1982 |
"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir." |
Le 13 mars 1920, à quatre heures du matin, une colonne de soldats fortement armés entra dans Berlin et déclara le gouvernement renversé. Pas un coup de feu ne fut tiré contre eux. La plupart des unités de l’armée et de la police « protégeant » la ville les accueillirent avec enthousiasme.
Noske, le ministre de la guerre nominalement en charge des armées de la république, avait tenté désespérément d'arrêter la colonne en marche. Il avait envoyé des officiers supérieurs ordonner aux troupes de faire halte : les officiers avaient eu des discussions amicales avec les commandants des soldats rebelles – et les avaient autorisés à poursuivre leur route vers la capitale. Noske avait ordonné à la police de procéder à des arrestations : elle avait simplement averti les conspirateurs que des manœuvres étaient en cours contre eux. Il avait demandé à ses généraux des troupes pour combattre le coup d’Etat : le chef de l’armée, Seeckt, lui avait répondu : « La Reichswehr ne tirera pas sur la Reichswehr ». Il ne put contacter les officiers de la police de sécurité de Berlin : ils s’étaient eux-mêmes joints au coup d’Etat.
Les « Gardes de Noske » s’étaient retournés contre Noske. « Tout le monde m’a abandonné », gémissait le limier intrépide de l’année précédente, « Il ne me reste plus que le suicide ».1
Mais Noske tenait à sa peau plus qu’à ce qu’il pouvait lui rester de principes. Au lieu de se brûler la cervelle, lui et le reste du gouvernement choisirent la poudre d’escampette, et ce avant même que les troupes rebelles ne soient entrées dans la ville. Les soldats, une brigade commandée par le capitaine Erhardt, prirent les ministères sans rencontrer aucune résistance et proclamèrent un nouveau gouvernement présidé par le bureaucrate conservateur Kapp.
Berlin avait été arrachée au gouvernement social-démocrate par ces mêmes militaires que les sociaux-démocrates avaient promus l’année précédente : Erhardt, à qui ils avaient confié la tâche de lutter contre la Révolution Russe ; Lüttwitz, qui avait dirigé la répression contre les travailleurs de Berlin en janvier et mars 1919 ; Pabst, qui avait joué un rôle d’organisateur dans l’assassinat de Rosa Luxemburg ; et Oven, qui avait commandé les Freikorps dans l’écrasement de la Bavière soviétique.
Un certain nombre de généraux ne prirent pas part au putsch, mais ils se dérobèrent quand on leur demanda de le combattre. Le refus de Seeckt de porter secours au pouvoir exécutif « légitime » fut imité par beaucoup d’autres. Lorsque Noske, Ebert et leur gouvernement arrivèrent à Dresde en quête de protection, le général Märcher, commandant de la région, les obligea à poursuivre leur route vers Stuttgart. Il voulait savoir qui avait gagné avant de se déclarer pour un camp ou un autre.
Le coup d’Etat n’aurait dû être une surprise pour personne. Il y avait des rumeurs, depuis l’été précédent, qu’une telle entreprise était imminente. Dès juin 1919, Lüttwitz avait commencé par suggérer à Noske lui-même la mise en place d’une dictature. Pabst était prêt depuis la fin juin à lancer un assaut militaire sur le gouvernement, mais avait été persuadé de l’ajourner par un groupe de généraux. Lüttwitz avait pris langue avec Märcher à propos d’un coup d’Etat à peu près à la même époque ; Märcher avait refusé de collaborer – mais, de façon significative, n’avait pas songé à faire part des entreprises mutines de Lüttwitz au gouvernement. « En octobre 1919, les rumeurs d’une révolte de droite imminente étaient très répandues », écrit Gordon.2
Noske refusa tout simplement d’accorder son attention à ces rapports. Pour lui, le corps des officiers avait un droit sacré, constitutionnel, de faire tout ce qu’il souhaitait. Interférer eût été une offense à l’honneur de l’armée. Ainsi il se laissa persuader par d’autres généraux de ne pas sanctionner Lüttwitz. Au lieu de cela, il travailla avec Lüttwitz à la préparation des mesures de janvier 1920, interdisant la presse de l’USPD et du KPD et déclarant les grèves illégales.
A peine quelques heures avant le putsch, Noske déclara à un collègue social-démocrate, Kuttner, qu’il était totalement convaincu que les généraux continueraient à soutenir le gouvernement légal.3 Il est donc peu surprenant que les conspirateurs fussent persuadés que si le coup réussissait Noske et Ebert soutiendraient – ou même rejoindraient – un nouveau gouvernement.
Même s’ils n’étaient pas prêts à aller jusqu’à participer au putsch, ils n’avaient pas le pouvoir de le stopper. Ils avaient passé 14 mois à restaurer l’appareil d’Etat comme mécanisme hors d’atteinte du contrôle populaire. Et là, ils découvraient qu’ils ne pouvaient le contrôler eux-mêmes. Ils avaient contribué à faire en sorte que « la quasi-totalité du corps des officiers adhère aux principes monarchiques et aux idées sociales conservatrices ».4 Ils pouvaient dès lors difficilement s’appuyer sur lui pour empêcher un putsch d’extrême droite.
Les partis bourgeois de droite, eux aussi, étaient réticents à accorder leur soutien total à un putsch qui pouvait tourner court. Mais il n’allaient ni le condamner ni entreprendre quoi que ce soit pour empêcher son succès. L’historien du principal parti des grands milieux d’affaires, le Parti du Peuple Allemand, écrit :
En ce qui concernait Stresemann lui-même, il était évidemment hors de question qu’il s’associe activement, lui ou son parti, à une offensive contre le gouvernement républicain. Mais une rébellion couronnée de succès, organisée par d’autres, était quelque chose de tout à fait différent.5
En fait, malgré son succès militaire, le putsch échoua. Il y avait une force, la seule, que la puissance de l’armée allemande était incapable d’écraser – une classe ouvrière unie.
Ebert et Noske avaient fui Berlin. Mais tous les dirigeants sociaux-démocrates n’avaient pas la même attitude complaisante. Leur réputation auprès des travailleurs était en jeu – ainsi que quelque chose qui comptait encore plus, leur peau. C’était une chose que de collaborer avec des généraux pour assassiner des révolutionnaires. C’en était une autre que de s’incliner devant un coup d’Etat qui menaçait l’existence même de leur parti.
L’initiative de l’appel à la grève générale à Berlin, et l’organisation de la résistance furent prises en charge, de façon extraordinaire, par le dirigeant syndical droitier Legien, le bureaucrate qui, depuis des années, était le fléau de la gauche dans les syndicats et le SPD. Il refusa de fuir, attaqua l’attitude des dirigeants sociaux-démocrates et jeta tout son poids dans la bataille pour la grève générale.
Une réunion fut organisée à la hâte entre les syndicats, l’USPD et les dirigeants SPD restés à Berlin. On imprima à la hâte un tract proclamant une « grève générale illimitée ». Au bas du texte s’alignaient les signatures des membres SPD du gouvernement. De façon caractéristique, Noske, dans un télégramme au général Watter, nia l’avoir signé.
L’appel eut un effet immédiat. Il commença à être distribué le jour du putsch, le samedi 13 mars, à 11 heures du matin. A midi la grève avait démarré. Ses effets furent ressentis partout dans la capitale en 24 heures, bien que ce fût un dimanche. Il n’y avait plus de trains, plus d’électricité, plus de gaz. Kapp édicta un décret menaçant de fusiller les grévistes. Son effet fut nul. Dès le lundi, la grève s’étendait dans tout le pays – la Ruhr, la Saxe, Hambourg, Brême, la Bavière, les villages industriels de Thuringe, et même les grandes propriétés de la Prusse rurale.
