1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XLV - Cassandre devant Hitler1

Les dernières années du séjour de Trotsky à Prinkipo sont dominées par la bataille engagée par l'exilé pour provoquer un redressement de la politique du Parti communiste allemand et de l'Internationale communiste devant la mortelle menace, toujours plus précise, du nazisme et la marche de Hitler au pouvoir.

Pour la deuxième fois dans le siècle commence une bataille qui constitue pour les révolutionnaires l'épreuve de vérité. L'Allemagne est alors toujours le pays capitaliste le plus développé d'Europe. Elle a déjà été ravagée une première fois en 1923 par une terrible inflation qui a bouleversé la société, opposant la masse uniformément paupérisée des travailleurs de toutes catégories à une poignée de magnats. La crise économique et sociale déclenchée en 1929 a déchaîné sur le pays une vague de chômage sans précédent à l'époque : plus de 5 millions de sans-emploi complets officiels en 1932, autant de chômeurs partiels, 2 millions de chômeurs non inscrits. La totalité des jeunes, indépendamment de leur origine sociale, sont sans travail, sans perspective d'emploi avant de longues années. La petite et la moyenne bourgeoisie ne sont pas moins frappées et s'exaspèrent de leur paupérisation, de leur « prolétarisation », et de ce qu'elles considèrent comme « l'humiliation nationale » consécutive à la défaite et à la paix de Versailles.

Trotsky analyse :

« Dans le langage de la psychologie sociale, cette tendance politique peut être décrite comme une hystérie épidémique de désespoir parmi les classes moyennes : les petits commerçants ruinés, les artisans et les paysans ; en partie aussi. les prolétaires en chômage; les employés et les anciens officiers de la Grande Guerre. qui portent encore leurs décorations, mais sans toucher de solde ; les employés des bureaux fermés, les comptables des banques en faillite, l'ingénieur sans emploi, le journaliste sans salaire, le médecin dont les clients sont encore malades, mais ne savent comment le payer2. »

Apparu pour la première fois au premier plan de l'actualité en Bavière lors de la crise de 1923, le Parti national-socialiste surgit de nouveau avec la crise et progresse de façon foudroyante : de 809 000 voix et 13 députés en 1928, il passe à 6 401 000 voix et 105 députés en 1930, 13 417 000 voix aux élections présidentielles d'avril 1932, 12 732 000 et 280 députés en juillet suivant. Contre Versailles, il fait appel aux sentiments chauvins et revanchards. Disposant de moyens financiers et matériels considérables, d'un noyau d'anciens militaires formés dans la violence guerrière et la brutalité, bénéficiant d'appuis importants dans l'appareil d'Etat - l'armée qui entrepose ses armes, la police qui laisse filer ses hommes de main -, il exploite le désespoir des classes moyennes, la frustration de la jeunesse, joue adroitement de l'anticapitalisme, alimente l'antisémitisme pour se poser finalement à la fois en apôtre du « socialisme allemand » et en parti de l'ordre face au communisme.

En dehors des déclamations chauvines et démagogiques, la solution préconisée par le national-socialisme - on dit nazisme et aussi, souvent, fascisme par analogie avec l'Italie - est de sortir de la crise d'abord en remettant en cause toutes les conquêtes et institutions ouvrières, ensuite en relançant l'économie par une politique d'armement au terme desquelles se trouvent la guerre et la conquête de nouveaux marchés. Dans l'immédiat, la politique des nazis passe par la destruction du régime parlementaire, incapable d'imposer les mesures radicales qu'elle préconise, et par l'anéantissement du mouvement ouvrier organisé, partis et syndicats, qu'ils soient « révolutionnaires » ou « réformistes ».

La guerre civile des nazis est donc une guerre de classe qu'ils mènent dans le mouvement même de leur lutte pour la conquête du pouvoir, à travers harcèlement et agressions quotidiennes contre les locaux, les permanences, les vendeurs de journaux ouvriers, les assauts et la dispersion violente des réunions publiques, les attaques contre les responsables. Dans cette campagne, tout leur est bon, y compris les rancunes de certains secteurs ouvriers contre les bureaucraties syndicales - les « bonzes », comme disent les ouvriers et les communistes - et les rancœurs soulevées ici ou là par les méthodes des dirigeants communistes.

Social-démocrates et communistes sont menacés au même titre par cette entreprise. Ils ont également en commun de la minimiser. Les social-démocrates, dénonçant, sur le même pied, le danger nazi et de ceux qu'ils appellent par analogie les « kozis » - communistes -, se font les champions de l'Etat démocratique en pleine décomposition et lui confient la mission d'interdire, voire de réprimer les activités antidémocratiques des « extrémistes », de droite et de gauche.

Les communistes, de leur côté, se sont lancés, depuis le VIe congrès et surtout à partir du Xe plénum de l'exécutif de l'I.C. en juillet 1929, dans l'absurde théorie dite du « social-fascisme ». C'est devant cette dernière instance que Manouilsky. l'homme de Staline dans l'I.C., a assuré que la social-démocratie allait prendre de plus en plus l'initiative de la répression contre la classe ouvrière et « se fascisera ». Il parle même de la « transformation de la social-démocratie en social-fascisme» - dont Béla Kun entreprend aussitôt de démontrer le caractère « nécessaire ». Dans le même temps, les services spécialisés et les groupes de choc du Parti communiste allemand démontrent à chaque occasion que les communistes ne répugnent pas à la violence contre ceux qu'ils dénoncent...

