1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

DEUXIÈME PARTIE — LA VIE POLITIQUE DANS LES SATELLITES RUSSES
Chapitre III — La Yougoslavie : l'exception

1952

Contrairement aux autres partis communistes de l'Europe orientale, celui de Yougoslavie ne prit pas le pouvoir par l'intermédiaire des armées russes d'occupation, mais grâce au soutien des masses qui s'étaient ralliées autour de lui au cours des années de lutte contre les envahisseurs allemands et italiens et contre leurs collaborateurs.

L'entrée des armées de l'Axe en Yougoslavie amena l'effondrement total de l'ancienne armature de l'État. La Croatie et la Bosnie se séparèrent et constituèrent un État croate « indépendant » présidé par Ante Pavelić ; la Slovénie fut absorbée par le Reich allemand, la Dalmatie fut occupée par les Italiens, la Serbie du Sud-Est et la Macédoine orientale furent annexées par la Bulgarie ; Baryana, Backa et Medjumurje furent pris par la Hongrie, la province du Banat et la Serbie proprement dite furent gouvernées par un gouvernement fantoche du type de celui de Quisling en Norvège, sous le général Milan Nedić.

Manifestement, il n'existait pas une affection bien grande entre les éléments non serbes de la Yougoslavie et les anciens et chauvins dirigeants serbes. Les fascistes, parmi les premiers, utilisèrent cette hostilité pour convertir la haine ressentie pour l'administration de Belgrade en une haine nationale pour les Serbes, et il en résulta un des plus sordides événements de l'histoire yougoslave. Les oustachis — fascistes croates — déclenchèrent un pogrome de vaste envergure contre les Serbes, au cours duquel 810 000 hommes, femmes et enfants furent ignominieusement assassinés et des villages complètement rasés. Des fascistes musulmans de Bosnie participèrent également au carnage. Quelques villages échappèrent à l'anéantissement en abjurant la foi grecque orthodoxe et en se faisant catholiques. Le clergé catholique de Croatie et de Bosnie entreprit une croisade énergique contre les « infidèles » serbes. Les fascistes serbes ripostèrent en massacrant massivement les Croates et les Musulmans en Bosnie, en Herzégovine, en Dalmatie et ailleurs. Pendant ces assassinats généraux, les Quisling de chaque nation — Croates, Slovènes, musulmans et Serbes — collaboraient avec Berlin ou avec Rome, ou encore avec les deux.

Par contre, le général Draža Mihailović, chef militaire désigné par le roi Pierre et son gouvernement en exil, s'en tenait au principe d'une Yougoslavie groupant toutes les nationalités, mais unies sous la loi serbe. Ses tchetniks étaient tout prêts à participer activement au massacre des Croates et des Musulmans, et Mihailović, lui-même, demanda aux Alliés de bombarder Zagreb, capitale des Croates, pour punir ceux-ci de leur trahison. Il mit même en circulation des cartes de propagande reproduisant une Yougoslavie future où la Croatie était réduite à une étroite bande de territoire. Pour les Croates, les Monténégrins, les Slovènes et aussi les paysans et les ouvriers serbes, l'ancienne administration centralisée, symbolisée par Mihailović, représentait le percepteur, le gendarme, le fonctionnaire local et corrompu. La politique de Mihailović le condamnait à un isolement de plus en plus prononcé et par conséquent à l'impuissance, puis à la collaboration avec les Allemands et les Italiens contre les Partisans de Tito.

Le seul groupe politique combattant pour l'unité de la Yougoslavie sur la base de l'égalité entre tous ses composants fut le parti communiste. Les réfugiés des pogromes constituèrent les premières unités de partisans et les conflits communaux placèrent le mouvement de Tito devant le problème dont la solution devait être décisive pour le succès de la lutte contre les occupants.