Et le mouvement ne concernait pas seulement les ouvriers de l’industrie. Même si la classe moyenne commençait déjà à virer à droite, la réponse déterminée des travailleurs industriels attira à elle une grande partie des cols blancs traditionnellement conservateurs. Comme un rapport au congrès du Parti Communiste l’exposait, « Certes, les employés de rang moyen des chemins de fer, de la poste, des prisons et des tribunaux ne sont pas devenus communistes et ne vont pas le devenir très rapidement de façon massive. Mais ils ont, pour la première fois, lutté aux côtés du prolétariat ».6
Kapp et ses affidés découvrirent, selon le socialiste belge de Bruckere, que « la grève générale les enlaçait d’un pouvoir terrible et silencieux ». A partir de là s’est développé un mythe selon lequel le putsch avait été mis en échec par la seule vertu d’une grève pacifique. Par exemple Richard Watt, dans son histoire populaire par ailleurs utile de la période révolutionnaire, écrit :
Le putsch de Kapp fut vaincu par une combinaison de la totale incompétence du « chancelier » (Kapp) et de l’efficacité stupéfiante d’une grève générale à laquelle appelèrent les socialistes.7
Mais le putsch était, en fait, confronté à quelque chose d’infiniment plus menaçant. Dans de plus en plus de lieux, les travailleurs transformaient la grève en assaut armé sur le pouvoir à l’œuvre derrière le putsch – la structure du pouvoir militaire minutieusement construite par Noske et le Haut Commandement au cours des 14 mois précédents. Comment aurait-il pu en être autrement, dans la mesure où le gouvernement de Kapp avait ordonné à l’armée d’ouvrir le feu sur des grévistes « pacifiques » ? Soit les travailleurs désarmaient les troupes, soit les soldats massacraient les grévistes.
Dans trois endroits d’Allemagne, le cœur industriel de la Ruhr, les zones industrielles et minières de l’Allemagne centrale, et la région du Nord entre Lübeck et Wismar – la classe ouvrière armée prit effectivement le pouvoir entre ses mains.
Les travailleurs de la Ruhr avaient déjà fait l’expérience de la brutalité sans limite de l’occupation militaire par les Freikorps et par l’armée. La « restauration » sauvage de l’ordre en février et avril 1919 fut suivie par une nouvelle période de pouvoir militaire au commencement de 1920. En réponse à une grève des chemins de fer et à un regain de l’agitation pour la journée de six heures dans les puits, le ministre social-démocrate Severing avait donné au général Watter les pleins pouvoirs pour disperser les meetings, dissoudre les comités de grève et arrêter les membres des piquets. La presse communiste et indépendante fut interdite et des centaines de militants de gauche jetés en prison. Les travailleurs savaient ce que cela signifierait si les généraux étaient capables de gouverner sans même faire semblant de respecter les formes démocratiques.
Des nouvelles arrivant de Berlin, des réunions de représentants des partis ouvriers et des syndicats furent organisées pour reprendre l’appel à la grève. Déjà, dans ces réunions, beaucoup parlaient d’une action qui ne se bornerait pas à vaincre le putsch et à retourner à la situation précédente. Lors d’une réunion de délégués de la région du Rhin inférieur (la Ruhr du Sud) tenue à Eberfeld, l’Indépendant de gauche Otto Brass présenta une résolution appelant au désarmement des classes moyennes et à l’établissement d’une dictature prolétarienne basée sur les conseils ouvriers. Les dirigeants sociaux-démocrates locaux ne savaient que dire, face à l’écroulement de leurs arguments sur la loyauté des autorités militaires. A la surprise générale, ils votèrent pour la résolution.8
Mais même à ce moment, certains ouvriers étaient encore sous l’influence des sociaux-démocrates ou des Indépendants de droite. A Essen, lorsque les communistes et les Indépendants de gauche appelèrent à la dictature du prolétariat, les sociaux-démocrates se retirèrent et formèrent leurs propres comités de grève avec des membres des partis bourgeois « démocratiques ».9 Cela ne se produisit pas à Hagen, un bastion indépendant – mais seulement parce que les revendications du comité d’action se limitaient à un appel à « défaire le putsch », protéger la république, rétablir les droits des travailleurs.10
Dans de telles circonstances, l’appel à la grève générale fut diffusé, et l’industrie de la Ruhr s’arrêta le lundi matin. L’action armée contre les autorités militaires fut lente à se développer. A Dortmund, les sociaux-démocrates réussirent à l’empêcher en proclamant que la Garde Locale était à 90 % SPD et qu’on pouvait lui faire confiance. A Hagen, les dirigeants Indépendants consentirent à l’armement des travailleurs – mais le firent lentement, de façon typiquement bureaucratique.
Le comportement des autorités changeait rapidement ces attitudes. A Hagen, le lent armement des travailleurs fut remplacé par une action de masse spontanée lorsqu’il apparut qu’un des journaux locaux de droite soutenait le putsch de Kapp. En quelques heures, des foules de travailleurs avaient pris possession du centre de la ville, saisi les armes de la police, et imposé une censure ouvrière de la presse.
Mais ce fut l’action du commandement de l’armée qui radicalisa le plus les travailleurs. Le général des Freikorps, Watter, était stationné en dehors de la Ruhr elle-même, à Munster. Il était assez avisé pour ne pas s’engager aux côtés de Kapp ni du gouvernement tant qu’il ne voyait pas lequel allait gagner. Il restait sur la touche, obtenant même l’accord du dirigeant social-démocrate Severing pour se joindre à un appel en faveur de « la paix et l’ordre ». Mais pour Watter, « la paix et l’ordre », cela signifiait poursuivre la répression militaire du mouvement ouvrier local, tout en restant passif à l’égard de ses officiers subalternes qui étaient ouvertement du côté de Kapp : une partie du plan national du coup d’Etat était la marche sur Berlin du Corps Lutzow, basé à Remscheid, et le drapeau monarchiste flottait sur les casernes de Mülheim.
Dans son effort pour maintenir « la paix et l’ordre », Watter envoya deux brigades, sous les ordres d’un capitaine Hasenclaver, confisquer les fusils des ouvriers de Hagen. Un dirigeant des « Armées Rouges » décrivit plus tard ce qui se passa alors :
La batterie du capitaine Hasenclaver arriva à la gare de Wetter-am-Ruhr le 15 mars 1920, à dix heures du matin. Le comité d’action local – constitué d’Indépendants et de sociaux-démocrates – interpella le capitaine : « De quel côté sont les militaires ?’ » Vint alors la réponse solennelle, dont dépendait tout le résultat de l'action de défense dans le bassin houiller de la Ruhr : « Nous sommes ici par ordre du général Watter et il est du côté du général Lüttwitz’ »
Puis commença une bataille sans équivalent dans l’histoire du mouvement ouvrier allemand. Les travailleurs attaquèrent avec leurs rares fusils. Le terrain montagneux leur était favorable. De derrière chaque rocher, chaque arbre, chaque buisson et chaque cachette, frappait la mort rouge. Des camarades travailleurs vinrent se joindre au combat, venus de Brommern, Volmarstein, Wengern, Hagen, Witten, avec dans leurs mains des armes prises à l’ennemi. Et quand la bataille meurtrière fut terminée, les espoirs de Kapp, Lüttwitz et Watter étaient étendus sans vie dans la gare – abattus par l'enthousiasme embrasé des prolétaires. Soixante-quatre morts, parmi lesquels quatre officiers, dont le capitaine Hasenclaver, une centaine de prisonniers ! Mais les travailleurs portèrent en terre six des meilleurs d'entre eux.11
Pendant ce temps, à Dortmund, les Gardes Locaux « à 90 % sociaux-démocrates » ouvraient le feu sur un meeting ouvrier, tuant six personnes. La colère contre les dirigeants SPD grandit. Elle devint même plus brûlante le lendemain, lorsque deux dirigeants sociaux-démocrates locaux se joignirent au Freikorps Lichtschlag dans une marche en direction de Hagen. « Ce fut la rupture entre la masse social-démocrate et la direction social-démocrate ».12
Il n’était désormais plus question de retenir un soulèvement plus ou moins spontané, un mouvement qui devait se développer en attaques frontales coordonnées qui bousculèrent l’armée, la forçant à évacuer la Ruhr.
