1982

"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir."

Chris Harman

La révolution perdue

Chapitre 3 - La Révolution de Novembre

1982

La monarchie prussienne régnait depuis des centaines d’années. Elle dirigeait la totalité de l’Allemagne depuis un demi-siècle. En quelques brèves journées, elle s’effondra. C’est à peine si un coup de feu fut tiré pour la défendre.

Les événements de Kiel suivirent un schéma qui fut reproduit dans pratiquement toutes les villes allemandes. Dans la soirée des premières manifestations de rues, un meeting de masse de 20 000 hommes élut un conseil de marins. A sa tête était un machiniste, Karl Artelt, qui avait été condamné à cinq ans de prison pour le rôle qu’il avait joué dans la précédente mutinerie manquée. Dès le lendemain, le conseil était l’autorité de la ville.

Des nouvelles de Kiel parvinrent bientôt aux autres ports. Dans les 48 heures qui suivirent, il y eut des manifestations et des grèves générales à Cuxhaven et Wilhelmshaven. Des conseils d’ouvriers et de marins furent élus, qui détenaient le pouvoir effectif.

Dans la plus grande ville de la région, Hambourg, on aurait dit au début que le mouvement révolutionnaire pouvait s'arrêter. Une réunion des Socialistes Indépendants, tenue le 5 novembre, appela à la libération des marins emprisonnés mais rejeta une motion en faveur de l’élection d’un conseil ouvrier. Un des matelots, Friedrich Zeiler, prit alors les choses en mains. Il réunit 20 camarades et descendit au port chercher du soutien. A minuit ils étaient une centaine, avaient pris possession du quartier général du syndicat pour appeler à une manifestation le lendemain, et avaient envoyé des délégations dans toutes les casernes.

L’atmosphère de la ville était telle que 40 000 personnes participèrent à cette manifestation improvisée, « non-officielle », et votèrent pour une « république des conseils ouvriers ». Dans la soirée, un conseil d’ouvriers et de soldats fut formé, avec à sa tête le révolutionnaire Lauffenberg. En même temps, un groupe de soldats armés, dirigé par un autre révolutionnaire, Paul Frölich, s’empara de l’atelier d’imprimerie du quotidien le Hamburger Echo, et sortit un journal au nom du conseil d’ouvriers et de soldats appelé die Rote Fahne (le Drapeau Rouge).

« C’est le début de la révolution allemande, de la révolution mondiale ! », proclamait-il. « Vive le plus grand événement de l'histoire mondiale ! Vive le socialisme ! Vive la république allemande des travailleurs ! Vive le bolchevisme mondial ! ».1

La première grande ville allemande était passée à la révolution. Désormais, plus rien ne pouvait l'empêcher d'avancer. Déjà, il y avait eu des manifestations dans les grandes villes du sud, Munich et Stuttgart. Maintenant les marins des ports du nord agissaient comme un bacille propageant l’infection révolutionnaire de ville en ville. Lorsque la flotte de la Baltique s’était soulevée, de nombreux marins voulaient rentrer chez eux. Il n’y avait plus aucune autorité pour les empêcher d’entreprendre leur voyage de retour – mais lorsqu’ils arrivaient, c’était pour se rendre compte que les autorités militaires locales les considéraient toujours comme des déserteurs. Les marins avaient donc le choix entre deux solutions : soit répandre la révolution chez eux, dans leurs villes, soit être arrêtés et emprisonnés.

Le 6 novembre la révolution avait conquis tout le nord-ouest. Les conseils prenaient le pouvoir à Brême, Altona, Rendsburg et Lockstedt. Le 7, c’était le tour de Cologne, Munich, Braunschweig et Hanovre. Les grandes villes restantes passèrent à la révolution le 8 : Oldenburg, Rostock, Magdebourg, Hall, Leipzig, Dresde, Chemnitz, Düsseldorf, Francfort, Stuttgart, Darmstadt et Nuremberg. Berlin demeurait un centre isolé de pouvoir impérial, où, comme le décrivait un journaliste :

Les nouvelles arrivent de tout le pays des progrès de la révolution. Les cercles qui affichaient si bruyamment leur loyauté envers le Kaiser et étaient si fiers de leurs médailles ne bougent nulle part le petit doigt pour défendre la monarchie, et les soldats quittent les casernes en courant.2

