1998 |
(...) Ce livre est à propos de ma vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir. |
Je suis né en Palestine le 20 mai 1917, à la fin de l’occupation ottomane de ce pays et au début d’une présence britannique qui devait durer 31 ans. A l’époque de ma naissance, 95% de la population du pays était arabe, et les Arabes ont continué à être l’immense majorité pendant de nombreuses années ; en 1945, ils constituaient 68% de la population.
J’ai vu le jour dans une famille de la classe moyenne. Mes parents, oncles et tantes étaient des sionistes convaincus. Mon père et ma mère étaient venus en Palestine de la partie russe de la Pologne en 1902 ; un de mes oncles était déjà là en 1888. Les racines politiques de mes parents étaient très droitières. Je me souviens d’avoir vu une photo de Nicolas II rencontrant une délégation de la communauté juive de Russie conduite par Banker Gluckstein, qui souhaitait au tsar de triompher de ses ennemis. Banker Gluckstein était le frère aîné de mon père. Dieu merci, je ne crois pas à la prédestination, pas plus que je ne pense qu’il existe un gène des idées de droite.
Mon père était un gros entrepreneur qui construisait des sections du chemin de fer de Hedjaz. Son associé était Chaim Weitzmann, le premier président d’Israël. Ma famille avait des amis parmi les dirigeants sionistes. Moshe Sharet (plus tard ministre des affaires étrangères), visiteur fréquent de notre maison, était pour moi une espèce de professeur politique. Quand je séjournais chez mon oncle Kalvarisky à Rehavia, David Ben Gourion passait parfois pour lui demander quelque chose, ou sa femme Paula venait emprunter un lit pliant. Le Dr Hillel Yoffe (un dirigeant sioniste) était aussi un de mes oncles. Ma famille était implantée au cœur de la communauté sioniste. Cela m’a rendu sans doute plus difficile de briser avec le sionisme.
Le fait que mes parents, comme mes oncles et tantes, vinssent de la Russie tsariste, où l’antisémitisme était endémique, a bien sûr ralenti mon éloignement du sionisme. Ma famille, comme toutes les familles originaires d’Europe, a dans les années suivantes subi les horreurs de l’Holocauste. Je n’ai rencontré que peu de parents qui ont été assassinés par Hitler, même si j’ai entendu parler de beaucoup d’autres. Parmi eux, une de mes tantes qui était venue de Dantzig (l’actuelle Gdansk) nous visiter en Palestine au milieu des années 30. Et puis il y avait une fille de mon oncle Kalvarisky, que je connaissais très bien – elle avait le même âge que mon frère aîné. Elle avait épousé un Juif hollandais dont elle avait eu un enfant, âgé de cinq ans lors de notre rencontre. Tous trois ont été engloutis par l’Holocauste.
La famille de Chanie n’a pas moins souffert, mais comme elle vivait en Afrique du Sud elle n’a pas eu l’occasion de rencontrer ceux qui ont été exterminés. En fait, il n’y a probablement pas une seule famille juive en Europe ou aux Etats-Unis qui n’ait pas de membres ayant disparu dans l’Holocauste. Les Juifs orientaux, sépharades et yéménites, n’ont en général pas été piégés de cette façon.
Cela m’a pris quelques années pour faire la transition entre le sionisme orthodoxe, en passant par un semi-sionisme avec une position pro-palestinienne, et la rupture complète avec le sionisme.
Mes parents furent très peinés lorsque le journal local les informa, en 1937, que mon frère aîné et moi-même avions été arrêtés pour avoir distribué des tracts antisionistes. Ma mère était en larmes, mais j’entendis mon père la rassurer en ces termes : « Ça lui passera ». C’était particulièrement douloureux pour eux parce que j’étais le bébé de la famille, et aussi que ma santé avait été mauvaise pendant des années et que j’avais dû faire l’objet de grands soins. Je n’ai pu me tenir debout qu’à l’âge de deux ans et à cinq ans on m’a amené à Vienne pour consulter un spécialiste des rhumatismes. Après cela ma santé s’est beaucoup améliorée.
Des circonstances et des événements différents provoquent l’apparition des idées socialistes chez les individus. Un problème particulier d’oppression peut amener quelqu’un à critiquer la société existante. Personne ne devient socialiste parce qu’il ou elle a lu Marx – la lecture de Marx est le résultat d’une recherche d’explications aux injustices de la société. De la même façon, le socialisme utopique de Charles Fourier et Robert Owen – la critique de l’exploitation et de l’oppression de classe, et l’aspiration à une société sans classes – a précédé le socialisme scientifique de Marx et Engels. Chaque individu traverse une expérience similaire, en commençant par critiquer la société pour ensuite chercher des moyens de la changer.
L’aiguillon spécifique qui fit de moi un socialiste était la condition misérable des enfants arabes, dont j’étais témoin. Alors que j’avais toujours des chaussures aux pieds, je voyais des gosses arabes courir pieds nus en permanence. Un autre problème était l’absence d’enfants arabes dans ma classe à l’école. Cela ne me semblait pas naturel. Après tout, mes propres enfants, nés et éduqués en Angleterre, ne sont jamais rentrés à la maison en disant qu’il n’y avait pas d’enfants anglais à l’école (bien que je n’eusse pas été surpris s’ils avaient dit qu’il n’y avait pas d’enfants hollandais, danois ou français). Après tout, nous vivons en Angleterre. A l’âge de 13 ou 14 ans j’écrivis un essai à l’école, comme tous les autres enfants, mais le sujet de mon essai était : « C’est tellement triste qu’il n’y ait pas d’enfants arabes à l’école ». Le commentaire de l’enseignante fut bref et clair. Elle écrivit : « communiste ». Il ne m’était jusque là pas venu à l’idée de me considérer comme communiste. Tout le reste de ma vie j’ai ressenti une immense gratitude envers cette personne. J’aimerais la serrer dans mes bras et l’embrasser.
Il y a un autre facteur qui a attiré mon attention sur le problème de l’exclusion des enfants arabes de l’école. Il y avait dans le pays une petite école où les enfants juifs et arabes étaient mélangés. Cet établissement avait été fondé et financé par un de mes oncles, Chaim Margalit-Kalvarisky. Il était très à son aise, étant le dirigeant de l’organisation de Rothschild en Palestine. Il avait aussi fondé un minuscule groupe de Juifs et d’Arabes libéraux appelé Brit Shalom (la Ligue de la Paix). Cet oncle était en butte aux sarcasmes de mon père et de ma mère qui le considéraient comme fou. Il était tellement obsessionnel qu’il parlait rarement d’autre chose que de la paix avec les Arabes. Chanie trouvait qu’il y avait une grande ressemblance entre lui et moi – tous les deux un peu dérangés. Elle me dit : « Il doit y avoir un lien du sang expliquant cela ». Je lui répondis que Kalvarisky ne m’était apparenté que par alliance : il avait épousé la sœur de mon père. Ses actes ont probablement concentré de plus fort mon attention sur la question de l’exclusion des Arabes de mon école. Je me suis toujours identifié avec les parias.
L’ostracisme envers les Arabes ne se limitait pas à l’éducation. Ils étaient aussi exclus des logements possédés par des Juifs. Le résultat de cette ségrégation, c’est que pendant les 29 années où j’ai vécu en Palestine je n’ai jamais été sous le même toit que des Arabes. En fait, la première fois que j’ai vécu dans la même maison qu’un Arabe palestinien, c’était en 1947, lorsque je logeais dans une petite pension à Dublin.
Un autre facteur qui m’a amené à m’identifier avec les Palestiniens était le prénom que mes parents m’avaient donné : Ygaël (Gluckstein). C’était le nom d’un héros sioniste à la John Wayne qui avait massacré une certaine quantité d’Arabes. A l’âge de 13 ans, je changeai mon nom pour Ygal. Comme en hébreu il n’y a pas de voyelles mais seulement des consonnes, les deux noms s’écrivent exactement de la même façon (לגי), c’était donc facile à faire. L’origine du nom Ygal est la suivante : Moïse envoya 12 espions pris dans les 12 tribus d’Israël pour aller au pays de Canaan recueillir des renseignements. Deux d’entre eux dirent qu’ils aimeraient s’y installer ; les dix autres étaient de l’avis contraire. Le premier de ceux qui ne voulaient pas y vivre s’appelait Ygal.
Les sionistes qui avaient émigré en Palestine à la fin du 19ème siècle voulaient que toute la population soit juive. En Afrique du Sud, par contre, les blancs étaient les capitalistes et leur entourage, alors que les noirs étaient les travailleurs. En Palestine, avec le niveau de vie très bas des Arabes par rapport aux Européens, et avec un chômage, visible et caché, très important, le moyen d’exclure les Arabes était de leur fermer le marché du travail juif. Il y avait pour cela un certain nombre de méthodes. D’abord, le Fonds National Juif, propriétaire d’une grande partie des terres aux mains des Juifs, y compris d’une grosse portion de Tel Aviv, avait un règlement qui insistait sur le fait que seuls des Juifs pouvaient être employés sur ces terres.
Je me souviens qu’en 1945 un café de Tel Aviv fut attaqué et presque entièrement détruit parce que le bruit courait qu’un Arabe y était employé comme plongeur. J’ai aussi le souvenir, lorsque j’étais à l’Université Hébraïque de Jérusalem entre 1936 et 1939, de manifestations répétées contre le vice-chancelier de l’université, le Dr Magnes. C’était un Juif américain riche et libéral, et son crime était d’être le locataire d’un Arabe. Il n’y a probablement aucun étudiant, disons de la London School of Economics, qui sache ou qui se soucie de savoir si le vice-chancelier est propriétaire de son logement ou s’il le loue à un catholique, un protestant ou un juif.
En mars 1932, David Ben Gourion, dirigeant du Mapai, le parti travailliste d’Eretz Israël, et futur premier ministre de l’Etat hébreu, fit savoir clairement qu’il était fortement opposé à l’emploi de travailleurs arabes par des Juifs. Il proclama : « Personne ne doit penser que nous sommes ouverts à l’existence d’un emploi non-juif dans les villages. Nous ne cèderons pas, je dis nous ne cèderons aucun lieu de travail dans le pays. Je vous le dis en toute responsabilité, il est moins honteux de monter un bordel que d’évincer les Juifs de leur travail sur la terre de Palestine ». Ne vous imaginez pas que c’étaient là de simples paroles. Les bordels de Tel Aviv soutenaient la comparaison avec les meilleurs, mais il n’y avait pas un seul travailleur arabe dans la ville.
Dans ce domaine il n’existait pas de véritable différence entre les sionistes de droite ou de gauche. Les sionistes de gauche d’Hashomer Hatzaïr n’étaient pas en reste, et il ne fait aucun doute que Bentov, l’un de leurs dirigeants, avait raison lorsqu’il disait : « Le Mapai n’a pas le monopole de la revendication d’un travail juif. Nous sommes pour l’élargissement maximal du travail juif et pour son contrôle dans l’économie juive » [1]. En fait, dans tous les cas de mise en place de piquets contre le travail arabe il n’y a pas un seul exemple où Hashomer Hatzaïr n’y ait pas participé, ou au moins apporté son soutien.
La fédération syndicale sioniste, la Histadrout (Fédération Générale du Travail Hébreu), imposait à tous ses membres une double cotisation, l’une pour la défense du travail hébreu et l’autre pour la défense du produit hébreu. La Histadrout organisait des piquets contre des maraîchers qui employaient des Arabes, forçant les propriétaires à les licencier.