A Hagen, une direction militaire régionale fut constituée sous les ordres de l’Indépendant Joseph Ernst. En même temps que des trains électriques étaient utilisés pour envoyer des renforts d’ouvriers armés à Wetter, tous les autres transports furent stoppés pour empêcher les troupes d’obtenir de l’aide. Dortmund, à quelques kilomètres au nord, était encore tenue par les militaires. Quand Watter essaya d’envoyer des renforts à la garnison, ceux-ci durent d’abord faire face à un système ferroviaire saboté, puis à des attaques d’ouvriers armés à Berghofen et Aplerbeck. Pendant ce temps, des travailleurs en armes marchaient sur Dortmund, où un comité d’action composé d’Indépendants, de communistes et de syndicalistes (les sociaux-démocrates refusèrent de s’y joindre) dirigeait l’attaque sur les troupes. Après une bataille acharnée, l’armée dut abandonner ses positions et faire retraite sur sa base de Remscheid – où elle fut attaquée de tous côtés.
Les travailleurs, qui avaient en tout et pour tout 50 fusils lorsqu’ils engagèrent le combat le mardi, avaient, le mercredi, forcé les troupes à se retirer – jusqu’à ce que, à nouveau attaquées par des travailleurs à Morsbachtal, beaucoup se rendirent et furent désarmés. Trente trois ouvriers furent tués dans ces batailles.
Les travailleurs tenaient désormais la totalité de la partie orientale de la Ruhr, avec un front face à Münster au nord et à Essen à l’ouest. A Essen, la police de sécurité « Verte » et les Gardes locaux avaient imposé un étroit contrôle militaire, interdisant le comité d’action de grève et tirant sur les manifestants. Mais, comme l’a relaté un témoin oculaire :
Le 18 mars le Front Rouge avait déjà atteint les limites de la ville d’Essen. Les « Verts » défendaient avec ténacité chaque bâtiment. Les combats pour le contrôle de Stoppenberg furent particulièrement acharnés. (...) Dans la nuit du 18 au 19 mars l’Armée Rouge franchit la limite nord de la ville. Les forces d’occupation firent à la hâte des préparations pour arrêter l’Armée Rouge. Tôt dans la matinée du 19 mars il y eut une bataille furieuse autour des abattoirs. (...) Il y eut de nombreuses pertes des deux côtés. (...) Entre 9 et 10 heures du matin les premiers Gardes Rouges apparurent dans la Beuststrasse. Ils furent accueillis avec une incroyable jubilation. L’abattoir était maintenant sous le feu des deux côtés. Puis les « Verts » qui occupaient l’abattoir comprirent que résister plus longtemps était inutile. Ils se replièrent en déroute vers la ville, laissant derrière eux d’importants stocks d’armes et de munitions dont les travailleurs s’emparèrent. (...) Les travailleurs d'Essen purent enfin participer à la bataille. Des milliers d’entre eux s’armèrent et rejoignirent le Front Rouge. Mais cela prit longtemps pour que les travailleurs se rendent maîtres de la ville d’Essen. Sur la Viehofer Platz et le Pferdemarkt les Verts résistaient avec acharnement. (...) Il était midi lorsque le drapeau rouge fut hissé sur l’hôtel de ville. (...) D’importants combats faisaient encore rage autour de la gare et de la poste.13
Avec la perte d’Essen, Watter vit que ses autres garnisons dans la région n’allaient pas durer longtemps. Il ordonna à ses troupes de se retirer de Düsseldorf, Mülheim, Duisburg et Hamborn.
Comme il l’expliqua à ses officiers dans un ordre du jour du 22 mars, sept jours après la tentative de putsch :
La bataille actuelle dans la ceinture industrielle est différente des précédentes interventions pour mater les désordres intérieurs, en ceci que nous sommes désormais confrontés à une troupe bien organisée, bien armée et bien commandée, qui a un plan tactique unique. (...) Il s'agit d'une opération purement militaire, le combat des troupes gouvernementales contre l’Armée Rouge révolutionnaire.14
Ce qui avait commencé comme une série de soulèvements isolés s’était développé en moins de cinq jours en une confrontation frontale entre deux armées – la Reichswehr et « l’Armée Rouge », forte, selon certaines estimations15, de 50 000 hommes et équipée des armements les plus modernes, y compris de l’artillerie. Et la Reichswehr avait été vaincue et avait battu en retraite, laissant comme pouvoir unique dans la région industrielle de la Ruhr celui de l’Armée Rouge.
Pourtant, dans un certain sens, l’appellation « Armée Rouge » est erronée. C’était une forme de pouvoir prolétarien, mais il n’y avait pas de structure unique de commandement pour l’unifier. Le soulèvement des travailleurs avait été la réaction à des attaques de la droite dans diverses régions :
Les travailleurs obtinrent leurs premières armes de la police, des membres bourgeois des Gardes Locales, etc., dans une attitude défensive, et en se limitant à des revendications locales. (...) A chaque fois, ils étaient surpris par l'apparition des militaires. (...) Plus les troupes avançaient dans les villes, mieux les travailleurs apprenaient à se coordonner entre eux. Certaines grandes villes devinrent de véritables centres d'alerte et de mobilisation.16
Les travailleurs qui avaient entamé la lutte, chassant « spontanément » la Reichswehr et la police de lieu en lieu, le firent en groupes plus ou moins organisés – peut-être à partir d’une usine, d’une section syndicale ou d’une cellule de parti ouvrier. Bientôt ils furent organisés par des centres locaux sous le contrôle des comités d’action. Un observateur bourgeois a décrit un « bureau de recrutement » de l’armée des travailleurs :
Devant le bureau de recrutement les gens s’assemblaient. Mais tout se déroulait (...) dans un calme exemplaire. La distribution des armes se faisait dans un autre endroit, où, semble-t-il, étaient envoyées les armes saisies. La première solde est payée à chaque volontaire au moment de l'enrôlement. (...) Les lieux d'appels, la répartition des troupes, la distribution des armes, leur vérification par le responsable des armes, la distribution de pain, le départ des unités, c'était le même tableau que lors de la mobilisation de 1914. Des troupes ordonnées en colonnes de quatre, avec un chef à leur tête, marchaient de façon extrêmement disciplinée dans les rues.17
Des qualifications minimales commencèrent à être exigées pour être membre de l’Armée Rouge ; habituellement 12 mois d’appartenance à un parti ouvrier ou un syndicat, et six mois d’expérience des combats au front pendant la guerre.
Mais le fonctionnement de l’organisation au niveau local n’avait pas sa contre-partie dans une centralisation. Dans chaque ville, les comités d’action étaient portés, alors que la police et la Reichswehr étaient hors d’état de nuire, à se transformer en conseils ouvriers exécutifs ; mais c’est seulement à Dortmund et à Mülheim qu’ils étaient subordonnés à des instances constituées de délégués élus des usines ; ailleurs, ils demeuraient des coalitions d’individus nommés par les partis. La bataille faisait rage depuis dix jours et aucun effort sérieux n’avait été fait pour coordonner les comités d’action de l’ensemble de la Ruhr.
