1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Débarquant contre son gré à Constantinople, Trotsky, nous l'avons dit, remet aux policiers turcs montés à bord pour contrôler les passagers une lettre adressée au président de la République turque, Kemal Pacha - avec qui il a autrefois entretenu des rapports officiels :
« Monsieur, aux portes de Constantinople, j'ai l'honneur de vous faire connaître que je suis arrivé contre ma volonté à la frontière turque et que je ne la franchis qu'à la suite d'un acte de violence2. »
Il y a là, bien entendu, plus qu'une protestation de principe. Trotsky pense en effet que le choix de la Turquie pour son expulsion fait partie des plans de Staline pour l'isoler et le réduire à l'impuissance. Il est convaincu que les diplomates soviétiques ont négocié son admission, et que Kemal Pacha s'est prêté à cette manœuvre. Son consentement affaiblit la position de l'exilé et réduit ses possibilités d'obtenir un visa dans un pays qui lui offrirait de meilleures conditions de travail et de vie.
C'est que la Turquie est un pays pauvre et arriéré. Le mouvement ouvrier est encore embryonnaire et durement traité. La vie politique et littéraire n'offre pratiquement aucune ressource à Trotsky. Pardessus le marché, il ne connaît personne dans ce pays et, bien entendu, ne parle ni ne comprend la langue. Cela constituerait déjà un motif suffisant pour expliquer sa protestation.
Il y a plus, Trotsky et ses amis - d'U.R.S.S. comme d'ailleurs- nourrissent des craintes pour les conditions de sa sécurité à Constantinople où se trouvent des milliers de Russes blancs réfugiés, débris des armées de la guerre civile. Ces hommes appartiennent souvent et en tout cas sont influencés par des organisations contre-révolutionnaires qui ne cachent pas leur haine des bolcheviks : pour eux, l'arrivée de Trotsky, qu'ils haïssent sans doute plus que tout autre dirigeant soviétique vivant - car il a été leur ennemi et leur vainqueur dans la guerre civile - constitue une véritabie aubaine. Plus grave peut-être, le milieu est propice au recrutement d'agents provocateurs et d'assassins à gages par les services secrets de Staline, lesquels pourraient ainsi frapper en toute impunité, sous la couverture de terroristes « blancs ».
Il est, bien entendu, très rare que des terroristes fassent de la publicité à leurs entreprises, spécialement quand elles ont échoué. Nous avons suffisamment d'éléments d'information cependant pour pouvoir affirmer que de telles opérations ont été en projet contre Trotsky, même si nous ignorons dans quelles conditions elles n'ont finalement pas été menées à bien.
Celle qui fit le plus de bruit avait pour instigateur officiel le chef d'une organisation terroriste blanche, le générale Anton Turkul, dont l'organe du K.P.D., Die rote Fahne dénonça les projets meurtriers contre Trotsky et... Litvinov3. Devinant déjà parfaitement le jeu de Staline, Trotsky vit dans cet « avertissement » la préparation d'un alibi, soupçonna Staline d'être derrière l'entreprise de Turkul et le fit savoir dans une campagne à la mesure de ses moyens, notamment dans les milieux des partis communistes mondiaux. Il ne devait jamais savoir qu'il avait eu raison et que Turkul était bel et bien, depuis des années, manipulé par l'agent du G.P.U. Katznelson, comme devait le révéler Aleksandr Orlov4 …
Nous avons encore moins d'éléments sur ce qui semble avoir été un deuxième complot de blancs contre lui. A l'occasion du procès de la Plévitskaia, justement soupçonnée d'avoir été, en tant qu'agent du G.P.U., mêlée à l'enlèvement du général Miller, un rapport des services secrets français et un rapport de synthèse du commissaire Roches, l'as de la police française à l'époque, mentionnent un second projet qu'ils datent, semble-t-il, de façon erronée. Le tueur V.A. Larionov, l'un des plus connus des terroristes blancs, aurait été, au dernier moment, retiré de l'affaire par ses responsables, ce qui aurait tout fait échouer. Derrière l'une et l'autre affaire, on relèvera cependant que se profile la silhouette du général Skobline, ancien collaborateur de Wrangel, agent de Staline lié à la bande de ses hommes de main et tueurs de Paris5.
Cela précisé, il faut aussi reconnaître que ces projets - ou d'autres dont nous ignorons l'existence - ne se sont pas matérialisés, même sous la forme d'une tentative d'agression ou d'un attentat manqué. C'était là une bonne fortune. Ia. G. Blumkine, orfèvre en la matière, évaluait en 1929 à une vingtaine de gardes armés et entraînés le nombre d'hommes nécessaires pour assurer efficacement la sécurité des exilés6 : or il n'yen eut jamais plus que quatre ou cinq, et souvent beaucoup moins, dans les différents domiciles de Trotsky en Turquie.
Le gouvernement turc manifesta d'ailleurs un réel intérêt pour son hôte en contribuant lui-même, quoique de façon modeste, à sa sécurité, par la présence d'un certain nombre de policiers, allant jusqu'à choisir, pour commander ce petit détachement, un sous-officier connaissant quelques mots de russe et de français.
Selon Jean van Heijenoort, qui fut pendant sept ans un proche collaborateur de Trotsky, Kemal Pacha aurait gardé à l'ancien chef de l'Armée rouge une vive reconnaissance pour l'envoi d'armes et de matériel au temps de la guerre contre la Grèce. Selon un témoignage. qu'il rapporte, de Gérard Rosenthal, autre proche de Trotsky, Kemal Pacha, au début de 1930, envoya son aide de camp chez Trotsky et chercha à le rencontrer7.