Je me souviens de l’incident suivant. A l’époque, Chanie venait juste d’arriver dans le pays et elle m’avait rejoint dans un logement proche du marché juif à Tel Aviv. Un jour, elle vit un jeune homme juif marchant parmi les femmes qui vendaient des légumes et des œufs, et de temps en temps il brisait les œufs avec ses chaussures ou versait de la paraffine sur les légumes. Elle demanda : « Que fait-il ? » Je lui expliquai qu’il contrôlait si les femmes étaient juives ou arabes. Dans le premier cas, tout allait bien ; dans le second, il utilisait la violence. Chanie réagit : « C’est exactement comme en Afrique du Sud ! », d’où elle arrivait. Je lui répondis : « C’est pire. En Afrique du Sud, au moins, les Noirs peuvent trouver un emploi ».
Chanie arriva en Palestine en juin 1945, et nous commençâmes à vivre ensemble en octobre de la même année. Nous étions désespérément pauvres et notre seul revenu était ce que gagnait Chanie comme professeur d’anglais à temps partiel. Nous louions une chambre dans une grande banlieue sordide à la limite de Tel Aviv, construite sur des dunes de sable, sans route ni équipements – quelque chose qui n’était jamais mentionné dans la propagande sioniste. Le propriétaire était un Yéménite d’une communauté appelée « les Juifs noirs ». Sa femme, âgée de 25 ans, pourvue déjà d’un certain nombre d’enfants, avait perdu toutes ses dents et était mince comme un fil. A notre demande d’une chambre à louer le propriétaire montra une dune vide. « Où est la chambre ? » lui demandâmes-nous. « Elle sera là demain », répondit-il, et à notre étonnement elle était là – une petite chambre de briques avec des carreaux posés directement sur le sable. Quand il pleuvait l’eau coulait sous le carrelage, créant une humidité qui verdissait nos chaussures, nos livres et tout le reste. De plus, nos livres étaient dévorés par les souris. Notre cuisine était un poêle, notre éclairage une lampe Aladdin. Les toilettes étaient des toilettes communes munies de chasses d’eau, considérées comme supérieures aux toilettes traditionnelles juchées sur une autre dune, et dépourvues, elles, de chasse d’eau. Notre lit était une structure métallique de 80 cm de large, offerte par les autorités sionistes à tous les immigrants, avec un creux au milieu. Il était régulièrement infesté de poux, et chaque semaine nous organisions une cérémonie de crémation de poux sur notre poêle pour « célébrer le chabbath ».
Un de nos visiteurs s’appuya un jour sur la fenêtre et toute la structure dégringola. Ce même ami travaillait dans un restaurant et nous amenait parfois des saucisses qui commençaient à pourrir et qui ne pouvaient être servies aux clients. Pour nous c’était un festin que nous ajoutions à notre ordinaire de pommes de terre, de spaghetti et d’oranges. Une fois par mois, nous nous invitions au restaurant où nous dégustions du chameau, le plat le moins cher du menu. C’est dans cette chambre que j’ai écrit mon livre de 400 pages sur le Moyen-Orient, que Chanie traduisit en anglais et dactylographia sur une vieille machine presque cassée. Elle fit cela pas moins de huit fois avant que l’œuvre n’atteignît sa forme définitive.
Les parents de Chanie décidèrent d’émigrer d’Afrique du Sud en Israël et nous ne pouvions pas leur laisser voir nos conditions d’existence. Nous réussîmes, à grands frais pour nos moyens limités, à trouver une chambre constituée par la moitié de la chaufferie d’un haut immeuble d’appartements. Elle faisait deux mètres de large, assez pour caser un lit et une armoire qu’on nous donna. Au pied du lit, une petite table avec un côté pliant pour pouvoir ouvrir et fermer la porte. Nous considérions ce logement comme luxueux par rapport au précédent. Malgré tout, le père de Chanie manqua s’évanouir quand il le vit, s’exclamant : « Mais mon garage est trois fois plus grand ! »
Lorsqu’à la veille de la mise en place de l’Etat d’Israël des arrestations massives furent opérées par les Britanniques, il nous fallut en toute hâte faire disparaître nos documents illégaux dans les toilettes, qui finalement refusèrent de se plier à nos désirs. Heureusement, les soldats anglais procédant aux arrestations ne fouillaient pas les toilettes, et nous fûmes relâchés après de longues heures, pendant lesquelles Chanie parlait en anglais avec les soldats pour les amadouer, ce qui réussit à les convaincre d’abandonner l’enquête sur mon statut de personne recherchée.
Tous les camarades vivaient dans le même dénuement, malgré tout nous faisions des souscriptions pour soutenir les nôtres sur le plan international – par exemple notre groupe italien qui se présentait aux élections. La cotisation des membres du groupe était égale à une journée de travail par semaine. Tout ceci, et les collectes spéciales que nous faisions, signifiait que certains membres sautaient des repas pour pouvoir payer.
En même temps que le sionisme creusait une profonde tranchée séparant les Juifs des Arabes, l’impérialisme collaborait. Lorsque les autorités britanniques de Palestine employaient aussi bien des Arabes que des Juifs pour effectuer les mêmes tâches, ils payaient les salariés arabes le tiers de ce qu’ils donnaient aux Juifs. La politique du « diviser pour régner » était dominante, y compris en prison. Lorsque je fus arrêté en septembre 1939, je fus mis dans une prison où il n’y avait que des Juifs. Les conditions n’y étaient guère différentes de celles qui régnaient dans les prisons arabes. Nous dormions sur le sol – quarante-trois personnes serrées comme des sardines – de telle sorte que la nuit il était impossible de se retourner. A six heures du matin, nous étions enfermés pour douze heures. Un seau d’eau servait aux ablutions de tous. L’odeur était épouvantable. Dès le matin, notre première occupation consistait à nous épouiller, nous-mêmes et nos couvertures. La nourriture arrivait sous la forme d’un grand chaudron, dans lequel chaque prisonnier devait puiser avec ses mains à la recherche d’un morceau de viande, après quoi la soupe était versée dans les bols individuels. Mais les conditions s’améliorèrent radicalement quand je fus transféré dans une autre prison. Celle-ci ne comportait également que des Juifs, mais elle était en vue de prisonniers arabes qui avaient le loisir de comparer leur traitement au nôtre. Soudain, nous eûmes des lits, et une salle d’eau séparée de la pièce dans laquelle nous dormions.
La politique des travaillistes sionistes envers les Arabes était étrangement en contradiction avec leurs déclarations répétées de sympathie pour ceux-ci dans les premières années de la colonisation sioniste. Ainsi, en 1915, Ben Gourion pouvait écrire :
En aucun cas les droits de ces habitants (les Arabes) ne doivent être mis en cause. Seuls des « rêveurs de ghetto » comme Zangwill peuvent imaginer que la Palestine peut être donnée aux Juifs avec le droit de chasser les non-Juifs du pays. Aucun Etat ne consentira à pareille chose. Même s’il semblait que ce droit nous doit accordé… les Juifs n’ont ni justification ni possibilité pour l’exercer. Ce n’est pas le propos du sionisme de chasser de Palestine ses habitants actuels ; s’il avait ce but, ce serait seulement une dangereuse utopie, une Fata Morgana réactionnaire. [2]
En 1920, Ben Gourion écrivait à propos du fellah, le paysan arabe, et sa terre ainsi qu’il suit : « En aucun cas la terre qui appartient au fellah et qu’il cultive ne doit être touchée. Ceux qui vivent du travail de leurs mains ne doivent pas être arrachés de leur sol, même avec des compensations financières » [3]. « Le sort du travailleur juif est lié à celui de son camarade arabe. Ils s’élèveront ou tomberont ensemble », disait-il en 1924 [4]. Plus tard, en 1926, il disait : « La population arabe fait partie de façon organique et insoluble de la Palestine. Elle y a ses racines, elle y travaille et y demeurera. Bien qu’il ne soit pas impossible, à l’époque actuelle, d’expulser de larges masses de gens d’un pays au moyen de la force physique, seuls des fous ou des politiciens idiots peuvent accuser le peuple juif de nourrir un tel désir » [5]. Le Dr Weitzmann, président de l’Organisation Sioniste Mondiale et futur président d’Israël, déclara dans un discours tenu à Londres le 11 décembre 1929 : « Jusqu’à présent il n’y a eu aucun cas – et j’espère qu’il n’y en aura pas dans l’avenir – où un Arabe a été expulsé de sa terre, que ce soit directement ou indirectement ».
Si de telles déclarations ont une quelconque valeur, on pourrait aussi citer Jabotinsky, le représentant de l’aile sioniste la plus extrême et la plus cupide, les Révisionnistes (aujourd’hui le Likoud), qui ont à une époque déclaré comme faisant partie de leurs principes fondamentaux :
L’égalité de tous les citoyens.
L’égalité des droits doit être maintenue pour tous les citoyens sans considération de race, de religion, de langue ou de classe, dans tous les domaines de la vie publique du pays.
Dans tout cabinet où un Juif sera premier ministre, un Arabe sera son adjoint et vice versa… [6]
Malgré tout, ce n’était là que des berceuses que les sionistes chantaient aux populations arabes du pays pour les endormir. La logique du développement du sionisme amena avec le temps des changements dans l’attitude envers les Arabes. Plus le sionisme avançait, plus il nourrissait la colère et la résistance des Arabes. En retour, cela installait une peur de plus en plus profonde des Arabes parmi les Juifs.
La classe ouvrière de Palestine était profondément divisée entre Arabes et Juifs. Ils parlaient des langues différentes – seule une petite minorité des travailleurs juifs comprenaient l’arabe, et une minorité plus réduite encore d’Arabes comprenaient l’hébreu. Dans quelques entreprises il y avait à la fois des Juifs et des Arabes. Ainsi, parmi les quelque 5 000 salariés des chemins de fer au début des années 40, les quatre cinquièmes étaient Arabes et le cinquième Juifs. La raffinerie de pétrole d’Acra employait à la fois des Arabes et des Juifs, là encore en majorité des Arabes. L’échelon subalterne de la fonction publique employait aussi des salariés des deux communautés. Mais c’étaient là des exceptions : 90% des travailleurs se trouvaient dans des emplois où régnait la ségrégation.
Un événement, à l’occasion duquel je pus voir des travailleurs juifs et arabes ensemble, réchauffa mon cœur. C’était au début des années 40, je voyageais en autobus d’Acra à Haïfa. Le bus était plein de salariés, arabes et juifs, de la raffinerie d’Acra. Parmi eux se trouvaient deux membres de notre groupe. Ils commencèrent à chanter des chants socialistes en arabe. L’un d’entre eux s’écria : « Chantons en hébreu pour nos frères Juifs ! » Ce qu’ils firent. C’était merveilleux, mais hélas, c’était comme une étoile filante, brève lueur dans une nuit bien noire.
Idéologiquement, le « socialisme sioniste » piégea ses partisans, les empêchant de briser clairement avec le chauvinisme et l’impérialisme, même si très souvent certains les condamnaient tous deux.