De plus, l’organisation de la lutte armée avait tendance à s’émanciper de ces organes. Plus l’armée des travailleurs était nombreuse, moins les conseils exécutifs avaient de contrôle sur elle, et plus l’organisation de l’Armée Rouge venait d’elle-même.18 Des dirigeants émergeaient, qui commandaient les unités dans chaque section du front. Mais, comme l’indiquait un membre dirigeant du Conseil Exécutif de Dortmund :
Les dirigeants qui jouaient alors un rôle avaient une importance plus ou moins locale, et pas plus. Les partis, l’USPD, le Spartakusbund, les syndicalistes, n’étaient guère mieux lotis. (...) Autour de Dortmund la direction de l’USPD « régnait’ ; à partir de Dortmund les spartakistes, organisationnellement faibles, essayaient, à l’aide de slogans clairs et fondés historiquement – conseil central, dictature des conseils – à organiser et solidifier le pouvoir des travailleurs ; autour de Mülheim se développait un syndicalisme anti-centraliste, anti-dirigeants.19
A Mülheim et Hagen des tentatives furent faites d’établir une direction militaire centralisée pour l’ensemble de la Ruhr. Les leaders de Mülheim formèrent un « Quartier général de l’Armée Rouge », qui proclama la dictature du prolétariat. Mais aucun des deux n’étendait son influence au delà de quelques villes de sa région, et la communication entre les deux était réduite.
Lors de la réaction initiale au putsch de Kapp, ces déficiences étaient de peu d’importance. Malgré elles, les travailleurs chassèrent la police et les troupes, saisirent leurs armes – y compris de l’artillerie lourde et deux avions – et établirent ce qui était effectivement un pouvoir des travailleurs. Les Armées Rouges contrôlaient le front, pendant que les conseils exécutifs organisaient une police locale de travailleurs en armes, censuraient la presse bourgeoise, essayaient de négocier des livraisons de denrées alimentaires pour prévenir la famine, relâchaient les prisonniers politiques et supervisaient les activités des autorités locales. Mais l’absence d’une coordination centrale allait devenir de plus en plus importante après la fin du premier stade de la lutte, dès lors que se posait la question : que fait-on maintenant ? Pour savoir pourquoi, nous devons d’abord porter notre regard sur ce qui se passait ailleurs en Allemagne.
En 1919, les grèves de mineurs de la Ruhr avaient été rapidement suivies de luttes similaires engagées par les mineurs et les ouvriers de l’industrie d’Allemagne centrale. Un an plus tard, l’effet du putsch de Kapp fut de pousser les ouvriers du centre à réagir en même temps et à peu près de la même façon que les travailleurs de la Ruhr. Dans presque tous les centres industriels d’Allemagne centrale, la grève générale fut immédiate et donna bientôt naissance à la lutte armée.
A l’ouest de l’Allemagne centrale, on trouvait dans les sept principautés de Thuringe plus de vestiges de la Révolution de Novembre que partout ailleurs en Allemagne. L’USPD était le parti ouvrier le plus important, contrôlant un grand nombre des gouvernements locaux et influençant la composition de la police et des détachements de sécurité. Le gouvernement de Kapp déclara sans pouvoirs ces gouvernements locaux ; ils répondirent en soutenant officiellement la grève générale et en prenant des mesures d’autodéfense.
A Gotha, après que le gouvernement de l’Etat ait appelé à la formation de comités de défense ouvrière basés dans les usines, à la constructions de conseils ouvriers et à la formation d’une « armée du peuple », des travailleurs et des policiers sympathisants prirent le contrôle des plus importants bâtiments municipaux, dont ils furent bientôt délogés par des renforts de l’armée. Mais les travailleurs des villes et villages de la périphérie, qui avaient désarmé les éléments de la droite locale, marchèrent sur Gotha où ils remportèrent une victoire contre l’armée, au prix de 46 morts.
Il y eut des développement semblables à Weimar. Les travailleurs de la ville voisine d’Iéna désarmèrent la réactionnaire « Garde Paysanne » locale et se mirent en marche pour venir en aide à la capitale de l’Etat.
A Gera les travailleurs s’armèrent et prirent d’assaut l’hôtel de ville, les bâtiments gouvernementaux et les casernes. A Sommerda, à 25 kilomètres d’Erfurt, les ouvriers désarmèrent les Gardes Locaux réactionnaires, saisirent 2 000 armes et constituèrent une armée ouvrière. Le fait qu’il y eût en Thuringe un certain nombre d’usines d’armement s’avéra très utile pour les travailleurs. Ils avaient bientôt pris le pouvoir armé entre leurs mains dans tous les centres importants, à l’exception d’Erfurt.
La situation était très semblable dans la province prussienne de Saxe, au nord de la Thuringe. Là aussi, les villes et villages périphériques étaient bientôt sous le contrôle des travailleurs en armes. A Burg, les officiers de la garnison furent arrêtés, et le conseil municipal donna 30 000 marks pour renforcer les Gardes Locaux avec des travailleurs. A Neuhandensleben, il y eut des confrontations armées entre les ouvriers et la force réactionnaire des Volontaires. A Strassfurter les ouvriers prirent totalement le contrôle de la ville. Les travailleurs d’Aschersleben prirent les armes et marchèrent sur Quedlingburg, où, après de combats qui coûtèrent une centaine de vies, « les ouvriers agricoles étaient souvent maîtres de la situation ».20
La plus grande ville de la région, Halle, était toujours dominée par les Volontaires de droite. Des meetings de travailleurs votèrent pour la constitution d’un commandement militaire et l’adjonction d’éléments ouvriers aux Gardes Locales, mais ne purent briser l’emprise des militaires sur la ville jusqu’à ce que des travailleurs armés venant de la région assiègent la ville, formant un véritable front militaire.21 Une bataille s’ensuivit, dans laquelle les ouvriers étaient en nombre supérieur mais manquaient d’armes et de munitions. 106 personnes furent tuées dans la bataille, qui dura une semaine.
Venons-en enfin à l’Etat (le Land) de Saxe (à ne pas confondre avec la province prussienne du même nom), avec ses concentrations industrielles autour des trois grandes villes de Chemnitz, Leipzig et Dresde.