Très vite, d'ailleurs, le gouvernement turc avait fait savoir à Trotsky qu'il avait accordé ce visa parce que le gouvernement soviétique l'avait sollicité pour lui pour des raisons de santé, et que cet octroi n'avait fait l'objet d'aucune négociation. Il l'assura aussi de ses bonnes dispositions et de sa détermination d'assurer les meilleures conditions pour un séjour qu'il ne désirait pas limiter. Il le manifesta d'ailleurs en 1932 en délivrant sans difficultés à Trotsky, Natalia Ivanovna et leur compagnons, les papiers nécessaires non seulement au départ, mais au retour, à l'occasion d'un voyage à Copenhague.
Trotsky pourtant, au cours des quatre années et demie de son séjour en Turquie, ne s'y résigna jamais. Etait-il vraiment, comme l'écrit Deutscher, « convaincu que Kemal était de mèche avec Staline8 ». Rien dans les documents que nous connaissons ne permet de l'assurer mais l'on peut admettre que rien ne permettait non plus de présumer que Kemal risquerait pour un exilé une brouille avec le gouvernement de l'U.R.S.S.9. Et puis les conditions de travail étaient vraiment trot précaires en Turquie : c'est pour cela qu'il se battit avec patience pour obtenir un visa d'admission dans un pays où il pourrait être moins isolé, moins exilé, moins impuissant en définitive ...
* * *
Avant même sa sortie de Russie, il avait caressé l'espoir d'obtenir l'asile en Allemagne - où il avait été autorisé auparavant à se rendre en 1926 - et ses interlocuteurs du G.P.U. lui avaient assuré que le chancelier social-démocrate Hermann Müller avait répondu négativement aux sollicitations en ce sens du gouvernement soviétique - ce qu'il ne crut pas*. Il crut avoir sa chance en apprenant, au lendemain de son arrivée, que, quelques jours auparavant, le président social démocrate du Reichstag, Paul Löbe, au cours d'une séance solennelle - pour le dixième anniversaire de la réunion de l'Assemblée nationale - avait déclaré, le 6 février, que l'Allemagne en arriverait peut-être à lui accorder « un asile libéral ».
Les démarches entreprises alors pour lui par l'avocat Kurt Rosenfeld, ancien dirigeant du parti « indépendant », social-démocrate de gauche, qui se mit spontanément à son service, firent bientôt apparaître les résistances réelles au niveau de l'appareil gouvernemental Les informations envoyées par Rosenfeld permettent en effet de découvrir que Trotsky, s'il voulait pouvoir espérer l'octroi d'un vis, allemand, devait envisager d'accepter une sérieuse limitation de sa liberté d'action et de mouvement, puisque l'on souhaitait que sa demande soit subordonnée à la possibilité de recevoir des soins médicaux et que le visa fût donc limité dans le temps10.
Trotsky a supporté les sarcasmes de la presse occidentale quand il a demandé le droit d'asile dans l'Allemagne démocratique. Mais il lui semble maintenant que cette ironie se retourne contre ceux qui en ont fait usage. Le 31 mars, à la suite de nouvelles questions des autorités, transmises par Rosenfeld et touchant à la gravité de son état de santé, il télégraphie à l'avocat pour lui demander si la proposition de Löbe portait sur « le droit d'asile ou le droit de cimetière11 ». C'est finalement le 12 avril qu'il reçoit la réponse, négative. Il télégraphie alors au président du Reichstag qu'il « regrette » qu'il ne lui ait pas été possible de s'instruire de façon pratique « sur les avantages du droit d'asile démocratique12 », Il résume toute l'affaire dans un article intitulé « Une leçon de démocratie que je n'ai pas reçue13 ».
En réalité, il est convaincu que Staline a exigé et obtenu du gouvernement allemand ce refus, inspiré également par la démarche plus discrète du ministre britannique Sir Austen Chamberlain, qui a parlé plusieurs fois de le « coller au mur ». Il ironise sur l'accord ainsi réalisé entre le « socialiste » H. Müller et le « communiste » Staline :
« Nous avons enfin […] une première application fructueuse de la politique du front unique sur une vaste arène internationale14. »
La suite des événements allait montrer qu'il n'exagérait nullement et qu'il était peut-être même en dessous de la vérité quand il évoquait, à propos de cette alliance entre les gouvernements d'Europe occidentale et Staline, les premières lignes du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels sur la Sainte-Alliance conclue contre le spectre du communisme qui hantait l'Europe au milieu du XIX° siècle.
Dans cette alliance, on peut d'ores et déjà souligner le rôle considérable de la presse dite d'information. La presse allemande est très claire au sujet de sa demande d'asile. Le journal du monde des affaires, Berliner Börsenzeitung, déclare « superflu d'accorder l'hospitalité à ce propagandiste des plus puissants du bolchevisme », le Hamburgen Nachrichten parle de la gaffe commise par Staline « en n'expédiant pas Trotsky et toute sa clique dans l'au-delà », et l'hitlérien Völkischer Beobachter ne dépare pas la collection dans ses déclamations et menaces contre « ce bourreau soviétique et juif », « ce malfaiteur, cet assassin15 ».
Le second épisode de sa bataille pour un « droit d'asile démocratique » se déroule en Grande-Bretagne. Dès février 1929, le gouvernement conservateur britannique, férocement anticommuniste, a fait connaître qu'il ne pense pas lui accorder un visa - ce que lui-même d'ailleurs n'a jamais envisagé. Mais, quelques mois plus tard, les travaillistes gagnent les élections. Au nombre des ministres du gouvernement de Ramsay MacDonald figure Sydney Webb, qui a visité Trotsky en février 1929 et qui lui a parlé de la question du visa et de la probabilité d'une opposition à son octroi de la part des libéraux, alliés des travaillistes au sein de la nouvelle majorité.
