1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Le 26 avril 1934 commence la pitoyable équipée de l'expulsé sans visa. Les autorités françaises ne veulent pas de Trotsky à Lagny, trop proche de Paris. Il faut donc en partir. Mais où aller ?
Les comptes serrés tenus pendant cette période pour les repas au restaurant, chambres d'hôtels, locations de voitures, dépenses diverses comme les lorgnons brisés, nous permettent de reconstituer les trajets avec une certaine précision2...
Le 27 au petit matin, ou peut-être le 26 au soir, Trotsky et Natalia Ivanovna quittent Lagny en voiture avec Jean Meichler et Reymond Molinier. Ils laissent Natalia à Paris, où elle va rester avec Ljova, et reprennent la route. A midi, ils sont à Saulieu, à l'hôtel de la Poste. Nous les perdons ensuite de vue pendant les trois jours suivants pendant lesquels nous savons que, de son côté, Henri Molinier continue de négocier avec l'Intérieur où l'on parle d'assigner Trotsky a résidence a la Réunion ou à Madagascar.
Il semble que, le 3 mai, ils aient quitté Dijon, où ils avaient fait une halte et soient allés à Saint-Boil en Saône-et-Loire pour rendre visite à un ancien dirigeant de la Fédération unitaire de l'enseignement, ancien cadre communiste, Jean Aulas, qui s’offre a leur donner l’hospitalité3. Mais la maison serait un piège en cas d'attaque armée, et il faut reprendre le sac. Le 4 mai, les trois voyageurs arrivent à Chamonix où ils descendent à l'hôtel Claret-et-de-Belgique. Raymond Molinier rentre à Paris le 5. La police française craint-elle que l'expulsé s'expulse lui-même ? Elle trouve Chamonix trop proche de la frontière suisse. C'est probablement par ses soins que la nouvelle filtre, dans la presse, de la présence de Trotsky. Il faut donc repartir. Raymond Molinier reprend la route le 11 mal avec Natalia Ivanovna et Van. Le soir ils sont à Bourg-en-Bresse, au Grand-Hôtel Terminus, et c’est vraisemblablement au moment où l'information paraît dans la presse qu'ils sont à Chamonix. Le 12 mai, les cinq se retrouvent à Grenoble où ils couchent au Grand-Hôtel : c’est dans cette région, correspondant aux exigences de la Sûreté, « pas à moins de 300 kilomètres de Paris, pas à plus de 30 kilomètres d’un chef-heu de département, pas dans une région industrielle », que l'on cherche une maison à louer. En attendant, L.D, et Natalia, avec leur « neveu » Van, vont s'installer à La Tronche dans la pension Gombault. On s'inquiète bientôt : la patronne n'est-elle pas liée à l'Action française ? Le 28 mai, la découverte que L'Illustration publie une photo du couple Trotsky relance le déménagement perpétuel4.
Le 28 au soir, Trotsky couche au Royal Hôtel, place Bellecour à Lyon, avec Van qui l'a accompagné depuis Grenoble, tandis que Natalia Ivanovna, conduite par Raymond Molinier dans une nouvelle Ford d'occasion, part à la recherche d'un abri dans la région grenobloise... L'épisode est bref. Le 1er juillet, Van retourne à Paris, Raymond Molinier est venu chercher Trotsky et le conduit en voiture à Saint-Pierre de Chartreuse où il s'installe avec Natalia, Véra Lanis et Raymond Molinier, dans une petite maison au bout du village. On espère que cet asile-là va durer. Max Gavenski vient même quelques jours avec sa machine à écrire à caractères cyrilliques5. Les exilés continuent à utiliser les papiers, de vrais faux papiers, au nom de Lanis, que le préfet leur a fait tenir au moment de l'épisode de La Tronche.
Mais le préfet de l'Isère, M. Susini, n'est pas content du choix. Saint-Pierre est un « nid clérical », le maire son « ennemi personnel6 » : la présence de Trotsky pourrait être utilisée contre le gouvernement aussi bien que contre lui. Il faut chercher encore et ailleurs, Le bon Maurice Dommanget, qui avait suggéré le nom d'Aulas, suggère maintenant Gilbert et France Serret, instituteurs en Ardèche, mais le préfet de ce département met son veto : les Serret sont logés dans l'école, donc dans un bâtiment public7, Van se rend en Hollande, pour rencontrer Sneevliet, en Belgique, où il parle de la question à Paul-Henri Spaak qui se dit prêt à faire personnellement entrer Trotsky en Belgique, illégalement en cas de besoin, dans sa propre voiture8. Le séjour à Saint-Pierre prend fin aussi brusquement que celui de Chamonix, de la même façon, par un entrefilet dans la presse, évidente menace préfectorale9.
On est revenu au point de départ. Molinier s'en retourne vers Paris avec Natalia. Trotsky et Van prennent l'autobus pour Lyon, probablement à la fin de juin et vont de nouveau y vivre à l'hôtel. C'est alors qu'intervient la solution. Sur de nouvelles indications de Maurice Dommanget, Henri Molinier ouvre la négociation avec le préfet Susini sur un nouveau refuge que celui-ci, cette fois, agrée : les Trotsky vont être autorisés à habiter dans la maison particulière de l'instituteur Laurent Beau, lui aussi de la Fédération unitaire, à Domène, à quelque dix kilomètres de Grenoble. Les deux voyageurs arrivent à la maison Beau, route de Savoie, le 10 juillet. Ils vont y demeurer un peu moins d'une longue année.