L'analyse selon laquelle il n'y a aucune différence entre la social-démocratie et le fascisme, qui aboutit à la théorie de l'existence d'un « social-fascisme », est aux yeux de Trotsky extrêmement dangereuse. Elle s'oppose en effet radicalement à l'idée - communément acceptée et démontrée par l'évidence des faits -, selon laquelle le « fascisme » est un danger majeur pour l'ensemble du mouvement ouvrier. Elle ouvre aussi la voie à l'autre idée selon laquelle la victoire du fascisme et l'écrasement de la social-démocratie, sa disparition en tant que force politique, deviendraient en quelque sorte la condition de la levée du principal obstacle sur la route vers la victoire du communisme. Tout en rassurant les militants, en leur promettant que le tour des communistes viendra, après Hitler, Manouilsky pontifie : « Dans de nombreux pays hautement développés, le fascisme sera le dernier stade du capitalisme avant la révolution sociale3. »

Trotsky, lui, dans son analyse de la situation allemande, insiste beaucoup sur ce qu'il considère comme le plus précieux du capital théorique de l'Internationale communiste, élaboré du temps de Lénine, et que ses successeurs sont en train de fouler aux pieds. Il s'agit en particulier de la politique de lutte pour la constitution, face au nazisme menaçant, d'un front unique ouvrier avec au premier chef les partis socialiste et communiste. Seule une telle unité contre Hitler, souligne-t-il, peut permettre aux travailleurs d'abattre cet adversaire fort de leurs divisions.

Or les dirigeants du parti allemand assurent qu'ils sont partisans d'un tel front unique. Mais ils repoussent par principe tout accord avec les dirigeants du Parti social-démocrate, qu'ils appellent avec mépris le « front unique au sommet », qu'ils jugent opportuniste. Selon eux, le front unique doit se réaliser à la base, c'est-à-dire contre les dirigeants socialistes au départ. Trotsky ironise férocement :

« Dans l'appel de la Rote Fahne (28 janvier), le dernier qui me soit parvenu, on démontre encore une fois qu'il n'est permis de faire le front unique que contre les chefs social-démocrates et sans eux. Pourquoi ? Parce que "personne de ceux qui ont vécu l'expérience des dix-huit dernières années et qui ont vu ces 'chefs' à l'œuvre ne les croira plus". Et qu'adviendra-t-il, demandons-nous, de ceux qui sont dans la politique depuis moins de dix-huit ans et même depuis moins de dix-huit mois ? Depuis le début de la guerre, plusieurs générations politiques se sont élevées qui doivent faire l'expérience de la vieille génération, ne serait-ce qu'à une échelle réduite. "Il s’agit précisément - enseignait Lénine aux ultra-gauchistes - de ne pas prendre l'expérience vécue par nous pour celle qu'a vécue la classe, qu'ont vécue les masses"4. »

La politique qu'il préconise, c'est de s'adresser aux ouvriers social-démocrate et de leur dire:

« Puisque vous acceptez d'une part de lutter en commun avec nous et que, d'autre part, vous ne voulez pas rompre avec vos chefs, nous vous proposons : obligez-les à commencer une lutte commune avec nous pour tels ou tels buts pratiques par telles ou telles voies ; quant à nous, communistes, nous sommes prêts. »

Il ajoute :

« Que peut-il y avoir de plus simple, de plus clair et de plus convaincant ? C'est précisément dans ce sens que j'écrivis - avec l'intention préméditée de provoquer le sincère effroi ou la feinte indignation des imbéciles et des charlatans - que, dans la lutte contre le fascisme, nous sommes prêts à passer des accords pratiques avec le diable, avec sa grand-mère et même avec Noske et Zörgiebel5 *. »

Rappelant qu'en Allemagne, des millions d'ouvriers votent pour la social-démocratie et tolèrent la bureaucratie réformiste des syndicats, il revient sur le passé de l'Internationale pour caractériser ceux qui combattent contre une politique de « front unique ». Sa critique est ravageuse. Il écrit :

« De fait, sous cette crainte que l'on prétend "révolutionnaire", du "rapprochement" (avec les socialistes), se dissimule au fond une passivité politique qui tend à conserver un état de choses dans lequel les communistes, comme les réformistes, ont chacun leur cercle d'influence, leurs auditoires, leur presse et dans lequel cela suffit à donner aux uns et aux autres l'illusion d'une lutte politique sérieuse. Dans la lutte contre le front unique, nous voyons une tendance passive et indécise de l'intransigeance verbale masquée [...]6. »

Il explique :

« Le Parti communiste compte dans cette lutte avec l'état réel de la classe ouvrière à chaque moment donné : il s'adresse non seulement aux masses, mais aussi aux organisations dont la direction est reconnue par les masses : il confronte aux yeux des masses les organisations réformistes avec les tâches réelles de la lutte de classes. En révélant effectivement que ce n'est pas le sectarisme du Parti communiste, mais le sabotage conscient de la social-démocratie qui sape le travail commun, la politique du front unique accélère le développement révolutionnaire de la classe. Il est évident que ces idées ne peuvent en aucun cas vieillir7. »

Ce n'est pas le premier combat qu'il livre pour défendre, contre le stalinisme, ce qu'il considère comme les acquis de l'Internationale communiste en ses premiers congrès : ceux qu'ils clouent ainsi au pilori considèrent pourtant ses arguments, inspirés par la haine de leurs dirigeants ou la « pression de la social-démocratie » et de « l'impérialisme », comme nul et non avenus.

* * *

Pour Trotsky, dont on connaît l'analyse de l'époque de l'impérialisme, c'est la révolution allemande qui est mise à l'ordre du jour de l'histoire en même temps que la contre-révolution incarnée par le nazisme. La crise de ce pays capitaliste avancé pose une fois de plus l'alternative déjà proclamée par la guerre mondiale : socialisme ou barbarie. Face aux nazis, porteurs en définitive de la solution du grand capital et incarnation de la barbarie, les communistes ont la possibilité, en entraînant dans des actions communes de défense et de front unique les organisations social-démocrates, de devenir les dirigeants reconnus des masses et d'avancer vers le socialisme. 