Trotsky entreprend alors une nouvelle campagne : lettres à Beatrice Webb invoquant de se mi-engagements personnels pris durant la rencontre en Turquie16. Télégrammes. A Philip Snowden, chancelier de l'Echiquier, à qui il rappelle qu'il fut autorisé à visiter la Russie soviétique au temps où lui-même était au pouvoir17. A George Lansbury, ministre des Travaux publics, à qui il rappelle la visite qu'il lui fit à Kislovodsk18. Une invitation à donner des conférences à l'école d'été de l'I.L.P. - le parti travailliste indépendant - lui donne également l'occasion d'entrer en contact avec ce parti par son secrétaire John Paton19, ce qui alimentera la petite campagne qu'il voudrait susciter en Grande-Bretagne en sa faveur. Dans une interview au Daily Express, il s'efforce de poser le problème politique en termes mesurés :
« Le parti qui assume le pouvoir pour la seconde fois en Grande-Bretagne croit que l'on peut surmonter les difficultés créées par la propriété privée par le moyen de la démocratie. Je veux voir comment ce sera fait. Je ne pense pas que la démocratie […] puisse commencer par le refus du droit d'asile à un adversaire qui n'a pas l'intention de s'ingérer ou d'intervenir dans les affaires britanniques, mais qui désire seulement observer et apprendre20. »
C'est pour mener l'affaire au plus vite et au plus juste que Magdeleine Marx, compagne de Maurice Paz, se rend à Londres, L'historien Colin Holmes a trouvé et publié la lettre adressée par elle à MacDonald le 25 juin 1929. Elle assure que Trotsky est prêt à prendre l'engagement de ne pas intervenir dans la vie politique britannique, de n'assister ou ne paraître à aucune réunion publique, d'accepter de résider incognito là où le gouvernement le décidera, sous surveillance policière, pourvu que ce soit à portée de médecins21. Magdeleine Marx a-t-elle rencontré Webb? La lettre de ce dernier à J.R. Clynes, secrétaire d'Etat au Home Office, ne reflète pas beaucoup d'ardeur pour la cause de Trotsky22.
Dans les semaines qui suivent, celui-ci écrit à la presse, notamment au Daily Herald travailliste, pour dénoncer ce qu'il considère comme un travail d'intoxication de l'opinion effectué par le Times, à l'instigation, assure-toi!, de l'Intelligence Service, tendant à le présenter comme un agent de la subversion et du gouvernement soviétique avec lequel il serait resté en contacts secrets23.
Finalement le gouvernement MacDonald refusa le visa. La question fut abordée deux fois aux Communes, sur questions et interpellations des travaillistes Wedgwood et Ellen Wilkinson, des libéraux Percy Harris et Hore-Belisha, du député travailliste indépendant A. Fenner Brockway. La réponse à ce dernier du secrétaire d'Etat J.R. Clynes laisse clairement supposer qu'il existait un rapport entre ce refus et les négociations en cours pour la reprise des relations diplomatiques avec l'U.R.S.S.
Isaac Deutscher mentionne à ce propos, sans donner de nom, « le correspondant anglais qui le tenait au courant de la marche des événements24 ». Il s'agit, comme l'avait supposé Colin Holmes25, d'un jeune cinéaste de grande famille, plus tard l'un des plus connus des compagnons de route britanniques du stalinisme, Ivor Montagu. Celui-ci, qui n'a pris contact avec Trotsky qu'après le refus du visa, l'informe sur les conditions de ce rejet, qu'il n'aborde qu'à partir du 26 juillet26, après la décision effective. En 1930, il écrit à Trotsky qu'il œuvre pour une réouverture, peu vraisemblable, du dossier.
Là aussi, la presse dite d'information n'a pas ménagé son venin. Le Times a dénoncé en Trotsky l'organisateur des incidents qui ont opposé le 1° mai les manifestants communistes aux forces de police de Berlin. Le Morning Post relate dans le détail les négociations « secrètes » entre Staline et Trotsky. Le Daily Express le traite de « corbeau », « le genre d'oiseau » que les Britanniques ne peuvent espérer domestiquer. Les propos tenus par Winston Churchill, qui ne pardonne pas à Trostky la révolution d'Octobre, sont dignes de figurer dans une anthologie à côté des déclamations hitlériennes27.
Dans les mois et les années suivantes, les autres portes restèrent également fermées. Pays-Bas et Autriche, Norvège, sous le prétexte du coût de la sécurité - surveillance policière permanente surtout Luxembourg même, refusèrent sous des formes diverses. Trotsky eut à un moment un grand espoir d'obtenir un « visa de cure » en Tchécoslovaquie : son vieux camarade de l'Internationale et du P.C. tchécoslovaque, Alois Neurath, avait entrepris des démarches en ce sens, et le ministre de l'Intérieur, le docteur Ludvik Czech28 correspondit à ce sujet avec l'exilé qui étudia sérieusement et longuement les modalités du voyage, envisageant même l'avion. Mais ce fut aussi un échec. La France se retranchait derrière l'arrêté d'expulsion de 1916. L'Espagne ne répondit pas. L'Italie n'était même pas envisageable du fait de son régime fasciste.
Contrairement à ce qu'assure Isaac Deutscher29 sur la base d'une phrase ambiguë de Ma Vie, Trotsky demanda même un visa aux Etats-Unis -le 26juin 1929 - dont nous n'avons guère de mal à imaginer le sort.
Dans les dernières pages de Ma Vie, tirant les leçons de ces échecs, Trotsky écrira, lançant une formule célèbre : « L'Europe et l'Amérique sans visa. Mais ces deux continents sont les maîtres des trois autres. Il en résulte donc que c'est la planète sans visa30. »
Sur le moment, en homme qui ne se résignait pas, il fit étudier par ses camarades ce qu'on appela du nom de code de « projet Marguerite », une évasion maritime qui aurait abouti en France ou Belgique, plaçant le gouvernement de ce pays devant le fait accompli de l'arrivée du proscrit. L'affaire traîna du point de vue technique et fut finalement abandonnée, devant le sérieux des obstacles de tout ordre. Il ne devait, comme on sait, sortir définitivement de son asile turc qu'avec l'octroi du visa français consécutif, à terme, à la victoire de la coalition de « gauche » en 1932.