On peut, sans difficulté, ajouter au cadre chronologique, ainsi précisé sur certains points par rapport au livre de van Heijenoort, quelques vignettes extraites de son minutieux travail.
Natalia, vêtue de noir et Trotsky arborant un large brassard de deuil pour écarter les fâcheux et prendre, sans surprendre, leurs repas dans leur chambre à la pension Gombault10, L'inspecteur Gagneux, de la Sûreté générale, qui se fait passer pour un agent d'assurances et vit aussi dans la même pension, s'arrangeant pour s'absenter le dimanche à l'heure de la messe et conseillant aux Trotsky d’en faire autant pour ne pas attirer inutilement l’attention11. Trotsky, Natalta et Van écoutant le sermon dominical a l’église Samt-Andre de Grenoble, et Trotsky s'inquiétant de savoir, si le prêtre parle aussi bien que Gérard Rosenthal12. Trotsky au cinéma le soir a Lyon, lisant Charles Fourier dans une bibliothèque, dictant du courrier dans un jardin public, regardant les enfants jouer, « taciturne et inquiet », car la situation lui pèse13.
Nous connaissons mieux la vie chez les Beau, tant par les lettres de Trotsky à son fils que par quelques allusions du Journal d'Exil et par des témoignages, directs ou indirecte, de ses hôtes. Instituteur, ancien du P.C., toujours membre de la fédération Unitaire, Laurent Beau est franc-maçon. Il consacre tout son temps libre, en dehors de sa classe, à la recherche, la présentation, l'édition et la diffusion de documents pédagogiques et n'est guère disponible. Il n'est plus, du tout militant, et la conversation entre l’exilé et lui s’éteint vite. L’hostilité de Trotsky à son égard n'a jamais désarmé, alors que Natalia parlera de « ces excellentes gens ». A la suite, nous dit Van, d’un conflit sur les frais d'aménagement d'une salle de bains, Trotsky note dans son Journal a la date du 12 février 1935 :
« Il n'y a pas de créature plus répugnante que le petit-bourgeois en train d'amasser du bien. Jamais je n’ai eu l’occasion d’observer ce type d'aussi près que maintenant14. »
C'est de toute évidence sur la base de son expérience de vie chez Beau que Trotsky écrit à Victor Serge, à propos des militants de la Fédération unitaire de l'enseignement, ces phrases dont Deutscher assure sans vergogne qu'elles se rapportent aux camarades français de Trotsky :
« J'ai vécu toute une année parmi ces gens-là. [...] Ce sont des petits-bourgeois jusqu'au bout des ongles, leurs maisons, leurs jardins et leurs voitures leur tiennent mille fois plus à cœur que le sort du prolétariat. [...] J'ai vu leur façon de vivre, non seulement je l'ai vue, mais je l’ai sentie. [...] Cette odeur-là ne me trompe pas15. »
Son Journal d'Exil compte d'autres notations significatives. Ainsi le 17 février 1935 :
« Notre vie ne diffère que très peu de celle de prisonniers dans leur prison : enfermés dans la maison et la cour, on ne vient pas plus souvent nous voir qu'aux heures de visite d'une prison. Depuis quelques mois, on a installé, il est vrai, un appareil de T.S.F. mais cela existe maintenant, paraît-il, dans certaines prisons16… »
Dans une lettre à Ljova, il se plaint amèrement du froid qui règne dans cette maison - 12° seulement dans la pièce ou il est censé travailler - parie de son « rapace » propriétaire17. Natalia se plaint qu'elle ne peut respecter le régime alimentaire de L.D., les hôtes que l'hébergement leur revient cher. Il y a quelque injustice dans les plaintes du côté de Trotsky : Laurent Beau, en l'accueillant dans sa maison, n'avait pas pour autant épousé sa cause ni renoncé à ses propres intérêts, et personne ne pouvait lui demander de le faire. L'acrimonie de Trotsky s'explique, selon les souvenirs oraux de Van, par le fait qu'il a découvert que son hôte est franc-maçon, comme le préfet, qui l'a autorisé à résider à Domène, et par le sentiment qu'il a d'avoir été pris au piège et fait prisonnier, puisque personne ne lui avait parlé de cette appartenance commune...
Deux militants parisiens de confiance, le technicien de la métallurgie Alfred Bardin et le postier Joannès Bardin, dit Boitel, ont, dès l'arrivée de Trotsky à Domène, imaginé un plan savant pour établir des relations discrètes entre lui et eux, donc la direction parisienne. Ils ont un frère, Alexis, professeur de dessin industriel à l'Ecole Vaucanson, membre de la S.F.I.O., également franc-maçon et qui, de ce fait, n'a pas de difficulté à obtenir la permission de visiter les exilés et de conduire Natalia à Grenoble ou le couple en promenade, ce qui lui permet de remplir la mission que lui ont confiée ses frères. Or Trotsky s'est attaché à le gagner et y a sans peine réussi. C'est lui qui révèle l'appartenance maçonnique de son hôte et du préfet : la rancune de la famille Beau à son égard ne semble pas être éteinte encore aujourd'hui... Il faut dire cependant nettement qu'absolument rien n'est venu étayer l'idée de Trotsky que son logeur était aussi son geôlier : tout indique au contraire, dans l'état de la documentation connue, que Laurent Beau et les siens ont, autant qu'ils l'ont pu, protéger Trotsky et qu'ils y sont tant bien que mal parvenus : il faut souhaiter que l'Histoire soit avec eux plus équitable que ne le fut Trotsky.