Ce qui suit est une illustration de la complexité du socialisme sioniste et des contradictions qui le déchiraient. Lorsque Chanie arriva en Palestine, venant d’Afrique du Sud, elle était membre de l’aile la plus à gauche du mouvement socialiste sioniste – Hachomer Hatzaïr. Ils se considéraient comme marxistes, et certains même comme trotskystes. Elle entra dans un kibboutz (ferme collective) appartenant au mouvement Hachomer Hatzaïr, dans lequel il n’y avait aucune possession privée de richesse et aucune propriété privée. La production et la consommation étaient collectives. L’éducation des enfants était assurée collectivement, il n’y avait pas de cuisines individuelles, etc. Les membres du kibboutz voyaient cela comme l’embryon de la future société socialiste. Et c’est là qu’intervient un paradoxe. Peu avant l’arrivée de Chanie, les membres du kibboutz furent confrontés à un test terrible. Il y avait quatre kibboutzim et quatre villages arabes dans cette vallée, autour d’une colline pierreuse. Tous les kibboutzim décidèrent d’expulser les Arabes de leurs villages situés sur des terres que le Fonds National Juif avait achetées à des propriétaires terriens arabes. Ils formèrent par conséquent une longue phalange au pied de la colline, s’armèrent de pierres en montant et les jetèrent sur les Arabes de l’autre côté. Les fermiers arabes avaient cultivé cette terre depuis des générations, et ils n’avaient rien reçu de leurs propriétaires. Ils s’enfuirent, terrifiés, et les sionistes s’emparèrent de toute la colline. C’est alors que Chanie décida de s’informer de ce que les « trotskystes » au sein d’Hachomer Hatzaïr faisaient politiquement, et entreprit un tour du pays pour les rencontrer. Elle les découvrit – pour la plupart, bizarrement, garçons vachers – complètement immergés dans la vie et l’économie de leur kibboutz particulier, sans aucun rapport avec les travailleurs et paysans arabes, et inconscients des crimes politiques des sionistes.
Une petite anecdote pour montrer à quel point j’étais enthousiaste mais naïf sur le plan politique à l’époque. Peu après l’éviction des fermiers arabes, je fus invité à venir parler dans ce kibboutz. Notre groupe fut contacté et on nous demanda un orateur. J’arrivai au kibboutz le vendredi après-midi, à la fin de la journée de travail. Une douzaine de camarades, tous originaires d’Afrique du Sud, vinrent m’écouter parler. Je commençai à parler à deux heures de l’après-midi et continuai jusqu’à une heure du matin. Après avoir demandé s’il y avait des questions (mais n’accordant pas de temps de parole) je continuai à parler jusqu’à quatre heures du matin. Quelques jours plus tard, Chanie me dit : « Je comprenais l’hébreu mieux que les autres camarades, malgré tout je n’arrivais pas à te suivre. Tu parlais si vite que j’arrivais tout juste à saisir des mots comme « capitalisme », « socialisme », « sionisme », « internationalisme » et « révolution ». Les autres ne comprenaient rien ». Déçue par les perspectives de progrès révolutionnaire dans le mouvement des kibboutzim, Chanie quitta le kibboutz, s’installa à Tel Aviv et nous commençâmes à vivre ensemble. Il est possible qu’une des motivations qu’elle avait était le désir de comprendre ce que j’avais dit à cette occasion ! Cela fait maintenant 55 ans que nous vivons ensemble et elle n’en sait probablement pas davantage. Quant à moi, je ne m’en souviens certes pas.
Les socialistes sionistes étaient piégés idéologiquement. Ils pensaient que l’avenir appartenait au socialisme, qu’on pouvait voir dans les kibboutzim l’embryon de la future société socialiste (plutôt qu’un collectif de colons). Mais en même temps la résistance des Arabes à la colonisation sioniste devait être brisée, alors ils collaborèrent avec les sionistes pleins de fric et les institutions aussi bien qu’avec la police et l’armée anglaise. Les socialistes sionistes tenaient le Manifeste Communiste dans une main, et le fusil du colonisateur dans l’autre.
Bien sûr, il y avait un conflit de classe au sein de la communauté juive en Palestine. Les travailleurs et les patrons s’affrontaient sur les salaires et les conditions de travail. Mais l’expansion coloniale sioniste étouffait la lutte de classe et l’empêchait de prendre la forme politique d’une opposition au sionisme et à l’impérialisme en même temps que celle de la solidarité avec les Arabes exploités et opprimés.
Les contradictions dans la conscience des travailleurs juifs en Palestine trouvaient leur origine dans le fait qu’en même temps qu’ils étaient en conflit avec les Arabes, ils venaient d’une communauté porteuse d’une conscience socialiste. Ainsi, en Pologne, où existait la plus importante communauté juive en Europe à l’époque, des élections municipales furent tenues en décembre 1938 et janvier 1939 à Varsovie, Lodj, Cracovie, Lvov, Vilna et d’autres grandes villes. Le Bund, qui était l’organisation des travailleurs juifs socialistes et antisionistes, eut 70% des voix dans les districts juifs. Le Bund gagna 17 des 20 sièges à Varsovie alors que les sionistes n’en remportaient qu’un seul.
Conscients qu’ils seraient confrontés à la résistance des Palestiniens, les sionistes ont toujours su qu’ils avaient besoin de l’aide de la puissance impérialiste la plus influente en Palestine à l’époque.
Le 19 octobre 1898, Théodore Herzl, le fondateur du sionisme, se rendit à Constantinople pour rencontrer le kaiser Guillaume. A l’époque, la Palestine faisait partie de l’Empire Ottoman, allié de l’Allemagne. Herzl déclara au kaiser que l’installation des sionistes en Israël accroîtrait l’influence allemande, le centre du sionisme étant en Autriche, autre allié de l’Empire Allemand. Herzl agita également une autre carotte : « Je lui expliquai que nous débauchions les Juifs des partis révolutionnaires ».
Vers la fin de la Première Guerre mondiale, alors qu’il était clair que la Grande Bretagne allait s’emparer de la Palestine, le dirigeant sioniste de l’époque, Chaim Weitzmann, contacta le secrétaire au Foreign Office, Arthur Balfour, obtenant de lui, le 2 novembre 1917, une déclaration promettant aux Juifs un foyer national en Palestine. Sir Ronald Storrs, les premier gouverneur militaire britannique de Jérusalem, expliqua que « l’entreprise sioniste bénéficiait autant à celui qui donnait qu’à celui qui prenait, en créant pour le bénéfice de l’Angleterre un petit Ulster juif loyal dans une mer d’hostilité arabe potentielle ». Les sionistes devaient être les « Orangemen » de Palestine.
Avec la Deuxième Guerre mondiale, il devint évident que la puissance majeure au Moyen-Orient cessait d’être l’Angleterre, dont les Etats-Unis prenaient la place. Ben Gourion, le dirigeant sioniste de l’époque, se précipita à Washington pour conclure des accords avec les Américains. Israël est aujourd’hui le meilleur satellite des USA. Ce n’est pas pour rien qu’Israël reçoit plus d’aide économique des Etats-Unis que tous les autres pays, même s’il est tout petit. Il reçoit aussi plus d’aide militaire qu’aucun autre pays au monde.
Le sionisme n’est pas à vendre ; il est à louer.
A l’âge de 14 ans, j’avais rejoint les jeunesses du parti social démocrate sioniste, le Mapai. Ce parti était un tissu de contradictions. Il dominait les syndicats ainsi que pratiquement tous les conseils municipaux. Ses membres se considéraient sincèrement comme socialistes. L’aile gauche du mouvement socialiste sioniste alla jusqu’à publier en hébreu un grand nombre d’œuvres de Marx et Engels. Elle avait même publié une traduction de deux livres de Trotsky, Histoire de la Révolution Russe et Ma vie.
A l’âge de 16 ans je rejoignis l’organisation sioniste de gauche appelée Mifleget Poale Zion Vehachougim Hamarksistim b’Eretz Israël – le Parti des Travailleurs de Sion et les Cercles Marxistes de la Terre d’Israël (MPZVCMEI).
Mais les tensions et les contradictions de la politique de l’organisation mirent mes idées et mes convictions à rude épreuve. Je ne citerai qu’un seul événement significatif.
En février 1934, une bataille magnifique s’engagea à Vienne, où les travailleurs se dressèrent contre le fascisme. Bien qu’ils eussent été vaincus, Vienne devint un flambeau d’inspiration pour tout le mouvement ouvrier international. L’année précédente, en 1933, le mouvement des travailleurs allemands – le plus puissant et le mieux organisé du monde – avait capitulé devant les nazis pratiquement sans combat. Dans le monde entier, je me souviens, des socialistes, des communistes et des antifascistes répétaient le slogan « Plutôt Vienne que Berlin ». A la même époque, un meeting fut organisé par le Mapai à Haïfa, auquel j’assistai. Le secrétaire de la centrale syndicale de Haïfa prit la parole. Il commença son discours par ces mots : « Il n’y a eu un tel héroïsme qu’une seule fois dans l’histoire – pendant la Commune de Paris ». Quelle magnifique déclaration de gauche ! Il finit en disant : « Ce dont nous avons besoin, c’est de l’unité des travailleurs ». Alors qu’il finissait, j’intervins et ajoutai un mot : « internationale ». En hébreu l’adjectif vient après le nom, de telle sorte que mon intervention signifiait « l’unité internationale des travailleurs ». Si j’avais crié « Vive la classe ouvrière britannique » ou « Vive la classe ouvrière chinoise », je suis sûr que cela n’aurait pas dérangé l’orateur. Mais, dans le contexte de la Palestine, mes paroles signifiaient en fait l’unité avec les Arabes. Trois membres du service d’ordre s’approchèrent alors de moi, deux d’entre eux me tinrent par les bras pendant que le troisième attrapait mon annulaire et le tordait jusqu’à la fracture. D’accord pour la Commune de Paris, mais pas pour les travailleurs arabes.
De plus en plus déçus par le MPZVCMEI, certains d’entre nous commencèrent à se proclamer trotskystes, agissant comme fraction au sein de cette organisation. Les brillants écrits de Trotsky sur l’Allemagne confrontée au nazisme ne nous parvinrent qu’après la victoire d’Hitler. Ils contribuèrent de façon cruciale à faire de nous des trotskystes.
En 1938, nous fûmes exclus du MPZVCEMEI. Le contexte de cette exclusion est intéressant en ce sens qu’il met en lumière la nature contradictoire des organisations de gauche centristes. Le MPZVCEMEI était affilié au Bureau International de l’Unité Socialiste Révolutionnaire, organisation centriste. Son secrétariat étant à Londres, il était connu sous le nom de Bureau de Londres. On trouvait parmi ses membres l’Independent Labour Party britannique, le POUM espagnol, le SAP allemand et d’autres organisations.
A la fin de 1938, deux parlementaires de l’Independent Labour Party, Campbell Stephen et John McGovern, vinrent en Palestine. Notre parti organisa pour eux deux réunions publiques. Lors de la première, à Jérusalem, il y eut foule, sans doute près de 1.000 personnes. L’attraction était les députés et non notre parti, qui n’avait que quelques dizaines de membres dans la ville. A la fin de la réunion, le public se leva pour chanter l’hymne sioniste, Hatikvah. Notre parti refusait toujours de se lever pour ce chant mais cette fois-ci les dirigeants de l’organisation se levèrent, probablement pour dissimuler le fait que la majorité des assistants étaient sur notre droite. A la tribune, tout le monde se leva sauf moi. Je représentais la jeunesse de l’organisation. Je fus vraiment surpris qu’aucun des députés de l’ILP ne me demande pourquoi je restais assis. Au meeting suivant avec les parlementaires ILP, à Haïfa, un jeune membre de notre organisation se leva et lut une courte déclaration en anglais contre l’impérialisme et le sionisme. Nous pensions que désormais les différences seraient claires. Hélas, les dirigeants du parti étaient très malins, et après la lecture de la déclaration ils se levèrent et applaudirent. Les visiteurs anglais pensaient probablement que le jeune homme avait du mal à s’exprimer en anglais. Quelques jours après leur départ de Palestine, notre groupe fut exclu pour cette déclaration.