Pourtant les autorités semblaient toujours tenir la capitale. Les soldats restaient dans leurs casernes, saluant loyalement leurs officiers. Les travailleurs pointaient dans les usines comme si rien n’avait changé. Seule une couche réduite de leurs dirigeants était engagée dans une activité frénétique. Les sociaux-démocrates avaient fait de leur mieux pour prendre la révolution de vitesse, en pressant le Kaiser d’abdiquer volontairement en faveur d’un autre membre de la famille impériale. Comme leur dirigeant Ebert le disait au premier ministre, le prince Max : « Si le Kaiser n’abdique pas, une révolution sociale est inévitable. Mais je n’en veux pas, oui, je la hais comme le péché ».3

Pendant ce temps les spartakistes, les Délégués Révolutionnaires et les Sociaux-Démocrates Indépendants discutaient sur le point de savoir quand lancer le mouvement révolutionnaire à Berlin. Déjà, quelques jours plus tôt, il y avait eu une réunion des dirigeants de ces trois groupes. Les révolutionnaires avaient proposé une grève de masse, et une manifestation qui devait être dirigée par des unités de l’armée sympathisantes. La proposition fut rejetée.

L’opposition principale à l’action venait du dirigeant social-démocrate indépendant Haase, qui craignait tout ce qui pouvait compromettre son désir d’unité avec les sociaux-démocrates majoritaires. Il appela le soulèvement de Kiel « une explosion impulsive » et dit qu’il avait promis au dirigeant du SPD Noske de ne rien faire qui puisse rendre plus difficile l’unité entre les deux partis.

Ainsi, pendant que la révolution s'étendait d'un d’un bout de l'empire à l’autre, la question de l’action à Berlin était laissée en suspens. Plus grave, dans la capitale l'appareil répressif demeurait intact. La police étouffait tout soulèvement dans l’œuf. Le 6 novembre, elle empêcha une réunion des délégués d’usine révolutionnaires, puis arrêta un de leurs dirigeants, Daümig. Elle réussit à empêcher toute coordination entre les divers groupes qui désiraient passer à l’action. Elle dispersa une réunion célébrant l’anniversaire de la Révolution Russe le 7 novembre. Le lendemain, des policiers armés patrouillaient dans les rues et gardaient tous les édifices publics.

Une réunion des militants sociaux-démocrates majoritaires dans les usines le soir du 8 novembre fit savoir à la direction qu’ils ne pouvaient plus retenir les ouvriers, qui voulaient passer à l’action le lendemain.

Liebknecht, quant à lui, était désespéré. Il semblait impossible d’amener les Délégués Révolutionnaires à agir en solidarité avec les autres villes allemandes – ils étaient toujours influencés par les dirigeants Indépendants qui prétendaient qu’un soulèvement armé n’était pas encore possible techniquement. La grande peur de Liebknecht était que les dirigeants du SPD, même s’ils étaient au gouvernement, appelleraient à l’action pour parvenir à mettre au pouvoir un nouveau gouvernement contre-révolutionnaire revu et corrigé. Finalement, le 8 novembre, Liebknecht sortit un tract appelant à la révolution, signé seulement de deux noms, le sien et celui d’un autre membre de la Ligue Spartakiste, Ernst Meyer. Il fut distribué dans les rues juste au moment où les Délégués et une partie des Indépendants avait aussi décidé de ne plus attendre, éditant leur propre tract.

Le Haut Commandement militaire avait toujours l’impression que n’importe quel « désordre à Berlin » pouvait être réduit en utilisant des troupes de première ligne. Ses espoirs furent de courte durée. L'atmosphère de la caserne d’un des régiments « sûrs » le lendemain matin a été décrite par le rédacteur en chef de la principale agence de presse berlinoise de la façon suivante :

Le régiment Kaiser Alexandre est passé à la révolution ; les soldats se sont précipités hors des casernes, ont fraternisé avec la foule en liesse qui attendait là ; des hommes leur serraient les mains avec émotion, des femmes et des jeunes filles leur épinglaient des fleurs et les embrassaient. Mes collègues viennent et racontent qu'on (...) arrache aux officiers leurs insignes et leurs galons.4

L’appel à la grève générale fut suivi dans toutes les usines. Ceux qui souffraient depuis quatre ans de guerre se déversaient des banlieues dans le centre de la ville, conduits par des groupes de soldats en armes et porteurs de drapeaux rouges.