Le séjour turc avait commencé par une période où Trotsky se considérait placé dans une détention qui ne disait pas son nom : il habitait en effet au consulat soviétique, où, malgré la correction du personnel, gens du G.P.U. compris, il craignait pour les documents qu'il avait emportés avec lui et supportait mal la constante surveillance dont il était l'objet. Le 5 mars, il quitta avec son entourage le consulat pour aller s'installer dans un hôtel sur une grande rue de Péra, l'hôtel Tokatliyan, puis, après quelques jours, dans un meublé du quartier Chichli, au 29 de la rue Izzet Pacha ... A la fin d'avril, les exilés allèrent s'installer à Prinkipo (l'île des Princes) dans la villa Izzet Pacha, sur la côte nord de l'île, où ils vécurent jusqu'à l'incendie, probablement accidentel, qui l'endommagea gravement dans la nuit du 28 février au 1° mars 1931. Réfugiés quelques jours à l'hôtel Savoy, ils s'installèrent à la fin mars dans une villa sur la côte asiatique, à Moda, quartier de la petite ville de Kadikoy, au 22 de la rue Chifa. En janvier 1932, ils revenaient à Prinkipo, dite aussi « la grande île », (en turc « Büyük Ada ») où ils s'installaient dans une villa de la côte nord, à un quart d'heure du débarcadère ; ils allaient y vivre jusqu'à la fin de leur séjour, avec l'accès par l'impasse appelée Hamladji Sokagi et un débarcadère privé31.
Le séjour à Prinkipo fut un séjour de travail. Rédaction d'ouvrages importants, histoire ou théorie politique, de brochures sur l'actualité, d'articles d'ampleur diverse, abondante correspondance. Contrairement à une version assez répandue, Trotsky n'écrit pas en plusieurs langues, sauf, exceptionnellement, des lettres en allemand, en français et très rarement en anglais. C'est en russe qu'il rédige tous ses travaux, livres, brochures, articles, qu'il faut donc ensuite traduire, une opération à laquelle il accorde beaucoup d'attention. Nous possédons plusieurs témoignages de ses collaborateurs sur son travail, ou plus exactement sur les conditions matérielles de son travail avec eux. Sara Weber, sa secrétaire russe, raconte :
« Il y avait une petite salle de travail à côté du bureau de L.D. C'est là que nous avons commencé un jour après mon arrivée ; en dictant, L.D. ne s'asseyait jamais, il dictait en allant et revenant, me tournant presque le dos parfois. Nous avons commencé ... Un mot, puis un autre m'ont échappé et j'ai demandé à L.D. de répéter. rompant le fil de sa pensée ; à ma troisième demande, visiblement choqué, il sortit très vite de la pièce. Pas un mot n'a été prononcé : je suis restée assise devant ma machine, ne comprenant pas très bien ce qui arrivait. Notre première séance n'était visiblement pas un succès ... Quelques instants après, L.D. est revenu : il m'a demandé de ne pas le faire répéter, seulement de sauter les mots que je ne pouvais pas saisir. Après cela, il n'y a pas eu de difficultés32. »
Ce n'est que plus tard que la jeune femme se rendit compte de la façon « combien unique et réellement remarquable », écrit-elle, dont Trotsky dictait, sans à-coups, les phrases s'enchaînant régulièrement et sans le secours d'aucune note, avec la capacité cependant, après une interruption, pour un repas, par exemple, de repartir de l'endroit exact où il s'était arrêté. Elle note encore :
« En l'observant attentivement tandis qu'il dictait, j'éprouvais un sentiment presque physique de ses processus de pensée ; sa pensée était si intense qu'il me semblait que je pouvais la sentir. Ses pensées se transformaient en mots, en phrases, en paragraphes, comme s'il lisait sur quelque enregistrement intérieur33. »
Sara Weber relève en outre la façon tout à fait originale dont Trotsky traitait ensuite le matériel dactylographié sous sa dictée - la clé de l'étonnement des chercheurs qui découvrent dans les matériaux non définitivement rédigés des archives, de très longs rouleaux de papier dactylographiés. Elle écrit :
« L.D. recevait le matériel dactylographié et, peu après, collait les pages ensembles en une longue bande unique qu'il lisait, crayons bleu et rouge à la main. Chose étonnante, il faisait peu de corrections, une phrase ou un mot ici ou là. Il y avait, en revanche, des changements importants dans l'ordre des paragraphes. L.D. coupait des passages entiers et les collait ailleurs. Avec la longue bande déroulée devant lui, parfois sur le bureau et la chaise à côté, il coupait et collait - et cela lui procurait quelque satisfaction particulière34. »
Le témoignage de Jean van Heijenoort - Van pour Trotsky et les amis - apporte quelques éléments différents : Trotsky ne maniait pas les langues étrangères avec toute la maîtrise dont il faisait preuve pour le russe. Il dictait ses lettres en allemand ou en français, plus tard en anglais, assis à son bureau. Son allemand était meilleur que son français où il avait quelques difficultés de syntaxe. Il utilisait mal le subjonctif et surtout les conjonctions, qu'il confondait souvent. Son accent n'était pas mauvais, mais avec une tendance très russe à prononcer les « u » comme des « i » : ainsi Gérard Rosenthal se souvient-il des amicales menaces de le « fissiller35 » ...
Le travail commençait aux environs de 8 heures le matin, se terminait à 13 heures pour le déjeuner, qui ne durait pas plus d'une demi-heure. Trotsky faisait alors sa sieste, ce qui signifiait qu'il lisait des livres non politiques, romans russes ou français, somnolait une vingtaine de minutes : la consigne était de ne pas le réveiller, même pour un télégramme. La sieste se terminait à 16 heures, et la vie reprenait dans la maison, autour du thé. Trotsky regagnait alors son bureau jusqu'aux environs de 19 heures et, après le repas - toujours bref retournait dans son bureau jusqu'à 21 heures-21 h 30, se retirait dans sa chambre et cherchait le sommeil, qu'il ne trouvait pas facilement.