Incidemment, huit ans plus tard, mes pas croisèrent à nouveau ceux de Campbell Stephen. J’étais en Angleterre, menacé d’expulsion du territoire. Chanie et moi allâmes à la Chambre des Communes pour lui demander de l’aide. Il se souvenait sans doute de moi. Néanmoins, dès le début de la discussion il me demanda : « Quelle est selon vous la solution à la situation en Palestine ? » Je commençai à parler de la nécessité de s’opposer à l’impérialisme et au sionisme. Mais il devait être sur une autre planète, car il me répondit : « Retournez vers le Seigneur, vous les Juifs, les martyrs de l’humanité ». Je pensai avoir mal compris, ma connaissance de la langue anglaise étant loin d’être parfaite. Je demandai à Chanie en hébreu : « Qu’est-ce qu’il raconte ? » Elle me traduisit – quel galimatias centriste ! Malgré tout il consentit à m’aider.
Sur une courte période – deux années – je passai de la gauche sioniste au Parti Communiste, c’est-à-dire stalinien, pour finalement devenir trotskyste. Je n’appartins pas au Parti Communiste Palestinien car il était clandestin et je ne trouvai aucune occasion de le rejoindre.
Les événements d’Allemagne furent cruciaux dans ma transformation trotskyste. Avant la prise du pouvoir par Hitler, j’acceptais la caractérisation des sociaux démocrates par le Comintern comme « sociaux-fascistes ». Lorsque Remmele, dirigeant du groupe parlementaire du PC allemand, déclara que la venue au pouvoir d’Hitler serait un épisode transitoire – « Après Hitler, notre tour ! » - je l’approuvai. Je me souviens du lendemain de la prise du pouvoir par Hitler. Marchant dans Jérusalem, je rencontrai deux jeunes membres du parti social démocrate sioniste, le Mapai. je les apostrophai gaiement en ces termes : « Hitler en a fini avec vous. Maintenant notre heure à nous communistes est venue ». Quelques semaines plus tard, je finis par me rendre compte que la théorie stalinienne du « social-fascisme » était un désastre. C’est à cette époque que je mis la main sur quelques articles de Trotsky écrits avant la prise du pouvoir par Hitler, qui analysaient brillamment la nature du nazisme et la catastrophe qui adviendrait si Hitler était victorieux. Trotsky appelait à un front unique de toutes les organisations ouvrières pour stopper l’avance des nazis.
Je devins donc trotskyste. Je n’ai jamais eu l’occasion de le regretter. Mais ce serait une erreur que de sous-estimer la souffrance causée par la rupture avec le stalinisme. Celui-ci exerçait une attraction considérable sur ceux qui craignaient Hitler. Le stalinisme n’était pas seulement un mouvement politique, c’était aussi un mouvement religieux fanatique. Ce que Marx disait à propos de la religion – « le cœur d’un monde sans cœur, le soupir des opprimés, l’opium du peuple » - s’appliquait au stalinisme à cette époque. Plus la classe ouvrière connaissait de défaites, plus grand était l’attachement au stalinisme comme à une force qui pourrait s’opposer à Hitler dans l’avenir. Hélas, c’est la politique de Staline qui a facilité les victoires d’Hitler : du « social-fascisme » au virage à droite massif constitué par la politique des fronts populaires en France et en Espagne jusqu’au pacte Hitler-Staline. Briser avec cette puissance pour devenir trotskyste était une expérience très douloureuse. Pour illustrer l’aspect religieux du stalinisme, je mentionnerai un petit événement : lorsqu’un membre du PC palestinien reçut une paire de bottes de Russie, il les embrassa ; elles étaient pour lui des icônes.
La courte période de ma jeunesse – quelques mois – où j’appartins au stalinisme m’a aidé à comprendre la force de l’emprise de Staline sur ses adhérents. Un rationaliste ne peut comprendre la force de la religion, avec ses arguments absurdes. Il ne peut saisir l’attrait de la religion pour des êtres faibles et vulnérables confrontés à une nature et à une société hostiles. Seuls le pouvoir, la lutte, peuvent émanciper l’humanité de la religion.
Ayant été trotskyste tout le reste de ma vie, je peux affirmer en toute honnêteté que je n’ai jamais dévié de mon soutien total au trotskysme et de mon horreur du stalinisme, qui a causé à l’humanité tant de catastrophes.
J’ai déjà fait référence au sionisme comme un piège pour les travailleurs juifs de Palestine. Une classe ouvrière arabe forte et dynamique aurait pu extirper la classe ouvrière juive de l’impasse dans laquelle l’enfermait le sionisme. Hélas, c’est l’expansion sioniste elle-même (menaçant les Arabes de ce qu’on appellera plus tard « nettoyage ethnique ») qui a empêché les travailleurs arabes de se séparer des dirigeants les plus réactionnaires.
La colonisation effrayant la masse des Arabes, cela donnait la priorité à leur opposition au sionisme, les disposant à s’unir avec les propriétaires fonciers féodaux qui prêchaient des compromis avec l’impérialisme pour tenter de stopper l’expansion sioniste. Naturellement, les Arabes n’avaient qu’une pâle image de l’impact que devait avoir cette expansion par la suite. Le nettoyage ethnique des Arabes consécutif à la fondation de l’Etat d’Israël était encore à venir.
« La catastrophe » est le terme utilisé par les Palestiniens pour désigner la fondation de l’Etat d’Israël en 1948. Depuis, avec les trois guerres qui ont opposé Israël aux Arabes (en 1948, 1967 et 1973), le nettoyage ethnique des Palestiniens a pris des proportions massives. Aujourd’hui il y a dans le monde 3 400 000 réfugiés palestiniens, bien plus que le nombre de ceux qui sont restés dans la région où ils vivaient autrefois. Les chiffres de la propriété foncière attestent de leur élimination : en 1917 les Juifs possédaient 2,5% des terres du pays. En 1948, le chiffre est passé à 5,7%, et actuellement il est proche de 95% dans les frontières d’avant 1967. Aujourd’hui en Israël, où les Palestiniens forment 20% environ de la population (un million sur cinq), selon un spécialiste palestinien, « dans les 22 universités il n’y a pas un seul employé arabe, même pas un secrétaire. La compagnie d’électricité emploie 25 000 personnes, parmi lesquels seulement six Arabes. Nous sommes 20% de la population et nous avons 2,5% de la terre » [7].
La masse du prolétariat palestinien se sentait contrainte de résister à la forte expansion des colonies sionistes en faisant appel à l’impérialisme britannique. Elle était donc la proie de l’influence féodale réactionnaire.
A la tête de ce courant réactionnaire se trouvait le mufti de Jérusalem, Hadj Amin el Husseini, chef religieux des musulmans et patriarche d’une riche famille de propriétaires terriens. Il avait été nommé à ce poste avec l’accord des autorités britanniques. En 1936-39 il y eut un soulèvement des Arabes contre l’expansion des colonies juives, qui fut brutalement réprimé par l’armée anglaise et des volontaires sionistes. A l’époque de ces émeutes, A Liwa, le journal de Hadj Amin el Husseini, donnait à lire dans un éditorial : « C’est l’influence juive qui a infiltré le cœur de la politique britannique en Palestine, qui cause du tort aux autorités et les empêche de remplir les devoirs que leur imposent les sentiments humains » [8].
La proclamation N°3 de la direction de la révolte arabe, en date du 4 septembre 1936, dit : « Il est regrettable que la Grande Bretagne subisse ces pertes dans une partie sainte des pays arabes, leurs alliés d’hier et d’aujourd’hui, dans le but de servir le sionisme et de lui bâtir un foyer national dans la Palestine arabe. Ils ne combattaient pas les intérêts britanniques, de même que les Arabes ne se battent pas contre la Grande Bretagne, et ne souhaitent pas nuire à ses intérêts mais seulement lutter contre la colonisation juive et la politique sioniste. Hormis ces deux points, les Arabes vivraient amicalement et paisiblement avec les Anglais » [9].
Le 13 décembre 1931, Al-Jami’a Al-Arabiya, le journal du Conseil Musulman des Husseini, publia un extrait du tristement célèbre Protocole des sages de Sion qui « prouvait » la collusion des Juifs avec le communisme. Des documents semblables paraissaient souvent dans le même journal et généralement dans la presse arabe de Palestine.
L’idée de l’identité du sionisme et du bolchevisme était affirmée pour encourager les dirigeants impérialistes à se désolidariser du sionisme. Elle reçut une forme claire dans un livre spécialement destiné aux lecteurs britanniques, en particulier ceux qui étaient liés avec l’administration de la Palestine. « Il est naturel que les Arabes soient irrités par l’audace et l’agressivité de ces nouveaux arrivés et soient influencés par les principes sociaux et bolcheviques qu’ils apportent avec eux. Un fort élément bolchevique s’est déjà installé dans le pays et a produit un effet sur la population » [10].
Tout acte réactionnaire accompli dans le monde était chaleureusement applaudi par les journaux et les dirigeants officiels arabes. Ainsi, le 4 avril 1935, Al-Jami’a Al-Arabiya publia un article de Shakib Arselan, un dirigeant druze au service de l’Axe Hitler-Mussolini, dans lequel il écrivait : « Nous n’oublions pas l’attitude louable du dirigeant de l’Italie en soutien aux Arabes à l’époque où il était rédacteur en chef du journal Popolo d’Italia… Nous considérons comme un honneur de rencontrer un grand homme qui est aujourd’hui pratiquement le plus important homme d’Etat européen ». Et il poursuivait en énumérant les bienfaits dont Mussolini avait comblé Tripoli. Dans une autre occasion, à propos de l’invasion italienne de l’Abyssinie, il écrivit : « Nous ne devons pas plaindre le gouvernement abyssinien qui pendant des siècles a opprimé les musulmans de son pays ». Existe-t-il des dirigeants d’autres mouvements nationalistes des colonies qui aient atteint une dégradation assez profonde pour soutenir une guerre impérialiste contre un autre peuple colonial ?
Dans le même numéro d’Al-Jami’a Al-Arabiya (4 avril 1935) fut publié un article intitulé « L’Islam et les Juifs », écrit par le musulman anglais Khaled Sheldrick, dans lequel, entre autres, il déclare : « Hitler a délivré l’Allemagne du joug des capitalistes juifs… L’Allemagne avance aujourd’hui sur le chemin du progrès… Si le succès de ce mouvement persiste, les autres pays suivront son exemple… »
Le même journal imprimait constamment des articles antisémites extraits du journal anglais The Fascist, et les mêmes idées étaient répétées de façon non équivoque et à tout bout de champ par les dirigeants nationalistes arabes de Palestine [11]. La rébellion de Franco fut saluée avec enthousiasme par le journal Al Liwa.
L’existence du sionisme et du soutien que lui apportaient les masses juives permit à la réaction féodale arabe de détourner la colère antisioniste de l’impérialisme et de la minorité de capitalistes au sein de la communauté juive. Au lieu de cela, elle fut canalisée vers une forme de haine raciale anti-juive.
La lutte de classe du prolétariat arabe, qui était encore dans l’enfance, ne sut ni avancer ni se renforcer lors des soulèvements nationaux de 1929 et 1936-39. Bien au contraire, elle fut paralysée. Alors que les révoltes populaires dans les pays coloniaux voyaient les grèves contre le capital étranger jouer un rôle croissant, quelque chose de très différent se produisait en Palestine. De 1933 à 1935, il y avait eu d’importantes grèves économiques des travailleurs arabes, essentiellement dans les entreprises capitalistes étrangères : Irak Petroleum Co, Shell, les chemins de fer, le port de Haïfa, la grande entreprise de tabacs Karaman, Dick i Salti, etc. Mais pendant toute la période des émeutes de 1936-1939, il n’y eut pas une seule grève dans les entreprises contrôlées par le capital étranger ou le gouvernement.
