1952 |
« De même que la propriété par un groupe
d'actionnaires d'une
entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son
administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses
directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit
s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son
administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses
dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des
conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique
s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté
de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. » |
Les satellites européens de Staline
DEUXIÈME
PARTIE — LA VIE POLITIQUE DANS LES SATELLITES RUSSES
Chapitre IX — La « mise au pas » des églises
1952
La séparation de l'Église et de l'État, de l'enseignement et de la religion, fut un des dogmes fondamentaux d'à peu près tous les mouvements sociaux progressistes, depuis celui de la bourgeoisie antiféodale jusqu'à celui des ouvriers marxistes. Ce n'est pas par hasard qu'elle a été réalisée sous sa forme la plus complète aux États-Unis, libres de toute tradition féodale et abritant de nombreuses croyances différentes se développant librement du point de vue économique. Si Marx, en tant que démocrate, insistait sur cette séparation de l'Église et de l'État, il était aussi fortement opposé, en tant que philosophe matérialiste, à la religion elle-même, à cet « opium du peuple », à cette illusion calmante qui empêche les hommes d'agir d'eux-mêmes, dans la croyance que des puissances surnaturelles les dominent. Qu'on accepte ou non la conception marxiste de la religion, il est bien évident qu'il n'y a pas de contradiction entre les deux façons qu'avait Marx d'aborder cette question. La liberté de conscience, c'est-à-dire celle de pratiquer n'importe quelle foi religieuse sans craindre une intervention de l'État, implique logiquement la liberté de propager l'athéisme. Cette double politique n'est possible que dans une démocratie, où l'État ne s'identifie pas à un parti. Il n'existe pas d'autonomie dans une société totalitaire, l'Église y a seulement le choix entre l'annihilation ou la soumission, ou encore une combinaison des deux ; de toute façon, la liberté religieuse y est impossible.
Cela explique la lutte menée contre le catholicisme par les Nazis, qui n'étaient nullement athées, et les efforts considérables qu'ils firent pour se subordonner l'Église évangélique. Lors de la création du ministère des Affaires ecclésiastiques (16 juillet 1935), il fut souligné que le gouvernement d'Adolf Hitler ne combattait pas les Églises ou les croyances religieuses. Il les prenait, au contraire, sous son aile pour les protéger, partout où elles avaient une mission spirituelle à remplir. A. Brady, qui cite ces paroles, ajoute : « Le mot « protection » a ici la même signification que « surveillance protectrice » dans la terminologie habituelle des gangsters. Il veut dire : être protégé ou arrêté, être protégé ou aboli » (The Spirit and Structure of German Fascism, Londres, 1937, p. 104). Dans un échange de compliments avec le nouvel évêque catholique de Berlin, le comte Konrad von Preysing, ministre des Affaires ecclésiastiques, exposa clairement la base sur laquelle l'Église catholique serait tolérée : « Monseigneur, si, appréciant de façon nette les nécessités présentes, vous cultivez parmi votre clergé et vos diocésains la loyauté envers le nouvel État et son Führer et le respect de ses autorités, vous pouvez être assuré que les gouvernements allemand et prussien vous accorderont la liberté la plus complète dans l'exercice du culte et feront preuve de la plus grande compréhension pour les nécessités de l'Église » (Ibid., p. 105).
Marx voyait dans la religion un « bonheur illusoire », reflet inverse de la « misère réelle » de l'humanité. Cette misère a deux sources : d'abord la dépendance et la faiblesse envers la nature, ensuite l'impuissance contre les forces sociales oppressives. Les extraordinaires progrès techniques réalisés sous le capitalisme, en donnant à l'homme un pouvoir de plus en plus grand sur la nature, ont sapé et continuent de saper l'ancienne base de la religion. Mais ces mêmes progrès, dans le cadre du capitalisme, tendent non pas à abolir, mais à renforcer le deuxième élément. La pauvreté au milieu de l'abondance, l'insécurité et la peur conduisent les hommes à rechercher un point d'appui solide, à croire au surnaturel.
Lorsque le gouvernement russe lança les plans quinquennaux qui devaient accroître considérablement le pouvoir de l'homme sur la nature, il crut amorcer la suppression de la pauvreté ; l'établissement du socialisme en Russie tarirait ainsi les deux sources de la religion. Lorsque le second de ces plans (1933-1937), qui devait réaliser une société complètement socialiste, fut annoncé, la Ligue des athées militants déclencha parallèlement un « plan quinquennal de l'athéisme » dont le but était de faire passer le nombre de ses membres de 5,5 à 15 millions en 1937, et d'obtenir « qu'il ne restât plus une seule maison de prières sur le territoire de l'U. R. S. S., que la conception même de Dieu fût bannie de l'Union soviétique en tant que survivance du Moyen Age et en tant qu'instrument d'oppression des classes laborieuses ».
