1966 |
« Ce qui unit les différentes espèces de socialisme par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise à leur contrôle. Le cœur du socialisme par en bas est l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement « par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la scène de l'histoire.. » |
Pour les intellectuels, qui ont le choix des rôles qu'ils peuvent jouer dans la lutte des classes, la perspective du socialisme par en bas a eu historiquement peu d'attrait. Même dans le cadre du mouvement socialiste, elle a eu peu de partisans fermes, en même temps qu'elle en a eu beaucoup d'inconsistants. En dehors du mouvement socialiste, l'attitude la plus courante est que ces idées sont visionnaires, impraticables, irréalistes, « utopiques » - idéalistes peut-être, mais décidément don-quichottesques. Les gens sont congénitalement stupides, corrompus, apathiques et en général désespérants. Et un changement progressif ne peut venir que « d'êtres supérieurs » du genre de l'intellectuel qui (précisément) exprime cette opinion. Cela se traduit dans la théorie par une loi d'acier de l'oligarchie, ou une loi de fer-blanc de l'élitisme, impliquant, d'une façon ou d'une autre, une théorie sans nuance de l'inévitabilité - l'inévitabilite du changement seulement par en haut.
Sans avoir la prétention de résumer en quelques mots les arguments pour et contre cette opinion très répandue, nous pouvons remarquer le rôle qu'elle joue en tant que rite d'auto-justification pour les élitistes. En période « normale », quand les masses ne sont pas en mouvement, la théorie n'a besoin que d'être affirmée dédaigneusement, en même temps que toute l'histoire des révolutions et des mouvements sociaux est rejetée comme désuète. Mais la récurrence de soulèvements révolutionnaires et de troubles sociaux, définie précisément par l'irruption sur la scène historique de masses auparavant inactives, et caractéristique des périodes dans lesquelles un changement social fondamental est à l'ordre du jour, est tout aussi « normale » dans l'histoire que les périodes intermédiaires de conservatisme. Quand le théoricien élitiste doit par conséquent abandonner la posture de l'observateur scientifique qui se borne à prédire que les masses resteront toujours calmes, lorsqu'il est confronté à la réalité contraire d'une masse révolutionnaire menaçant de renverser la structure du pouvoir, il ne tarde pas, typiquement, à changer totalement d'approche, et se met à dénoncer l'intervention des masses par en bas comme le mal absolu.
Le fait est que le choix entre le socialisme par en haut et le socialisme par en bas est, pour l'intellectuel, un choix fondamentalement moral, alors que pour les masses laborieuses, qui n'ont pas d'alternative sociale, c'est une affaire de nécessité. L'intellectuel peut avoir l'option de se ranger du côté du pouvoir, que le travailleur n'a pas. La même option existe pour les dirigeants syndicaux qui, en s'élevant au-dessus de leur classe, se trouvent de la même façon confrontés à un choix qui n'existait pas auparavant. La pression à la conformité avec les mœurs de la classe dirigeante, la pression à l'embourgeoisement, est, proportionnellement, plus forte que les liens personnels et organiques avec la base, désormais affaiblis. Il n'est pas difficile, pour un intellectuel ou un bureaucrate, de se convaincre que l'infiltration, ou l'adaptation au pouvoir en place, est la démarche la plus habile, lorsque (comme c'est le cas) cela permet en même temps de prendre sa part des suppléments de pouvoir et de prospérité sans trop transpirer.
Il y a donc une certaine ironie à ce que la « loi de fer de l'oligarchie » ne soit telle essentiellement que pour les éléments intellectuels dont elle provient. Comme couche sociale (c'est-à-dire compte non tenu d'individus exceptionnels), les intellectuels ne sont pas remarquables pour s'être soulevés contre l'ordre établi d'une manière semblable à celle empruntée à de nombreuses reprises par la classe travailleuse moderne au cours de sa relativement brève histoire. Fonctionnant typiquement comme laquais idéologique des dirigeants établis de la société, le secteur des travailleurs cérébraux de la classe moyenne non-possédante est pourtant, en même temps, porté au mécontentement et à la révolte par la nature de la relation elle-même. Comme beaucoup d'autres valets, cet Admirable Crichton se dit: « Je suis un meilleur homme que mon maître, et si les choses étaient différentes on verrait qui plierait l'échine ». Plus que jamais à notre époque où le crédit du système capitaliste se désintègre dans le monde entier, il lui arrive aisément de rêver d'une forme de société dans laquelle il pourrait prendre son indépendance, dans laquelle le cerveau, et non les bras ou les fortunes, commanderait, dans laquelle lui et ses semblables seraient à la fois émancipés du pouvoir de la propriété par l'élimination du capitalisme, et affranchis de la pression des masses par l'élimination de la démocratie.
