. dans la défaite d'octobre 1923 :
« Le parti allemand était entré dans la nouvelle phase de cette crise, peut-être sans précédent dans l'histoire mondiale, armé seulement des procédés utilisés au cours des deux années précédentes pour l'établissement de son influence sur les masses. Il lui fallait à présent une nouvelle orientation, un nouveau ton, une nouvelle façon d'aborder les masses, une nouvelle interprétation et une nouvelle application du front unique, de nouvelles méthodes d'organisation et de préparation technique, en un mot un brusque revirement tactique. Le prolétariat devait voir à l'œuvre un parti révolutionnaire marchant directement à la prise du pouvoir. »
Au lieu de cela la routine a prévalu :
« Le parti allemand a continué en somme sa politique de propagande, bien que sur une échelle plus vaste. Ce n'est qu'en octobre qu'il prit une nouvelle orientation. Mais il lui restait alors trop peu de temps pour développer son élan. Il donna à sa préparation une allure fiévreuse, la masse ne put le suivre, le manque d'assurance du parti se communiqua au prolétariat, et, au moment décisif, le parti refusa le combat [47]. »
La définition de ce qu'est « la tradition révolutionnaire » lui permet ensuite de démontrer ce qu'est, à ses yeux, la force du « léninisme », « le traditionalisme, la routine [...] réduits au minimum par une initiative tactique clairvoyante, profondément révolutionnaire, à la fois hardie et réaliste [48] ». Suit une brillante démonstration de ce qu'est le léninisme, « système d'action révolutionnaire » sous-tendu par un « sens révolutionnaire », réalisme, indépendance « à l'égard des préjugés, du doctrinarisme moralisateur, de toutes les formes du conservatisme spirituel », « honnêteté révolutionnaire suprême [49] », combativité : « Le léninisme est orthodoxe, obstiné, irréductible, mais il n'implique ni formalisme, ni dogme, ni bureaucratisme [50]. »
Il conclut ce développement dont feraient bien de tenir compte ceux qui prétendent écrire sur Lénine et le « léninisme » :
« Nous chérissons autant que quiconque les traditions du bolchevisme. Mais que l'on n'assimile pas le bureaucratisme au bolchevisme, ni la tradition à la routine officielle [51]. »
Deux articles supplémentaires, « La sous-estimation de la paysannerie » et « Le plan de l'économie », réponses aux arguments lancés contre lui pendant la discussion, complètent une brochure écrite sur un ton tout à fait mesuré, sans une seule attaque personnelle, où la porte reste toujours ouverte à l'adversaire d'idées – le camarade de parti – que l'on s'efforce tout au long de convaincre.
Trotsky et ses camarades de l'Opposition étaient pourtant bien les seuls dans l'affaire à considérer ce débat comme une discussion politique où il s'agissait de convaincre et de surmonter.
La publication de Cours nouveau avait en fait tranché la période de ruse des triumvirs, qui se permettent désormais tous les coups, dans une lutte enragée où il semble bien qu'ils aient eu réellement peur devant l'élan de confiance enthousiaste qu'avaient suscité, chez les anciens souvent, et toujours chez les jeunes, les idées du « cours nouveau ».
La confusion créée cependant par l'accord sur le fond proclamé par les deux fractions semait, comme dans le débat sur la Géorgie, une confusion favorable aux gens de l'appareil. La maîtrise des organes de presse, le contrôle de la présidence des assemblées de discussion, le libre choix des "tribunes", leur permettaient non seulement de réduire les possibilités d'expression de l'Opposition, mais aussi d'organiser le pilonnage d'accusations et de calomnies qu'ils utilisaient le plus souvent en guise d'arguments.
A l'assemblée du 11 décembre des militants de Moscou où les décistes Stoukov, Sapronov et V.M. Smirnov et surtout Préobrajensky, Andreitchine, I.N. Smirnov et Radek ont parlé pour l'Opposition, cette dernière a semblé avoir le vent en poupe [52]. Les conservateurs s'effraient, paniqués qu'ils sont par les rumeurs qui courent sur leurs propres divisions. Ils recourent aux méthodes d'appareil. La première « normalisation » est faite dans la Pravda, où la pression de Zinoviev d'abord, la décision de la commission de contrôle ensuite surmontent la résistance du jeune responsable de la tribune de discussion « La Vie du Parti » : pour avoir fait la part trop belle aux contributions de l'Opposition, ce dernier, Konstantinov, un militant de vingt-trois ans, adhérent de 1917, et son adjoint N.Vigiliansky, sont écartés [53].