Chez eux, en tout cas, et malgré d'inévitables handicaps du fait de l'absence de tout secrétariat permanent, Trotsky est tout de même parvenu à poursuivre son activité politique, à recevoir ses camarades français et étrangers - Vereeken, Sneevliet, Erwin Wolf et l'Américain Cannon qu'il y rencontre pour la première fois -, à tenir une réunion du plénum du secrétariat, à recevoir le dirigeant socialiste Marceau Pivert et d'autres encore que nous ignorons, tout cela sous le nez de l'inspecteur Gagneux : aucun « geôlier» n'eût été assez libéral pour lui permettre pareille activité, et Laurent Beau était, incontestablement, un homme généreux.
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Le monde ne s'est pas arrêté de tourner avec l'expulsion théorique de Trotsky et le début de sa « grande vadrouille » sur le territoire français. Il y a eu plusieurs meetings pour protester contre la mesure qui l'a frappé : à Lille, le 18 mai, sous la présidence du député-maire S.F.I.O. Roger Salengro ; à Paris, salle Albouy, où un millier de personnes acclament André Malraux qui vient d'écrire dans Marianne ces lignes inoubliables :
« Nous devons reconnaître un des nôtres en chaque révolutionnaire menacé ; ce qu'on chasse en vous au nom du nationalisme, au moment où il n'y a pas assez de respect pour les rois d'Espagne protecteurs des sous-marins allemands, c'est la Révolution. Il y aura cet été à Deauville de quoi refaire le parterre des rois de Voltaire ; mais il y a, hélas, dans les bastions et les hôtels misérables de quoi faire une armée de révolutionnaires vaincus. Je sais, Trotsky, que votre pensée n'attend que de la destinée implacable du monde son propre triomphe. Puisse votre ombre clandestine qui, depuis presque dix ans, s'en va d'exil en exil faire comprendre aux ouvriers de France et à tous ceux qu'anime cette obscure volonté de liberté rendue assez claire par les expulsions, que s'unir dans un camp de concentration, c'est s'unir un peu tard : il y a trop de cercles communistes où être suspect de sympathie pour vous est aussi grave que de l'être pour le fascisme. Votre départ, les insultes des journaux mondiaux montrent assez que la révolution est une. Que faudra-t-il encore pour que sachent combattre ensemble ceux qui vous regardent partir en silence, tandis que les guette avec un amer sourire une absurde fatalité qui sait - pas plus qu'eux-mêmes - combien les mêleront les mêmes ennemis, au fond fraternel de la mort18. »
Dans la même période s'est terminée victorieusement la grève de Toledo, dirigée par les militants de l'A.W.P. de Muste. La grève des camionneurs de Minneapolis dirigée par les vieux communistes oppositionnels Skoglund et V.R. Dunne et le jeune Emell Dobbs, a rebondi. En France, Jacques Doriot a été exclu du Parti communiste. Hitler, dans la Nuit des Longs Couteaux, a massacré les S.A. devenus encombrants et compromettants pour ses relations avec la grande bourgeoisie allemande. A Amsterdam, le 1er juillet, dans le quartier ouvrier de Jordaan, chômeurs et jeunes ont sauvagement affronté la police. Schmidt, qui a été solidaire des émeutiers, se retrouve en prison pour l'avoir écrit. Sal Tas et Jacques de Kadt l'accusent d'« aventurisme ». Mais la base militante de l'O.S.P. - Parti socialiste indépendant - s'indigne et les chasse. Comme Trotsky l'avait prévu, la fusion entre l'O.S.P. et le R.S.P. de Sneevliet - membre de la L.C.I. est ainsi rendue possible par le développement même de la lutte de classes et la pression des travailleurs sur la base de l'O.L.P.
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Ballotté d'hôtel en pension, de maison d'amis en demeure inconnue, de village en grande ville, Trotsky s'est cramponné de son mieux à l'actualité. C'est de Saint-Pierre-de-Chartreuse qu'il a écrit, le 16 juin, qu'il faut s'attendre à un tournant brusque des staliniens sur la question du front unique, du fait de la peur qu'éprouvent leurs dirigeants « d'une éventuelle jonction de Saint-Denis et de la Ligue communiste19 ». Il s'attend alors à un accord S.F.I.O.-P.C.F. qui ne tardera pas et qu'il jugera un « astucieux complot des deux bureaucraties dont " l'unité d'action " consistera en assurances mutuelles des pressions de chacune à travers une lutte en commun contre les nécessités réelles de la lutte de classes20 ».
Quelques jours plus tard, toujours de Saint-Pierre, il formule pour la première fois la proposition de ce qu'il appelle un « tournant décisif21 ». La pression des masses, estime-t-il, a modifié de fond en comble la situation politique en imposant l'accord P.C.-S.F.I.O. dont il prévoit la signature imminente. La Ligue, sous peine d'être rejetée avec irritation par les travailleurs, doit prendre, dans le front unique exigé par les masses, une place organique, c'est-à-dire, du fait de sa faiblesse, dans l'un des deux partis qui concluent cet accord et constituent ce front. Et ce ne peut être que dans la S.F.I.O, où il préconise donc l'entrée des militants de la Ligue y constituant une « fraction bolchevique-léniniste» avec son organe La Vérité : il faut pour cela, écrit-il, « audace, rapidité, unanimité22 ».