Pour les seigneurs féodaux et la bourgeoisie arabes, le sionisme était la seule source de désaccord avec l’impérialisme. Les dirigeants arabes ne cessèrent de s’efforcer de prouver qu’ils pouvaient être des alliés fiables de l’impérialisme, qui pouvait dès lors se dispenser d’utiliser le sionisme comme son pilier oriental. De façon constante, ils répétèrent le refrain : la politique britannique de soutien au sionisme est due à l’influence des Juifs mais elle est contraire aux intérêts de l’empire.
L’impasse à laquelle étaient confrontés les travailleurs arabes et juifs n’aurait pu être brisée que par un mouvement puissant et dynamique de la classe ouvrière arabe. Hélas, la classe laborieuse palestinienne était trop petite et trop faible pour s’acquitter de cette tâche.
De 1938 jusqu’en septembre 1946, je fus engagé dans un effort pour construire une organisation trotskyste en Palestine. C’était très difficile. Sur toute la planète, le trotskysme, la Quatrième Internationale, ne parvint jamais à provoquer une rupture à grande échelle des rangs des partis traditionnels du mouvement ouvrier. En cela son sort fut très différent de celui des Première, Deuxième et Troisième Internationales.
La Première Internationale était composée d’organisations relativement importantes, et bien qu’il y eût une rupture de quelque vingt années entre la fin de la Première et la fondation de la Deuxième Internationale, des milliers de membres de la première rejoignirent la seconde. La Troisième Internationale, l’Internationale Communiste (ou Comintern), vit le jour à la suite d’énormes scissions dans la Deuxième Internationale. Le Parti Socialiste Italien, lors de sa conférence de Bologne en septembre 1919, vota pour rejoindre l’Internationale Communiste, apportant 300.000 membres. En Allemagne, le Parti Social Démocrate Indépendant, qui était sorti en 1917 du Parti Social Démocrate, décida aussi d’adhérer à l’International Communiste, ajoutant 300.000 membres. En 1920, après le Congrès de Tours, le Parti Socialiste scissionna et le nouveau Parti Communiste Français adhéra à l’Internationale, ajoutant encore 140.000 membres. En juin 1919, les Socialistes Bulgares, avec leurs 35.478 membres, votèrent l’affiliation. Le Parti Socialiste Yougoslave, également un parti de masse, adhéra. Le Parti Social Démocrate Tchécoslovaque connut une scission en décembre 1920, la gauche communiste emportant la moitié des effectifs et fondant un Parti Communiste de 350.000 membres. Une scission séparée dans le Parti Social Démocrate de la minorité de langue allemande ajouta encore des forces, et après leur unification le Parti revendiquait 400.000 membres. Le Parti Travailliste Norvégien rejoignit le Comintern au printemps 1919. En Suède, la majorité du Parti Socialiste, après une scission, adhéra avec ses 17.000 membres [12].
Malheureusement, il n’y eut aucune continuité, en termes de révolutionnaires individuels, entre l’Internationale Communiste de Lénine et Trotsky du début des années 20 et le mouvement trotskyste à partir des années 30. Ecrasés entre l’influence massive de Staline et la peur d’Hitler, les organisations trotskystes furent toujours de petits groupes sur les marges des mouvements de masse. Ainsi, le nombre de trotskystes à Berlin à la veille de la victoire d’Hitler était de 50 ! Malgré la Révolution Espagnole de 1936, en septembre 1938, selon le rapport de la Conférence de Fondation de la Quatrième Internationale, les effectifs de la section espagnole se situaient entre 10 et 30 !
Les trois premières Internationales avaient vu le jour dans des périodes de montée de la lutte des classes ; les organisations trotskystes sont nées dans une très dure période de l’histoire de la classe ouvrière – celle de la victoire du nazisme et du stalinisme.
La critique du stalinisme émise par Trotsky dans les années 20 et 30 était absolument correcte. Mais, tragiquement, le trotskysme n’en retira aucun bénéfice. Les erreurs désastreuses du stalinisme contribuèrent à la victoire de Hitler et à des reculs en Angleterre, en France, en Espagne et en Chine. En conséquence, une classe ouvrière battue recherchait une organisation forte pour la sauver de la catastrophe nazie. Le stalinisme devint une religion.
En Palestine, je devais utiliser trois langues : pour les travailleurs juifs j’écrivais en hébreu, signant mes articles Y Tsur ; pour les Arabes, j’utilisais le pseudonyme de Youssouf El Chakry, et mes articles en anglais étaient signés L Rock. Tous ces noms signifiaient rocher ou pierre.
En même temps que nous tentions de construire, en 1938, une organisation trotskyste en Palestine, nous prîmes contact avec l’organisation trotskyste américaine, le Socialist Workers Party. Il nous envoyait régulièrement des articles de Trotsky. C’était pour nous d’une extraordinaire importance. Malgré tout, ça ne marchait pas. En 1946, nous étions une trentaine, parmi lesquels sept Arabes, le reste des Juifs. Il était très difficile, pour ne pas dire impossible, pour les membres juifs de distribuer le magazine arabe ou les tracts en arabe. C’était extrêmement difficile pour eux de recruter des Arabes dans l’organisation parce que très peu d’entre eux travaillaient avec des Arabes, comme je l’ai indiqué précédemment.
En persévérant, nous réussîmes à gagner de précieux travailleurs et intellectuels arabes. Ils étaient des diamants humains. Au début de 1940, nous pûmes recruter le rédacteur en chef de El Nur, le journal arabe légal du Parti Communiste de Palestine clandestin. Il s’appelait Jabra Nicola, c’était un homme vraiment brillant. Tout en travaillant pour El Nur, Jabra gagnait sa vie comme journaliste pour un quotidien arabe bourgeois. Il travaillait la nuit. Chaque jour, à la fin de son service, je le rencontrais et discutais avec lui trois ou quatre heures. Au bout d’un mois, je parvins à le convaincre. Il était peut être aussi un peu motivé par la perspective de ne plus être harcelé ! C’était vraiment une grande réussite. Pour qu’on comprenne bien les conditions d’existence qui étaient celles de Jabra, je relaterai un incident. Chanie devait aller le voir pour prendre un article qu’il avait écrit. Je ne pouvais pas le faire moi-même car je me cachais de la police. Elle alla à sa « maison » - une seule pièce. Dans cette pièce, il vivait avec sa femme et son enfant âgé d’un an, sa sœur veuve avec son enfant, et sa mère - qui était en train de mourir d’un cancer.
En 1942 il fut élu secrétaire arabe du Parti Communiste à Jérusalem. L’histoire est tout à fait fascinante. Du Septième Congrès du Comintern, en 1935, jusqu’à août 1939, les partis staliniens dans le monde entier insistaient sur le fait que la guerre à venir serait une croisade antifasciste. Avec le Pacte Hitler-Staline d’août 1939, la ligne changea complètement : la guerre était désormais de nature impérialiste. Lorsque l’Allemagne nazie envahit la Russie en juin 1941, un nouveau tournant abrupt se produisit. Churchill était maintenant l’ami de Staline et la politique du Parti Communiste Britannique, par exemple, consistait à appeler à une alliance avec Churchill, à brandir l’Union Jack, et à chanter « God save the King » avec ferveur. C’était simple.
Mais que pouvait-on faire dans un pays comme la Palestine, où vivaient deux peuples séparés, avec des dirigeants nationaux distincts, des hymnes et des drapeaux nationaux différents ? Lors du Pacte Hitler-Staline, le Parti Communiste de Palestine proclama que l’Orient tout entier était l’ennemi de l’impérialisme et que « les masses indiennes et arabes sont sur le point de se révolter ouvertement contre la domination impérialiste » [13]. Lorsque les nazis envahirent la Russie, un changement de ligne radical se produisit. Désormais, « le gouvernement doit comprendre qu’il dispose d’une région amie importante au Moyen-Orient » [14]. Auparavant, le « gouvernement britannique de Palestine (représentait) un régime de soumission, d’exploitation, de répression et de réaction noire. Ce régime (était) le même que ceux d’Hitler et Mussolini avec lesquels l’impérialisme franco-britannique (luttait) pour le monopole de l’exploitation du prolétariat des pays capitalistes et des nations opprimées des colonies » [15]. Le Haut Commissaire britannique était désormais le représentant de la démocratie, et « nous gardons dans nos cœurs ses belles qualités personnelles… la manifestation de ses réelles caractéristiques sociales » [16].
Avec le virage à 180 degrés dans la politique des staliniens en juin 1941, devenus d’enthousiastes supporters de la « guerre pour la démocratie », les staliniens juifs manifestèrent, à quelques exceptions près, une certaine ambivalence à l’égard du sionisme. Comme à l’évidence, cela n’était pas possible pour les staliniens arabes, le parti se divisa en deux : le parti juif (qui n’avait pas un seul membre arabe) continuait à porter le nom de Parti Communiste de Palestine (PCP) ; le parti arabe, qui selon ses statuts ne devait comporter que des arabes, fut appelé la Ligue Nationale de la Liberté. Une course patriotique entre les deux commença. Le jour de la victoire en Europe (VE Day), le PCP défila sous le drapeau sioniste bleu et blanc, ses slogans étant « Liberté de l’immigration », « Extension de la colonisation », « Développement du foyer national juif » et « A bas le livre blanc » ( « the white paper », par lequel le gouvernement britannique avait apporté en 1939 des restrictions à l’immigration juive). La Ligue Nationale de la Liberté participait au Front National Arabe, qui comportait des partis bourgeois et féodaux, et appelait au combat « contre l’immigration sioniste », « contre le transfert de terres aux sionistes » et « pour le livre blanc ».
Nous envoyâmes deux camarades – un Arabe et un Juif – proposer leur adhésion à la Ligue Nationale de la Liberté. Il leur fut répondu : « L’Arabe d’accord, mais pas le Juif ». Les camarades répliquèrent : « Nous voulons adhérer ensemble. Nous n’accepterons pas de laisser un des nôtres dehors. » Ensuite, nous envoyâmes la même paire au PCP, où les rôles furent renversés. Confronté à cela, le secrétaire arabe de la LNL de Jérusalem nous rejoignit.
C’est au cours de la grève nationale des chemins de fer de 1944 qu’on put assister au comportement le plus scandaleux des staliniens, ce qui nous permit de recruter un dirigeant arabe des cheminots. Les staliniens avaient sorti un tract, écrit d’un côté en arabe, de l’autre en hébreu. Le premier finissait par le slogan : « Pour un comité de grève démocratique sans différence de religion ou de nationalité ». Le côté hébreu, lui, concluait par : « Elisons un comité de grève sur la base de la parité entre Arabes et Juifs ». Comme pratiquement aucun travailleur arabe ne comprenait l’hébreu et que très peu de Juifs lisaient l’arabe, les staliniens avaient bon espoir que leur manœuvre passerait inaperçue. Un de nos camarades approcha un dirigeant arabe et lui traduisit le côté hébreu du tract. Le cheminot était profondément choqué, et lorsque la traduction lui fut confirmée par quelqu’un d’autre, il rompit avec le stalinisme et rejoignit notre groupe.