Les repas n'ont rien de remarquable et sont toujours rapidement expédiés. Au petit déjeuner, on mange du fromage de chèvre et on boit du thé : quand il est trop chaud, Trotsky le verse dans la soucoupe et l'aspire, ce qui semble avoir beaucoup choqué Van, la première fois. Sara Weber a immédiatement remarqué qu'il beurrait rapidement les tartines de Natalia Ivanovna, assise à son côté, et restait « calmement attentif à elle », révélant ainsi « la tendresse et la douceur de leurs rapports36 ».
Au déjeuner, on boit de l'eau, et Van ne se souvient, dans les années de Prinkipo, que d'une bouteille de vin des Dardanelles, pour le double anniversaire du maître de maison et de la révolution d'Octobre37. On mange évidemment beaucoup de poisson - que l'on pêche, nous le verrons. On consomme la viande sous forme de boulettes, tomates et poivrons farcis - pas de viande de boucherie, Van ne se souvient pas, pendant les trois années où il partagea tous ses repas avec Trotsky, de l'avoir jamais entendu commenter un mets, en bien ou en mal. Il n'était ni gros mangeur ni gourmet et ne faisait guère attention à ce qu'il mangeait. En fait, il souffrait, depuis la prison, mais peut-être du fait de la vie trépidante qui n'avait cessé d'être la sienne, de maux d'estomac, et il lui fallait toujours une cuisine spéciale38.
A la veille de son départ, Trotsky rédigea pour son Journal quelques pages qui nous permettent de concevoir ce que fut pour lui ce séjour :
« Prinkipo est un îlot de paix et d'oubli. Il faut longtemps pour que la vie du monde y parvienne, assourdie. [...] Prinkipo est un endroit où il fait bon écrire, surtout en automne et en hiver, quand l'île se vide et que les bécasses font leur apparition dans le parc. Non seulement il n'y a pas de théâtres, mais pas de cinémas non plus. Les autos y sont interdites. [...] Nous n'avons pas le téléphone à la maison. Le hi-han de l'âne apaise les nerfs. Il n'est pas possible d'oublier, fût-ce une minute, que Prinkipo est une île : la mer est sous les fenêtres, et il est impossible de ne pas la voir, où que l'on soit dans l'île. A dix mètres de la murette, nous pêchons des poissons, à quinze mètres, des homards. La mer peut, pendant des semaines, rester aussi calme qu'un lac39. »
On ne s'étonnera pas cependant de le voir indiquer que le contact continue avec le monde extérieur, par le courrier, dont il assure que « c'est le grand moment de la journée ». Van témoigne de son abondance. Il y a les journaux d'Europe occidentale, avec trois ou quatre jours de décalage, journaux français et allemands. Trotsky les annote au crayon bleu ou rouge, encercle les articles à découper pour prendre place dans les dossiers de coupures de presse. Il y a aussi beaucoup de lettres, lettres d'amis et de camarades, mais aussi d'inconnus, lettres politiques ou lettres farfelues, nombre de gens se souciant apparemment beaucoup du salut de l'âme de Trotsky. Il y a beaucoup de paquets contenant, le plus souvent, des journaux, des brochures, des livres. Les secrétaires les défont entièrement par souci de sécurité et pour éviter un attentat au colis piégé. Les lettres, en revanche, lui sont remises cachetées. Elles aussi, il les lit crayons de couleur à la main, souligne, ponctue, commente parfois en marge.
Sara Weber souligne que Trotsky ne sortait jamais et restait confiné dans la maison pendant des journées entières. En fait, une simple promenade était hors de question dans l'île, pour des raisons évidentes de sécurité. On baissait les volets de fer quand il descendait pour manger dans la grande salle vitrée où l'on pouvait le voir et l'atteindre de loin.
Les seules heures de détente sont, comme ces dernières années en Russie, celles qu'il consacre à la chasse et à la pêche. La chasse tient une place bien moindre qu'en Russie, car le gibier est rare dans cette région sèche : presque exclusivement des cailles et, de temps en temps, un lapin. Trotsky et ceux qui l'accompagnent traversent le détroit, débarquent sur la côte asiatique et parcourent avec le chien « des terrains incultes, couverts d'arbustes, une sorte de brousse » écrit Van40. En fait, c'est moins une partie de chasse qu'une promenade et une occasion de raconter des histoires de chasse ; comment il faut poignarder l'ours quand il se dresse pour attaquer, comment les paysans chassent les loups en Sibérie, les farces que Lénine faisait, à la chasse, à Zinoviev qui avait horreur de ce passe-temps.
Mais à Prinkipo, l'activité physique reine, la grande détente, c'est la pêche. Au petit débarcadère de la maison se trouvent deux bateaux, dont l'un à moteur. L'homme qui a initié Trotsky à la pêche est un pêcheur de l'île, descendant de pêcheurs, du nom de Kharalambos, « un analphabète, mais qui lit en artiste le merveilleux livre de la mer de Marmara ». C'est à la pêche au filet, du rouget et des « palamouts », sorte de « bonite » écrit Van, que Kharalambos a initié Trotsky :
« Pêcher au filet c'est du grand art. Il faut connaître le moment et l'endroit pour chaque espèce de poisson. Il faut savoir déployer le filet en demi-cercle, parfois en cercle, ou même en spirale, selon la configuration du fond ou une douzaine d'autres conditions. Il faut faire descendre le filet dans l'eau sans bruit en le déroulant vivement depuis le bateau en marche. Finalement, et c'est la dernière chose à faire, il faut attirer le poisson dans le filet. Cela se pratique aujourd'hui tout comme il y a deux mille ans et plus, au moyen de pierres jetées du bateau. Avec ce barrage, les poissons sont tout d'abord rabattus dans le cercle, puis dans le filet lui-même. Il faut pour cela une quantité de pierres variable selon la période de l'année et l'état de la mer. De temps en temps, il faut reconstituer le stock de pierres sur le rivage. Mais. dans le bateau, il y a toujours deux pierres au bout de longues ficelles. Il faut savoir les lancer avec force et les retirer aussitôt de l'eau41. »
En fait, on peut pratiquer, autour de la résidence et de l'île, toutes sortes de pêches, à la ligne ou à la nasse. et c'est parfois par dizaines qu'on rapporte des homards. Van évoque aussi, dans ses souvenirs, les requins attirés par le gibier et pris la nuit dans les lignes, qu'on abattait à coups de revolver. On ne va pas à la pêche tous les jours, mais on y va souvent, car l'exercice qu'elle procure est le dérivatif indispensable à la tension intellectuelle et morale à laquelle Trotsky est condamné en cet exil laborieux. Quand on va à la pêche, ceux qui participent à l'expédition se lèvent très tôt, vers 3 ou 4 heures du matin ; elle se termine à 8 heures, autour du petit déjeuner.