Dans les jours qui suivent, il matraque littéralement de courrier, d'articles et d'arguments, toujours affinés ou renouvelés, ses camarades de la Ligue communiste. Le jour même de son installation à Domène, il écrit, sous le titre « L'Evolution du Parti socialiste S.F.I.O. 23», le premier article public portant sur la perspective de ce qu'on appellera l'« entrisme », à partir du « tournant français », un article évidemment non signé. Il y décrit le développement en parallèle, mais en sens inverse, de la crise de l'Etat bourgeois et du Parti socialiste, qui ne cesse, selon lui, de renforcer dans ce dernier la démocratie interne et rend possible la pénétration profonde dans les rangs des ouvriers socialistes.
Bien entendu - c'est devenu une règle à laquelle on ne déroge pas -, cette nouvelle proposition déclenche une crise dans les rangs de la Ligue internationale comme dans ceux de la Ligue française. Une minorité, conduite par Lhuillier, refuse par principe l'entrée dans le Parti socialiste, qu'elle considère comme une capitulation devant la social-démocratie. Une autre, avec Pierre Naville, Gérard Rosenthal, Blasco, s'insurge contre les méthodes employées dans la Ligue par Raymond Molinier pour faire appliquer le nouveau tournant. Se séparant de leurs camarades, ceux-là entreront aussi, mais indépendamment, dans les rangs de la S.F.I.O. La crise touche enfin la Ligue sur le plan international. Bauer et la majorité de ses camarades des I.K.D. s'élèvent contre le « tournant français » : eux aussi vont s'en aller, et Bauer va rejoindre le S.A.P. Au secrétariat international, c'est la fronde. Ruth Fischer, récemment cooptée à la demande de Trotsky, Sneevliet, Leonetti, sont hostiles au « tournant français », de même que le Belge Vereeken.
Dans les conditions difficiles de Domène, Trotsky n'est cependant pas totalement impuissant. Il réussit à recevoir les opposants qui veulent s'entretenir avec lui, les camarades qu'il veut influencer ou orienter. Il peut charger, par exemple, l'Américain Cannon - qu'il rencontre, rappelons-le, pour la première fois - d'une mission de réconciliation avec Naville comme avec Bauer. Il anime un plénum qui permet de reprendre en main l'organisation internationale, de retenir Vereeken par la manche en septembre, alors que ce dernier se prépare à claquer la porte. Il est, en revanche, impuissant à l'égard des Espagnols qui rejettent à l'unanimité ses propositions d'entrer dans le P.S.O.E., et particulièrement les Jeunesses : il est vrai que ces derniers ne se déplacent pas pour le rencontrer, à la différence des militants de sections plus lointaines.
Au mois de décembre, quand les dégâts se révèlent limités et la crise circonscrite, les progrès réalisés à travers l'opération entriste sont évidents : le « Groupe bolchevik-léniniste » (G.B.L.) de la S.F.I.O. occupe des positions importantes dans l'Entente des Jeunesses socialistes de la Seine dont il influence plusieurs dirigeants et où il recrute de jeunes militants. Il a l'oreille de Marceau Pivert, l'un des dirigeants de l'aile gauche de la S.F.I.O. et de la Fédération de la Seine. Il s'implante en province dans des localités nouvelles et double rapidement ses effectifs.
Trotsky donne alors son appui à Léon Lesoil qui est, depuis plusieurs semaines, convaincu de la nécessité d'appliquer en Belgique la politique de l' « entrisme » dans le parti ouvrier belge. Prudemment, dans un premier temps, il s'agit seulement de faire entrer les « Jeunesses léninistes » dans la Jeune Garde socialiste, l'organisation de jeunesse du P.O.B. où Lesoil est convaincu qu'il est possible de progresser rapidement et surtout de gagner un des dirigeants nationaux de cette organisation24. Celui-ci, son responsable dans le Borinage, le jeune Walter Dauge, est doué d'un vrai tempérament de tribun et exerce une influence incontestable dans ce pays minier.
La bataille de « l'entrisme » a absorbé, dans ces conditions, une bonne partie du temps de Trotsky, éclipsant, dans son travail, d'autres questions qui ne sont sans doute pas moins importantes. Il ne mentionne, par exemple, qu'au passage dans ses travaux les événements d'octobre en Espagne, la grève générale manquée, l'insurrection ouvrière dans les Asturies, bien que ces événements et la radicalisation grandissante de la Jeunesse socialiste espagnole conduisent certains dirigeants de la Gauche communiste (Izquerda comunista) a reposer la question de l' « entrisme» dans le P.S.O.E.
Il ne dit mot de l'évolution spectaculaire du D.N.A., le Parti travailliste norvégien, qui confirme ses pronostics : l'un de ses dirigeants n'a-t-il pas, au lendemain de la « conférence scandinave » des formations socialistes, lancé dans Arbeiderbladet, le 20 août 1934, un appel à « un front commun contre les frères jumeaux, le communisme et le fascisme » ?
Il ne commente pas non plus les trois grandes grèves - Toledo, Minneapolis, San Francisco - qui marquent le réveil du mouvement ouvrier américain et font bénéficier de l'élan tout neuf de la classe les petites formations qui les ont encadrées. A la fin de 1934, l'American Workers Party (A.W.P.), formation de cadres syndicaux et d'organisateurs de chômeurs, que dirige l'ancien pasteur A.J. Muste, fusionne avec l'Opposition américaine, la Communist League of America (C.L.A.) de Cannon et Shachtman : le Workers Party of the United States (W.P.U.S.), qui en résulte, est au fond la première des nouvelles organisations révolutionnaires préconisées à partir du tournant de 1933 et de l'orientation vers le Bloc des Quatre. Pour les Etats-Unis, c'est un fait important que la naissance d'un parti de deux mille membres, dont des cadres syndicaux et nombre d'anciens dirigeants du P.C. et des Jeunesses.