Ce projet d'attaque frontale échoua misérablement. La persécution ne déracina pas la religion. La Ligue, au lieu de 15 millions de membres, n'en comptait que 2 millions en 1937 et, bien qu'au prix d'un effort énorme ce nombre atteignît 3,5 millions en 1941, il ne retrouva jamais son niveau de 1932. Dans son livre Religion in Soviet Russia, 1917-1942 (Londres, 1943), le professeur N. S. Timasheff donne beaucoup de citations de presse pour montrer la vaste influence de la religion : « Au cours de l'une des rares conférences antireligieuses des dernières années, le président déclara qu'il avait été désigné par erreur, qu'il ne constatait aucun progrès véritable et qu'en fait les membres de la Ligue n'obtenaient aucun résultat (Antireligioznik, 1939, n° 2). Dans la province de Leningrad, une tentative fut faite pour redonner de la vie à l'organisation locale de la Ligue, mais une réunion, tenue trois mois plus tard, constata qu'elle avait été vaine. Le secrétaire s'écria amèrement qu'il avait dans la poche toute la besogne antireligieuse de la province, c'est-à-dire qu'elle consistait entièrement en quelques papiers insignifiants (Krasnaya Gazeta, 15 novembre 1938 ; Antireligioznik, 1939, n° 1).
Au début de 1940, on pouvait lire que « les ennemis de l'œuvre antireligieuse avaient obtenu que, dans la majorité des provinces, cette œuvre cessât complètement » (Bezbojnik, 1939, n° 5 ; Antireligioznik, 1939, n° 11). En septembre 1940, le comité central de la Ligue convoqua une réunion spéciale. Le rapport qui y fut lu reconnut que la propagande antireligieuse agonisait ; le parti et l'Association des Jeunesses communistes n'y collaboraient plus. Les assistants ne purent rien dire pour atténuer ces conclusions pessimistes du comité central (Pravda, 22 septembre 1940) (p. 99-101).
En 1937, Yaroslavski, président de la Ligue, déclarait que le nombre des gens religieux en Russie s'élevait à 80 millions. En 1940, un autre dirigeant fixa ce chiffre à 90 millions, c'est-à-dire à la moitié de la population. La même année, Antireligioznik écrivit que la moitié du prolétariat industriel croyait en Dieu et qu'il était à peu près impossible de découvrir des athées dans les villages.
Selon Timasheff :
En 1938, le journal officiel de la Ligue des athées militants reconnaissait que les églises des districts ruraux étaient très fréquentées et que les jeunes gens observaient fréquemment les fêtes religieuses. D'après le même journal, on vit un grand nombre d'enfants dans les églises de Moscou lors des offices de Pâques, en 1939. Dans les provinces de Tambov et de Voronej, à l'occasion de Noël, de nombreux écoliers quittèrent les classes pour participer à des processions en l'honneur de la Nativité. Dans la première, les sept dixièmes des enfants n'allèrent pas à l'école le jour de Noël et célèbrent la fête dans leurs familles. A Moscou et à Tiflis, on en vit prier dans les églises, avec des cierges à la main. A Koursk, beaucoup d'écoliers manquèrent pendant le carême, allèrent à l'église et reçurent la Sainte Communion. Dans la province de Riazan, nombreux furent ceux qui communièrent à la messe de Pâques, et, dans celle de Smolensk, ils participèrent activement aux cérémonies relatives à cette fête » (Ibid., p. 67).
Aussi le cri de désespoir de Yaroslavski est-il naturel :
Il est impossible de construire le communisme dans une société où la moitié des gens croit en Dieu et où l'autre moitié a peur du diable ! (Bezbojnik, 1939, n° 14).
L'échec du « plan quinquennal de l'athéisme » ne peut s'expliquer entièrement, ni même principalement, par l'opposition de la génération d'avant la révolution, car les quatre cinquièmes de la population actuelle de l'U. R. S. S. naquirent après cette révolution ou n'avaient pas atteint l'âge adulte en octobre 1917, de sorte qu'ils furent élevés dans les écoles du nouveau régime. En outre, le parti communiste dispose de moyens de propagande illimités, alors que les prêtres ne publient pas un seul journal ou livre.
Le « plan quinquennal de l'athéisme » échoua parce que la « misère réelle » du peuple n'avait pas diminué. La logique des réalités fut plus puissante que tous les oukazes du Kremlin et, devant ces faits, Staline accomplit une volte-face complète, cessant de persécuter la religion pour l'enrôler.