Le parti communiste allemand est sans doute le plus important numériquement à cette époque en dehors du P.C. de l'Union soviétique, mais il est loin d'être le plus sain et le plus solide. Un régime interne autocratique, les zigzags de sa politiqué ont contribué déjà à écarter de lui les éléments ouvriers les plus solides et les plus capables d'un travail militant systématique. L'application à l'Allemagne de la ligne de la « troisième période » a aggravé cette situation. Le K.P.D. est un parti de tout jeunes gens et de chômeurs, un parti de marginaux, de révoltés plus que de révolutionnaires comme le note Simone Weil, en tout cas un parti-passoire qui se renouvelle constamment. Sa politique de création de « syndicats rouges » a contribué aussi à le couper des travailleurs dans les entreprises. Le parti social-démocrate est, aux yeux de ses membres, moins un parti de frères de classe égarés qu'un parti ennemi, un adversaire de classe : ses dirigeants, d'ailleurs, savent mettre opportunément l'accent sur le sang qui les sépare depuis l'assassinat de Liebknecht et de Rosa Luxemburg en janvier 1919 jusqu'aux fusillades de Berlin le 1er mai 1929 sur l'ordre du préfet social-démocrate Zörgiebel. Toutes ces conditions font que les membres du parti ne tenteront guère de résister à la théorie du « social-fascisme ».

Toute la politique du Parti communiste allemand, le K.P.D., est donc axée, conformément aux directives de Moscou, sur une violente dénonciation permanente des dirigeants social-démocrates : ces derniers disposent ainsi en permanence, vis-à-vis de leurs troupes, d'un alibi de poids pour interdire toute action commune avec leurs « insulteurs ». Simultanément, le Parti communiste se livre avec le Parti nazi à une véritable surenchère sur le terrain de sa politique, menant grand bruit autour du mot d'ordre commun de « libération nationale» ou reprenant à son compte le mot d'ordre nazi de «révolution populaire ». Adversaire farouche des socialistes, il en arrive à se comporter souvent comme un allié de fait du Parti nazi tant par sa politique générale que par certaines de ses violences contre militants ou réunions socialistes ou oppositionnels.

Le premier éclat spectaculaire en ce sens a lieu lors du référendum organisé le 8 août 1931 en Prusse à la demande des nazis qui veulent obtenir la révocation du gouvernement social-démocrate de minorité et font de cette consultation le « plébiscite brun ». Le K.P.D. appelle, lui aussi, à voter pour le départ du gouvernement social-démocrate, mais parle, lui, de... « plébiscite rouge » ! En juillet, lors du XIe plénum de l'exécutif, Manouilsky avait présenté ce qu'il appelait une justification « théorique » de cette politique en s'inscrivant en faux contre le « mensonge social-démocrate » selon lequel le fascisme serait l'ennemi principal de la classe ouvrière.

En 1932, le K.P.D. recueille 5 277 000 voix et 100 députés, la moitié de ce qu'ont obtenu les nazis. Il dissout ses groupes de combattants qui, les années précédentes, affrontaient dans la rue les groupes nazis armés. Le XIIe plénum soutient la nécessité de diriger d'abord les coups contre la social-démocratie. En novembre 1932, du fait de leur politique anti-social-démocratie, les communistes se font déposséder par les nazis de la direction d'une grève des transports déclenchée à Berlin contre la volonté des « bonzes» social-démocrates, et un de leurs dirigeants assure que les communistes se rapprochent tous les jours de leur objectif, « la conquête de la classe ouvrière »...

* * *

Trotsky aborde la question de l'Allemagne à Prinkipo pour la première fois après les élections au Reichstag de 1930. Après avoir relevé que les hésitations de la grande bourgeoisie sont « le symptôme le plus manifeste d'une situation prérévolutionnaire », il rappelle qu'une des conditions pour qu'une crise sociale débouche sur la révolution prolétarienne est que les couches de la petite bourgeoisie basculent vers la classe ouvrière. Or cette condition n'est pas réalisée : au contraire, la croissance gigantesque des nazis démontre que la masse petite-bourgeoise a été gagnée par « le désespoir contre-révolutionnaire ». A la base de ce phénomène, il y a bien sûr l'expérience directe de ces couches opprimées, mais aussi le fait que le gros des travailleurs qui votent encore pour la social-démocratie le font par une méfiance justifiée à l'égard des communistes, ce qui exprime l'énorme différence entre cette situation et celle de la Russie en 1917.

« Nous sommes ainsi devant une situation profondément contradictoire. Certaines de ses composantes mettent à l'ordre du jour la révolution prolétarienne ; mais d'autres excluent toute possibilité de victoire dans une période très proche. car elles impliquent une profonde modification préalable du rapport des forces politiques8. »

On ne s'étonnera donc pas de le voir inscrire au nombre des conditions « la question de vie ou de mort » du « changement de régime du parti » allemand pour « l'arracher à sa prison bureaucratique ». Quant à la formule générale, elle est, selon lui, dans l'adoption d'une politique défensive de « rapprochement avec la majorité de la classe ouvrière allemande et de front unique avec les ouvriers social-démocraties et sans-parti contre le danger fasciste ».

Il s'exprime à nouveau avec insistance sur l'Allemagne à partir de l'été 1931. Immédiatement après le référendum en Prusse, alors que Well et Sénine sont en visite à Prinkipo, il écrit deux articles dont l'un est dirigé contre la politique du K.P.D, sous le titre « Contre le national-communisme (Leçons du référendum rouge) 9 ». Il y pose la question du front unique, tout en soulignant l'échec de la politique du K.P.D. qui, dans certains secteurs ouvriers, a obtenu, avec les nazis, moins de voix au référendum qu'il n'en avait eu tout seul aux élections précédentes. Il assure que c'est une sanction sévère, mais juste pour cette politique de « front unique avec le fascisme ».

Il revient sur la question en septembre, dans un article intitulé « La Clé de la situation internationale se trouve en Allemagne 10 ». Après une rapide revue de la situation mondiale, il explique que l'issue de la crise allemande « règlera pour de très nombreuses années le destin de l'Allemagne […], de l'Europe et du monde entier ». Pour lui, par la faute de Moscou qui veut attendre et faire traîner les choses en Allemagne du fait de ses propres difficultés internes, l'attitude de l'I.C. est devenue une politique « de panique et de capitulation ». Il argumente :

« La victoire des fascistes, que l'on déclarait impensable il y a un an, est considérée aujourd'hui comme déjà assurée. Un quelconque Kuusinen, conseillé dans les coulisses par un quelconque Radek, prépare pour Staline une formule stratégique : reculer en temps opportun, retirer les troupes révolutionnaires de la ligne de feu, tendre un piège aux fascistes sous la forme... du pouvoir gouvernemental.