Des processions interminables de soldats et d'ouvriers s’étirent sans interruption sur la route. La plupart des travailleurs étaient d’âge mûr, avec des visages barbus et sérieux, (...) mais ils ont l'état d'esprit syndicaliste, ils marchent consciencieusement en rangs, et beaucoup d'entre eux ont un fusil, (...) Tous les participants au défilé ont en boutonnière ou sur la poitrine un nœud rouge, les membres du service d'ordre qui marchaient à leurs côtés, le fusil en bandoulière, se distinguent par des brassards rouges. Au milieu de cette lente masse qui passe étaient brandis de grands drapeaux rouges.5

L’initiative de la direction de cette vaste manifestation avait été prise par la minorité persécutée de la veille, les spartakistes, et par les Délégués Révolutionnaires. Les mots qu’ils avaient, pendant quatre ans, gribouillés sur des tracts mal imprimés étaient repris par des centaines de milliers de voix. Maintenant, ils pouvaient appeler à l’action et des dizaines de milliers de personnes allaient répondre à l’appel. Liebknecht conduisit une colonne de soldats et d’ouvriers prendre le palais impérial, le Schloss ; Eichhorn, un indépendant de gauche, en emmena une autre se saisir du quartier général de la police, où il fut installé comme le nouveau chef de la police révolutionnaire. Le pouvoir semblait passer directement des dignitaires du Kaiser aux tenants du socialisme révolutionnaire.

Pendant que les masses s’emparaient de la ville, les dirigeants sociaux-démocrates majoritaires conféraient avec les chefs de l’ancien régime. Dans une tentative désespérée pour conserver une espèce de contrôle de la situation, le prince Max avait nommé le dirigeant SPD Ebert premier ministre. Mais les sociaux-démocrates devaient en même temps donner l’impression qu’ils étaient avec les travailleurs dans les rues. Ils déclarèrent à une réunion de députés indépendants : « Nous retenons les nôtres jusqu'à midi ». Puis, à 13h, une édition spéciale du Vorwärts appela à la grève générale, qui était déjà une réalité depuis cinq heures !

Lorsqu’une immense colonne de travailleurs et de soldats parvint au Reichstag, des députés se précipitèrent auprès du collègue d’Ebert, Scheidemann, qui déjeunait au restaurant de l’assemblée, et le supplièrent de parler à la foule pour la calmer. Abandonnant sa soupe à regret, il alla au balcon. Il vit en dessous de lui une masse de visages affamés, de drapeaux rouges, de poings tendus, beaucoup d’entre eux brandissant des fusils. Il leur dit que tout avait changé, que le socialiste Ebert était maintenant premier ministre. Comme cela n’avait pas l’air de faire cesser les clameurs, il ajouta : « Vive la République allemande ! ». Un tonnerre d’applaudissements secoua l’édifice.

Les collègues de Scheidemann n’étaient pas très satisfaits de ses efforts. Ebert devait par la suite lui hurler au visage : « Tu n’as pas le droit de proclamer la république ! ».6

En réalité, Scheidemann avait été pile à l’heure. Quelques centaines de mètres plus loin, Liebknecht avait escaladé la façade du palais impérial jusqu’à une fenêtre – la fenêtre même d’où le Kaiser s’adressait à des foules patriotiques. Le message de Liebknecht était un peu différent : « Le jour de la liberté a commencé (...) Nous proclamons maintenant la libre république socialiste d'Allemagne. (...) Nous leur tendons la main et les appelons à accomplir la révolution mondiale. Ceux parmi vous qui veulent voir l'acomplissement de la libre république socialiste d'Allemagne et de la révolution mondiale, qu'ils lèvent la main et prêtent serment. »7 Des milliers de mains se levèrent.

Les sociaux-démocrates prennent le contrôle

L’empire allemand s’était effondré. La monarchie des Hohenzollern avait vécu. Il n’y avait même pas un parlement investi d’une quelconque autorité. Dans les journées qui suivirent, les seuls organes porteurs d’un semblant de pouvoir étaient les conseils d’ouvriers et de soldats. Il n’était pas étonnant que de nombreux travailleurs considérassent la révolution comme accomplie, avec au pouvoir un gouvernement qui s’appelait lui-même « socialiste ».

Mais en finir avec l’ordre ancien n’était pas la même chose qu’en fonder un nouveau. Pour détruire l’empire allemand, des grèves spontanées et des combats de rue avaient suffi. Mais pour construire un ordre socialiste nouveau, la majorité de la classe ouvrière devait être consciente de ce qu’elle était en train de bâtir. Ce qui était loin d’être le cas.