Dès 1935, le gouvernement comprit que sa politique d'annihilation n'obtenait aucun résultat, c'est alors que l'évolution commença. A Pâques 1935, les magasins d'État et coopératifs commencèrent à vendre des insignes religieux et, à Noël de la même année, on put voir des arbres de Noël même dans les clubs syndicaux. Le fait ne pouvait se produire sans un ordre spécial du gouvernement, ordre qui contredit le principe de la séparation de l'Église et de l'État, aussi bien que la politique de persécution de la religion.
La guerre accéléra considérablement le processus d'enrôlement de l'Église. Le 21 août 1941, Radio-Moscou appela « tous les habitants aimant Dieu dans les régions occupées » à se soulever pour la défense de la liberté de croyance. Elle accusa le régime nazi de menacer « l'existence même du christianisme, de renverser le Christ-Roi pour le remplacer par Le Mythe du XXe Siècle d'Alfred Rosenberg ». Le 18 novembre 1941, dans un banquet offert en l'honneur d'hôtes américains et britanniques, Staline dit : « Que Dieu aide le président Roosevelt dans sa tâche » Les journaux de la Ligue des athées militants, le Bezbojnik et l'Antireligioznik furent supprimés, à cause de la « pénurie de papier » (30 septembre et 6 octobre 1941), et leur imprimerie commença à publier de la littérature religieuse à la place. On trouve un exemple de la « démocratie » régnant en Russie, soit dit incidemment, dans le fait qu'aucun des trois millions de membres de la Ligue n'adressa aux journaux une lettre de protestation ou de mise en doute de la sagesse de cette décision qui supprimait leurs journaux. Qui sait ? C'étaient peut-être même les anciens rédacteurs du Bezbojnik et de l' Antireligioznik qui composaient les nouvelles publications religieuses ?
Le 8 octobre 1943, le gouvernement russe créa un conseil soviétique des Affaires orthodoxes qui, au 1er août 1945, avait ouvert dix séminaires. Son président, Karpov, fonctionnaire du parti qui n'avait eu jusque-là aucun rapport avec l'Église, déclara qu'il existait alors en Russie plus d'églises et de prêtres qu'avant la guerre. L'Église orthodoxe, dit-il, pouvait « imprimer ce que bon lui semblait » et son conseil lui avait donné « la permission explicite de commander toutes les Bibles, tous les livres de prières, tous les ouvrages liturgiques qu'elle voudrait, étant prêt à l'aider de tout son pouvoir dans cette tâche » (R. P. casey, Religion in Russia, New-York, 1946, p. 187).
Après cela il ne faut pas s'étonner si le calendrier de l'Église orthodoxe russe a inscrit, au nombre de ses saints, Lénine, qui écrivait au sujet de cette Église : « Ce passé, honteux et exécrable, où l'Église était sous la dépendance féodale de l'État et où les citoyens russes se trouvaient sous la dépendance féodale de l'Église établie. » Mais l'Église oublia, comme il convenait, ces paroles et récrivit son histoire. Karpov put ainsi déclarer : « L'Église orthodoxe russe, aux heures de grande épreuve que notre patrie connut si souvent dans le passé, ne rompit jamais son lien avec le peuple, vécut avec ses besoins, avec ses espoirs, avec ses désirs, et collabora à la lutte commune. »
L'expérience faite en Russie servit de modèle au Kremlin pour traiter la question religieuse dans les pays satellites.
Il existe deux confessions dans ceux-ci : le catholicisme romain et l'orthodoxie grecque. Pour la répartition de la population entre elles, nous disposons uniquement des chiffres fournis par les recensements d'avant la guerre. Ces chiffres sont devenus caducs à la suite des modifications de frontières, des migrations de populations, de la destruction d'un nombre considérable de gens au cours des hostilités, en particulier de la quasi-totalité des Juifs de ces régions (sur 5 millions, il n'en reste plus que 700 000). Il nous faut cependant les utiliser, mais, en prenant certaines précautions, nous pouvons limiter la marge d'erreur.
Il existe des grandes communautés catholiques dans tous les pays satellites, sauf en Bulgarie. Elles englobent plus de 90 % de la population en Pologne, 73 % en Tchécoslovaquie, 64 % en Hongrie, 37 % en Yougoslavie, et 6 % en Roumanie. Dans trois de ces pays, on trouve un grand nombre d'orthodoxes : 86 % en Bulgarie, 70 % en Roumanie, 49 % en Yougoslavie. En Hongrie et en Tchécoslovaquie vivent d'importantes minorités protestantes (26 % et 8 % respectivement). En Bulgarie, les musulmans constituent 13 % de la population, 11 % en Yougoslavie.
Dès le début, les partis et les gouvernements communistes prirent des attitudes complètement différentes envers l'Église orthodoxe grecque et envers l'Église catholique romaine. La première fut enrégimentée, mais également appuyée comme constituant un soutien loyal du gouvernement. L'Église orthodoxe de Russie envoya de nombreuses délégations à celles de Bulgarie, de Roumanie et de Yougoslavie.