« Si cette théorie était définitivement adoptée [...], ce serait, de la part de l'Internationale communiste, une trahison d'une ampleur historique au moins égale à celle de la social-démocratie le 4 août 1914 - avec des conséquences plus effroyables encore11. »

Il entreprend donc de « sonner l'alarme » devant le danger de cette gigantesque catastrophe :

« L'arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes signifierait avant tout l'extermination de l'élite du prolétariat allemand, la destruction de ses organisations, la perte de confiance en ses propres forces et en son propre avenir. [...] Dans l'immédiat, dans les dix ou vingt prochaines années, la victoire du fascisme en Allemagne provoquerait une coupure dans l'héritage révolutionnaire, le naufrage de l'Internationale communiste, le triomphe de l'impérialisme mondial sous ses formes les plus odieuses et les plus sanguinaires. La victoire du fascisme impliquerait forcément une guerre contre l'U.R.S.S. [...], un isolement terrible et une lutte à mort dans les conditions les plus pénibles et les plus dangereuses12. »

Devant le danger, il en appelle aux prolétaires du monde entier et même aux soldats et officiers de l'Armée rouge :

« Le devoir révolutionnaire élémentaire du Parti communiste allemand l'oblige à dire : le fascisme ne peut arriver au pouvoir que par une guerre civile à mort, impitoyable et destructrice. Les ouvriers social-démocrates, sans parti, le prolétariat dans son ensemble doivent le comprendre. Le prolétariat mondial doit le comprendre. L'Armée rouge doit le comprendre à l'avance13

La victoire est possible. Le prolétariat a la « supériorité sociale et militante » ; le découragement, l'abattement, la résignation sont le résultat des hésitations des chefs et disparaîtront dès que le parti « élèvera sa voix avec assurance, fermeté et clarté ». Et ce sont les convictions de toute sa vie que Trotsky engage, pour convaincre :

« Pour l'instant, le fascisme n'est pas encore au pouvoir en Allemagne. Il doit le conquérir en affrontant le prolétariat. Est-il possible que le parti communiste mette en avant dans ce combat des cadres inférieurs à ceux du fascisme ? Et peut-on admettre même un instant que les ouvriers allemands, qui détiennent les puissants moyens de production et de transport, qui, de par leurs conditions de travail, forment l'armée du fer, du charbon, du rail, de l'électricité, ne prouveront pas au moment décisif leur immense supériorité sur la poussière humaine de Hitler14 ? »

A destination de l'U.R.S.S. où il compte toujours, à ce moment-là, sur l'existence du bloc des oppositions et des changements à court terme, il poursuit :

« Tout ouvrier révolutionnaire doit considérer comme un axiome l'affirmation suivante : la tentative des fascistes pour s'emparer du pouvoir en Allemagne doit entraîner une mobilisation de l'Armée rouge. Pour l'Etat prolétarien, il s'agira d'autodéfense prolétarienne au sens plein du terme. L'Allemagne n'est pas seulement l'Allemagne. Elle est le cœur de l'Europe. Hitler n'est pas seulement Hitler. Il peut devenir un super-Wrangel. Mais l'Armée rouge n'est pas seulement l'Armée rouge. Elle est l'instrument de la révolution prolétarienne mondiale15. »

Au printemps de 1932, dans un article destiné au public américain, mais, derrière lui, aux responsables soviétiques, il démontre le caractère inéluctable d'une attaque allemande contre l'Union soviétique. Pour une fois - et c'est, semble-t-il, un exemple unique -, il indique ce qu'il ferait « à la place » du gouvernement soviétique :

« A sa place, dès que j'apprendrais télégraphiquement cet événement, je signerais un ordre de mobilisation de quelques classes. Lorsqu'on se trouve en face d'un ennemi mortel et lorsque la guerre résulte nécessairement de la logique de la situation de fait, il serait d'une impardonnable légèreté de donner à cet ennemi le temps de s'établir et de se renforcer, de conclure ses alliances, de recevoir les secours nécessaires, d'élaborer un plan d'attaque militaire de toute part - non seulement de l'ouest, mais aussi de l'est - et de laisser ainsi grandir un énorme danger. [...] Quel que soit celui des deux qui prenne formellement l’initiative, c'est peu important ; une guerre entre un Etat hitlérien et l'Etat soviétique serait inévitable, et ce à brève échéance. Les conséquences en seraient incalculables16. »

* * *

C'est alors que Trotsky s'engage dans une fantastique campagne qui constitue peut-être l'épisode le plus étincelant de sa vie de publiciste et, en tout cas, le plus digne de passer à la postérité. De son bureau de Prinkipo, armé des journaux qui lui arrivent d'Allemagne et du monde entier, des coupures de presse que lui adressent ses camarades, des centaines de lettres qu'il reçoit d'hommes et de femmes connus ou inconnus, il entreprend un combat inégal et fascinant contre les forces politiques et les appareils qui semblent dominer de toute leur puissance matérielle sa frêle silhouette d'exilé solitaire : le national-socialisme de Hitler et ses alliés des partis bourgeois qui pavent sa route, le Parti social-démocrate allemand et les partis socialistes du monde, engagés dans une politique de soutien d'un régime parlementaire en train de se décomposer, le Parti communiste allemand et l'Internationale communiste qui tentent de couvrir leurs propres traces en l'injuriant quotidiennement et, derrière tout ce monde, les dirigeants de l'Union soviétique et Staline en personne.

Il mène ce combat par la plume, sous toutes les formes : lettres personnelles, interviews à la presse, articles, brefs ou longs, brochures plus ou moins volumineuses, lettres ouvertes à des destinataires réels ou imaginaires. Certains de ces textes sont peut-être moins importants que d'autres, mais tous traduisent le même effort, la même bataille, la même tension pour le même objectif, celui de convaincre de la réalité mondiale du danger qui menace et des moyens de le conjurer.