Hélas, au cours des longs mois et des longues années, malgré de grands efforts de notre part, le groupe restait minuscule. Et, ce qui était encore plus frustrant, il n’avait absolument aucune influence sur la classe ouvrière. En fait, une cellule moyenne du Socialist Workers Party britannique d’aujourd’hui a plus d’impact que nous n’en avions alors en Palestine.
Nous maigres résultats n’étaient pas le produit de la paresse ou du dilettantisme ; en fait, nous nous donnions énormément de mal. Personnellement, je vivais comme un révolutionnaire professionnel, engagé à plein temps dans la construction du groupe. En 1936, avant que nous ne fondions le groupe, je travaillai pendant un an pour gagner ma vie. Je devins un ouvrier du bâtiment, convaincu que je ne pouvais comprendre les travailleurs qu’à la sueur de mon front. Alors pendant un an je trimai environ douze heures par jour, six jours par semaine. Le résultat pratique fut que je ne pouvais avoir, du fait de ma fatigue, aucune activité politique digne de ce nom. Cette expérience m’immunisa contre le mot de quatre lettres work, et dès lors mon temps fut rarement employé à autre chose qu’à l’activité politique. Je réussis à traduire deux livres en hébreu pour de l’argent – l’un de l’anglais, l’autre de l’allemand. Soit dit en passant, la première traduction causa une certaine gaieté. Le livre que j’avais traduit était un volume massif, Le déclin du capitalisme américain de Lewis Corey (membre fondateur du Parti Communiste Américain). Lorsque j’eus fini la traduction pour le compte de la maison d’édition d’Hachomer Hatzaïr, Lewis Corey fut contacté pour l’autorisation de publication. Il la refusa au motif, déclara-t-il, qu’il « avait cessé d’être marxiste ». Le second était un livre de Fritz Sternberg, le théoricien allemand du Parti Socialiste des Travailleurs (SAP).
L’argent rapporté par ces deux traductions fut une aide appréciable. En hiver je ramassais des fruits dans l’orangeraie voisine, ce qui constituait un supplément important au régime de pain, de jambon, d’un oeuf par jour, de thé et de lait sur lequel je survivais.
A chaque instant notre groupe était confronté à des grandes difficultés. Pour récupérer les articles destinés à notre presse, l’un d’entre nous, inconnu de la police ou des organisations sionistes, devait voyager pour en prendre livraison, par exemple à Haïfa pour les ramener à Tel Aviv.
L’impression était une tâche lourde. Nous ne pouvions aller, nos publications étant illégales, chez un imprimeur commercial. Nous n’avions pas de presse à nous, nous ne possédions même pas un duplicateur. Nous avions un copieur à plat. Pour commencer, il fallait taper la page sur un stencil, qui était ensuite disposé sur une seule feuille de papier, et un rouleau enduit d’encre était passé dessus pour faire une impression. Il fallait faire très attention de ne pas mettre une feuille imprimée au-dessus d’une autre. Elles étaient soigneusement réparties pendant le séchage – une démarche dévoreuse de temps.
Pendant quelques mois notre fabrication fut encore plus fastidieuse. Un camarade ouvrier imprimeur avait récupéré une petite presse manuelle, que nous conservions dans ma chambre. Il fallait faire la composition à la main, lettre par lettre, ce qui prenait des heures. Un jour, comme je rentrais chez moi, une fillette qui vivait dans la même maison courut vers moi pour me dire : « La police est dans ta chambre ! » Evidemment, je pris la poudre d’escampette. Mais quel soulagement d’être débarrassé de cette machine ! Pendant un certain temps je me réveillai au milieu de la nuit avec un cauchemar, pensant que c’était peut-être moi qui avait informé la police pour me débarrasser de cette nuisance.
Puis venait la difficulté de distribuer le journal dans les différentes villes – il n’était pas question d’utiliser la poste. Un camarade devait prendre un autocar, par exemple allant de Tel Aviv à Jérusalem, mettre le paquet dans le filet, et faire semblant de ne pas connaître son existence au cas où la police fouillerait le car – ce qui arrivait souvent. Les exemplaires individuels du journal devaient être ensuite distribués directement parmi les contacts de nos militants.
La fardeau consistant, pour un petit groupe de moins de trente membres, à publier deux magazines séparés – l’un en arabe, l’autre en hébreu – plus parfois des tracts en anglais pour les troupes britanniques d’occupation de la Palestine, était véritablement énorme.
La police n’était pas le seul danger auquel nous étions exposés, il y avait aussi les organisations sionistes. Pour illustrer ceci, je vais rapporter deux anecdotes.
Un jour, rentrant chez moi à Jérusalem en compagnie de mon amie, je vis, en arrivant devant la maison, deux grands jeunes hommes à la porte. Je devinai qui ils étaient, mais c’était trop tard. Mon amie avait déjà passé le portail, et ne pouvant la laisser seule, je la suivis. Les deux hommes me rossèrent. Finalement nous nous échappâmes. En revenant plus tard je trouvai un écriteau sur ma porte me menaçant des pires conséquences si je ne quittais Jérusalem. Je n’avais pas d’autre alternative que de suive les instructions d’Etzel, l’organisation paramilitaire fasciste.
Le deuxième incident se produisit lors d’une assemblée d’étudiants à l’Université Hébraïque au cours de laquelle prit la parole un membre de la droite des Révisionnistes, qu’on appelle aujourd’hui le Likoud. Les Révisionnistes utilisaient le même salut que les fascistes italiens et les nazis allemands – le bras tendu. Leur quartier général à Tel Aviv était appelé la Maison Brune en imitation de celui des nazis à Munich. Cet orateur se livrait à une attaque féroce contre le marxisme, l’appelant « une idéologie gentille (non-juive - NdT) empoisonnant notre esprit juif ». C’était une réplique de la propagande nazie qualifiant le marxisme de juif. A la fin de son discours, je me levai et dis : « Je suis d’accord avec l’orateur, le marxisme est gentil, mais le salut hitlérien et les chemises brunes ne le sont pas ». Le prix à payer fut d’être rossé.
La menace majeure, évidemment, était la police. Quelques jours après le début de la Deuxième Guerre mondiale le 1er septembre 1939, deux policiers en civil frappèrent à la porte de la maison où je logeais à Haïfa. Ils venaient perquisitionner. Ils ne trouvèrent rien de délictueux, mais tout en fouillant ils se parlaient entre eux dans le but évident de m’intimider. L’un d’entre eux décrivait avec précision l’aspect de mon amie, l’autre ajoutant : « Quand est-ce qu’on la viole ? » Bien que je fusse convaincu qu’il ne s’agissait là que d’une guerre psychologique à mon encontre, j’étais néanmoins inquiet.
Deux jours plus tard, les mêmes revinrent. Entre-temps j’avais écrit un tract anti-guerre, qui expliquait dans ses grandes lignes qu’il s’agissait d’une guerre impérialiste et que les travailleurs devaient s’unir pour combattre le capitalisme ; pour utiliser la formule de Lénine, « transformer la guerre impérialiste en guerre civile » et s’engager dans la voie de la révolution internationale. J’ai gardé à l’esprit une des phrases de ce tract : « Les 52 Etats de la Ligue des Nations reconnaissent aux sionistes le droit de bâtir un foyer national juif en Palestine, mais le village de Qaqoon s’y refuse ».
Quelques jours avant le début de la distribution du tract, je demandai à mon frère, qui était aussi membre de notre groupe trotskyste, de s’assurer que notre local était « propre ». Le lendemain, les deux policiers reparurent. Quelques secondes après leur entrée, l’un d’eux souleva un journal sous lequel se trouvait le brouillon du tract, rédigé de mon écriture. S’il s’était agi d’un tract imprimé, j’aurais pu prétendre que je l’avais trouvé dans la rue, mais là, la preuve était trop flagrante.
Mon frère, de deux ans mon aîné, et moi-même fûmes emmenés et enfermés dans la cellule d’un poste de police. Après trois jours et trois nuits d’isolement complet, peu après minuit nous fûmes réveillés, menottés ensemble et emmenés en promenade. Derrière nous les deux policiers parlaient entre eux : « Où allons-nous jeter les corps ? » Je murmurai à mon frère : « Ne t’inquiète pas ! Ils nous préparent seulement à l’interrogatoire ». Hélas, lorsque nous arrivâmes au quartier général de la CID, mon frère était pâle comme un mort.
Un officier, après nous avoir à peine interrogés, mit sur la table un document imprimé avec mon nom ajouté, porteur d’une sentence de « 12 mois de détention » (mon frère fut condamné à six mois d’interdiction de sortie la nuit – il quitta le groupe).
En arrivant en prison, je rencontrai le secrétaire général du Parti Communiste de Palestine, Meir Slonim, qui était détenu depuis quelques années. Quand la guerre éclata, il se porta volontaire pour rejoindre l’armée britannique – après tout, depuis le 7° Congrès du Comintern d’août 1935, le staliniens proclamaient que la guerre à venir serait une guerre contre le fascisme. Cela prit des semaines avant que le Colonial Office de Londres réponde à la requête de Slonim de sortir de prison et d’entrer dans l’armée. Hélas, entre-temps il avait compris que la guerre n’était pas antifasciste mais bien impérialiste, de telle sorte qu’il refusa de sortir de prison. Et nous disions : « Nous sommes prisonniers ici, mais Slonim est volontaire ».
Le passé des quatre autres trotskystes était intéressant. Ils avaient émigré d’Allemagne, et en arrivant ils s’étaient renseignés à notre sujet et avaient conclu que rien ne pouvait être fait en Palestine. Ils avaient collectionné notre littérature avec le projet de faire un article à l’attention de Trotsky, expliquant pourquoi l’activité était sans intérêt en Palestine. Quand ils furent arrêtés, la police trouva sur eux cette masse considérable de matériel et en conclut qu’ils avaient mis la main sur le quartier général des trostkystes. Ces infortunés écopèrent de sentences de 30 mois de prison. Quand je les rencontrais, je leur disais : « Vous voyez, quand on est actif on prend 12 mois, mais quand on est passif on en prend 30 ».
Dans la même prison je fis la connaissance d’Abraham Stern, de la bande du même nom de terroristes sionistes d’extrême droite, qui avait organisé des attentats spectaculaires contre les installations britanniques. Stern fut plus tard assassiné par des agents anglais. Il m’expliqua l’adoption des symboles fascistes en me disant que la Grande-Bretagne avait besoin des sionistes pour affronter le monde arabe. L’impérialisme italien étant plus faible que l’anglais, il avait par conséquent encore plus besoin des sionistes. Et donc, dans l’espoir que l’Italie et l’Allemagne gagneraient la guerre, il faisait aux fascistes une cour assidue. Bien sûr, cette orientation était développée bien avant que l’on n’eût connaissance de l’Holocauste.
Il y avait aussi Moshe Dayan, futur Secrétaire à la défense du premier gouvernement israélien, détenu pour avoir introduit illégalement des armes dans le pays.
Cette prison avait un côté comique. Dans sa bibliothèque, à la section géographie, on pouvait trouver un livre appelé Le capital. Mais lorsqu’un prisonnier reçut par la poste le roman de Stendhal Le rouge et le noir, il ne put l’obtenir parce que le règlement n’autorisait pas les livres politiques. Face à la disette de littérature, je fis deux choses : d’abord, je décidai d’apprendre le français, utilisant Le tour du monde en 80 jours de Jules Verne, en même temps que sa traduction en anglais, et lus les deux ouvrages phrase par phrase. C’était une manière utile d’apprendre la langue.
Mais cela ne suffisait pas à remplir les longues heures de la journée. Il y avait un livre dont on trouvait des exemplaires en abondance dans la prison – la Bible. Je fus séduit par la possibilité d’utiliser le livre d’Engels L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat pour interpréter les événements rapportés dans la Bible.