En adoptant une politique d'égalité entre les nationalités et d'opposition à tous les conflits communaux, qu'ils fussent causés par les oustachis et les musulmans des pogromes, ou les « vengeurs » de Nedić et des tchetniks, le parti communiste yougoslave réussit à amalgamer les différentes nationalités. Comme l'a dit le lieutenant-général Svetozar Vukmanović (plus connu sous le nom de « Tempo ») dans le discours prononcé, le 22 décembre 1947, pour la célébration du « Jour de l'armée yougoslave » : « Le combat des unités prolétariennes et des brigades de choc serbes et monténégrines en Bosnie et en Croatie, le combat des unités croates, bosniaques et monténégrines en Serbie, le combat des unités serbes, croates, bosniaques, macédoniennes, monténégrines et Slovènes sur le front du Srem et au delà, pour la libération ultime de la Croatie, de la Bosnie, de la Slovénie, etc. : tout cela fut l'énorme contribution de l'armée yougoslave à la lutte pour établir l'unité parmi les peuples de Yougoslavie. » L'union des peuples et leur égalité furent symbolisées par le fait qu'un Croate (Tito) dirigeait la révolte en Serbie, un Juif serbe (Moša Pijade) au Monténégro et un Monténégrin (Vukmanović) en Macédoine.

Cette politique explique le fait que des unités composées d'Italiens, de Hongrois, voire d'Allemands, combattirent dans les rangs de l'armée Tito. Un grand nombre de soldats italiens rallièrent les Partisans après la chute de Mussolini et formèrent les Volontaires de Garibaldi, assez nombreux pour constituer un certain nombre de divisions. Sur le littoral slovène, où les Slovènes et les Italiens vivaient côte à côte, des partisans des deux nationalités formèrent des unités communes et des Italiens prirent une part active et égale à l'œuvre des comités populaires, administration embryonnaire du nouvel État. En dépit de la cruauté déployée par les armées d'occupation hongroises dans la zone qu'elles annexèrent, cruauté encore plus grande que celle des Allemands, Tito parvint à recruter un bataillon de volontaires hongrois, le bataillon Petöfi Sandor. Il y eut également un bataillon tchèque dans l'armée des Partisans. En juillet 1943, une campagne fut déclenchée pour recruter les membres de la minorité allemande vivant en Yougoslavie, et elle rencontra quelque succès ; un bataillon Volksdeutsche fut organisé pour participer à la lutte commune.

Le programme social des Partisans de Tito était conservateur. Le Conseil antifasciste de Libération nationale (A. V. N. O. J.) — leur parlement — arrêta un programme, lors de sa première réunion, à Bihać, le 26 novembre 1942, dont deux articles affirmaient :

L'inviolabilité de la propriété privée et l'ouverture de toutes les possibilités à l'initiative individuelle dans l'industrie, le commerce et l'agriculture.
Aucune espèce de changement dans la vie et les activités sociales des gens, sauf le remplacement des autorités de village réactionnaires et des gendarmes qui peuvent être passés au service des envahisseurs, par des représentants élus, ayant un caractère vraiment démocratique et populaire. Les questions les plus importantes relatives à la vie sociale et à l'organisation de l'État seront réglées par le peuple lui-même, grâce aux représentants qu'il élira dans des conditions convenables après la fin des hostilités.

Ces objectifs furent constamment répétés par la presse et la radio des Partisans au cours des trois années suivantes.

Pour bien illustrer la nature conservatrice de leur programme social, il suffît de citer le serment prononcé par les nouveaux volontaires croates :

Je jure par le Dieu tout-puissant, par tout ce qui m'est cher et je donne ma parole d'honneur de rester toujours fidèle aux traditions léguées par mes ancêtres. Je répondrai toujours à la confiance du peuple croate et je défendrai ma patrie, avec mon sang, contre les oppresseurs allemands, italiens et hongrois, ainsi que contre les traîtres à mon peuple. Que Dieu m'assiste ! (Radio-Yougoslavie libre, 13 juin 1943)

Pour renforcer cet appel à la tradition, un confesseur ou un aumônier (vjerski refeent) était attaché à toutes les grandes unités militaires.

Cette politique se heurta à l'opposition de certains membres du parti communiste yougoslave. En juillet 1941, au cours d'une révolte monténégrine, fut dressée la bannière du « Monténégro soviétique » et, en Herzégovine, les déviations du parti local lui attirèrent des critiques très sévères de la part d'Aleksandar Ranković, l'un des principaux dirigeants communistes, aujourd'hui ministre de l'Intérieur (Proleter, décembre 1942). Le programme de Bihać fut cependant suivi jusqu'à la libération de la Yougoslavie, malgré quelques déviations de gauche.