Qui Trotsky cherche-t-il à convaincre ? Le décalage ici est immense entre la dimension de ses écrits et le caractère restreint, pour ne pas dire mineur, des forces politiques qui le soutiennent, quelques centaines de membres et sympathisants de l'opposition de gauche unifiée allemande en crise permanente, étouffée par les infiltrations du G .P. U. Les militants diffusent ses écrits*, mais sont incapables de capitaliser en termes d'organisation l'intérêt, voire la sympathie qu'ils éveillent à une échelle qui dépasse totalement leurs moyens matériels.

C'est probablement ce qui donne son caractère titanesque à l'entreprise de cet homme seul ou presque seul. Ce sont les travailleurs, par millions, ce sont leurs cadres, par centaines de milliers, qu'il s'efforce de convaincre, par sa plume, en Union soviétique et en Europe, en Allemagne et en Amérique. Il le fait sans jamais se départir de son sens de l'humour ni de sa plume assassine, comme quand il répond à l'accusation de Die rote Fahne d'avoir conclu un « front unique » avec la presse social-démocrate qui le cite :

« O sages stratèges ! Vous affirmez que nous avons formé un "front unique" avec Wels et Severing ? Uniquement dans la mesure où vous avez, vous, formé un front unique avec Hitler et ses bandes ultra-réactionnaires. Et avec la différence qu'il s'agissait, dans votre cas, d'une action politique commune alors que, pour nous, cela s'est résumé à l'utilisation équivoque par l'adversaire de quelques citations de nos articles17. »

Dans l'ensemble pourtant, c'est le plus souvent aux ouvriers communistes qu'il s'adresse ; c'est eux qu'il s'efforce de convaincre qu'ils tiennent dans une large mesure entre leurs mains le destin de l'humanité pour de longues années, car c'est d'un tournant et d'un redressement de la politique de leur parti que dépend en dernière analyse la victoire de la révolution ou celle de la contre-révolution nazie :

« Ouvriers communistes, vous êtes des centaines de milliers, des millions, vous n'avez nulle part où aller, il n'y aura pas assez de passeports pour vous. Si le fascisme arrive au pouvoir, il passera sur vos crânes et vos échines comme un effroyable tank ! Le salut ne se trouve que dans un combat sans merci. Seul le rapprochement dans la lutte avec les ouvriers social-démocrates peut apporter la victoire. Dépêchez-vous, ouvriers communistes, car il ne vous reste pas beaucoup de temps18! »

Il est évidemment impossible, dans le cadre de ce chapitre, de résumer ne fût-ce que les plus importantes des analyses consacrées par Trotsky pendant les deux années décisives à la situation en Allemagne et aux conditions de la victoire ouvrière. Nous nous contenterons d'indiquer ici les thèmes sur lesquels il mène cette bataille.

Bien entendu, selon sa méthode habituelle, il s'appuie sur l'histoire récente. Il explique longuement la façon dont l'Internationale communiste en est venue, entre le IIIe et le IVe congrès, à définir la politique du « front unique ouvrier » et les critiques et oppositions auxquelles elle s'est heurtée. Il cite longuement sa propre intervention devant l'exécutif de l'Internationale communiste en 1926, immédiatement après le coup d'État de Pilsudski en Pologne. Surtout, il revient à plusieurs reprises sur l'expérience même de la révolution russe, le coup d'Etat de Kornilov et l'engagement des bolcheviks, pour résister à son coup d'Etat contre-révolutionnaire aux côtés du gouvernement de Kerensky et de ses soutiens, mencheviks et socialistes-révolutionnaires. Il le dit et le répète : les bolcheviks n'ont pas établi une hiérarchie des valeurs entre Kornilov et Kerensky, distingué entre eux celui qui était « le moindre mal » ou dont ils se sentaient plus proches ou moins éloignés. Ils ont simplement, en fonction d'une analyse concrète, établi une hiérarchie des urgences et décidé d'anéantir d'abord Kornilov pour « présenter la note » ensuite à Kerensky - ce qui fut fait.

Il concentre pourtant son argumentation sur la question du « social-fascisme » ou, autrement dit, des rapports entre fascisme et social-démocratie, voire fascisme et démocratie tout court. Il établit dans un premier temps leurs différences. La social-démocratie, plus exactement la bureaucratie social-démocrate qui dirige partis et syndicats, est à ses yeux la partie la plus décomposée de l'Europe capitaliste pourrissante. Née avec l'objectif de renverser la domination de la bourgeoisie, elle a commencé à renoncer à la révolution, d'abord dans les faits, puis en paroles. Elle est aujourd'hui selon lui en train d'essayer de sauver la société bourgeoise en renonçant aux réformes. Mais elle est en fait devenue tout à fait insuffisante, et même gênante, pour la classe dominante, et c'est précisément à ce point qu'intervient le fascisme. Trotsky écrit :

« Le fascisme n'est pas seulement un système de répression, de violence et de terreur policière. Le fascisme est un système d'Etat particulier fondé sur l'extirpation de tous les éléments de démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. La tâche du fascisme n'est pas seulement d'écraser l'avant-garde communiste, mais aussi de maintenir toute la classe dans une situation d'atomisation forcée. Pour cela, il ne suffit pas d'exterminer physiquement la couche la plus révolutionnaire des ouvriers. Il lui faut écraser toutes les organisations libres et indépendantes, détruire toutes les bases d'appui du prolétariat et anéantir les résultats de trois quarts de siècle de travail de la social-démocratie et des syndicats19. »

Il ne dissimule pas un instant la responsabilité indiscutable à ses yeux de la social-démocratie dans la montée du fascisme mais ajoute que cela ne permet nullement de les identifier. Il résume :

« Dans la lutte contre la social-démocratie, les communistes allemands doivent s'appuyer à l'étape actuelle sur deux positions distinctes : a) la responsabilité politique de la social-démocratie en ce qui concerne la puissance du fascisme, b) l'incompatibilité absolue qui existe entre le fascisme et les organisations ouvrières sur lesquelles s'appuie la social-démocratie20. »