A Chemnitz, les travailleurs remportèrent immédiatement de grands succès. L’une des principales agences de presse d’Allemagne rapportait :
Les travailleurs règnenten maîtres à Chemnitz. Samedi un comité d’action provisoire a été constitué avec trois membres venant des sociaux-démocrates, des Indépendants et du Parti Communiste. Il a immédiatement désarmé les Volontaires, expurgé les éléments bourgeois de la Garde Locale (...) et armé 3 000 travailleurs révolutionnaires. La poste, la gare des chemins de fer et l’hôtel de ville sont occupés par la Garde Ouvrière. Les journaux bourgeois sont interdits. (...) Dans les villes voisines aussi les travailleurs ont pris le pouvoir entre leurs mains.22
Le pouvoir ouvrier se répandit bientôt hors de la ville, les forces militaires bourgeoises étant désarmées dans un rayon de 50 kilomètres alentour. Des élections furent tenues dans les usines de Chemnitz pour remplacer le comité d’action des partis par un conseil ouvrier. Les 1 500 délégués (un pour 50 ouvriers) désignèrent un exécutif composé de dix communistes, neuf sociaux-démocrates, un Indépendant et un Démocrate. Une armée ouvrière fut constituée, avec à peu près les mêmes effectifs pour les deux partis principaux, les communistes et les sociaux-démocrates. Le conseil de Chemnitz devint bientôt l’axe d’une structure de pouvoir ouvrier dans toute la région, appelant à une conférence des délégués des conseils ouvriers du reste de la Saxe et des parties limitrophes de la Thuringe et de la Bavière. En fait, le niveau réel d’organisation du pouvoir ouvrier était plus élevé que dans la Ruhr, où il n’y eut jamais un tel degré de centralisation.23
La raison d’un tel succès réside en partie dans la faiblesse relative des forces réactionnaires dans la ville à l’époque du putsch. Le désarmement de l’ennemi ne constitua pas le problème politique majeur qu’il fut, par exemple, à Halle. Mais il faut sans doute accorder plus d’importance à la direction politique du mouvement ouvrier. Chemnitz avait le Parti Communiste le plus puissant d’Allemagne, ce qui était le résultat des activités de Heinrich Brandler et de Fritz Heckert, qui militaient dans les mouvements socialiste et syndical locaux dès avant la guerre. Ils avaient construit la Ligue Spartakus locale, y compris pendant les jours les plus sombres de la guerre, et n’avaient pas fait l’erreur de se lancer prématurément à la conquête du pouvoir en 1918-1919. Ils prirent au sérieux les arguments insistants de Rosa Luxemburg, à savoir que les communistes ne pourraient prendre le pouvoir tant qu’ils n’auraient pas le soutien de la majorité de la classe ouvrière, et s’étaient consacrés à construire ce soutien en travaillant politiquement à briser les illusions que pouvaient encore nourrir les travailleurs envers la social-démocratie.
En ce qui concernait la réaction au putsch de Kapp, cela signifiait qu’ils ne s’avisèrent ni de prendre le pouvoir eux-mêmes, ni d’insister pour que les sociaux-démocrates s’engagent sur un programme de dictature du prolétariat. Au lieu de cela, ils proposèrent aux dirigeants SPD une action commune sur une liste de revendications que ceux-ci pouvaient difficilement refuser si leur résistance au putsch était sérieuse : la purge des éléments petits bourgeois de la Garde Locale ; la transformation du restant en armée ouvrière ; l’occupation des casernes des Freikorps et la dissolution de ceux-ci ; la prise de contrôle de tous les bâtiments officiels ; et l’élection dans toutes les usines de délégués au conseil ouvrier.24
Les dirigeants sociaux-démocrates furent contraints par leur propre base à consentir à ces exigences, même si, étant les meilleurs combattants, les communistes étaient destinés à recueillir le plus de prestige de l’action commune. La mise en œuvre de ces demandes impliquait la constitution d’une structure de facto de pouvoir ouvrier dans laquelle les travailleurs, aussi bien sociaux-démocrates que communistes, étaient engagés – et permettait d’envisager de persuader les travailleurs influencés par les sociaux-démocrates que c’était de cette façon que la société devrait être organisée dans l’avenir.
Malheureusement, la transformation de la région de Chemnitz en noyau de pouvoir ouvrier ne rencontra pas d’écho dans les deux autres grandes villes de Saxe, Dresde et Leipzig.
Dresde était le centre militaire de l’Etat, et son commandant, le général Märcher, s’était, comme Watter dans la Ruhr, déclaré « neutre » entre le gouvernement et ceux qui soutenaient le putsch. Le mouvement ouvrier local ne savait pas quelle réponse politique donner à cette attitude. L’USPD était aussi influent que les sociaux-démocrates – mais presque aussi bureaucratique. De telle sorte que tout se résuma à une grève générale de vingt-quatre heures, qui en tant que telle ne déboucha sur aucun conflit avec les forces de Märcher – même si 50 personnes furent tuées lorsque les troupes tirèrent sur un petit groupe de travailleurs qui avaient essayé de s’emparer des bâtiments postaux. Le groupe communiste de la ville était incapable d’une intervention réaliste dans la mesure où son dirigeant, Otto Rühle, refusait par principe à appeler à une action commune avec le SPD ou l’USPD.25
Leipzig était un bastion de l’USPD. C’était aussi la base de 4 000 soldats partisans de Kapp. Le deuxième jour du putsch ces derniers tirèrent sur une manifestation ouvrière, tuant 15 personnes. Les travailleurs se procurèrent des armes comme ils purent – en obtenant des centaines de Chemnitz et des usines d’armement de Thuringe – et assiégèrent les troupes à l’intérieur de la ville. Des combats acharnés firent rage pendant trois jours, jusqu’à ce qu’un ministre social-démocrate du gouvernement d’Etat de Dresde n’arrange un cessez-le-feu avec l’accord des dirigeants Indépendants. Comme cela devait se produire si souvent dans l’histoire de la Révolution Allemande, les militaires utilisèrent les négociations pour dissimuler le renforcement de leurs positions. Lorsque la vigilance des travailleurs sur les barricades se relâcha, les troupes firent mouvement pour attaquer, réussirent une percée et purent prendre le contrôle de la ville.
Dans une seule autre région le tempo de la lutte avait atteint celui de la Ruhr et de l’Allemagne centrale : la côte du Nord – une zone qui ne s’était pas spécialement manifestée dans le passé par des traditions de lutte révolutionnaire. Pourtant à Wismar la république des conseils fut déclarée et à Rostock 1 000 réactionnaires furent désarmés, les armes servant à la création d’une armée ouvrière.
Le même activisme – mais pas toujours la même réussite – se retrouvait dans les zones agricoles situées à l’est de l’Elbe. Dans de nombreux districts les salariés agricoles, non contents de se joindre à la grève, désarmèrent les troupes soutenant le putsch. Ils saisirent des fusils dans des unités de police isolées, des Gardes Locaux et des transports ferroviaires, et les utilisèrent pour prendre le contrôle des villages et des villes.
Ce qui était significatif dans ces actions était que des travailleurs sociaux-démocrates (les communistes n’existaient pratiquement pas dans ces régions) se comportaient de la manière qui avait été auparavant celle des communistes et des Indépendants de gauche. Ils avaient été appelés à cesser le travail par leurs dirigeants syndicaux sociaux-démocrates – alors que dans les zones rurales la répression militaire était telle qu’elle rendait toute grève impossible sans recours à la résistance armée. Tout ce que les dirigeants sociaux-démocrates avaient dit à leur base sur la nécessité de « respecter les forces de la loi et de l’ordre » devait être oublié si on voulait que la grève à laquelle ces mêmes dirigeants avaient appelé ait un semblant de réalité.
C’était vrai d’une grande partie de l’Allemagne. Dans de nombreux endroits, les uns après les autres, la grève amenait inévitablement à des affrontements avec les militaires, même s’ils n’atteignaient pas l’échelle de l’Allemagne centrale et de la Ruhr. A Nuremberg, par exemple, 22 manifestants furent tués par l’armée, et les travailleurs furieux tentèrent de prendre d’assaut les postes de police. A Stuttgart, 47 usines élirent des conseils ouvriers. A Hanau, des travailleurs essayèrent de détourner des transports de troupes se dirigeant vers la Ruhr. A Kiel, des ouvriers se battirent avec des fusils contre les partisans du putsch – et gagnèrent par là même le soutien des rangs inférieurs de la marine, qui se mutinèrent contre leurs officiers.
Le paysage n’était pas homogène. Dans deux des centres de l’orage de 1918-1919, Hambourg et Brême, il ne se passa pas grand-chose. A Hambourg, le gouvernement d’Etat social-démocrate se borna à incorporer 1 000 travailleurs dans la Garde Locale. A Brême, seuls les cheminots se joignirent à la grève. De façon surprenante, Berlin était aussi relativement calme. La grève y était absolument solide, mais il fallut attendre le quatrième ou le cinquième jour pour assister à des soulèvements armés dans les faubourgs ouvriers, et aucun n’atteignit le niveau de ceux de la Ruhr ou de l’Allemagne centrale.