En avril 1945, l'archevêque de Moscou, Gregory, qui visita la Bulgarie avec une de ces délégations, déclara (16 avril) :
Le peuple bulgare se trouve sous la puissante protection de l'Union soviétique... Par la religion orthodoxe et par nos sentiments de Slaves, nous devons renforcer l'amitié et l'union entre nos deux pays » (East Europe, 24 avril 1945).
Dimitrov prononça également des paroles sans équivoque, le 28 mai 1946 :
Le Front patriotique et les communistes en particulier rendent hommage aux patriotes de notre Église nationale. Ils sont fiers d'une Église qui donne au peuple des serviteurs aussi fidèles et aussi honorables qu'Ivan Rilski... Nous avons le droit, aujourd'hui, de demander à notre Église de suivre sa tradition millénaire et d'être, en fait, républicaine... Qu'elle imite l'exemple donné par les chefs actuels de l'Église russe » (East Europe, 5 juin 1946).
Quelques jours plus tôt, le comité central des syndicats bulgares avait ordonné à tous ses membres de participer activement à la célébration des apôtres slaves, Cyril et Méthode, le 24 mai, « pour démontrer l'union indissoluble de tous les peuples slaves dans leur lutte contre la réaction et pour le renforcement de la démocratie ».
Aussi ne faut-il pas s'étonner si l'Église orthodoxe bulgare invita tous ses membres à voter pour les candidats du Front patriotique dans les élections, ni qu'un syndicat spécial (syndicat des prêtres orthodoxes) fût formé, ni que le gouvernement du Front patriotique fît prêter, pendant une couple d'années, aux soldats bulgares, le serment suivant : « Je jure devant Dieu, ma conscience et mon peuple... »
L'Église roumaine prit une attitude semblable. Le 17 mars 1945, le patriarche Nicodim donna sa bénédiction au gouvernement Groza, nommé par le Kremlin. Dans une lettre pastorale, il pressa le clergé et les fidèles d'appuyer sans réserve le roi et le gouvernement : « Obéissez à vos supérieurs pour le bien de tous... Cessez vos querelles intestines » (The New York Times, 20 mars 1945).
Ce même patriarche se rendit en U. R. S. S. et, selon le premier ministre Groza, « revint, rayonnant de joie chrétienne, de ce qu'il avait vu en Russie » (discours du 10 novembre 1945, lors de la consécration d'une église à Brasov).
A partir de ce moment, l'Église orthodoxe roumaine prêta allégeance au patriarche de Moscou et appuya le gouvernement dans toutes les élections, dans toutes les campagnes de propagande.
En Yougoslavie, du fait qu'une grande partie du clergé orthodoxe soutint, pendant la guerre, le général Nedić, Quisling serbe, Tito dut châtier sévèrement un certain nombre de prêtres. L'évêque de Bosnie, Nastić, par exemple, fut condamné à onze années d'emprisonnement. Tito se montra encore plus dur envers le clergé catholique qui collabora avec les forces d'occupation allemandes et italiennes. L'archevêque Stepinac — qui travailla ouvertement avec Pavelić, bénit les soldats de celui-ci, massacreurs de 800 000 Serbes, et reçut une haute décoration en récompense de ses services — se vit infliger seize années de prison. Un autre archevêque et deux évêques furent arrêtés. Les divisions religieuses étant, en Yougoslavie, à peu près identiques aux divisions nationalistes (les Croates et les Slovènes étant catholiques et les Serbes orthodoxes), Tito ne pouvait favoriser l'Église orthodoxe sans mettre en danger l'union à peine rétablie entre les diverses nationalités. Son gouvernement fut le seul de l'Europe orientale à promulguer une loi sur l'enseignement abolissant toutes les écoles religieuses et à exécuter une réforme agraire confisquant presque toutes les terres des ecclésiastiques.
L'Église orthodoxe de Tchécoslovaquie, bien qu'incomparablement plus faible qu'en Bulgarie, en Roumanie ou en Yougoslavie, ne témoigne pas d'un enthousiasme moins délirant pour le gouvernement communiste. C'est ainsi qu'à l'occasion du Jour de l'An 1946, elle donna sa bénédiction à l'établissement du socialisme, de la solidarité slave, et à « l'expulsion totale et sans réserve des Allemands ». Formule stalinienne au premier chef ! Le 3 mars 1948, après le coup d'État, l'Église orthodoxe tchèque lança une proclamation saluant la formation du nouveau gouvernement comme impliquant « le retour de la nation tchèque à l'idéal slave et le renforcement de la démocratie de notre peuple, ce qui est une garantie d'un avenir heureux pour l'État et pour l'Église ».