Engels décrit la désintégration du communisme primitif comme étant le résultat du développement des forces productives et de l’avancée de la connaissance humaine. Le produit en était le passage d’une société de chasse-cueillette à l’agriculture. Ceci était associé à l’apparition de la propriété privée et de la famille monogamique.
J’écrivais dans l’épais cahier que je remplissais sur le sujet que le même processus est décrit dans la fable d’Adam et Eve, chassés du jardin d’Eden pour avoir mangé la pomme de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Dieu dit alors à Adam : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ».
Les noms Adam et Eve eux-mêmes reflètent ce processus. Le nom Eve vient du mot hébreu chava, dérivé du mot chaïm signifiant « vie », par ce qu’elle « était la mère de tous les vivants ». Et d’où vient le nom Adam ? J’étais d’avis que son origine devait être trouvée dans le mot adama, hébreu pour terre. Ce sont les femmes qui ont les premières élevé des animaux, mais ce sont les hommes qui ont cultivé la terre.
Un développement similaire est décrit dans le meurtre par Caïn de son frère Abel. En hébreu les noms sont Cain et Hevel. Cain, je crois, est dérivé du mot cinian, qui signifie propriété, alors que hevel signifie quelque chose comme vapeur. Ainsi, le meurtre de Hevel par Cain était la victoire de la propriété privée de la terre dans sa lutte contre les tribus nomades.
C’est une histoire semblable qui est contenue dans le conflit entre Jacob et Esaü. Esaü était un chasseur. Il vendit son droit d’aînesse à son frère Jacob, ce qui le mit dans une colère telle qu’il voulut tuer son frère.
Le livre d’Engels L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat devait beaucoup à celui de Lewis H Morgan La société ancienne, que j’avais aussi lu. Morgan prétend qu’aux débuts de la société, et pendant une longue période, les relations sexuelles sans restriction étaient dominantes dans les tribus, chaque femme appartenant également à tous les hommes, et les hommes à toutes les femmes. Entre ce stade, qu’Engels qualifiait de communisme primitif, et l’époque de l’apparition de la famille il y avait eu une période de transition durant laquelle la tribu s’était trouvée divisée en gentes.
Après l’exclusion des parents et des enfants des rapports sexuels entre eux, une deuxième étape fut l’exclusion des frères et des sœurs. Ceci mena à la division de la tribu en gentes séparées. La gens indiquait la descendance et était associée à une certaine structure sociale et culturelle.
Chacun de ces gentes primitives se subdivise, avec l’accroissement de la population, en plusieurs gentes-filles... La tribu elle-même se divise en plusieurs tribus et, dans chacune d’elles, nous retrouvons en grande partie les anciennes gens [17].
En prison, je décidai de rechercher si, et jusqu’à quel point, l’apparition de la gens était reflétée par la Bible. Je me souviens d’avoir trouvé des douzaines d’exemples le démontrant. Hélas, ma connaissance de la Bible s’est beaucoup rouillée, de même que ma maîtrise de l’hébreu. De telle sorte qu’en travaillant à la présente biographie, j’ai passé plusieurs heures à relire la Bible sans trouver une seule des preuves de cette idée.
Je m’employai aussi à analyser les changements dans les cérémonies religieuses comme reflétant les mutations dans la structure de classe. Par exemple, dans une partie de la Bible tous les Israélites ont le droit de manger sur l’autel après le sacrifice. Dans une autre, seulement les prêtres (les cohen) peuvent le faire. Ailleurs, il y a une différenciation entre les prêtres, entre les cohen et les levi.
Ainsi, on pouvait décider quelle partie de la Bible avait été écrite plus tôt ou plus tard en fonction des coutumes religieuses qui y étaient décrites. Et cela fournissait une ouverture pour considérer d’autres aspects de l’époque. La pratique habituelle des spécialistes de la Bible consiste à analyser le style de langage comme la clé pour déterminer dans quel ordre les différentes parties de la Bible ont été écrites.
Je travaillai beaucoup, et envoyai mes conclusions à un expert biblique qui fut très impressionné. Je ne sais pas si ma contribution avait quelque valeur, mais tout cela m’a aidé à m’approprier la méthode analytique marxiste, non pas comme un dogme mais comme une arme de recherche.
Hélas, le manuscrit a été perdu et ne sera probablement jamais retrouvé.
Le fait que nous n’avancions pas devenait de plus en plus frustrant. Formellement, nous étions corrects : les travailleurs arabes devaient combattre le sionisme et l’impérialisme, et briser avec les dirigeants arabes réactionnaires ; les travailleurs juifs devaient se joindre aux masses arabes en lutte. Nous répétions le mot « devrait » interminablement. On peut trouver une expression de ceci dans trois articles que j’écrivis pour le mensuel trotskyste américain New International : « La politique britannique en Palestine » (octobre 1938), « Le conflit judéo-arabe » (novembre 1938), et « Politique de classe en Palestine » (juin 1939). J’utilisais le pseudonyme L. Rock.
Formellement, nous adhérions à la théorie de la révolution permanente telle que l’avait formulée Trotsky. Mais cette théorie ne se limitait pas à conjuguer le verbe « devoir » au subjonctif. Trotsky ne se bornait pas à proclamer que le prolétariat de Petrograd devrait conduire la paysannerie dans la lutte contre le tsarisme et le capitalisme, ou devrait remplir les tâches de la révolution démocratique bourgeoise (résolution de la question agraire, autodétermination des nationalités opprimées, etc.). En fait, c’était exactement l’impact que l’action révolutionnaire du prolétariat de Petrograd en 1905 avait eue sur toute la Russie, et en 1917 elle alla encore plus loin et fut capable d’encourager la révolution mondiale.
Les travailleurs d’une ville palestinienne provinciale, ou de plusieurs, ne pouvaient pas avoir une influence comparable. Nous avions raison de dire que la classe ouvrière arabe aurait pu renverser l’impérialisme et le sionisme, et briser les directions réactionnaires des peuples arabes. Mais la classe ouvrière palestinienne n’était qu’une petite partie de la classe ouvrière arabe. Elle était minuscule comparée à la classe des travailleurs égyptiens. En 1944, le chiffre total des salariés palestiniens était estimé à 160.000. A côté de cela, le nombre des travailleurs salariés égyptiens, sans compter les très nombreux ouvriers agricoles, était supérieur à deux millions.
Le nombre le plus élevé d’ouvriers palestiniens travaillant dans une même unité – les chemins de fer – était, en 1944, de 4.000. En Egypte, l’entreprise textile Mekhala-el-Kubra employait plus de 30.000 personnes ; les usines de mécanique et de réparation de pneus de Tel el-Kabir comptaient 17.000 salariés ; les filatures d’Alexandrie, Filatule Nationale, en avaient 10.000 [18].
La lutte de classe en Egypte était très en avance sur les moindres événements de Palestine, et elle est demeurée depuis à un niveau élevé.
En comparant la Palestine à l’Egypte, je me convainquis de plus en plus que la classe ouvrière de la première était bien trop faible pour jouer le rôle de levier dans la lutte au Moyen-Orient. La classe ouvrière égyptienne était décidément le facteur-clé de cette région.
Je décidai de consacrer plus de temps à étudier le Moyen-Orient. Longtemps auparavant, j’avais jugé utile d’analyser la situation de l’Egypte. Dès 1935, j’avais écrit un article intitulé « La crise agraire actuelle en Egypte », et je l’avais envoyé à un journal économique sérieux publié à Tel Aviv, Hameneshek Hashitufi. Je fus surpris par la lettre d’acceptation du rédacteur en chef, qui disait qu’il était clair que j’avais passé des années à étudier le sujet. En fait, j’y avais consacré une quinzaine de jours. L’article était le produit de mon enthousiasme pour le sujet, l’étude d’un certain nombre de rapports statistiques et l’absorption des écrits de Lénine sur la question agraire en Russie (soit dit en passant, un jour je rencontrai le rédacteur en chef, et nous fûmes tous deux très gênés lorsqu’il s’aperçut qu’il avait affaire à un jeune homme de 18 ans, en short).
Après avoir passé deux ans à préparer le matériel, puis deux années supplémentaires à l’écrire, je produisis un manuscrit sur le Moyen-Orient. Le manuscrit décrivait et analysait la structure économique des pays du Moyen-Orient, les forces sociales et politiques s’y affrontant, le rôle du l’impérialisme, le mouvement national et le mouvement ouvrier. Les pays concernés étaient l’Egypte, la Palestine, la Syrie, le Liban et l’Irak. Le reste de la péninsule arabique (la Jordanie aussi bien que l’Arabie saoudite, le Koweït et le Yémen) n’étaient pas pris en compte par qu’ils étaient si attardés qu’aucun mouvement national, et encore moins un mouvement ouvrier, n’y existaient encore. Ils n’étaient pas concernés par les puissantes secousses qui affectaient l’Orient arabe comme composante de l’histoire mondiale.
Mon anglais étant très insuffisant, je l’écrivis en hébreu. Cela prit dix mois de plus pour qu’il fût traduit en anglais (l’œuvre de Chanie).
Le sommaire du livre montre à quel point l’approche du sujet était sérieuse (et ambitieuse). Il débutait par une revue historique de l’âge d’or du féodalisme arabe (du 8° au 13° siècle), lorsque les Arabes étaient au sommet de la culture de l’humanité. Il poursuivait en décrivant et analysant l’invasion européenne de la région, de la conquête de l’Egypte par les Français en 1798 à l’époque présente. L’influence de l’Europe était contradictoire : elle sapait les bases de l’ordre ancien mais les préservait en même temps. Cinq chapitres étaient consacrés à cette question.
Deux chapitres analysaient l’invasion de l’Orient arabe par les puissances impérialistes dans les dernières décennies, suivis par un long chapitre sur le développement de l’industrie et de la banque en Egypte. Venaient ensuite des chapitres traitant de questions similaires en Palestine, en Syrie et en Irak.
Le manuscrit parlait ensuite de la question nationale, en cinq chapitres séparés consacrés à l’Egypte, la Palestine, la Syrie et le Liban, et finalement l’Irak. Ceci était suivi par un chapitre sur le sionisme. Venait ensuite une section portant sur le mouvement ouvrier en Orient : d’abord un chapitre sur les syndicats, puis un chapitre sur les organisations staliniennes et leur attitude vis-à-vis de la guerre et de l’unité avec les dirigeants capitalistes et propriétaires fonciers, sur la question agraire et le sionisme, suivis par un chapitre sur la montée d’une force prolétarienne indépendante en Egypte.
Le dernier chapitre concluait sur les tâches d’un mouvement ouvrier révolutionnaire dans l’Orient arabe.
La rédaction de ce manuscrit me convainquit que je devais faire un effort pour m’installer en Egypte.
En 1940 j’eus l’occasion de tester la possibilité de m’installer en Egypte. Il y avait dans notre groupe trotskyste une camarade dont la sœur était mariée à un soldat britannique qui y était stationné. J’avais entendu parler d’un groupe trotskyste en Egypte.