En définitive, les généraux avaient, dans leurs efforts pour enterrer les derniers vestiges d’une première révolution, provoqué les débuts d’une seconde. La situation ressemblait à ce que sera l’Espagne de juin 1936 après le soulèvement militaire franquiste. Le coup d’Etat militaire d’extrême droite provoqua un contre-soulèvement de la part des travailleurs, qui ne pouvaient se borner à attaquer les partisans avérés du putsch. Les travailleurs comprenaient que si Kapp et Lüttwitz réussissaient, le reste de l’armée se rangerait bientôt derrière eux. C’était le corps des officiers dans son ensemble qui était pris de nostalgie des jours d’avant Novembre, et pas seulement une poignée d’excités.
Beaucoup de travailleurs s’étaient opposés aux Spartakistes en janvier 1919, étaient restés passifs quand les Freikorps avaient marché dans Berlin et dans Brême, avaient considéré les grévistes de la Ruhr comme des extrémistes, et avaient accepté les raisons des sociaux-démocrates dans l’écrasement de la République des Conseils de Bavière. Désormais ils voyaient que non seulement les « extrémistes » mais eux-mêmes étaient l’objet d’une agression, et ils suivirent l’appel des Indépendants de gauche et des communistes à détruire la structure de pouvoir qui avait rendu possible le putsch de Kapp. Ce faisant, ils commencèrent à créer des structures de pouvoir nouvelles – celles du pouvoir ouvrier – aux côtés des anciennes.
Trois ou quatre jours après le putsch, l’autorité de l’Etat ne s’exerçait plus dans certains des centres industriels essentiels de l’Allemagne. Les forces militaires, qui avaient dominé le pays en marchant d’une frontière à l’autre en 1919, avaient connu la défaite au combat. Elles commencèrent à perdre pied à partir du moment où elles étaient confrontées, non pas à une section des travailleurs qui luttaient pendant que les autres se tenaient tranquilles, mais des soulèvements simultanés dans de nombreux endroits différents. Pour couronner le tout, la grève des chemins de fer les empêchait d’envoyer des troupes fraîches pour soulager les garnisons locales assiégées.
A Berlin, les partisans de Kapp se retrouvaient dans une situation confuse. Ils avaient effectué un coup d’Etat militaire impeccable : en termes militaires, c’était une opération couronnée de succès. La moitié de l’armée les soutenait et l’autre moitié attendait d’être sûr que le putsch était réussi pour faire de même. Les partis de droite les reconnaissaient.
Pourtant ils ne pouvaient rien faire face à la grève générale et aux insurrections locales – parce que toute la puissance de l’armée était annulée une classe ouvrière unie et déterminée. Dans une tentative désespérée de briser la grève, Kapp fit distribuer un tract, le troisième jour, décrétant l’exécution des grévistes – et, incapable de mettre la mesure en pratique, la retira quelques heures plus tard. « L’Etat fort » construit par Noske avait des pieds d’argile qui s’écroulaient rapidement. Kapp et Lüttwitz avaient proclamé un « gouvernement d’action » – mais ils furent paralysés, la plus simple mesure ne pouvant être exécutée.
Kapp et ses partisans avaient espéré recueillir l’allégeance d’une section des travailleurs grâce à la collaboration de l’extrême aile droite de la social-démocratie. « Severing, Heine et Sudekum avaient la confiance des kappistes ».26 Mais l’intensité de l’émotion au sein du SPD empêcha les dirigeants de mériter cette confiance – à l’exception de Winnig, le social-démocrate qui présidait aux destinées de la Prusse Orientale. Les kappistes se retrouvèrent isolés, incapables d’agir, dans une situation militaire qui se détériorait rapidement.
Les partis bourgeois de droite qui avaient reconnu le gouvernement de Kapp commencèrent à avoir des doutes. Le biographe de Stresemann raconte comment « Les porte-parole [des partis bourgeois] commencèrent à s’alarmer des rumeurs d’un soulèvement communiste à Berlin ».27 Ils pressèrent les généraux insurgés de passer un compromis avec le gouvernement social-démocrate avant qu’il ne soit trop tard.
Lüttwitz était la tête militaire du putsch – mais des craintes semblables avaient agité beaucoup de ses officiers dès la fin du troisième jour. Ce soir là le Bataillon du Génie des Gardes de Berlin se mutina, arrêta ses officiers et ses proclama en faveur du gouvernement Ebert. La police de sécurité commença à changer de camp. Lüttwitz fut averti par ses officiers que « d’autres troupes étaient au bord de la mutinerie » et qu’il devait démissionner.28 Puis Kapp lui-même eut une attaque de nerfs et s’enfuit ventre à terre, laissant à Lüttwitz le bébé agonisant.
Ce qui se produisit alors devait être d’une importance déterminante pour toute l’histoire postérieure de la République de Weimar. Les partis gouvernementaux, les sociaux-démocrates à leur tête, avaient l’occasion de briser une bonne fois pour toutes l’emprise de l’extrême droite sur les forces armées. Ils ne la saisirent pas. Bien au contraire, ils s’employèrent à mettre hors de cause la plupart des personnalités qui avaient rendu le coup d’Etat possible. Ebert, Noske et ses amis, même lorsqu’ils avaient fui Berlin en proie à la terreur, n’avaient pas abandonné toute foi dans les généraux qui avaient organisé le putsch d’extrême droite. Ils firent un appel aux travailleurs selon lequel il fallait « éviter toute effusion de sang » (après avoir eux-mêmes présidé un gouvernement qui ne s’était pas montré avare du sang des ouvriers, 20 000 d’entre eux environ tués par les Freikorps en 14 mois). Et ils avaient en partant laissé à Berlin un intermédiaire entre les gouvernements rivaux, le vice-premier ministre social-démocrate Schiffer.
Severing, le ministre de l’intérieur (en exil) social-démocrate, alla jusqu’à donner aux travailleurs de la Ruhr, le 16 mars, l’instruction de ne pas gêner les mouvements des troupes qui essayaient de prendre le contrôle de la région : « Dans les intérêts de l’ancien gouvernement, les mouvements de troupes ne doivent subir aucune interférence ».29
Pourquoi ? Parce que le chef de l’armée de la Ruhr, Watter, ne s’était pas déclaré partisan de Kapp. Mais il ne s’était pas non plus déclaré partisan du gouvernement – jusqu’à ce qu’il soit clair que l’entreprise de Kapp était vouée à l’échec. Et ses subordonnés avaient été des enthousiastes du coup d’Etat. Ils avaient donné ensemble l’ordre de harceler et de réprimer la grève générale appelée par le gouvernement « légitime ». Si les ordres de Severing avaient été obéis, cela aurait fait pencher la balance de façon décisive du côté des insurgés.
Les dirigeants des partis bourgeois (y compris ceux qui participaient au gouvernement) étaient restés à Berlin pendant le coup d’Etat. A la première opportunité, ils ouvrirent des négociations avec Lüttwitz pour une solution « pacifique » du conflit. Ils en vinrent bientôt à un accord verbal acceptant certaines revendications des putschistes – de nouvelles élections, que la droite s’attendait à gagner (même s’il y avait eu des élections seulement 13 mois plus tôt, les partis de droite considéraient de nouvelles élections comme un « droit constitutionnel »), et une amnistie pour les officiers qui avaient soutenu le coup d’Etat.