Cette politique de soutien mutuel entre l'Église orthodoxe et l'État, en Bulgarie ou en Roumanie, ne signifie pas qu'ils se trouvent placés sur un pied d'égalité et de liberté, car l'État se subordonne l'Église. C'est pleinement démontré par les nouvelles lois sur la religion, réactionnaires et totalitaires, promulguées dans ces deux pays.
Vassil Kolarov, ministre des Affaires étrangères à l'époque, présenta la loi sur la religion au parlement bulgare le 17 février 1949. Il affirma comme un dogme que « l'Église orthodoxe bulgare constitue l'Église traditionnelle du peuple de Bulgarie et, étant inséparable de son histoire, une Église de démocratie populaire dans sa forme et dans son esprit » (art. 3). Ceci dénie aux fidèles des diverses confessions (ainsi qu'aux agnostiques et aux athées) l'égalité devant la loi. Viennent ensuite toute une série de réglementations dont le but est de transformer l'Église en organisme d'État. L'Economist du 28 mai 1949 les résume fort bien : « L'objectif de la loi est, en bref, de transmettre à l'État la direction de l'Église — par un « bureau directeur responsable devant l'État » — et d'assurer la soumission totale des pasteurs et des prêtres (art. 9) ; de donner à l'État le pouvoir de renvoyer tous les ministres « travaillant contre les règlements démocratiques » (art. 13) ; d'interdire tous les appels et les adresses de l'Église contraires aux lois (art. 16) ; d'empêcher que les autorités ou les dirigeants publics soient désignés dans les offices religieux autrement que sous la forme prescrite par le ministère de la Religion (art. 19) ; de transférer à l'État tous les hôpitaux, établissements de bienfaisance, jardins d'enfants et autres institutions charitables (art. 22) ; de supprimer tous les rapports avec les autorités laïques et religieuses se trouvant en dehors du pays, non autorisés par ce ministère (art. 24) ; de défendre à tout organisme religieux ayant son centre à l'extérieur du pays de maintenir des missions ou des Églises dans celui-ci (art. 25) ; d'infliger des châtiments pénaux à tous ceux qui utilisent les églises à des fins de propagande politique (soutenir le parti communiste n'est pas, naturellement, de la propagande politique) (art. 30) ; et de soumettre au ministre tous les statuts et les règlements de l'Église (art. 32). »
L'Église orthodoxe est entièrement dépendante, financièrement, de son bienfaiteur, l'État. En 1948, sur une dépense totale de 418 millions de leva, 370 millions furent couverts par des subsides publics.
La loi religieuse promulguée en Roumanie le 5 août 1948 est tout à fait analogue à la loi bulgare.
L'Église orthodoxe étant embrigadée comme Église nationale et comme un agent de l'État, celles dont l'allégeance ne s'adresse pas à Moscou, mais à l'Occident, deviennent inéluctablement des parias. L'asservissement et la persécution se manifestent côte à côte.
L'exemple le plus frappant est incontestablement la persécution des pasteurs protestants par le gouvernement bulgare. Il n'est pas nécessaire d'entrer dans les détails de l'accusation portée contre ces pasteurs lors de leur procès, à Sofia, en février 1949, pour être convaincu que ce procès fut une simple action politique dans la campagne pour asservir la religion. Les églises protestantes de Bulgarie n'avaient pas le trouble passé de l'Église orthodoxe, qui soutint la monarchie dans son alliance avec l'Allemagne au cours des deux conflits mondiaux, bénit les militaires auteurs des coups d'État de 1923 et 1934 et massacreurs de dizaines de milliers d'ouvriers et de paysans, s'associa aux dictateurs semi-fascistes et ainsi de suite. La communauté protestante est si peu nombreuse, elle possède si peu d'influence ne constituant guère plus de 0,2 % de la population (15 744 sur 7 022 000), qu'il est inconcevable qu'elle pût causer un bien grand tort au peuple. Le gouvernement bulgare n'en fit pas moins passer en jugement quatorze pasteurs qui furent sévèrement châtiés, alors qu'il ne touchait pas au clergé orthodoxe.
L'Église catholique occupe une position différente. Quand Pierre le Grand envisagea d'unir l'Église russe à Rome, une considération l'en empêcha. Ce fut, comme le dit un auteur, que « le pape était un patriarche qui se montrerait indocile envers le tsar et ne pourrait être déposé » (R. P. Casey, op. cit., p. 13). Cette considération n'a pas moins d'importance aujourd'hui dans l'attitude de Staline envers le Vatican.