Je lui demandai de jeter un coup d’œil à la situation. Etant étranger, avec peu de maîtrise de l’arabe, et un accent repérable à des kilomètres, je savais que j’aurais à faire face à de grandes difficultés (le dialecte arabe des Egyptiens est très différent de celui des Palestiniens). J’avais besoin de camarades pour me soutenir, me cacher et s’occuper de moi. Malheureusement, le rapport que j’eus de ma camarade après sa visite en Egypte fut réellement très décevant. Selon elle, le minuscule groupe trotskyste était composé de dilettantes. Quelqu’un lui avait dit : « Si vous voulez trouver les trotskystes du Caire, regardez autour de vous jusqu’à ce que vous trouviez trois ou quatre Rolls Royce dans la rue ; cela vous indiquera qu’il y a une réunion trotskyste » (bien sûr il y avait là une légère exagération). Elle rencontra quelques trotskystes. Je me souviens des noms de deux d’entre eux – Ramses Yunan et Georges Heinan. Ils appartenaient à un groupe appelé Art et Liberté. Cette appellation atteste qu’il s’agissait d’un groupe littéraire – en fait c’était un groupe surréaliste. Le langage utilisé y était le français, bien que les membres fussent des Egyptiens parlant l’arabe.
Cela fit disparaître en moi l’idée d’aller en Egypte faire un travail illégal. Même avec un solide soutien de la part de révolutionnaires, l’entreprise s’avérait très risquée.
Mes efforts pour aller en Egypte réduits à néant, j’étais très déprimé. Mais les révolutionnaires ne peuvent pas se permettre de s’apitoyer sur leur sort. Je continuai donc à faire de grands efforts pour construire le groupe palestinien et sortir nos publications.
Se développer comme marxiste dans la Palestine isolée et retardataire comportait des avantages. L’endroit fournissait une éducation politique concentrée dans la mesure où il était le point de croisement de nombreux courants – l’impérialisme et le nationalisme, le féodalisme et le capitalisme, l’oppression et l’exploitation, plus toute la panoplie des positions politiques, de l’extrême droite à la gauche en passant par le stalinisme. Par dessus tout, il encourageait à ne dépendre que de soi-même, et à manifester indépendance et audace tant dans la pensée que dans l’action.
Une anecdote : en août 1935 se tint le 7ème congrès de l’Internationale communiste, celui qui devait lancer la politique des fronts populaires. Si j’avais habité en Angleterre, en France ou aux USA, j’aurais eu accès au commentaire de Trotsky sur ce congrès peu de jours après sa clôture et n’aurais pas dû écrire moi-même à son sujet. Hélas, en Palestine, les textes de Trotsky concernant le congrès ne nous parvinrent que deux mois plus tard. Pendant ce temps, quelques jours après le congrès, le rédacteur en chef d’un journal centriste de Palestine me demanda un article sur le sujet.
J’acceptai. Mon article proclamait, de façon tout à fait correcte, que le tournant vers le front populaire – une alliance des partis ouvriers, les communistes et les socialistes, avec des partis libéraux bourgeois – était un virage à droite monumental. Je ne voyais pas l’autre côté de la médaille : la nature contradictoire du front populaire. Il élevait les attentes de millions de travailleurs et mena à des actions de masse et à un grand tournant à gauche. En mai 1936, par exemple, le front populaire remporta les élections législatives en France. Les travailleurs se dirent alors : « Nous avons le gouvernement, maintenant prenons les usines », et une occupation massive des usines se mit en place. L’arriération et l’isolement ne vous garantissent pas contre les erreurs, mais ils vous incitent à l’indépendance de pensée et d’action.
La situation qui était la mienne comporte certains parallèles avec l’argumentation que Marx a développée sur la philosophie allemande : les Français ont fait la révolution en 1789, les Allemands l’ont pensée, de telle sorte que la bourgeoisie française de 1789 fut beaucoup plus efficace que le mouvement révolutionnaire allemand de 1848. Mais la philosophie allemande, en particulier celle de Hegel, surpassait de loin la philosophie française. Le fait de ne pouvoir compter que sur moi, qui m’a été imposé en Palestine, devait m’affecter le reste de ma vie. Ce fut particulièrement le cas après la mort de Trotsky, lorsque les alternatives étaient, soit de répéter ses paroles comme un perroquet, soit de faire face à la nouvelle situation et aux nouveaux problèmes avec une pensée indépendante.
Le besoin d’indépendance intellectuelle affecta même mes premiers pas dans l’apprentissage de l’économie marxiste. Après avoir lu les trois volumes du Capital, j’ai passé à peu près un an à lire les livres auxquels Marx répondait – de William Petty à Adam Smith, en passant par David Ricardo, James Mill et John Stuart Mill. Je n’ai pas fait cela parce que j’avais des doutes sur l’analyse de Marx. Au contraire, je l’ai fait parce que je n’étais pas sûr de pouvoir comprendre sa critique de l’économie politique classique sans lire ces textes. J’ai toujours su que la meilleure manière d’améliorer le fonctionnement du cerveau c’est de s’en servir. Hindenburg, le président allemand qui a appelé Hitler au pouvoir en 1933, est censé avoir proclamé : « Pour préserver mon cerveau je ne lis jamais de livres », mais je sais qu’il avait tort. Beaucoup d’hommes jeunes pourraient envoyer Mike Tyson (probablement un boxeur, NdT) au tapis s’ils s’entraînaient constamment et que Tyson reste au lit pendant un an. Je ne sais pas jusqu’à quel point mon cerveau est de bonne qualité, mais j’ai toujours été obstiné à le maintenir en activité.
La situation d’arriération et d’isolement n’était pas nécessairement propice au développement politique. Elle pouvait « faire ou briser » (« make or break ») une personne. Apparemment, j’ai été forcé de grandir à cette occasion.
Quelques mois après que j’aie terminé et revu le manuscrit sur l’Orient arabe, une opportunité de quitter la Palestine et d’aller à Londres se présenta de façon inattendue.
Les parents de Chanie émigrèrent d’Afrique du Sud pour s’installer en Palestine. Son père possédait une usine à Cape Town, et voulait visiter la Grande Bretagne pour acheter des textiles pour son entreprise. Après avoir obtenu un visa pour l’Angleterre, il se rendit compte qu’il n’en avait pas besoin parce que son passeport sud-africain était valide à lui seul. Apprenant cela, je bondis sur l’idée d’aller en Angleterre comme son représentant. C’était pour moi une situation incongrue que d’être porteur d’un bon de commande de produits textiles d’une valeur de 40 000 livres, alors que dans ma vie entière je n’en avais jamais vu plus de cent.
Avant de partir pour l’Angleterre, Chanie et moi décidâmes de nous marier, son excellent passeport sud-africain pouvant compenser le pauvre document délivré par le Protectorat Britannique de Palestine dont j’étais porteur, et me faciliter le voyage.
Nous étions démunis et mes possessions matérielles se limitaient à un short, une paire de chaussures, une chemise et des livres. Nous devions faire appel, le mariage civil n’existant pas, aux services d’un rabbin. La première épreuve d’une longue série fut d’obtenir le divorce du mariage blanc que j’avais contracté quelques années auparavant pour sauver une femme juive de l’Allemagne hitlérienne. C’était une pratique à laquelle coopéraient les rabbins à l’époque. Mais désormais ils réclamaient un divorce légal qui prenait de précieuses semaines à organiser, et qui pesait d’autant plus sur nos nerfs que la femme avait disparu. Tout en nous signalant que nous « vivrions dans le péché » (comme si ce n’était pas déjà le cas) les rabbins prononcèrent le divorce.
Chanie se souvient de ce qui se passa ensuite :
Mon frère, qui était dans le corps diplomatique, et sa femme devaient être témoins au mariage. Nous décidâmes alors de mettre dans l’affaire un peu d’apparat. Sans argent, cela s’avéra un problème ardu. D’abord, l’essentielle chupah (le dais nuptial) devait être installé sur le trottoir gratuitement, parce que cela coûte de l’argent de faire célébrer la cérémonie à l’intérieur. Ensuite, nous réalisâmes que le « marié » devait avoir des pantalons longs et, pour des raisons religieuses, être absolument coiffé d’un chapeau. Un anneau, du vin et un voile pour couvrir mon visage (car la « mariée » n’était pas censée être vue avant la fin de la cérémonie) étaient également indispensables.
Les pantalons : nous ne connaissions personne qui en avait, à part un membre sud-africain de notre groupe qui était beaucoup plus mince que Cliff. Le marié dut par conséquent porter son pantalon non boutonné.
Le chapeau : le seul individu que nous connaissions qui possédait cet article était un ouvrier du bâtiment qui portait une casquette couverte de ciment. Cliff l’arbora, ridiculement perchée sur son énorme tête.
Le voile et l’anneau furent fournis par ma belle-sœur – le premier était une très jolie voilette ajourée que le rabbin rejeta immédiatement, et qui fut remplacée par un mouchoir – et le second un anneau de platine. Au milieu de la cérémonie le rabbin le regarda et demanda : « Qu’est que c’est que ça ? » (comme le mari achète la femme avec l’anneau celui-ci doit avoir de la valeur et est donc presque toujours en or). Cliff répondit : « Du platine ». Le rabbin ne savait pas ce qu’était le platine, et pensait que c’était du fer blanc, alors il demanda : « Combien ça coûte ? » Cliff mentionna une forte somme d’argent. Tout cela au milieu de la cérémonie !
Finalement, le vin qui avait absorbé le reste de notre argent emprunté, et que nous avions l’intention de boire avec mon frère et ma belle-sœur, fut versé : le rabbin porta le verre à chacune de nos lèvres comme l’exige le rituel, le retira – et garda la bouteille.
En même temps, des miséreux entouraient la chupah de trottoir et, dès que la cérémonie fut terminée, s’attroupèrent pour mendier. Mon frère vida ses poches, et, furieux contre le rabbin rapace, nous nous éloignâmes à grandes enjambées - avec un morceau de papier qui disait que nous étions mariés !
Je pouvais désormais voyager l’esprit en paix.
Lors de ma lessive suivante, le vent emporta ma seule chemise et, comme nous devions payer les dettes que nous avions contractées pour payer les droits de mariage, nous étions plus pauvres que jamais.
Les autorités d’immigration palestiniennes ne voulaient pas se mettre à dos le commissaire au commerce britannique qui avait ratifié mon voyage, et je fus autorisé à quitter le pays, avec un avertissement qui résonnait à mes oreilles : « Vous serez de retour en Palestine dans moins de trois mois ». Après tout, je me cachais de la police depuis deux ans.
Lorsque nous arrivâmes à Douvres, l’officier de l’immigration me demanda naturellement le nom de la société que je représentais. Je ne le connaissais pas ! Comme conséquence de mon comportement ridicule, il tamponna sur mon passeport le séjour minimum – trois mois.
Notes
[1] Jewish Labour, une série d’articles et de discours publiés par la Histadrout en hébreu (Tel Aviv, 1935), p 53.
[2] From We and Our Neighbours, Speeches and Essays (Tel Aviv, 1931) en hébreu.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] The War Front of the Jewish People, en hébreu.
[7] The Guardian, 26 mars 1999.
[8] A Liwa, 1er juin 1936.
[9] Yu Haikal, The Palestine Problem (Jaffa), en arabe, pp215-216, 219.
[10] M Magannan, The Arab Woman and the Palestine Problem (1937), en arabe, pp 217-218.
[11] Voir, par exemple, Falastin, 4 février 1937.
[12] T Cliff, Lenin, vol 4 (Londres, 1979), pp10-11.
[13] Kol Ha’am (organe en hébreu du Parti Communiste de Palestine), juin 1940.
[14] Ibid., décembre 1942.
[15] Ibid., juillet 1940.
[16] Al-Ittihad (organe des staliniens arabes en Palestine), 3 septembre 1944.
[17] F Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Editions Sociales (Paris, 1974), p166.
[18] A Cohen, The Contemporary Arab World (Tel Aviv, 1960), en hébreu, pp168-169.