Et il n'a pas besoin de rêver à l'excès, car des exemples concrets d'une telle société semblent exister sous ses yeux dans les collectivismes de l'Est. Même s'il rejette ces versions, pour des raisons variées incluant la Guerre Froide, il peut théoriser sa propre version d'un « bon » collectivisme bureaucratique, qu'on appellerait « méritocratie », ou « managerisme » ou « industrialisme » ou autre, aux USA. Ou « socialisme africain » au Ghana et « socialisme arabe » au Caire ou à Alger. Ou d'autres espèces variées de socialisme dans d'autres parties du monde.
La nature du choix entre le socialisme par en haut et le socialisme par en bas se présente avec une grande netteté sur la question qui suscite aujourd'hui un large consensus parmi les intellectuels progressistes, sociaux-démocrates et stalinoïdes. Il s'agit de la prétendue inévitabilité des dictatures (despotismes bienveillants) dans les pays en voie de développement d'Afrique et d'Asie particulièrement - comme Nkrumah, Nasser, Sukarno et autres - dictatures qui détruisent les syndicats indépendants aussi bien que toute opposition politique, et organisent une exploitation maximale de la main-d’œuvre afin d'extraire des masses suffisamment de capital pour hâter l'industrialisation au rythme souhaité par les nouveaux dirigeants. Ainsi, des cercles « progressistes » à un degré jamais atteint, qui auraient à une époque protesté contre l'injustice où qu'elle se produisît, deviennent automatiquement des apologistes de la dictature dès lors qu'elle est considérée comme anticapitaliste.
Hormis l'argument économique déterministe habituellement fourni à l'appui de cette position, il y a deux aspects de la question qui mettent en lumière l'enjeu global :
L'argument économique en faveur du despotisme, destiné à prouver la nécessité d'une industrialisation accélérée, est indubitablement d'un grand poids pour les nouveaux dirigeants bureaucratiques - qui en même temps ne lésinent guère sur l'amélioration de leur propre sort - mais ne parvient pas à convaincre le travailleur, au bas de la pyramide, que lui et sa famille doivent se plier à la surexploitation pour plusieurs générations au nom d'une rapide accumulation de capital (c'est en fait la raison pour laquelle l'industrialisation accélérée a besoin d'un contrôle dictatorial).
L'argument économique déterministe est la rationalisation du point de vue de la classe dirigeante. Humainement, il n'a de sens que sous l'angle de la classe dirigeante, qui est bien évidemment toujours identifié avec les besoins « nationaux ». Il est non moins évident que les travailleurs au bas de l'échelle doivent se battre contre cette surexploitation, pour défendre leur dignité humaine élémentaire aussi bien que leur bien-être. C'est ce qui s'est passé à l'époque de la révolution industrielle capitaliste, lorsque les « pays en voie de développement » étaient en Europe. Il ne s'agit pas simplement d'un argument économique technique, mais des deux camps d'une lutte de classe. La question est : de quel côté êtes-vous ?
On prétend que les masses populaires, dans ces pays, sont trop arriérées pour contrôler la société et son gouvernement - et c'est incontestablement vrai, et pas seulement là. Mais alors ? Comment un peuple ou une classe deviennent-ils capables de diriger en leur propre nom ?
Seulement en luttant pour cela. Uniquement en organisant leur combat contre l'oppression - l'oppression de ceux qui leur disent qu'ils ne sont pas capables de gouverner. C'est seulement en se battant pour le pouvoir démocratique qu'ils s'éduquent et se hissent au niveau qui leur permet d'exercer le pouvoir. Il n'y a jamais eu d'autre voie pour la classe montante.
Bien que nous ayons adopté une approche particulière, les deux éléments qui émergent s'appliquent, en fait, dans le monde entier, à chaque pays, qu'il soit avancé ou en voie de développement, capitaliste ou stalinien. Quand les manifestations et les boycotts des Noirs du Sud des Etats-Unis menaçaient de gêner Johnson face à une échéance électorale, la question était : de quel côté êtes-vous ? Quand Cuba était envahie par les fantoches de Washington, la question était : de quel côté êtes-vous ? et quand les syndicats cubains sont investis par les policiers de la dictature, la question est aussi : de quel côté êtes-vous ?
Depuis les débuts de la société, il y a eu une infinité de théories tendant à « prouver » que la tyrannie est inévitable, et que la liberté dans la démocratie est impossible. Il n'y a pas d'idéologie plus adaptée aux besoins d'une classe dominante et de ses loufiats intellectuels. Ce sont là des prédictions d'auto-justification, qui ne restent vraies qu'aussi longtemps qu'on y croit. En dernière analyse, la seule façon de prouver qu'elles sont fausses est la lutte elle-même. La lutte par en bas n'a jamais été stoppée par les théories d'en haut, et elle a changé le monde à de nombreuses reprises. Faire le choix d’une des formes du socialisme par en haut, c’est se tourner vers le vieux monde, vers le « vieux fatras ». Choisir le chemin du socialisme par en bas, c’est proclamer le commencement d’un monde nouveau.