Le pays dans lequel le conflit entre Moscou et Rome éclata de la façon la plus dramatique fut, pour diverses raisons, la Hongrie. Le talon d'Achille de l'Église catholique, qui paraissait si puissante, c'était qu'elle représentait un grand propriétaire terrien ayant de nombreux liens avec l'aristocratie foncière. Elle s'en trouva sérieusement affaiblie à l'époque où les paysans étaient en révolte contre cet héritage médiéval. En de telles circonstances, l'emploi de sanctions religieuses pour la défense d'intérêts séculiers retombe inévitablement sur le clergé. L'Histoire nous en fournit de nombreux exemples depuis la Révolution française jusqu'à la guerre civile d'Espagne. Au cours de la première, dans la lutte contre le parasitisme féodal, la résistance de l'Église ne fut pas moins grande que celle de la noblesse. Lorsque les paysans se rallièrent autour de leurs prêtres contre la France révolutionnaire, comme en Vendée, ce ne fut pas parce que leurs sentiments religieux étaient outragés par les Républicains, mais à cause de leur attachement pour leurs maîtres féodaux. Là où ils combattirent contre les nobles, ils combattirent aussi ouvertement les prêtres. Cela ne signifie pas que les paysans ne fussent pas religieux. La croyance que Dieu protège l'homme et qu'il existe une autre vie après la mort plongeait des racines plus profondes que l'attachement aux prêtres et à l'Église, qui était une grande institution foncière du Moyen Age. Cela explique pourquoi les paysans qui luttèrent si farouchement contre les prêtres entre 1789 et 1794 furent très heureux d'accepter la restauration de l'Église en 1795 et le concordat avec le Vatican en 1801. Lorsque le Kremlin décida de détruire les réduits de l'Église catholique en Europe orientale, le bon sens, sinon une étude de la Révolution française, lui montra que le clergé serait beaucoup moins puissant là où il pouvait être complètement assimilé à la grande propriété foncière. C'était tout spécialement le cas en Hongrie. Quand le cardinal Mindszenty, chef de l'Église catholique hongroise, fit prêcher contre la réforme agraire et que les paysans n'en continuèrent pas moins, sans hésitation, à prendre les terres qu'ils cultivaient depuis des siècles sans en conserver tous les produits, il devint évident que l'Église catholique avait perdu non seulement cette bataille, mais toute la guerre. L'opposition du cardinal à l'abolition des titres nobiliaires, son obstination à se faire appeler « prince » allaient à rencontre des sentiments des paysans pauvres et malheureux. Il ne put améliorer sa cause en faisant appel à la « démocratie » contre la « tyrannie communiste », etc., ces paroles sonnant mal dans la bouche d'un homme qui, pendant plus de vingt ans, avait soutenu la Terreur blanche et la dictature de Horthy, qui avait prêché l'extermination des communistes et des socialistes, avait fulminé, en tant que nationaliste magyar, contre les Slovaques, les Roumains et les autres nationalités danubiennes ayant acquis des territoires hongrois après 1918, et salué d'applaudissements l'extermination de millions de Juifs par les nazis. Lorsque le Parlement hongrois vota, en juin 1948, une loi nationalisant toutes les écoles patronnées par l'Église, le cardinal Mindszenty, en excommuniant tous les députés catholiques qui avaient approuvé cette loi, ne se tenait assurément pas sur un terrain démocratique. Les régimes d'enseignement en Grande-Bretagne et aux États-Unis vont beaucoup plus loin dans la sécularisation que cette loi qui maintient l'instruction religieuse obligatoire dans les écoles, sous la direction de moines et de nonnes. En Pologne et en Tchécoslovaquie, où l'Église ne possédait pas énormément de terres et ne s'allia pas à l'opposition des féodaux contre la réforme agraire1, les partis communistes se montrèrent beaucoup plus prudents.
En Pologne, où l'Église catholique est de beaucoup la plus puissante, les dirigeants communistes furent contraints de trouver un modus vivendi. Ils composèrent avec elle, selon leur opportunisme habituel, d'une façon qui horrifierait les libéraux bourgeois, particulièrement les radicaux français, pour ne pas parler des athées.
Polish Facts and Figures, édité par l'ambassade polonaise à Londres, écrivait (11 décembre 1948) :
Contrairement à beaucoup de pays, où la réforme agraire commença par le partage des terres de l'Église, la Pologne ne toucha pas aux vastes domaines ecclésiastiques dont la surface s'élevait à 336 400 hectares. Non content de cela, le gouvernement restitua encore à l'Église les terres et les biens qui lui avaient été enlevés par les Allemands.
L'instruction religieuse, donnée par des prêtres, est assurée dans toutes les écoles comme partie intégrante du programme d'enseignement (instruction gouvernementale de décembre 1926). Seuls peuvent en être exemptés les enfants dont les parents ou les tuteurs fournissent une déclaration écrite spécifiant qu'ils ne veulent pas la leur faire donner.