Après Rakovsky, d'autres opposants se voient affectés dans la diplomatie. Les oppositionnels sont systématiquement déplacés, nommés dans des régions où ils sont inconnus, donc sans influence personnelle. Le cas le plus spectaculaire est celui de la direction des Jeunesses communistes : quinze membres de son comité central sont relevés de leur fonction et affectés loin de Moscou, ce qui permet aux adversaires de Trotsky de retrouver la majorité [54]. Antonov-Ovseenko, chef de l'administration politique de l'Armée rouge, est révoqué – et copieusement insulté – pour avoir, de sa propre autorité, envoyé une circulaire sur la résolution du 5 décembre [55]. Des étudiants membres de l'Opposition sont exclus de l'université [56].
Les choses s'aggravent encore avec le vote et la désignation des délégués pour la XIIIe conférence appelée à clore cette discussion : les informations dont nous disposons laissent imaginer la marge de manipulation dont disposait l'appareil, organisé en fractions, face à une opposition qui devait à tout prix éviter de donner prise, par un semblant d'organisation, à toute accusation de « fractionnisme ». Dans les élections à plusieurs degrés, les manipulations d'appareil permettent de se débarrasser des oppositionnels, dont le nombre se réduit, parmi les délégués, au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la base et qu'on se rapproche du niveau national.
A Moscou, la résolution de l'Opposition a obtenu la majorité dans la plus grande partie des cellules. Mais aux conférences de district, elle n'a plus que 36 % des voix et à la conférence provinciale 18 % [57]. L'Opposition a eu la majorité dans un tiers des cellules de l'Armée rouge, dans la grande majorité des cellules étudiantes – surtout les facultés ouvrières – dans un cinquième des cellules ouvrières de Moscou [58]. Mais elle n'a finalement en tout et pour tout que trois délégués à la conférence nationale. La fraction secrète de l'appareil a réussi à gommer ses adversaires à travers les degrés des élections : après les grandes phrases sur le cours nouveau, c'est une réalité bien amère et une grimaçante dérision.
Quand la XIIIe conférence s'ouvre à Moscou le 16 janvier 1924, les jeux sont faits depuis longtemps, et le libre débat initial dans la presse s'est transformé depuis des semaines en monologue fastidieux de dénonciation des « déviationnistes », « petits-bourgeois », « antiléninistes », « mencheviks », « anarcho-mencheviks », etc. qui se « dissimulent » sous le drapeau du « trotskysme »...
Trotsky est alors dans le train, parti le même jour, après bien des hésitations, pour suivre les prescriptions des médecins [59] et faire une cure à Soukhoum, en Géorgie, Staline, assuré de sa victoire, sûr d'une salle qu'il tient parfaitement, peut s'en donner à cœur joie, Il ironise sur les efforts de Trotsky dans la sous-commission pour préserver les « groupes » tout en condamnant les fractions, assure que la victoire des amis de Trotsky aurait signifié la ruine du parti [60]. Il reconnaît bien entendu l'existence d'un certain bureaucratisme et accuse Trotsky d'avoir voulu s'en servir pour briser à son profit l'unité du parti. Il se moque de l'Opposition qui a proclamé, par la voix de Préobrajensky, son désir de revenir à ce qu'était la vie du parti en 1917, ce « parti divisé, dit-il sans rire, dont les difficultés allaient jusqu'à provoquer des crises graves [61] ». Sûr de son fait, il s'offre même le luxe de faire rire la conférence à propos de « ce Trotsky, patriarche des bureaucrates, qui ne peut pas vivre sans la démocratie [62] »…
La résolution finale enregistre qu'un assaut a été lancé contre le parti par des antiléninistes de toujours cimentés par « le fractionnisme de Trotsky ». L'Opposition est condamnée pour avoir « lancé le mot d'ordre de destruction de l'appareil du parti » et parce que, « reflétant objectivement la pression de la petite bourgeoisie », elle a « abandonné le léninisme ». Elle est caractérisée comme « une déviation petitebourgeoise clairement exprimée », dont l'objectif réel était d' « affaiblir la dictature du prolétariat et d'étendre les droits politiques à la nouvelle bourgeoisie [63] ».