Mais il n'est pas le seul. En Hollande, amputé de sa droite après les émeutes de Jordaan, l'O.S.P. - le P.S. « indépendant » - reprend les négociations de fusion avec le R.S.P. de Sneevliet - le P.S. « révolutionnaire ». Elles aboutissent, en mars 1935, à la naissance du R.S.A.P. - Parti socialiste révolutionnaire ouvrier - qui annonce cinq mille membres, avec P.J. Schmidt comme président, Henk Sneevliet comme secrétaire, et qui dispose d'une base ouvrière. C'est également le fruit un peu retardé de la conclusion du « Bloc des Quatre ».
Le W.P.U.S. n'a aucune affiliation internationale, et le R.S.AP. conserve l'affiliation de l'O.S.P. au bureau de Londres. Cela permet d'ailleurs de relancer la politique de rassemblement pour la IVe Internationale.
Après un article de sévère polémique contre le S.AP., sur «l'alchimie centriste », Trotsky rédige à Domène, dans les derniers jours de mai 1935, un texte qu'il appelle « le Manifeste de la IVe Internationale », qu'on appellera la « Lettre ouverte aux organisations et groupes révolutionnaires prolétariens », qui assure cette relance et tire des arguments nouveaux du développement politique depuis 193525. Le texte sera ultérieurement signé de P.J. Schmidt et Sneevliet, au nom du R.S.A.P., d'A.J. Muste et Cannon pour le W.P.U.S., de Spector et Jack MacDonald, pour le Workers Party canadien, du G.B.L. français, et, pour la L.C.I., sous les pseudonymes de Crux, Dubois et Feroci, respectivement Trotsky, Ruth Fischer et Leonetti. Tous - sauf Muste - ont été des dirigeants importants de leurs P.C. respectifs. L'accent est mis dans l'argumentation sur la continuité historique :
« La succession même des Internationales a sa propre logique qui coïncide avec la montée historique du prolétariat. La Ie Internationale a mis en avant le programme scientifique de la révolution prolétarienne, mais elle a été victime de son manque de base de masse. La IIe Internationale est sortie des ténèbres, a éduqué et mobilisé des millions d'ouvriers, mais, à l'heure décisive, elle a été trahie par la bureaucratie parlementaire et syndicale, corrompue par le capitalisme prospère. La IIIe Internationale a donné pour la première fois l'exemple d'une révolution prolétarienne victorieuse, mais elle a été broyée entre les meules de la bureaucratie de l'Etat soviétique isolé et de la bureaucratie réformiste d'Occident. Aujourd'hui, la IVe internationale, dressée sur les épaules de ses devancières, enrichie par l'expérience de leurs victoires et de leur défaites, mobilisera les travailleurs de l'Occident et de l'Orient pour l'assaut définitif contre les bastions du capitalisme mondial26. »
C'est aussi pendant son séjour à Domène que Trotsky réussit à écrire sur la France deux articles d'analyse et d'orientation, « Où va la France ? », en octobre 1934, et « Encore une fois, où va la France ? », en mars 1935. Il y polémique contre la politique de l'Internationale et la politique du Front populaire qui cherche à exclure toute perspective révolutionnaire. Il lance un appel brûlant à l'organisation et à l'action, à « se tourner vers les masses, leurs couches les plus profondes », faire appel « à leur raison et leur passion », rejeter la prétendue « prudence » qui n'est que le pseudonyme de la couardise. Les mouvements profonds qu'il devine dans la classe ouvrière française signifient pour lui l'ouverture prochaine de grands mouvements de la classe et d'une situation pré-révolutionnaire. Il faut s'y préparer.
De ce travail-là, il prend aussi sa part à la base. Par Laurent Beau, il a connu un autre instituteur, également ancien du P.C et militant de la C.G.T.U., Raoul Faure, qui enseigne à Noyarey et avec qui il mène des discussions politiques27. Par lui, il réussit à obtenir un rendez-vous, le 8 août 1934 à Noyarey, avec les dirigeants de la Fédération de renseignement de la C.G.T.U., Dommanget, Aulas, Serret, de retour de leur congrès de Montpellier. Il ne réussit pourtant pas à les convaincre d'avoir une politique audacieuse unitaire sur le plan syndical et de se joindre aux efforts de ses camarades à l'intérieur de la S.F.I.O.
Il a plus de succès avec Alexis Bardin. Le jeune enseignant s'est mis au travail et a réussi à créer dans la S.F.I.O. grenobloise un « groupe b.l. » auquel appartiennent notamment le dirigeant des Jeunesses et un métallo influent parmi ses camarades de l'usine Picard-Pictet, Gustave Serinda. Par Bardin, en tout cas. Trotsky réussit à exercer une réelle influence, le temps de son séjour, sur le secrétaire de l'Union départementale C.G.T. de l'Isère, le typographe Marcel Satre. Ce dernier entre bientôt en conflit avec la direction nationale sur la question de l'unité dont il se fait le champion, tout en restant méfiant à l'égard de la politique des dirigeants de la C.G.T.U. : la petite histoire retiendra que c'est Trotsky qui rédigea l'intervention du délégué de l'Isère au comité confédéral national de la C.G.T. en mars 1935 pour lequel Alexis Bardin avait été mandaté par les dirigeants de l'Union départementale de la C.G.T. de l'Isère28.