C'est autour du deuxième aspect qu'il argumente le plus, expliquant :

« La social-démocratie, aujourd'hui principale représentante du régime parlementaire bourgeois, s'appuie sur les ouvriers. Le fascisme s'appuie sur la petite bourgeoisie. La social-démocratie ne peut avoir d'influence sans organisation ouvrière de masse. Le fascisme ne peut instaurer son pouvoir qu'une fois les organisations ouvrières détruites. Le parlement est l'arène principale de la social-démocratie. Le système fasciste est fondé sur la destruction du parlementarisme. Pour la bourgeoisie monopoliste, les régimes parlementaire et fasciste ne sont que les différents instruments de sa domination : elle a recours à l'un ou à l'autre selon les conditions historiques. Mais pour la social-démocratie comme pour le fascisme, le choix de l'un et de l'autre instrument a une signification indépendante, bien plus, c'est pour eux une question de vie ou de mort politique21. »

Trotsky ironise sur les définitions prétendument « théoriques » de Staline sur le « social-fascisme » mais, au-delà d'une affirmation d'un dirigeant du K.P.D., Werner Hirsch, sur un passage de la démocratie au fascisme comme un « processus organique [...] progressivement et à froid22 », met le doigt sur le fait que cela « présuppose la plus effroyable capitulation politique du prolétariat qui soit imaginable23 ».

Or Trotsky souligne que le conflit entre la social-démocratie, avec toutes ses contradictions, et le fascisme, en train d'apparaître, offre aux communistes la possibilité d'intervenir et de gagner les ouvriers restés dans le parti social-démocrate en leur permettant de faire, dans la lutte, l'expérience de leur organisation et de leurs dirigeants. Or il n'y aura bataille que s'il est possible d'opposer aux nazis un front unique des organisations ouvrières. Parce que les ouvriers socialistes ne commenceront à bouger que s'ils font l'expérience de leur organisation dans le combat uni. Il n'y a pas là la moindre caution ni le moindre soutien politique à la social-démocratie. Trotsky donne, dans les lignes qui suivent, la définition du front unique tel qu'il a été conçu par l'Internationale communiste du temps de Lénine :

« Aucune plate-forme commune avec la social-démocratie ou les dirigeants des syndicats allemands, aucune publication, aucun drapeau, aucune affiche commune ! Marcher séparément, frapper ensemble ! Se mettre d'accord uniquement sur la manière de frapper, sur qui et quand frapper ! On peut se mettre d'accord sur ce point avec le diable, sa grand-mère et même avec Noske et Grzesinski. A la seule condition de ne pas se lier les mains24. »

A ceux qui reculent devant le caractère contradictoire des éléments de son analyse concrète, il rappelle, avec un éclat de rire qu'on croit deviner sous sa plume, les exemples que « la dialectique révolutionnaire » a depuis longtemps donnés dans des domaines divers :

« Combinaison de la lutte pour le pouvoir et de la lutte pour les réformes ; indépendance complète du parti, mais unité des syndicats ; lutte contre le régime bourgeois, tout en utilisant ses institutions ; critique implacable du parlementarisme du haut de la tribune parlementaire ; lutte sans pitié contre le réformisme tout en concluant avec eux des accords pratiques pour des tâches partielles25. »

Reprenant l'ensemble des problèmes posés en septembre 1932 et s'efforçant de définir le rôle joué par le parti allemand, il écrit :

« La situation en Allemagne est comme spécialement créée pour permettre au parti communiste de conquérir en peu de temps la majorité des ouvriers [...]. Au lieu de cela il s'est donné une tactique que l'on peut résumer : ne donner au prolétariat allemand la possibilité ni de mener des luttes économiques, ni d'opposer une résistance au fascisme, ni de saisir l'arme de la grève générale, ni non plus de créer des soviets, avant que l'ensemble du prolétariat ait reconnu d'avance le rôle dirigeant du parti communiste. La tâche politique devient un ultimatum26. »

A la question de l'origine de cette politique, il répond avec une totale netteté :

« La réponse nous est donnée par la politique de la fraction stalinienne dans l'Union soviétique. Là, l'appareil a transformé la direction politique en un commandement administratif. En ne permettant aux ouvriers ni de discuter, ni de critiquer, ni d'élire, la bureaucratie stalinienne ne leur parle pas autrement que dans le langage de l'ultimatum. La politique de Thälmann est une tentative de traduire le stalinisme en mauvais allemand. La différence consiste cependant en ceci que la bureaucratie de l'U.R.S.S. dispose pour sa politique de commandement de la puissance d'Etat qu'elle a reçue des mains de la révolution d'Octobre. Par contre, Thälmann ne possède, pour donner force à son ultimatum, que l'autorité formelle de l'Union soviétique. C'est une grande source d'aide morale, mais, dans les conditions données, elle ne permet que de fermer la bouche aux ouvriers communistes, pas de gagner les ouvriers social-démocraties. Et c'est à cette dernière tâche que se réduit maintenant le problème de la révolution allemande27. »

Le parti allemand peut-il se libérer de la tutelle de Staline ? Trotsky assure que, s'il disposait de la liberté d'action indispensable, il se serait déjà tourné vers les solutions qu'il préconise lui-même. La dictature personnelle de Staline semble certes approcher de son déclin et des centaines de fissures laissent prévoir que la liquidation du despotisme bureaucratique va coïncider avec l'épanouissement du système soviétique.

