1966

« Ce qui unit les différentes espèces de socialisme par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise à leur contrôle. Le cœur du socialisme par en bas est l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement « par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la scène de l'histoire.. »

Hal Draper

Les deux âmes du socialisme

Les deux âmes du socialisme

1966

La crise du socialisme aujourd'hui est une crise de la définition du socialisme. Pour la première fois dans l'histoire mondiale, il est probable que la majorité de la population se proclame d'une façon ou d'une autre « socialiste » ; mais cette appellation n'a jamais contenu aussi peu d'information. Le seul dénominateur commun approximatif de ces divers « socialismes » est négatif : l'opposition au capitalisme. Du côté positif, l'éventail des idées, opposées et incompatibles, se réclamant du socialisme, est plus large que celui de la pensée bourgeoise en général.

L'aspect anticapitaliste lui-même est de moins en moins un point commun. Un certain nombre de partis sociaux-démocrates ont virtuellement éliminé toute revendication socialiste de leurs programmes, promettant le maintien de l'entreprise privée partout où c'est possible. L'exemple le plus frappant est celui de la social-démocratie allemande (« Comme idée, comme philosophie et comme mouvement social, le socialisme n'est plus représenté par un parti politique dans l'Allemagne d'aujourd'hui » résume D.A. Chalmers dans son livre The Social Democratic Party of Germany). Ces partis ont défini le socialisme d'une façon qui le vide de tout contenu, mais la tendance à laquelle ils correspondent est celle de la social-démocratie réformiste tout entière. Que reste-t-il de « socialiste » dans ces partis ?

De l'autre côté de la scène mondiale, il y a les Etats communistes, qui fondent leurs prétentions « socialistes » négativement, sur l'abolition du système du profit capitaliste privé et le fait que la classe dirigeante n’est pas constituée de possédants individuels. Mais, sous l'angle positif, le système socio-économique qui a remplacé le capitalisme dans ces pays ne pourrait pas être reconnu par Karl Marx. L'Etat est propriétaire des moyens de production - mais qui « possède » l’Etat ? Certainement pas la masse des travailleurs, qui sont exploités, opprimés et aliénés à tous les niveaux du contrôle social et politique. Une nouvelle classe dirige, les patrons bureaucrates. Elle dirige un système collectiviste - un collectivisme bureaucratique. A moins de mettre mécaniquement le signe égale entre étatisation et « socialisme », en quoi ces sociétés peuvent-elles être « socialistes » ?

Ces deux types de socialisme sont très différents, mais ils ont plus de choses en commun qu'ils ne le croient. Le rêve de « socialiser » le capitalisme par en haut est typique de la social-démocratie, dont le principe a toujours été qu'une intervention croissante de l'Etat dans l'économie et la société est, en soi, socialiste. Il possède un air de famille fatal avec la conception stalinienne qui consiste à imposer par en haut un système, et à assimiler l'étatisation au socialisme. Tous deux plongent leurs racines dans l'histoire de l'idée socialiste.

Retournons donc aux racines. Les pages qui suivent se proposent d'examiner la signification du socialisme historiquement, d'une manière nouvelle. Il y a toujours eu différentes « espèces » de socialisme, et elles ont été habituellement divisées entre réformistes ou révolutionnaires, pacifiques ou violentes, démocratiques ou autoritaires, etc. Ces divisions sont réelles, mais il en existe une autre, sous-jacente. Tout au long du mouvement et des idées socialistes, la coupure fondamentale s'est faite entre socialisme par en haut et socialisme par en bas.

Ce qui unit les différentes espèces de socialisme par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise à leur contrôle. Le cœur du socialisme par en bas est l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement « par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la scène de l'histoire. « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Telle est la première des règles écrites par Marx pour la Première Internationale, et c'est le principe directeur de l’œuvre de sa vie.

C'est le concept de socialisme par en haut qui explique l'acceptation de la dictature communiste comme une forme de « socialisme ». C'est l’idée qui concentre l'intérêt des sociaux-démocrates pour les superstructures parlementaires de la société et sur la prise en main des « postes de commande » de l'économie - ce qui les rend hostiles à toute action des masses par en bas. C'est le socialisme par en haut qui est la tradition dominante dans le développement du socialisme.

Il est à noter que ce n'est pas spécifique du socialisme. Au contraire, l'aspiration à l'émancipation par en haut est un principe permanent au cours des siècles de lutte de classe et d'oppression politique. C'est la promesse constante de tout pouvoir politique qui fait que le peuple lève les yeux vers le haut en quête d'aide et d'assistance, plutôt que de se libérer lui-même de son besoin de protection. Le peuple en appelait aux rois contre les injustices des seigneurs, et aux messies pour renverser les tyrans. A l'inverse d'une démarche audacieuse d'action de masse par en bas, il est plus prudent de trouver le « bon » dirigeant qui « répandra ses bienfaits sur le peuple ». Le schéma d'émancipation par en haut remonte loin dans l'histoire, et il était inévitable de le retrouver aussi dans le socialisme. Mais c'est seulement dans le cadre du mouvement socialiste moderne que la libération par en bas pouvait devenir une aspiration réaliste. A l'intérieur du socialisme, elle n'a émergé que par à-coups. L'histoire du socialisme peut être lue comme un effort, constant mais malheureux, pour se libérer de l'ancienne tradition de l'émancipation par en haut.

Dans la conviction que la crise présente du socialisme ne peut se comprendre que dans les termes de cette grande division dans la tradition socialiste, nous examinerons quelques exemples des deux « âmes » du socialisme.

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