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A partir de décembre cependant, l'actualité va ramener Trotsky vers l'Union soviétique où se noue bientôt pour lui un nouveau drame personnel, autour du dernier de ses enfants resté au pays, Sergéi Lvovitch, dit Sérioja.
Le 1er décembre 1934 en effet, le secrétaire du parti et patron de l'appareil de Leningrad, S.M. Kirov. est assassiné devant son bureau à l'intérieur du bâtiment de Smolny. L'assassin a été arrêté immédiatement ; c'est un membre du parti, ancien militant des Jeunesses communistes, L.N. Nikolaiev. Il est jugé quelques jours plus tard, à huis clos, en compagnie de plusieurs anciens dirigeants des Jeunesses communistes de Leningrad, également anciens zinoviévistes, qui sont condamnés à mort et exécutés en même temps que lui. Dans la foulée, Zinoviev, Kamenev et leurs proches sont arrêtés, accusés d'avoir été instigateurs ou complices.
Un décret, adopté précipitamment quelques heures après le meurtre, prive les accusés de terrorisme des droits ordinaires de la défense : il prévoit l'accélération de la procédure, la suppression des appels et des recours en grâce, l'exécution immédiate des sentences de mort. C'est le début de la répression de masse en U.R.S.S. qui va culminer, les années suivantes, avec les procès de Moscou et la gigantesque épuration appelée Ejovtchina, du nom du chef de la police de Staline à l'époque, N.l. Ejov.
L'attitude de Trotsky à l'égard du meurtre de Kirov est de prime abord surprenante. Dans cette affaire où, des années plus tard, les successeurs de Staline eux-mêmes laisseront entendre que les traces des assassins remontent jusqu'à la personne même de Staline, Trotsky a manifesté, sur le coup et les années suivantes, une surprenante réserve.
On peut relever par exemple qu'il ne fait, dans aucun des articles consacrés à cette affaire et à ses lendemains, allusion à des rumeurs dont nous savons par ses archives qu'il a eu connaissance. Selon celles-ci, Kirov aurait été opposé à la politique de Staline et en particulier au maintien et au renforcement de la terreur politique. Dans une lettre à Lev Sedov29, puis un article30, Trotsky signale au passage une déposition de G.I. Safarov devant le tribunal qui juge Zinoviev et Kamenev : l'ancien animateur du « groupe des sans-chefs », y explique qu'en 1932, le bloc des oppositions a développé une activité quasi publique, puis s'est replié dans la clandestinité après les premières mesures répressives prises à l'occasion de la diffusion de la plateforme Rioutine. Trotsky, en revanche, sans commenter le contenu de cette déposition révélatrice, se contente d'indiquer que son auteur a toutes les chances de devenir le principal témoin à charge dans le prochain procès.
La thèse défendue par lui sur l'affaire Kirov est que, dans son désir de contribuer à la préparation d'un amalgame policier contre l'Opposition de gauche et lui, Staline et le G.P.U. ont joué avec le feu en laissant se développer les projets criminels de L.N. Nikolaiev, dont on sait qu'arrêté porteur d'une arme et de croquis indiquant les itinéraires suivis quotidiennement par Kirov, il avait été remis en liberté, muni de son arme ! Les éléments que les commentateurs ultérieurs, Khrouchtchev compris, interpréteront comme des indices du rôle du G.P.U. dans l'organisation et le développement d'un « complot » authentique dont Staline tirait les fils ne sont, aux yeux de Trotsky, qu'autant d'imprudences dans l'entreprise policière qui consistait à se servir du projet de Nikolaiev - selon lui, acte d'isolé - pour compromettre l'Opposition de gauche. Pour lui, le meurtre de Kirov n'était en définitive qu'un accident, le résultat d'une défaillance du G.P.U., perdant le contrôle de son intrigue mais tuant ainsi Kirov seulement par accident.
Cette discrétion est exagérée par rapport aux informations dont Trotsky disposait, qu'il n'a pas livrées et qu'il n'a jamais discutées. Elle traduit à notre avis une ferme volonté de ne pas compromettre certains amis ou alliés, voire simples contacts, en reconnaissant publiquement qu'il détenait en effet certains éléments d'information, notamment sur l'attitude de Kirov à l'égard de Staline et par conséquent sur les sérieuses raisons politiques qu'avait Staline pour supprimer Kirov31. Au lieu d'axer sa polémique vers le cœur de la politique russe et le conflit d’appareil qui le secoue durement comme va le montrer, dans les années suivantes, l'ampleur de la répression -, il développe l'épisode du « consul de Lettonie », présenté dans un premier temps comme intermédiaire entre lui et Nikolaiev, et montre à partir de là, la volonté des dirigeants staliniens de développer un amalgame contre l'Opposition de gauche, à partir de l'assassinat et des premiers procès dont il a été le prétexte.