Chacun des témoins de cette époque se souvient d'une scène qui l'a particulièrement frappé. Sara Weber, par exemple, raconte comment, au cours d'un orage, la mer déchaînée a failli emporter le bateau qui sert à la pêche. Comprenant soudain le danger, Trotsky est parti en courant vers l'embarcadère. Elle raconte :
« Les éclairs sillonnaient le ciel. La pluie et le vent cinglaient furieusement, faisant tourbillonner les eaux écumantes autour du bateau. Jetant ses chaussures, les jambes dans le ressac, L.D. s'efforçait de retenir le bateau, essayant d'atteindre un arbre contre lequel le fixer. Les arbres, secoués par le vent, se pliaient et se balançaient. L.D., trempé par la pluie violente et l'écume des hautes vagues, continuait à lutter. .. et le bateau fut tiré toujours plus haut hors du ressac et, avec l'aide des jeunes camarades, finalement attaché. Il y avait quelque chose de magnifique dans le combat de L.D. contre les éléments déchaînés42. »
Van, lui, se souvient de la colère de Trotsky parce qu'il faisait trop de bruit en vidangeant le moteur, ainsi que d'une tempête où ils faillirent périr tous les deux et ne durent leur salut qu'à l'habileté et l'expérience de Kharalambos.
Proche de Trotsky pendant toutes ces années, il fait aussi, à propos du séjour de Prinkipo, de pertinentes réflexions sur ce qu'il appelle ses rapports avec les objets :
« Trotsky avait avec les objets des rapports limités et précis. Il y avait en général - comment dire ? - une certaine rigidité, un certain manque de naturel et d'improvisation dans la manière dont il maniait les objets. Il y avait autour de lui un certain nombre d'objets avec lesquels il était familier : le stylo, le moteur hors-bord, les instruments de pêche, le fusil de chasse. Il fallait traiter ces objets selon certaines règles, difficilement changeables. L'adaptation à un objet nouveau était toujours une opération relativement compliquée43. »
* * *
Les visiteurs ne manquent pas à Trotsky dans son asile turc, venus de toutes les parties du monde. L'éditeur allemand Harry Schumann, pour la maison Reissner de Dresde, vient chercher un contrat qui ouvrira une affaire politique et un procès interminable. L'Américain Boni apporte plus d'espoir que de droits d'auteur. Viennent aussi des écrivains ou personnalités du monde littéraire et politique : Georges Simenon et Emil Ludwig, Sydney et Beatrice Webb, Marjorie Wells, Cynthia Mosiey, travailliste « de gauche », fille de Lord Curzon et épouse du futur leader fasciste Sir Oswald. Max Eastman, journaliste et traducteur, est reçu comme un vieil ami et met son nez dans les affaires d'édition où il estime que Trotsky est mal défendu. Il envoie aussi, pour un film sur Trotsky, le photographe surréaliste Man Ray. Herbert Solow, jeune journaliste, vient discuter politique, amorçant une évolution qui le rapproche des trotskystes américains. Il a amené avec lui l'ingénieur John Becker, qui travaille en U.R.S.S. Alexander Kaun, professeur d'histoire à Berkeley, a voyagé avec sa femme pour venir interroger Trotsky sur l'histoire de la révolution russe, et les deux hommes sympathisent.
On peut se prendre à regretter des rencontres qui n'ont pas eu lieu Ainsi Trotsky, en juillet 1929, refuse-t-il de recevoir Paul Levi, l'ami de Rosa Luxemburg, ex-dirigeant du K.P.D. - le parti allemand- exclu au lendemain de « l'action de mars », qu'il a publiquement qualifiée de « putsch » en 192144. Paul Levi est en effet membre du par social-démocrate, et c'est un préfet de police du même parti qui vient de faire tirer à Berlin, le 1° mai, sur les ouvriers communistes qui manifestaient malgré son interdiction, faisant de nombreuses victimes. Trotsky pense que sa rencontre avec Levi serait exploitée de façon hystérique par les dirigeants du K.P.D. et de l’I.C., et qu'il n'a aucun intérêt, pour le moment, à déclencher ce type de réactions. Lui-même d'ailleurs exprimera plus tard ses regrets à ce sujet dans une lettre à L. Sedov, son fils et confident politique.
Il faudrait une étude spécialement consacrée à la correspondance de Trotsky avec un certain nombre d'intellectuels, auteurs, universitaires, qui lui demandent son opinion sur leurs travaux ou sur telle ou telle question. Pour nous en tenir à la seule Allemagne, et au titre de la correspondance non directement politique, nous trouvons plusieurs cas intéressants. Le grand historien Gustav Mayer, connu pour ses travaux sur le mouvement ouvrier allemand, ses biographies de Schweitzer, Engels et Lassalle, prend contact avec lui pour des jugements sur Engels. L'historienne de l'art Luise Marten lui adresse en 1930 son très savant ouvrage sur les formes artistiques. Le journaliste communiste Fritz Gross lui demande de porter une appréciation sur son livre consacré aux dernières heures de la vie, aux légendes de la mort. Parallèlement, un militant communiste - non membre de l'opposition de gauche - qui travaille dans un bureau d'enregistrement des chômeurs, lui écrit pour l'informer de l'évolution du chômage et de l'état d'esprit des chômeurs tel qu'il se manifeste à lui dans cette institution45.