Mais le mouvement populaire était déjà trop avancé pour que le gouvernement puisse parvenir à concéder de telles demandes. Lüttwitz lui-même semble avoir compris à ce stade que s’il se maintenait au pouvoir, il serait renversé en quelques heures par une réédition de Novembre 1918. Il se contenta des vagues promesses des partis bourgeois, et fila sans demander son reste.
Le gouvernement social-démocrate avait survécu à ses moments les plus difficiles. Cependant ses premières pensées n’allèrent pas à empêcher une répétition de ces moments en purgeant l’armée des éléments putschistes, mais à mettre un terme à la grève et aux soulèvements contre le putsch. Il plaça aux commandes de l’armée l’homme que les putschistes eux-mêmes avaient désigné vers la fin de leur aventure – Seeckt. A peine quatre jours plus tôt, souvenons-nous, il avait refusé d’obéir à l’ordre de Noske lui enjoignant de marcher contre le coup d’Etat.
Avec Schiffer, au nom du gouvernement, il édita un tract qui fut lancé par avion dans tout le pays : « La grève générale s'effondre – Faites front contre le bolchevisme qui anéantit tout ».30 Le groupe parlementaire social-démocrate fit usage d’un ton très semblable lorsqu’il avertit que « la révolte junkeriste et syndicaliste continuent à menacer l’Etat du peuple allemand. (...) La grève générale ne frappe plus seulement les coupables de haute trahison, mais aussi notre propre front ».31
Seeckt lui-même « protégea » de nombreux putschistes,32 permettant aux officiers supérieurs les plus compromis de s’enfuir, ne prenant pas de sanctions contre les partisans de Kapp qui n’avaient pas manifesté trop ouvertement leurs sympathies, et n’inquiétant aucunement les officiers subalternes.
Malgré tout, les sociaux-démocrates avaient un problème. Leur capacité à jouer un rôle politique reposait, en dernier ressort, sur leur influence dans de larges couches de travailleurs. Et cette influence était menacée. Tout le monde pouvait voir que tout ce qu’ils avaient proclamé à cor et à cri, pendant l’année écoulée, sur la « loyauté » d’officiers tels que Lüttwitz et Erhardt s’était avéré faux. Dans tout le pays, des sociaux-démocrates de base avaient fait grève et lutté aux côtés de ceux qu’on leur avait appris à insulter, les Indépendants de gauche et les communistes. Ils s’étaient fait tirer dessus par des troupes que pratiquement tout le monde appelait les « Gardes Noske ». Ils n’allaient pas accepter sans broncher un simple retour à l’état des choses antérieur au putsch.
Ceux qui étaient à la direction du parti se sentirent obligés d’exprimer des regrets symboliques (même s’ils étaient dénués de sincérité) pour ce qui s’était passé. Scheidemann lui-même fit des discours dans lesquels il se montrait sévère envers Noske. Le premier numéro du Vorwärts qui parut après l’échec du putsch comportait des exigences :
Le gouvernement doit être restructuré. Pas vers la droite, surtout pas, mais vers la gauche. Nous avons besoin d’un gouvernement qui s’engage sans réserve dans la lutte contre la réaction militaro-nationaliste, et qui sache gagner autant que possible la confiance des travailleurs sur une orientation de gauche.33
Une quinzaine de jours plus tard, le ministre social-démocrate Wels décrivait ainsi les problèmes de son parti : « Comment faire pour sortir le parti du chaos dans lequel il s'est trouvé entraîné par le combat en commun contre la réaction? »34 – en d’autres termes, comment amener ses membres à s’identifier avec leurs dirigeants nationaux, et non avec les éléments de gauche qui étaient très récemment leurs compagnons de lutte.
Le « problème » était particulièrement grave dans les tout premiers jours qui suivirent l’échec du putsch. La fuite de Kapp et de Lüttwitz n’avait pas automatiquement mis fin à la grève générale, et ce dans la majeure partie de l’Allemagne, y compris à Berlin. Et dans la Ruhr les combats continuaient. Dans l’ensemble, les travailleurs étaient désireux d’obtenir des garanties concrètes contre une nouvelle attaque de l’extrême droite. Le climat était tel que les dirigeants syndicaux ne se sentaient pas autorisés à donner l’ordre de la reprise. Legien suggéra aux sociaux-démocrates, aux Indépendants et aux communistes que la condition préalable d’une reprise du travail serait une rupture complète avec les anciennes méthodes de gouvernement, par la grâce d’un nouveau « gouvernement ouvrier » issu des trois partis et des syndicats.
Il ne faut pas exclure que Legien ait pu être sincère dans cette suggestion. Il était certainement très préoccupé par les ennuis que lui avait causé le flirt des ministres SPD avec les généraux d’extrême droite. Mais il pensait sans doute aussi, comme les dirigeants sociaux-démocrates bavarois au mois d’avril précédent, que le meilleur moyen de mettre un terme aux sempiternelles critiques de l’extrême gauche était de l’inviter à participer au gouvernement, soit pour tempérer son action, soit pour la mettre dans une situation où il serait aisé de développer contre elle une opposition « modérée ». La proposition de « gouvernement ouvrier » était à la fois une échappatoire de la difficile situation dans laquelle se trouvaient Legien et ses amis, et un piège possible pour la gauche. Mais elle pouvait aussi constituer une ouverture vers quelque chose de plus radical, malgré Legien, dans la mesure où un tel gouvernement eût été responsable devant les organisations de la classe ouvrière et non devant la majorité bourgeoise du parlement.
Laquelle de ces combinaisons de possibilités devait l’emporter dépendait de la réponse de la gauche, et de la clarté avec laquelle elle l’expliquerait aux travailleurs. Heureusement pour le capitalisme allemand, la gauche ne fit aucune réponse claire.
Le Parti Communiste finit par donner une réponse cohérente – mais seulement après qu’un désaccord dans la direction ait abouti à ce qu’une position adoptée lors d’une réunion du Centre soit rejetée par une autre réunion le lendemain, et cette dernière position elle-même renversée quelques jours plus tard. La position finale était que, en tant que Parti Communiste, il ne pouvait participer à un tel gouvernement parce que la majorité des travailleurs n’était pas encore convaincue de la justesse du point de vue communiste. Mais il considérerait un gouvernement des deux partis sociaux-démocrates et des syndicats sous une lumière différente d’un gouvernement Ebert-Noske. Comme le disait Rote Fahne du 26 mars :
L'étape actuelle du combat, où le prolétariat n'a à sa disposition aucune force militaire suffisante, où le parti social-démocrate majoritaire a encore une grande influence sur les fonctionnaires, les employés et les autres couches de travailleurs, où le parti social-démocrate indépendant a derrière lui la majorité des ouvriers des villes, prouve que les bases solides de la dictature du prolétariat n'existent pas encore. Pour que les couches profondes des masses prolétariennes acceptent la doctrine communiste, il faut créer un état de choses dans lequel la liberté politique sera presque absolue et empêcher la bourgeoisie d'exercer sa dictature capitaliste.
Le K.P.D. estime que la constitution d'un gouvernement socialiste sans le moindre élément bourgeois et capitaliste créera des conditions extrêmement favorables à l'action énergique des masses prolétariennes, et leur permettra d'atteindre la maturité dont elles ont besoin pour réaliser leur dictature politique et sociale.
Le parti continuait en déclarant qu’il agirait comme une « opposition loyale » à ce gouvernement, tant que ce dernier « n'attentera pas aux garanties qui assurent à la classe ouvrière sa liberté d'action politique, et tant qu'il combattra par tous les moyens la contre-révolution bourgeoise et n'empêchera pas le renforcement de l'organisation sociale de la classe ouvrière ». Etre une « opposition loyale », disait-il, signifiait pour le parti « ne pas préparer de coup d’Etat », tout en conservant sa « une liberté d'action complète en ce qui concerne la propagande politique en faveur de ses idées ».