« Mais c'est précisément dans sa dernière période que la bureaucratie stalinienne est capable de faire le plus de mal. La question de son prestige est devenue pour elle la question militaire centrale. [...] Le régime plébiscitaire [...] peut-il admettre la reconnaissance des erreurs commises en 1931-1932 ? Peut-il renoncer à la théorie du social-fascisme ? Peut-il désavouer Staline qui a résumé le fond du problème allemand dans la formule suivante : que les fascistes arrivent au pouvoir d'abord, notre tour viendra ensuite28 ? »

Sa conclusion sur ce point est que le problème du régime stalinien et celui de la révolution allemande sont indissolublement liés. La victoire de la révolution allemande effacerait le stalinisme, mais ce dernier risque d'empêcher cette victoire! Dans la brochure La seule Voie, il insiste sur le fait que le parti doit redevenir un vrai parti, car « une politique juste exige un régime sain ». Il met en avant le double mot d'ordre de congrès extraordinaire du parti et de l'Internationale communiste. A ceux qui assurent emphatiquement que le parti ne peut se payer le luxe d'une discussion, il rappelle l'autorité dont jouissait en 1917, en Russie, la direction du parti bolchevique, alors que l'ensemble du parti débattait avec passion de la question qui coupait en deux le comité central, celle de l'insurrection - et que c'est dans cette discussion seulement que se forma la certitude générale de justesse de la politique qui permit la victoire. Il s'efforce d'évaluer les chances d'un redressement du K.P.D. :

« Quel cours les choses prendront-elles en Allemagne? La petite roue de l'opposition réussira-t-elle à faire tourner à temps la grande roue du parti29 ? » 

Il comprend et admet le scepticisme de nombre de militants sur ce point, car l'opposition est faible et ses cadres inexpérimentés. Cependant, il est sûr que « les leçons des événements sont plus fortes que la bureaucratie stalinienne » et que la fraction de l'opposition organisée avec ses propres cadres, fait de son mieux pour aider l'avant-garde communiste à élaborer la ligne juste. Il conclut :

« Le parti révolutionnaire commence avec une idée, un programme qui se dresse contre les plus puissants appareils de la société de classe. Ce ne sont pas les cadres qui créent l'idée, mais l'idée qui crée les cadres. La peur devant la puissance de l'appareil est un des traits typiques de cet opportunisme particulier que cultive la bureaucratie stalinienne. La critique marxiste est plus forte que n'importe quel appareil30. »

Il ne nie pas la lenteur des progrès de l'opposition qu'il explique par des circonstances exceptionnelles tout en disant sa certitude qu'il se trouve dans le parti communiste « beaucoup d'oppositionnels incomplets, effrayés ou cachés ». Envisageant la possibilité que ces progrès ne soient pas suffisants pour transformer à temps la situation allemande, il écrit :

« Pour la formation d'un nouveau parti, il faut, d'une part, de grands événements historiques qui auraient brisé l'épine dorsale du vieux parti, d'autre part une position de principe élaborée sur la base des événements et des cadres éprouvés.
« Tout en luttant de toutes nos forces pour la renaissance de l'Internationale communiste et la continuité de son développement ultérieur, nous ne sommes nullement enclins au fétichisme purement formel. Le sort de la révolution prolétarienne mondiale est pour nous au-dessus du sort organisationnel de l'Internationale communiste. Si la pire variante se réalisait, si, malgré tous nos efforts, les partis officiels d'aujourd'hui étaient menés à l'écroulement par la bureaucratie stalinienne, si cela voulait dire dans un certain sens qu'il faille recommencer de nouveau, alors la Nouvelle Internationale ferait descendre sa généalogie des idées et des cadres de l'Opposition communiste de gauche31. »

Pressentant peut-être l'imminence d'une catastrophe contre laquelle il s'était bien battu et de toute la force de son génie, il prend de la hauteur par rapport au coup que cette épouvantable défaite lui portera inévitablement :

« Les critères courts de "pessimisme" et d'"optimisme" ne sont pas applicables au travail que nous poursuivons. Il est au-dessus des étapes particulières, des défaites et des victoires partielles. Notre politique est une politique à long terme32. »

Hitler devient chancelier du Reich le 30 janvier, à la tête d'un gouvernement où les nazis sont encore en minorité parmi les représentants des partis de droite. Quelques jours plus tard, Lev Sedov lui donne de la réalité politique allemande une description assez noire :

« Ce que nous vivons ressemble à une reddition de la classe ouvrière au fascisme. [...] Au sommet, désorientation, personne ne sait que faire ; à la base, pas de foi dans nos propres forces. [...] Je crois que nous entrons maintenant dans les journées et semaines décisives. Si une action vigoureuse de la classe ouvrière - qui, dans son développement, ne peut pas être autre chose que la révolution prolétarienne - ne se produit pas maintenant, une effroyable défaite est inévitable. Cette action n'est pas encore exclue, mais, à mon avis, elle n'est plus très vraisemblable33. »

Le 5 février 1933 - nous ignorons s'il a reçu cette lettre de Sedov - Trotsky commente l'arrivée de Hitler au pouvoir qui correspond selon lui à un double objectif de redorer à droite la « camarilla » des propriétaires de l'entourage de Hindenburg et de mettre les forces nazies au service des possédants. Il ajoute :

« L'arrivée de Hitler au pouvoir est, sans aucun doute, un coup terrible pour la classe ouvrière. Mais ce n'est pas encore une défaite définitive et irrémédiable. L'ennemi que l'on pouvait abattre quand il cherchait encore à se hisser au pouvoir, occupe aujourd'hui toute une série de postes de commande. C'est pour lui un avantage considérable, mais la bataille n'a pas encore eu lieu. Occuper des positions avantageuses n'est pas en soi décisif. C'est la force vivante qui tranche. [...] Du gouvernement qui a à sa tête un chancelier fasciste à la victoire complète du fascisme, il y a encore pas mal de chemin. Cela signifie que le camp de la révolution dispose encore d'un certain laps de temps. Combien ? Il est impossible de l'évaluer à l'avance. On ne peut le mesurer qu'au combat34. »

Un tournant est-il possible? Trotsky rappelle que plus la lutte est aiguë, plus elle est proche du dénouement, plus la clé de la situation peut se trouver dans les mains d'un parti et de sa direction. Personne ne peut dire si la direction du K.P.D. est capable de résister à la pression qui s'exerce certainement sur elle. Trotsky n'exclut pas la possibilité d'un mouvement de masses spontané, mais qui ne réglerait pas la question de l'attitude que prendrait à son égard le parti communiste. De toute façon, il faut appeler, juge-t-il, à une défense active qui peut encore et doit être le point de départ du front unique en direction de la social-démocratie.