Le programme et les livres d'enseignement religieux sont préparés par des organes ecclésiastiques et soumis au ministère de l'Instruction publique. Les livres pour toutes les classes de l'enseignement primaire furent rédigés par une commission spéciale rattachée à la curie métropolitaine de Cracovie.
Les enfants qui suivent les cours religieux participent aux pratiques suivantes : a) le dimanche, les jours de fête, au début et à la fin de l'année scolaire, ils assistent à des services religieux ; b) ils suivent les « retraites » ; c) une prière est récitée au début et à la fin de chaque journée de classe.
Un réseau de séminaires catholiques préparant à la prêtrise et aux missions s'étend sur toute la Pologne.
Un autre numéro de Polish Facts and Figures, en date du 6 août 1949, donne les renseignements suivants :
Le clergé catholique jouit de nombreux privilèges personnels qui ont été abolis ou restreints depuis longtemps dans les autres pays...
Les séminaires comptent près de 18 000 élèves. Trois cents maisons d'enfants avec 15 000 pupilles, 600 jardins d'enfants avec 22 000 enfants, 40 établissements d'enseignement secondaire avec 9 000 élèves, sont placés sous une direction ecclésiastique. Le réseau scolaire catholique est couronné par l'Université de Lublin.
La Pologne reste l'un des rares pays où l'on donne une instruction religieuse à l'école. Les 6 300 prêtres qui en sont chargés sont payés par l'État.
La vie monastique s'est développée depuis la naissance de la Pologne populaire. S'il existait 1 742 monastères ou couvents en 1939, il y en a maintenant 2 010. Le nombre des religieuses est passé de 17 000 à près de 19 000. En dépit de la pénurie des logements, elles ont le privilège de vivre dans de grandes maisons confortables.
La Pologne tient le premier rang en Europe pour le nombre des périodiques catholiques. Leur tirage atteint 6 387 000 exemplaires.
Il est publié soixante-deux journaux catholiques, alors qu'il n'y en a que vingt en France.
On trouve des aumôniers officiels dans toutes les unités de l'armée et de la police.
Pour bien montrer la dévotion des communistes envers le catholicisme, le général Karol Svierczevski, ancien chef de la Brigade internationale en Espagne et vieux militant communiste, fut enterré, le 1er avril 1947, selon les rites de l'Église romaine, et le clergé catholique chanta le De profundis sur son cercueil ! (Glos Ludu, 2 avril 1947).
Le gouvernement tchécoslovaque a promulgué une loi d'après laquelle tous les ministres du culte deviennent des fonctionnaires salariés par l'État. Les autorités ecclésiastiques, avec l'archevêque Beran à la tête, ne purent empêcher la presque totalité des prêtres d'accepter cette disposition, car l'absence de domaines fonciers et le manque de toutes autres ressources les rendaient financièrement dépendant de l'État. (Le même fait, à savoir que la pauvreté du clergé le met sous la dépendance du pouvoir politique, conduisit Catherine II, qui n'était certainement pas athée, à confisquer la plupart des terres de l'Église orthodoxe russe.) Les communistes, pour faciliter le passage de la subordination au pape romain à la subordination au gouvernement de Prague, se donnent l'apparence de bons catholiques. C'est ainsi, par exemple, que Gottwald, immédiatement après avoir été élu président, assista avec sa femme à un Te Deum spécial, célébré dans la cathédrale de Saint-Vitus par l'archevêque Beran lui-même. Jamais le président Masaryk ni le président Bénès n'avaient fait chose semblable (Times, 15 juin 1948).
En Roumanie, c'est à une autre méthode qu'à eu recours le gouvernement pour se subordonner l'Église catholique. Celle-ci comprend deux confessions, les catholiques romains, au nombre de 1 200 000, et les Grecs uniates, qui sont environ 1 426 000. Les uniates sont des chrétiens du rite byzantin — à peu près identique au rite orthodoxe — mais qui reconnaissent l'autorité du pape. Leur Église fut fondée en Pologne, à la fin du XVIe siècle, et introduite en Transylvanie une centaine d'années plus tard. Elle constitua un foyer de nationalisme pour les Ukrainiens et les Roumains et, par conséquent, une écharde piquée au flanc de l'empire tsariste. Entre 1870 et 1880, le tsar Alexandre II, sur l'avis du comte Dimitri Tolstoï, ultra-réactionnaire, supprima l'Église uniate dans les provinces occidentales de cet empire. En 1945, les Uniates de la Galicie orientale (enlevée à la Pologne par la Russie) furent contraints de se fondre dans l'Église orthodoxe. Il en fut de même pour ceux de Roumanie, trois ans après. Le gouvernement de Bucarest fit arrêter tous les évêques et beaucoup de prêtres uniates, en conséquence de quoi d'autres se réunirent et décidèrent de passer à l'orthodoxie. Les biens uniates furent également transférés aux orthodoxes et l'Église uniate cessa dès lors d'exister. L'Église romaine et catholique (comprenant seulement 6 % de la population) dut accepter la loi religieuse d'août 1948, d'après laquelle tous les ministres du culte devenaient des fonctionnaires de l'État. Les nominations aux rangs élevés de l'Église orthodoxe ne peuvent se faire qu' « après l'approbation du présidium de la Grande Assemblée nationale, donnée par décret sur la proposition du gouvernement et sur recommandation du ministre des Cultes ».