Le procès contre Zinoviev et Kamenev, en janvier 1935, leur condamnation à tous deux pour « complicité morale » dans le meurtre de Kirov, lui permettent, en revanche, des commentaires très neufs, l'affirmation que le régime stalinien est désormais condamne à déchaîner contre ses adversaires, même seulement potentiels, la « terreur bureaucratique » et que de nouveaux procès, avec de nouveaux amalgames judiciaires, sont inévitables. Constatant l'échec de l'opération montée par Staline contre l'Opposition a la suite du meurtre de Kirov, il se garde bien d'en tirer des leçons d'optimisme et des raisons de se réjouir : pour lui, c'est précisément parce que Staline a totalement échoué dans cette entreprise qu'on peut être certain qu’il recommencera de nouveaux amalgames, qu'il s'efforcera cette fois de mieux réussir.
Tirant à la fin du mois de janvier 1935, le bilan de ces premiers mois de répression, dont il ignore encore le caractère de masse et l'ampleur réelle, il l'intègre dans ce qu'il considère comme le tournant à droite amorcé en U.R.S.S. depuis un an et demi vers le marché et une sorte de néo-Nep32. Il pense que la répression contre la gauche est absolument indispensable à l'approfondissement de ce tournant vers la droite, particulièrement sensible en politique étrangère. Il verra une confirmation éclatante, quelques semaines plus tard, dans les commentaires donnés par Staline au pacte franco-soviétique et la caution donnée à la politique de réarmement des dirigeants français33. Plus que jamais, à ses yeux, la clé de la situation en Union Soviétique se trouve en dehors de l'U.R.S.S., entre les mains du prolétariat mondial et donc dans les conditions de construction de la IVe Internationale34.
* * *
Pourtant, depuis janvier 1935, la question soviétique n'est plus seulement, pour les hôtes de la maison Beau, une question de politique, et d'analyse théorique : elle est aussi l’angoisse d’une mère et d’un père pour le sort de leur enfant, dont on peut suivre le développement à travers le Journal d'Exil.
On sait que Sergéi - dont l'opposition au père a fait un savant et un technicien apolitique sans pour autant atteindre ses sentiments filiaux - n'a pas voulu suivre ses parents en exil. Après des études supérieures de mathématiques et de mécanique et un brillant diplôme d'ingénieur, rattaché à l'Ecole supérieure technique, il y est devenu enseignant. Resté en contact épistolaire avec sa mère et son frère aîné, en contact direct avec sa famille en U.R.S.S. et avec ses propres neveux à la garde d'Aleksandra Lvovna, ainsi qu'avec son neveu Ljulik Sedov, élevé par sa mère Ana, il s'est séparé de sa première femme Lélia. Il ne semble pas avoir été inquiété pendant les six premières années de l'exil de ses parents, ni individuellement ni dans son activité professionnelle. La dernière lettre que ces derniers ont reçue de lui datait du 12 décembre 1934.
Trotsky relève l'absence de nouvelles à la date du 2 avril 193535, et aussi que Sérioja, dans la dernière lettre qui leur est parvenue, parlait de « bruits alarmants dans son entourage36 ». Il semble que personne ne l'ai vu ensuite à Moscou, et Trotsky pense qu'il a été exilé. Le 13 avril, il relève « avec quelle intuition et quelle pénétration N[atalia] imaginait Sérioja en prison37 ». Cette inquiétude se double de celle que fait naître l'incertitude sur le sort d'Aleksandra Lvovna, probablement arrêtée et déportée, et l'incertitude sur ce qui a pu arriver aux trois enfants qu'elle gardait, les deux de Nina et la petite fille aînée de Zina. Il confie à sa femme que la vie qu'ils ont connue à Domène avant l'arrivée des informations qui les concernent lui « paraît presque belle, sans soucis38 ». Il connaît le goût du sang et de la vengeance de Staline, sait bien qu'il n'hésitera pas à le frapper à travers son enfant, mais il cherche pourtant à se rassurer : Staline ne risque-t-il pas de se trahir, de se discréditer39 ?
Le 5 avril, il relate une conversation avec Natalia qui a émis l'hypothèse qu'« on » avait oublié Sérioja et qu'on s'est souvenu de lui comme d'un gage possible, d'un otage. Il ajoute, montrant qu'il ne mesure pas encore l'ampleur de la répression qui s'est abattue sur l'Union soviétique après l'assassinat de Kirov :
« Peut-être après tout n'est-il rien arrivé à Sérioja, tandis qu'A[leksandra] L[vovna], à soixante ans, a été expédiée quelque part dans l'Extrême-Nord40. »
Le 9 avril, arrive de Ljova une carte d'Aleksandra Lvovna, datée du 30 mars 193541. Le 10, Trotsky note :
« Aucune nouvelle de Sérioja, et peut-être n'y en aura-t-il pas avant longtemps. La longue attente a émoussé l'anxiété des premiers jours42. »
Le 8 mai, il note qu'une lettre de Moscou parle du « petit désagrément » qui est arrivé à Sérioja : « De Sérioja lui-même, pas de nouvelles43… » En relisant sa dernière lettre, celle du 12 décembre 1934, il s'est aperçu qu'il y a une allusion à la « situation générale », « extrêmement difficile » : c'est bien de la situation politique que parlait le garçon. Quels véritables regrets Trotsky exprime-t-il, quand il écrit :
« S'il y avait chez Sérioja un intérêt politique actif, un esprit de fraction, toutes ces pénibles épreuves se justifieraient. Mais ce ressort intérieur lui manque totalement. Ce qui arrive lui est d'autant plus pénible44… »
C'est finalement le 1er juin 1936 qu'il donne la clé :
« Il y a trois jours, nous avons reçu une lettre de notre fils : Sérioja a été arrêté, il est en prison, ce n'est plus une hypothèse, c'est maintenant à peu près certain, et c'est communiqué directement de Moscou... Il a été arrêté, vraisemblablement, environ au moment où la correspondance s'est interrompue, c'est-à-dire à la fin de décembre ou au début de janvier. Une demi-année a presque passé depuis ce temps... Pauvre gosse... Et pauvre, pauvre Natacha45.... »
C'est le même jour que Natalia envoie à la presse mondiale sa « lettre sur mon fils46 ». Le 8 juin, par la visite de sa fille Lina, ils apprennent que leur vieille amie Anna Konstantinovna Kliatchko a dû quitter Moscou en hâte pour avoir essayé d'obtenir des informations sur le sort de Sérioja. Le 7 juin 1935, il note :
« Chaque fois que je pense à Sérioja, c'est avec un serrement de cœur. Quant à N[atalia], elle ne " pense " pas, elle porte constamment en elle un profond chagrin47. »
Il ajoute : « Tout se passe comme si nous l'avions offert en sacrifice. Et c'est cela48… »
Il ne sera jamais plus question de Sérioja sous la plume de son père de ce point de vue affectif, sinon pour indiquer qu'il ignore tout de son sort. Déporté au terme de plusieurs mois de prison, il semble qu'il ait été arrêté en déportation et qu'il ait été envoyé au camp de Vorkouta où il participa à la grève de la faim organisée par les « trotskystes ». Natalia, après la guerre, pourra correspondre avec des hommes qui l'ont connu au camp de Vorkouta dont il a été extrait en 1938 pour être conduit à Moscou et finalement exécuté.