C'est son dernier texte avant la catastrophe. Il signera le 23 février 1933 un texte en forme de discussion avec un ouvrier social-démocrate. Il la termine en posant brutalement ce qu'il pense être le problème de fond :

« Pour faire apparaître plus clairement la signification historique des décisions et des actions du parti dans les jours et les semaines qui viennent, il faut, à mon avis, poser le problème devant les communistes sans la moindre concession, au contraire dans toute son âpreté : le refus par le parti du front unique, le refus de créer des comités locaux de défense, c'est-à-dire les soviets de demain, est la preuve de la capitulation du parti devant le fascisme, c'est-à-dire un crime historique, équivalent à la liquidation du Parti et de l'Internationale communiste. Si une telle catastrophe se produit, le prolétariat passera par-dessus des montagnes de cadavres, à travers des années de souffrances et de malheurs infinis, pour arriver à la IVe Internationale35. »

On sait qu'avec l'incendie du Reichstag, sans attendre le déroulement des élections, Hitler avait frappé le mouvement ouvrier qui s'écroula sans résistance, en quelques heures. Les autres partis suivraient. Le lecteur de Trotsky en 1988 ne peut pas ne pas être frappé de la contradiction entre sa vision pénétrante en ce qui concerne le déroulement de l'Histoire et sa persistance dans l'erreur qu'il commet sur les délais, lorsqu'il parle de la « dernière période », déjà commencée, de la domination de la bureaucratie stalinienne, ou lorsqu'il explique que l'« idée crée les cadres », comme s'il était possible, dans les semaines dont il dispose, de créer et de former les cadres en question. Nous retrouverons pendant des années encore chez lui cette difficulté à apprécier les rythmes qui n'est certainement pas une faiblesse personnelle.

Il reste que la tentative de « redressement » de la politique du P.C. allemand avait finalement échoué et que l'« effroyable catastrophe » que Trotsky avait essayé d'empêcher, s'était finalement produite : avec la défaite sans combat du prolétariat allemand, la victoire de la contre-révolution en Allemagne donnait corps à la menace de la « peste brune » s'étendant sur l'Europe entière.

L'histoire venait de faire un bond en arrière.

Notes

* Karl Friedrich Zörgiebel (1878-1961) préfet de police de Berlin, social-démocrate, avait fait tirer sur les ouvriers communistes qui manifestaient le 1er mai 1929 malgré son interdiction, et en avait fait tuer 33. Gustav Noske était le ministre de la Guerre qui avait réprimé en 1919 le « soulèvement de Janvier » et présidé à la « semaine sanglante » au moyen des corps francs qu'il avait organisés.

*Selon une note de Grylewicz citée par Annegret Schüle, Ziele und politische Aktivitäten der deutschen Opposition. Köln, 1987. pp. 87-88, un très intéressant travail reçu après la rédaction de ce chapitre, la brochure Contre le national-communisme, publiée à la fin de septembre 1931, fut diffusée à 15 000 exemplaires, Le Fascisme vaincra-t-il? (La Clé de la situation se trouve en Allemagne). au début de décembre 1931, et Comment vaincre le national-socialisme, à la fin du même mois à 31 500 exemplaires. En trois mois, Et Maintenant  ? avait atteint 15 000 exemplaires. Les témoins s'accordent pour admettre que chaque brochure avait plusieurs lecteurs, parfois jusqu'à une dizaine, dans le contexte de la crise.

Références

1 Il existe deux recueils de textes de Trotsky en français sur la situation allemande dans le début des années trente, ses Ecrits III, Paris, 1959 et le recueil Comment vaincre le Fascisme, Paris, 1971. Ce dernier volume se signale par l'absence de notes et l'affirmation que les textes sont traduits du russe, alors qu'on n'est en possession des originaux russes que depuis quelques années, avec la découverte du fonds Sedov à Hoover, des années après la parution de ce livre !

2 « Je prévois la guerre avec l'Allemagne », The Militant. 26 juillet 1932.

3 Manouilsky, Corr. Int. n° 92, 24 septembre 1929, p. 1267.

4 Trotsky, Et maintenant ? La Révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, Paris, 1932, p. 17.

5 Ibidem .

6 Ibidem . p. 23.

7 Ibidem .

8 Trotsky, « Le tournant de l'I.C. et la situation en Allemagne », B.O. n° 17/18, novembre/décembre 1930, p. 30.

9 « Contre le National-communisme », B.O., 24 septembre 1931, pp. 3-13.

10 « La clé de la situation est en Allemagne », B.O. n° 25/26, novembre/décembre 1931, pp. 1-9.

11 Ibidem, pp. 5-6.

12 Ibidem, p. 6.

13 Ibidem, p. 7.

14 Ibidem, pp. 7-8.

15 Ibidem, p. 8.

16« Je prévois la guerre » cf. n. 2.

17« La Clé »... , p. 9.

18« Quelle est l'erreur du K.P.D.? », B.O. n° 27, mars 1932, pp.16-21, ici, p. 21.

19 Et Maintenant... p. 2.

20 Ibidem .

21 Ibidem, p. 8.

22 Ibidem, pp.9-10.

23 Ibidem, p. 9.

24 « Quelle est l'erreur... »,  p. 19.

25 Et Maintenant..., p. 16.

26 La seule voie, 13 septembre 1932, trad. fr. Paris, 1932, p, 4.

27 Ibidem.

28 Ibidem, p. 46.

29Ibidem, p. 28.

30 Ibidem.

31Ibidem, p. 29.

32 Ibidem.

33 Sedov à Trotsky, 3 février 1933, A.H.F.N.

34 Trotsky, « Devant la Décision », B.O. n° 33, mars 1933, p. 20.

35 Trotsky, « Lettre à un ouvrier social-démocrate », 23 février 1933, The Militant, A.H., T 3509.

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