Le chercheur qui s'absorbe aujourd'hui dans la correspondance de Harvard est parfois ébloui de la variété et de la qualité intellectuelle des lettres adressées par des inconnus à l'exilé de Turquie, d'autant qu'il n'a pas toujours les moyens de comprendre la façon dont il a exercé sur eux sa séduction et son attrait. Il y a là, en tout cas, matière à un intéressant chapitre de l'histoire intellectuelle de l'Europe.
Sur place, les contacts de la maison sont réduits au maximum avec ; le monde extérieur. L'après-midi, on va au débarcadère acheter un journal en français et un en allemand, d'Istanbul, qui donnent des dépêches d'agence. Au début, lors de la première installation à Prinkipo, et pour des raisons de sécurité évidemment, on a voulu tenter de se passer de domestiques. L'expérience s'est révélé catastrophique. Il faut employer une cuisinière grecque, qui est logée dans la maison, une femme de ménage, grecque également, qui vient le matin. La secrétaire russe, de 1929 à 1933, Maria Ilinichna Pevzner, est une salariée, recrutée sur place et dont le dévouement la fera considérer comme une véritable amie. C'est tout. Van écrit :
« Nous n'avions, dans le monde turc ni amis ni connaissances. Nos seuls contacts, à Stamboul, étaient avec le propriétaire de la maison, un Arménien à qui nous allions tous les mois payer le loyer, et avec quelques commerçants attitrés, pour la papeterie et les instruments de pêche. Pendant mon séjour en Turquie, Trotsky alla une ou deux fois à Stamboul, chez le dentiste. Nous louions une grande barque à moteur qui venait nous prendre au débarcadère même de la maison et nous emmenait directement à Stamboul46. »
Un témoin au moins de la vie de Trotsky en U.R.S.S. dans la période précédente, a visité Prinkipo : Max Eastman, avec sa compagne Eliena Krylenko, est arrivé à Istanbul le 6 juillet 1932 avec l'objectif de rencontrer Trotsky qui l'accueillit comme un vieil ami. Ils resteront quinze jours dans l'île en habitant dans une maison proche, prenant les repas ou le thé avec les Trotsky. Bien entendu, dans ces circonstances et avec des visiteurs, la table n'est pas ce qu'elle est d'habitude, les repas un peu sinistres décrits par Van :
« Dans l'isolement de Prinkipo. avec ce groupe de personnes qui ne variait pas pendant des mois, il ne se mettait pas toujours en frais de conversation. Je me souviens de repas, dans des périodes difficiles, où il ne prononça pas un mot. En général, c'étaient des remarques sur le travail, une nouvelle reçue dans une lettre ou lue dans le journal, des observations politiques que nous retrouvions, quelques jours plus tard, dans un article et qu'il avait essayées sur nous. Des souvenirs, il y en avait parfois. [...] De chaque époque de sa vie sauf une, la guerre civile47. »
Pour Max Eastman, il se met en frais. On discute de la dialectique, on parle de la guerre de Sécession et on envisage d'écrire ensemble une pièce dramatique sur ce thème, on parle des fouilles entreprises dans les ruines de Sidon. Mais le voyageur américain est désespérément critique. Il écrit ces remarques, où se dessine une déception évidente :
« Il ne vit pas dans le luxe ; il n'y a pratiquement pas de meubles dans sa maison ; c'est une caserne, et la nourriture est simple à l'extrême. Il ne fait que conserver les habitudes d'un ministre de la Guerre après qu'il était devenu le leader d'un parti prolétarien. Son secrétaire [...] m'a confié avec une anxiété proche du désespoir que Trotsky, vivant encore comme un commissaire, ignorait totalement le problème du financement de son nouveau parti et de ses propres travaux gigantesques. Ce n'était pas chez lui un trait nouveau. Même dans ses jours de misère, à Paris ou au Bronx, il était incapable de conserver ce qu'il gagnait. Même la plus petite monnaie dans sa poche pouvait disparaître [...] dans le cours d'une brève promenade dans la rue. Dans sa situation du moment pourtant, c'était une calamité. [...] Bien entendu, l'argent est au-dessous du mépris d'un révolutionnaire idéaliste - l'or, selon Lénine, devait être utilisé pour construire des urinoirs dans la société socialiste -, mais tant qu'on est sur la route qui y mène, il mérite un peu d'attention48. »
L'écrivain américain adressait également aux Trotsky et au style de leur vie, un reproche, sans doute infiniment plus grave à ses yeux, en écrivant les lignes suivantes, une condamnation probablement sans appel :
« L'absence de confort et de beauté dans la maison de Trotsky, l'absence même de toute tentative de cultiver l'art de vivre sous un aspect perceptible, me paraît tristement regrettable. Un homme et une femme doivent être esthétiquement morts pour vivre dans cette caserne nue que quelques dollars seulement auraient pu transformer en une maison charmante. [...] Le jardin qui entoure la villa est abandonné aux mauvaises herbes. [...] Pour épargner de l'argent, explique Natalia Ivanovna. Par pure indifférence à la beauté, dirais-je. Trotsky parle beaucoup de l'art dans ses livres et revendique un goût cultivé, mais il n'a pas plus d'intérêt pour l'art que pour ce jardin49. »
Nous nous contenterons d'opposer à ce jugement très sévère l'explication donnée par Isaac Deutscher :
« L'endroit n'avait rien du confort de la maison bourgeoise américaine ; même dans des circonstances normales, il ne serait pas venu à l'idée de Trotsky et de Natalia de constituer "une résidence charmante" avec des gravures ne coûtant que "quelques dollars", et leurs conditions de vie à Prinkipo ne furent jamais normales. Ils restèrent là, tout le temps, comme dans une salle d'attente sur une jetée, regardant le bateau qui les emmènerait loin de cet endroit. [...] L'effort et l'argent devaient être économisés pour une lutte désespérée dont la maison de Büyük-Ada ne fut que le quartier général temporaire. Son austérité propre et dénudée était en accord avec ce dessein50. »
L'humanité, la sensibilité, la trop humaine appréhension devant l'inconnu ne sont pourtant pas étrangères aux grands desseins - et elles transparaissent dans les dernières lignes du Journal consacrées à Prinkipo et écrites le jour du départ :
« Ce matin, la pêche a été médiocre. La saison est terminée, le poisson a gagné les profondeurs. Il reviendra vers la fin août, mais alors Kharalambos pêchera sans moi. En ce moment, il cloue des caisses de livres au rez-de-chaussée, sans être entièrement convaincu de leur utilité. Par la fenêtre ouverte, on peut voir le petit vapeur qui amène les fonctionnaires d'Istanbul à leurs résidences d'été. Les rayonnages vides bâillent dans la bibliothèque. Ce n'est que dans le coin en haut, au-dessus de l'arche de la fenêtre, que l'ancienne vie continue normalement : les hirondelles y ont construit leur nid et, juste au-dessus des "livres bleus" britanniques, a éclos une couvée qui ne s'intéresse pas du tout aux visas français.