Un événement des débuts du soulèvement révolutionnaire peut donner une preuve vivante de ses limites. Dès que la révolte de Kiel commença, le commandement naval demanda au gouvernement d’envoyer un dirigeant social-démocrate au port « pour empêcher que la mutinerie ne s’étende à toute la flotte ».8 Le gouvernement persuada le social-démocrate de droite Noske de s'en charger. Noske avait l’ordre de proposer aux marins une amnistie s’ils retournaient à leurs navires et rendaient les armes. Noske fut stupéfait à la vue des 20 000 matelots armés refusant d’accepter l’autorité de leurs officiers, et se rendit compte qu’il n’était pas en mesure de les persuader de rentrer. Au lieu de cela, il contacta les sociaux-démocrates indépendants et les membres élus du comité de marins – et les trouva tout à fait disposés à transmettre le pouvoir de la révolution de Kiel à Noske lui-même.

Artelt (le chef des mutins) et le dirigeant syndical Garbe suggérèrent que Noske soit nommé président du conseil des marins. Noske monta sur le capot d’une voiture et annonça à la foule qu’il acceptait la responsabilité. La foule applaudit ; la révolte avait trouvé son maître.9

Noske était donc à la fois le représentant du gouvernement chargé d’en finir avec la révolution à Kiel et celui dont les marins et les ouvriers attendaient qu’il fasse avancer la révolution. Dans les jours qui suivirent, il utilisa sa position pour empêcher la destruction du capitalisme allemand ou des structures – les hiérarchies militaire, policière, administrative – qui le protégeaient depuis de nombreuses années.

Le succès de Noske à Kiel se répéta lorsque la monarchie s’effondra à Berlin. Les sociaux-démocrates n’avaient pas été à l'initiative de la révolution. Mais à Berlin comme à Kiel la vaste masse des travailleurs – et encore plus celle des soldats – entraient dans l’action politique pour la première fois de leur vie. Beaucoup d’entre eux avaient auparavant soutenu les partis ouvertement capitalistes et considéraient les sociaux-démocrates comme l’extrême gauche. Ils ne faisaient pas encore la différence entre un parti « socialiste » et un autre. La masse des ouvriers et des soldats ne savait pas que les sociaux-démocrates soutenaient la monarchie. Ils ignoraient que Scheidemann n’avait proclamé la « république » que pour battre de vitesse la proclamation par Liebknecht de la « république socialiste ».

Les chefs de l’USPD accroissaient la confusion sur les visées des sociaux-démocrates majoritaires. Haase, le plus éminent des dirigeants Indépendants, avait déjà accepté, à Kiel, que Noske prenne la présidence du conseil des marins. A Berlin, le coup fut réédité. Un « gouvernement révolutionnaire » conjoint fut formé, comportant trois membres de chacun des deux partis sociaux-démocrates, mais avec les majoritaires clairement aux commandes. On donna à ce gouvernement un vernis révolutionnaire – il fut appelé, à la mode russe, « Conseil des Commissaires du Peuple ».

En fait, il était tout sauf révolutionnaire. Les trois membres venant du SPD majoritaire (Ebert, Scheidemann et Landsberg) se consacraient avec passion, à peine 24 heures plus tôt, à arrêter la révolution. Deux des Indépendants, Haase et Dittmann, se situaient à l’aile droite de leur parti, dont le but n’était pas la révolution, mais la « réunification de la social-démocratie » – comme si la guerre n’avait jamais eu lieu. Seul des soi-disant « Commissaires du Peuple », Emil Barth venait de l’aile gauche, associée aux Délégués Révolutionnaires.

Liebknecht s’était vu offrir un siège dans ce « gouvernement révolutionnaire », mais il avait décliné, voyant bien qu’il serait l’otage de la majorité non-révolutionnaire. Malheureusement, Barth n’avait ni ses principes ni sa perspicacité.

Le nouveau gouvernement se proclamait « purement socialiste ». Mais auprès de chaque « Commissaire du Peuple » se trouvaient des « conseillers » agissant comme secrétaires d’Etat. Ils étaient en général membres des divers partis bourgeois et s’assuraient que les « Commissaires » laissaient intacte la hiérarchie de hauts fonctionnaires qui avaient administré l’empire déchu. Ce que signifiait cette continuité avec l’ancien régime devint apparent au bout d’une dizaine de jours, lorsque le gouvernement appliqua la décision prise par le gouvernement du Kaiser d’expulser l’ambassadeur de la Russie révolutionnaire.