Le passage suivant d'une émission de la radio roumaine, en date du 14 décembre 1948, montre bien jusqu'à quel point la « liberté de conscience » se trouve limitée par le contrôle de la police : « La police de Bucarest informe ceux qu'intéressent le chant des cantiques à Noël et au Nouvel An que les enfants de moins de douze ans peuvent en chanter sans autorisation. Les chorales et les autres groupes qui chantent des cantiques doivent en demander l'autorisation au bureau administratif de la police de Bucarest. Ces demandes doivent indiquer, sous la responsabilité de la direction de chaque groupe, le nom, l'âge et la profession de chacun des membres, ainsi que la partie chantée par lui dans la chorale. Tous les membres doivent posséder des cartes d'identité » (Cité par l'Economist du 25 décembre 1948).
D'après ce qui précède, il est clair que l'embrigadement des Églises orthodoxes par les États satellites s'est effectué directement et très simplement et qu'il est déjà achevé ; par contre, celui de l'Église catholique a été plus difficile et a nécessité des travaux de sape plutôt qu'une attaque frontale ; il n'est pas encore terminé. Pour le mener à bon terme, il sera nécessaire, à ce qu'il semble, soit d'inclure le Vatican dans le grand empire russe, soit d'amener les catholiques d'Europe orientale à se soumettre à un nouveau pape (en renouvelant le schisme d'Avignon) ou à constituer des Églises nationales.
Deux raisons interdépendantes ont été données jusqu'ici pour expliquer cette politique d'embrigadement de la religion dans les pays satellites : 1° l'impossibilité de déraciner le sentiment religieux dans le peuple aussi longtemps que la « misère réelle » et l'oppression resteront aussi grandes ; le Kremlin l'a compris, sinon en lisant Marx, du moins par l'expérience faite avec le « plan quinquennal d'athéisme » ; 2° la nécessité, sous un régime totalitaire, de ne laisser échapper au contrôle de l'État aucun domaine de la vie sociale. Une troisième raison possible se présente d'elle-même.
La bourgeoisie française, dans son ensemble, jusqu'à la Révolution, professa une philosophie matérialiste, elle était de tendances athées. Il existait bien quelques déistes parmi elle, mais ils ne soutenaient pas l'Église. Elle évolua après le triomphe révolutionnaire. L'Église perdit tous ses biens féodaux, et les prêtres, convaincus que l'ancien régime avait disparu à tout jamais, furent disposés à s'accommoder des nouveaux maîtres politiques de la France. Simultanément, la bourgeoisie commença à redouter ses alliés de la veille, les sans-culotte, plus encore que ses ennemis, les nobles, et se mit à considérer la philosophie matérialiste comme un danger et la religion comme un bouclier. Elle passa donc très rapidement du matérialisme au déisme (1793 à 1795), puis adopta l'Église catholique (concordat de 1801). Napoléon Bonaparte, représentant par excellence des désirs des nouveaux riches, expliqua très succinctement ce nouvel amour pour la religion : « Quant à moi, je ne vois pas dans la religion le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social ; elle rattache au ciel une idée d’égalité qui empêche que le riche ne soit massacré par le pauvre. »
Il est possible que cette considération rende compte également, jusqu'à un certain point, de l'attitude adoptée envers la religion par la « nouvelle aristocratie », de l'empire stalinien.
Note
1 Cela ne signifie cas que tous les dirigeants de l'Église catholique lussent progressistes, particulièrement en Pologne. Il suffira de rappeler l'un d'entre eux, le cardinal-primat Hlond. Il trouva le temps, après le pogrome de Kielce, en date du 4 juillet 1946, où 41 Juifs furent tués, d'accuser les Juifs de soutenir le gouvernement du moment et de laisser entendre que les absurdes légendes médiévales sur le meurtre rituel d'enfants chrétiens — qui jouèrent un certain rôle dans le pogrome — n'étaient pas totalement dénuées de fondement. Ce ne fut qu'un incident dans la carrière de ce prêtre politicien, partisan enthousiaste du régime des « colonels ».