On peut légitimement se demander, après l'adoption d'une telle résolution, ce qui reste du parti qui avait été celui de Lénine… Lénine qui meurt le 21 janvier 1924, trois jours après la clôture de la conférence du parti.
En tout cas, il reste quelques milliers de vieux et sans doute plusieurs dizaines de milliers de jeunes communistes qui se sont engagés, sans encore le savoir, dans un combat effroyable et obscur – et qu'il faudra environ quinze ans pour massacrer jusqu'au dernier.
Références
[1] On utilise ici Cours nouveau dans l'édition De la Révolution, ainsi qu'E.H. Carr, Interregnum, Londres, 1954, et Anna Di Biagio, Democrazia e Centralismo : la discussione sul « Nuovo Corso » nel Partito Comunista Sovietico (ott. 1923-gen. 1924), Milan, 1978.
[2] P. Sorlin, Lénine, Trorski, Staline 1921-1927, Paris, 1961, assure que le mot de « léninisme » fut employé pour la première fois par Kamenev, dans la Pravda du 24 mars 1923, dans une polémique contre Ossinsky.
[3] A. Benningsen. Ch. Lemercier-Quelquejeay, Sultan-Galiev, le père de la révolution tiers-mondiste, Paris, 1986.
[5] Cité par Kamenev, Pravda,13 décembre 1923.
[6] Sotsialistitcheskii Vestnik, 28 mai 1924, p. 10.
[7] Compte rendu du XIVe congrès, pp. 398-399, 455-456, 684, 950, 953.
[8] Daniels, op. cit., p. 208.
[9] Eastman, Depuis la mort de Lénine (ci-dessous D.L.M.), pp. 54-55 et extraits pp. 192-194.
[10] Ibidem, p.193.
[11] Ibidem, pp.193-194.
[12] Ibidem, p. 194.
[13] Ibidem, p. 54.
[14] Ibidem, p. 55.
[15] Ibidem, p. 195.
[16] Ibidem, p. 196.
[17] Ibidem, p. 198.
[18] A.H., T 802, traduction anglaise dans E.H. Carr, Interregnum, pp. 367-371.
[19] Carr, op. cit., p. 368.
[20] Ibidem, p. 370.
[21] Eastman, D.L.M., p. 56.
[22] VKP(B) Rezoljiutsiakh, (1941), I, pp. 531-532.
[23] Pravda, 7 décembre 1923.
[24] Ibidem.
[25] M.V., III, p. 227.
[26] Cours nouveau, in D.L.R., p. 83.
[27] Ibidem, p. 84.
[28] Ibidem, p. 85.
[29] Ibidem.
[30] Ibidem.
[31] Ibidem, pp. 85-86.
[32] Ibidem, p. 86.
[33] Ibidem.
[34] Ibidem.
[35] Pravda, 15 décembre 1923.
[36] Pravda, 20-21 décembre 1923.
[37] M.V., III, p. 229.
[38] Cours nouveau, (D.L.R.), p. 33.
[39] Ibidem. pp. 34-35.
[40] Ibidem, p. 36.
[41] Ibidem, p. 37.
[42] Ibidem, p. 38.
[43] Ibidem, p. 40.
[44] Ibidem, p. 41.
[45] Ibidem, p. 42.
[46] Ibidem, p. 49.
[47] Ibidem, p. 58.
[48] Ibidem, pp. 61-62.
[49] Ibidem, p. 62.
[50] Ibidem.
[51] Ibidem, p. 63.
[52] Pravda,14-17 décembre 1923.
[53] Pravda, 23 décembre 1923.
[54] Compte rendu du XIVe congrès (1926). pp. 459. 460, 526.
[55] Compte rendu XIIe conférence, pp. 123, 124, 190.
[56] Eastman, op. cit.,p. 109.
[57] Sapronov, in Pravda, 22 janvier 1924.
[58] Carr, Interregnum, pp. 332-333.
[59] Pravda, 18 janvier 1924.
[60] Pravda, 20 janvier 1924.
[61] Pravda, 22 janvier 1924.
[62] Staline, Sotch, VI, pp. 28-29.
[63] VKP(B) Rezoljiutsiakh, pp. 540-545.