Mais le vernis révolutionnaire était suffisant pour tromper les ouvriers et les soldats – tout au moins pendant quelques semaines cruciales.

Le « gouvernement révolutionnaire » fut formé le 10 novembre, le deuxième jour de la révolution à Berlin. Ce jour-là, les Indépendants de gauche et les spartakistes avaient fait leurs propres préparations pour résoudre la question du pouvoir. Ils appelèrent à une assemblée des délégués des travailleurs et des soldats – un délégué pour 1 000 travailleurs et pour chaque bataillon de soldats. Mais lorsque l’assemblée se réunit au Cirque Busch les révolutionnaires se rendirent compte que les choses n’étaient pas telles qu’ils l'espéraient.

Les dirigeants sociaux-démocrates avaient mis en branle tout l’appareil de leur parti pour assurer leur domination sur l’assemblée. La veille, alors que la révolution faisait rage dans les rues, ils avaient constitué leur propre « comité d’ouvriers et de soldats », constitué d’une douzaine de travailleurs sociaux-démocrates triés sur le volet et de trois dirigeants du parti. Ces derniers avaient alors lancé des milliers de tracts dans les casernes demandant qu’il n’y ait pas de « lutte fratricide ». On donna à des soldats politiquement naïfs l’impression que quiconque mettait en question le besoin d’une unité inconditionnelle entre les différents partis « socialistes » était un scissionniste, un naufrageur, un saboteur.

Plus de 1 500 délégués s’entassèrent dans la salle de réunion. Les sociaux-démocrates s’étaient arrangés pour que les soldats soient là plus tôt, de telle sorte qu’ils prenaient presque toute la place dans la salle, obligeant les délégués ouvriers plus expérimentés politiquement à trouver refuge dans les balcons. Les soldats n’étaient pas intéressés par les subtilités du débat. Beaucoup agitaient leurs poings et leurs fusils. Il y avait de fréquentes interruptions des intervenants – en particulier de ceux qui semblaient remettre en cause le slogan d’unité à tout prix. Il était difficile, dans cette atmosphère, pour les délégués de gauche d’objecter lorsque les notables sociaux-démocrates prirent en charge la tribune.

Ebert parla pour eux. Il annonça la formation d’un gouvernement de coalition « purement socialiste » avec les indépendants. Haase monta ensuite à la tribune et répéta le même message. Pour les masses présentes il semblait que la révolution était terminée. Leurs dirigeants les plus connus étaient unis. La dernière chose dont il pouvait être question était davantage d’effusion de sang.

La résolution adaptée à cette assemblée avait une sonorité assez révolutionnaire. Elle proclamait que l’Allemagne était une « république socialiste » : « Les détenteurs du pouvoir politique sont maintenant les conseils d'ouvriers et de soldats. (...) La paix immédiate est le mot d'ordre de la révolution. Des salutations fraternelles seront envoyées au gouvernement des ouvriers et des soldats en Russie ».

Les soldats n’étaient pas contents lorsque Liebknecht mit un bémol à l’euphorie révolutionnaire. « Liebknecht, très calme, mais incisif, n'a pas la partie facile : l'écrasante majorité des soldats est contre lui, hachant son discours d'interruptions, d'injures, le menaçant même de leurs armes, scandant : « Unité ! Unité ! » à chacune de ses attaques contre les majoritaires. ».10

Malgré tout il continua, mettant en garde les délégués contre les sociaux-démocrates «qui vont aujourd'hui avec la révolution et qui avant-hier encore étaient ses ennemis. (...) La contre-révolution est déjà en marche, elle est déjà en action, elle est au milieu de nous ! ».11

Les avertissements de Liebknecht n’eurent aucun effet sur les soldats. Ils insistèrent pour désigner 12 soldats sociaux-démocrates majoritaires dans un Exécutif des Conseils d’ouvriers et de soldats de Berlin, aux côtés de 12 ouvriers – six venant de chacun des partis sociaux-démocrates.

L’Exécutif berlinois des Conseils nouvellement élu proclama son droit à contrôler le gouvernement. Il était, pour l’instant, le pouvoir souverain. Mais il était entre les mains des partisans du SPD. L’organe de la révolution était contrôlé par ceux qui avaient peur de la révolution.12

A la mi-décembre, l’Exécutif de Berlin transmit sa souveraineté à un congrès des délégués ouvriers et soldats de toute l’Allemagne. Mais les efforts des sociaux-démocrates furent une nouvelle fois couronnés de succès. Les délégués votèrent l'abandon de leur souveraineté au Reichstag qui devait être élu dans les quatre semaines – à un parlement pour lequel les classes qui s’étaient opposées à la révolution avaient le même suffrage que ceux qui l’avaient faite.