On ne peut douter qu'avant de recevoir la dernière balle, le plus jeune des enfants de Trotsky eut à subir des interrogatoires poussés dont le G.P.U. avait le secret et qui avaient déjà brisé tant de révolutionnaires. Bien qu'il fût privé de ce que son père appelait « le ressort intérieur49 », à savoir la conviction et la lucidité politique, il tint, à la différence de beaucoup d'autres. Parce qu'il était le fils de Trotsky ?
Références
1 Le document essentiel, après l'installation de Trotsky à Domène est son Journal d'exil 1935, Paris, 1960. Les archives de Harvard sont muettes. Celles de Sedov, à Hoover, sont en revanche, plus utiles.
2 Nous avons combiné de façon détaillée les indications données par Van, op. cit, pp. 102 sq. et les quittances, notes, reçus, etc. contenus dans une enveloppe préparée par Van et déposée aux archives de l'Institution Hoover. J'ai fait ce travail avec Van, l'année précédant sa mort.
3 Témoignage de Jean Aulas.
4 Van, op. cit., p. 104.
5 Ibidem, p. 105.
6 Ibidem, p. 108.
7 Témoignage de Fance Serret.
8 Van, op. cit., pp. 106-107.
9 Ibidem, p. 108.
10 Ibidem, pp. 102-103.
11 Ibidem, p. 104.
12 Ibidem.
13 Ibidem, p. 109.
14 Journal d’exil, p. 41.
15 Trotsky à Serge, 30 juillet 1936 ; A.H., 10273 ; Œuvres. 10, pp. 303-304.
16 Journal d'exil, p. 53.
17 Trotsky à Sedov, 15 février 1935. A.H.F.N.
18 A. Malraux, « Trotsky », reproduit dans Cahiers Léon Trotsky. pp. 79-88, ici p. 80.
19 Trotsky au S.I., 16 juin 1934, Bibliothèque d'histoire sociale, Œuvres, p. 101.
20 Ibidem, p. 102.
21 « La Ligue devant un tournant décisif », 16/20 juin 1934, A.H., V 112, pp. 103-110.
22 Ibidem, p. 109.
23 Trotsky, « l'Evolution du parti socialiste S.F.I.O. »,10 juillet 1934, Œuvres. 4, pp. 132-137.
24 Trotsky à la section belge, 19 novembre 1934, signée Vidal, Œuvres. 4, pp. 247-249.
25 « Pour la IVe Internationale » (lettre ouverte), juin 1935, A.H., T 3673. Œuvres. 5, pp. 346-359.
26 Ibidem, pp. 357-358.
27 Témoignage de Raoul Faure.
28 P. Saccoman, Le Front populaire à Grenoble, D.E.S. Grenoble, 1967.
29 Trotsky à Sedov, 23 janvier 1935, A.H., 10118.
30 Trotsky, « Le Procès de Zinoviev, Kamenev et autres », 16 juillet 1935, Œuvres, 5, p. 41.
31 Joubert, « L'affaire Kirov commence en 1934 », Cahiers Léon Trotsky. n° 20, décembre 1984, pp. 79-93.
32 Trotsky aux Américains, 26 janvier 1935, Œuvres. 5, pp. 45-50.
33 Trotsky, « Staline a signé l'acte de décès de la IIIe Internationale » , Œuvres, 5, pp. 346-349.
34 Ibidem, pp. 357-350.
35 Journal d’exil, p. 04.
36 Ibidem.
37 Ibidem, p. 89.
38 Ibidem, p. 90.
39 Ibidem, p. 91.
40 Ibidem, p. 97.
41 Ibidem, pp. 107-108.
42 Ibidem, p. 111.
43 Ibidem, p. 133.
44 Ibidem, p. 135.
45 Ibidem.
46 Ibidem, p. 155.
47 Ibidem, pp. 156-160.
48 Ibidem, p. 163.
49 Ibidem, p. 48.