Aucun changement ne se produisit dans la structure sociale ou dans le régime de la propriété avant la fin de 1944. Le 14 février 1945 encore, le vice-président du conseil, Kardelj, souligna à la radio que la Yougoslavie, dans sa structure économique, n'avait pas abandonné et n'abandonnerait pas le cadre général du capitalisme.

Le programme de Bihać put être accepté avec une facilité relative du fait que la plus grande partie des régions dominées par les Partisans étaient celles où le conservatisme social se trouvait le plus admissible. La Slovénie et la Croatie septentrionale, les deux régions les plus industrialisées du pays, ne tombèrent aux mains des Partisans qu'à la fin de 1944 ou au début de 1945. Le secteur où se trouvaient un nombre considérable de paysans riches et de colons allemands dont les terres pouvaient convenir à un partage entre les plus pauvres était également dans le nord. Ainsi donc, les Partisans n'eurent pas de nombreux capitalistes ou paysans riches sous leur contrôle avant la fin de 1944 ou le commencement de 1945, et, par conséquent, pas de cibles toutes désignées au mécontentement social.

Par la suite, la bourgeoisie industrielle fut expropriée sans qu'il y eût de renonciation formelle au programme de Bihać, par une confiscation légale des biens des traîtres. Ce fut seulement le 5 décembre 1946 qu'une loi de nationalisation fut promulguée, elle enregistra simplement le fait accompli.

Étant donné que les Partisans opérèrent loin des centres industriels, ils furent presque entièrement composés de paysans. Quoique les ouvriers yougoslaves soutinssent unanimement ou presque le parti communiste, ils ne jouèrent qu'un rôle très modeste dans le mouvement. Comme le déclara Bogdan Raditsa, ancien directeur de la presse dans le gouvernement Tito : « La classe ouvrière fut bien loin de constituer un facteur capital de la résistance, comme les communistes le prétendent dans leur propagande. Car les ouvriers demeurèrent dans les usines des grandes villes ou furent envoyés dans les camps de travail de Hitler » (New Republic, 16 septembre 1946). Ce caractère paysan du mouvement des Partisans explique qu'il fut à l'origine plébéien et démocratique. Il explique aussi pourquoi le parti communiste yougoslave put facilement lui imposer son programme conservateur de 1941 à 1944, et pourquoi l'armée yougoslave se stratifia aisément, développement commun à beaucoup de guérillas paysannes, qui se produisit notamment dans les guérillas espagnoles qui combattirent Napoléon.

Une véritable démocratie régna au début dans l'armée. Il n'y avait ni grades, ni décorations. Après chaque opération avaient lieu des réunions où chaque partisan pouvait présenter ses critiques. Cette façon de faire fut observée pendant deux ans, au cours des quatre premières offensives qui firent subir aux Partisans leur plus rude épreuve. Mais, en mai 1943, les grades des officiers et des sous-officiers furent créés ; environ 5 000 officiers et 11 généraux furent nommés au cours des quatre mois suivants. Tito fut élevé au rang de maréchal en novembre 1943. Dans l'administration publique, le principe des comités populaires élus fut rigoureusement observé jusqu'au moment où les Partisans, sortant des montagnes et des régions arriérées, atteignirent les grandes villes ; ces comités ne furent plus alors élus, mais désignés. Quand des élections eurent lieu, occasionnellement, ce furent de simples formalités, car on n'y présenta qu'une liste de candidats. Les généraux, colonels et autres officiers devinrent l'épine dorsale de la nouvelle administration et monopolisèrent le pouvoir politique. C'est cette nouvelle caste bureaucratique qui réalisa la nationalisation de l'industrie, faisant passer entre ses mains toute la richesse industrielle du pays.

C'est ainsi que le mouvement des Partisans, démocratie plébéienne, suivant une politique progressiste sur la question nationale et possédant un programme social conservateur à l'origine, se transforma en capitalisme d'État bureaucratique.


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