Dans les premières semaines de la révolution, il y avait eu chez les vieux politiciens bourgeois une vraie peur d’être exclus définitivement du pouvoir politique par les conseils. Ils étaient désormais rassurés. Ils pouvaient envisager avec confiance des élections dans lesquelles le contrôle par les milieux d’affaires de la presse et des finances leur donnerait une longueur d’avance sur les socialistes. Les élections pouvaient être utilisées pour détruire le pouvoir révolutionnaire qui les avait organisées.

Les manœuvres des sociaux-démocrates faisaient le jeu de la vieille classe possédante. Mais elles n’étaient possibles que du fait de la contradiction qui apparaît toujours au début de toute grande révolution. Les révolutions jettent dans la vie politique des gens qui n’étaient jamais sortis de leur place, dans les marges de l’histoire, ignorants des grandes questions de société. Lorsqu’ils se mettent en mouvement ils s’identifient souvent avec ceux auxquels la vieille société permet d’exister, « l’opposition officielle ». L’ancien ministre a plus de chances d’être connu que l’ancien prisonnier politique. Ses vagues bavardages oppositionnels touchent ceux qui n’ont pas encore compris pourquoi ils se battent. Seules des expériences amères peuvent amener des millions de gens à se détourner de l’opposition officielle et à évoluer vers la gauche.

Bien sûr, dans la chaleur d’une insurrection contre un système d’oppression ce sont ceux qui sont les plus francs et les plus courageux – les Rosa Luxemburg et les Karl Liebknecht – qui appellent des centaines de milliers de personnes à descendre dans la rue. Mais lorsque la poussière retombe, ce sont ceux qui sont encore à moitié connectés avec l’ordre ancien qui bénéficient d’un soutien de masse – parce que les masses n’abandonnent pas du jour au lendemain les préjugés qu’on leur a inculqués toute leur vie. Il n’y a pas de chemin facile par lequel les dures leçons de l’expérience, qui seules sont capables de changer leur façon de voir, peuvent être contournées.

C’est la raison pour laquelle les premiers soulèvements spontanés contre l’ordre ancien qui réussissent sont presque invariablement suivis d’une période d’euphorie, dans laquelle les tensions sous-jacentes de la société sont oubliées. Les journalistes utilisent des épithètes « poétiques » pour décrire de tels moments – la « révolution des œillets », le « printemps en octobre », la « révolution de la fraternité ».

Il en était ainsi à Berlin en novembre 1918. Comme certains participants devaient se le rappeler dix ans plus tard :

En une semaine la révolution s’était répandue dans toute l’Allemagne. Il y avait des manifestations et des meetings de travailleurs. Mais il n’y avait plus aucune menace. C’était des festivals de l’amitié. Drapeaux rouges, rubans rouges flottaient aux boutonnières, et les visages étaient rieurs. C’était comme si les jours sombres et pluvieux de novembre s’étaient transformés en printemps. Tout le monde nageait dans la confiance mutuelle. La révolution avait commencé, et elle avait commencé par une fraternisation universelle des classes.13

Cela ne devait pas durer longtemps.

Notes

1 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, pp. 189, 192. Lorsque aucune source n’est indiquée pour les événements décrits dans ce chapitre, le texte se base généralement sur l'Illustrierte Geschichte, ou sur Pierre Broué, Révolution en Allemagne.

2 Theodor Wolff, Der Marsch durch zwei Jahrzehnte, Amsterdam 1936, p. 192

3 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 518

4 Theodor Wolff, op. cit. p. 194.

5 Ibidem.

6 Il existe de nombreuses versions. Voir, par exemple, P Broué, op. cit., p. 154 ; et R M Watt, The Kings Depart, London 1973, p. 221.

7 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, pp. 209-210 ; et P Broué, op. cit., pp. 154-155. Voir aussi http://www.novemberrevolution.de/dokument.php?key=liebkrepublik

8 Daniel Horn, Mutiny on the High Seas (Londres 1973) p. 248.

9 Ibid., p. 251.

10 P Broué, op. cit., p. 159.

11 Ibidem.

12 Pour une histoire de l’exécutif par son président, voir Richard Müller, Der Burgerkrieg in Deutschland (Berlin-Ouest 1974) pp. 15-98.

13 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, op. cit., p. 215.

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