« Pour le meilleur ou pour le pire prend fin le chapitre "Prinkipo"51. »
L'Histoire devait montrer que c'était pour le pire.
Note
* Dans une note de Die Geburt des Stalinismus. p. 168, Michal Reiman indique malheureusement sans références, que le gouvernement soviétique avait effectivement sondé, sur cette question, le gouvernement allemand par l'intermédiaire de l'ambassadeur von Dirksen, qui avait discuté la question avec Litvinov. L'ambassadeur s'était montré favorable, mais le gouvernement allemand refusa.
Références
1 Il n'y a pas de travail d'ensemble consacré au séjour de Trotsky à Prinkipo. On trouvera le cadre de ce séjour dans le livre de Jean van Heijenoort, Sept ans auprès de Trotsky. De Prinkipo à Coyoacán. Voir également le tome III d'Isaac Deutscher, Le Prophète Hors-la-loi, P. Naville, Trotsky vivant et G. Rosenthal, Avocat de Trotsky.
3 Die Rote Fahne, 31 octobre 1931.
4 The Legacy of Alexander Orlov, Washington, 1973.
5 Archives Hoover. Fonds Nicolaievsky, N 228, B 17, rapports Tastevin et Roches.
6 Jean van Heijenoort, Sept ans auprès de Trotsky, Paris, 1978, p. 26.
7 Ibidem p. 30.
8 Deutscher, op. cit., III, p. 23.
9 Ibidem.
10 Rosenfeld à Trotsky, février-mars 1929, A. H., 4307 à 4310.
11 Trotsky à Rosenfeld, avril 1929, A. H., 9807.
12 Trotsky à Löbe, A. H., 8929.
13 Article du 22 avril 1929, A.H. T 3193.
14 Ibidem.
15 Cités par Deutscher, op. cit., III, pp. 41-42.
16 Trotsky à B. Webb, 2 juin 1929, A. H, 10791.
17 Trotsky à Snowden, 14 juin 1929, A. H. 10424.
18 Trotsky à Snowden, 14 juin 1929, A. H. 10424.
19 Trotsky à Paton, 21 juin 1929, A. H., 9464.
20 11 juin 1929, A. H ., 3205.
21 Colin Holmes, « Trotsky and Britain. The Closed File », Bulletin of Society for style="font-size: 8pt;" the Study of Labour History style="font-size: 8pt;" , t. 39, p. 35.
22 Ibidem, p. 36.
23 Trotsky à Daily Herald, 15 juillet 1929, T 3216.
24 Deutscher, op. cit., III, p. 437, n. 2.
25 Holmes, op. cit., p. 36.
26 Montagu à Trotsky, 26 juillet 1929, A. H. 3381.
27 W. Churchill, extraits de Great Contemporaries, pp. 37, 51, 78, 88, Cahiers Léon Trotsky, n° 12, décembre 1982.
28 Orthographié curieusement Chekh par I. Deutscher.
29 Deutscher assure, III, p. 39 que « Trotsky ne songea même pas à faire une demande de visa pour les Etats-Unis. » !
31 Jean van Heijenoort, Sept ans ... (ci-après, Van, op. cit.), pp. 20-21.
32 Sara Weber, « Souvenirs sur Trotsky » Cahiers Léon Trotsky, n° 5, janvier 1980, style="font-size: 8pt;" pp. 40-44.
33 Ibidem p. 41.
34 Ibidem.
35 G. Rosenthal, Avocat de Trotsky, Paris, 1975, p. 75.
36 S. Weber, op. cit. p. 41.
37 Van, op. cit., p. 38.
38 Ibidem, pp. 38-39.
39 Œuvres, l, p. 265.
40 Van, op. cit., p. 23.
41 Œuvres, l, pp. 267-268.
42 S. Weber, op. cit., p. 42.
43 Van, op. cit., p. 49.
44 Trotsky à Sedov, 19 avriI1932, A.H.F.N.
45 « Alain Calvié présente la correspondance Trotsky-Glowna en 1932 », Cahiers style="font-size: 8pt;" Léon Trotsky style="font-size: 8pt;" , n° 22, juin 1985, pp. 75-109.
46 Van, op. cit., p. 29.
47 Ibidem, pp. 38-39.
48 Eastman, Love and Revolution, p. 562.
49 Ibidem, pp. 562-563.
50 Deutscher. op. cit., III, pp. 34-35.
51 Trotsky, Œuvres, l, p. 270.