La formulation était bien construite. Elle fournissait une base d’action commune avec les travailleurs sociaux-démocrates contre les ministres de droite, sans rendre les communistes responsables des actes d’un « gouvernement de gauche » qui fonctionnait encore dans les limites du capitalisme.
C’était très semblable à la proposition de Lénine, en août-septembre 1917, de soutenir la majorité mencheviks-socialistes révolutionnaires dans les soviets russes s’ils remplaçaient le gouvernement de coalition avec les partis bourgeois par un gouvernement d’union de tous les socialistes responsable devant les soviets. Comme Lénine l’expliquait à ses camarades du parti :
(...) nous pouvons, en tant que parti, proposer un compromis volontaire. (...) à nos adversaires les plus proches. (...) aux socialistes-révolutionnaires et aux menchéviks. Ce n’est qu’à titre exceptionnel, ce n’est qu’en vertu d’une situation spéciale qui, vraisemblablement, durera très peu de temps. (...) Ce compromis serait que, sans prétendre à la participation gouvernementale (impossible pour un internationaliste sans que soient effectivement assurées les conditions de la dictature du prolétariat et des paysans pauvres), les bolcheviks renonceraient à réclamer la remise immédiate du pouvoir au prolétariat et aux paysans pauvres et à employer les méthodes révolutionnaires pour faire triompher cette revendication. (...) Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires. (...) consentiraient. (...) à former un gouvernement entièrement et exclusivement responsable devant les soviets, auxquels serait transmis tout le pouvoir central et aussi local.35
Malheureusement, le comité central du KPD ne réussit pas à se mettre d’accord sur sa version du « compromis » avant que les négociations sur la forme que devrait prendre le gouvernement à la suite du putsch de Kapp ne soient terminées.
Les Indépendants étaient encore plus confus. Leur droite aussi bien que leur gauche étaient divisées par la proposition de Legien. Une partie de l’aile droite, menée par Hilferding, voulait accepter – elle voyait l’occasion d’obtenir des postes ministériels et d’empêcher de nouvelles attaques de la part de la droite militaire. L’autre section, derrière Crispien, proclamait qu’elle « ne siégerait pas à la même table que les meurtriers des travailleurs ». Crispien semble avoir été davantage motivé par la peur d’indisposer ses partisans que par des principes moraux, puisqu’il devait, à peine deux ans et demi plus tard, rejoindre le parti des « meurtriers des travailleurs » et serrer la main tachée de sang d’Otto Wels.36
Sur la gauche des Indépendants il y avait ceux qui, comme Koenen, s’opposaient au rejet pur et simple de la notion de gouvernement de tous les socialistes, craignant que cela ne soit pas compris par les travailleurs sociaux-démocrates dégoûtés de Noske, Ebert, Wels et compagnie. A l’inverse, la plupart des Indépendants de gauche furent d’accord avec Daümig lorsqu’il déclara qu’un gouvernement SPD-USPD-syndicats serait une « simple répétition » du gouvernement de novembre-décembre 1918.37
Il y avait, évidemment, ce danger – Hilferding devait participer à un gouvernement tout aussi mauvais que celui-là en 1923 – mais lorsque la question fut posée en 1920, ce gouvernement aurait été jugé par la masse des travailleurs sociaux-démocrates, beaucoup d’entre eux armés, selon un simple critère : utiliserait-il la force gagnée durant les derniers jours pour briser le corps des officiers et les forces armées de la droite ? Eût-il manœuvré de la même façon que le gouvernement SPD-USPD de novembre-décembre 1918, il y avait de grandes chances pour que les travailleurs sociaux-démocrates joignissent leurs forces avec les révolutionnaires contre le gouvernement et la droite. Ils auraient été préparés à suivre les orientations de la gauche et à prendre en mains la tâche de désarmer la contre-révolution, et la classe ouvrière serait restée unie sur la défense des positions gagnées dans la lutte contre Kapp.
Mais rien de tout cela ne put être soumis à l'expérimentation. Les Indépendants ne firent aucune réponse positive aux propositions de Legien. Même s’ils n’étaient pas eux-mêmes prêts à participer au gouvernement, ils auraient pu pousser pour un gouvernement social-démocrate majoritaire de gauche, porteur d’un engagement, clairement exprimé et doté d’un calendrier, de désarmer les réactionnaires, leurs unités, les Freikorps, les Volontaires et les Gardes Locaux de droite, et de renforcer les organisations armées de la classe ouvrière. Cela, au moins, aurait montré clairement à tous les travailleurs engagés dans la grève et dans le soulèvement ce que les sociaux-démocrates étaient prêts à faire. Si le SPD avait accepté de telles revendications, il aurait donné lui-même aux travailleurs le feu vert pour continuer la lutte et désarmer la droite. S’il les avait rejetées, ses propres membres auraient vu que rien n’était offert en échange de l’arrêt de la grève et de la restitution des armes.
Mais l’USPD, unissant dans son sein des gens porteurs de conceptions complètement différentes de la lutte pour le socialisme, était incapable d’une telle clarté. Ses dirigeants refusèrent simplement les propositions de Legien, le laissant négocier à son idée avec le gouvernement.
Le résultat fut un désastre. Quels que fussent les motifs de Legien, cela faisait trop longtemps qu’il était un bureaucrate droitier pour obliger ses vieux amis du SPD à s’engager clairement, sur un calendrier, à désarmer la droite, en spécifiant les unités à dissoudre, les noms des éléments à purger et la manière dont cela devait être effectué. Au lieu de cela, il accoucha d’un ramassis de vagues promesses : « reconnaissance par le futur gouvernement du rôle des organisations syndicales dans la reconstruction économique et sociale du pays » ; « le désarmement et le châtiment immédiat des rebelles » (sans spécifier qui étaient les rebelles) ; une « réforme de l'Etat sur une base démocratique » (sans préciser le sens à donner à ces mots) ; aucune action contre « les unités de la Reichswehr et de la police fidèles lors du putsch »38 (là encore, aucune spécification – Watter et Märcher étaient-ils loyaux lorsqu’ils refusaient d’aider le gouvernement ?).
C’est sur cette base que les fédérations syndicales appelèrent à la reprise du travail. Mais l’USPD et le comité de grève de Berlin rejetèrent le texte. A Berlin la grève continuait. Mais elle n’avait pas de perspectives claires, et dans d’autres régions du pays, où les organisations de gauche étaient plus faibles, les travailleurs ne voyaient pas l’intérêt de rester en grève s’il n’y avait rien à y gagner. Petit à petit ils commencèrent à reprendre le travail.
A Berlin, d’autres négociations s’engagèrent. Mais le résultat n’était toujours pas satisfaisant. Et le gouvernement savait que, la grève s’affaiblissant, chaque journée écoulée jouait en sa faveur.
Bauer, le premier ministre social-démocrate, proposa un retrait des troupes de Berlin, « aucune action offensive contre les travailleurs armés », en particulier dans la Ruhr, et le recrutement en Prusse de travailleurs dans des « détachements de sécurité » contrôlés par les syndicats. L’offre restait vague – aucune mention des divers corps de Volontaires, ni de spécification des unités de l’armée qui avaient été « déloyales », ou de ce qui arriverait aux policiers qui, à un moment ou à un autre, s’étaient battus pour le putsch. Elle n’accordait aux comités d’action et aux conseils ouvriers aucun pouvoir pour traiter de ces affaires. Mais les Indépendants finirent par accepter les propositions – les Indépendants de droite parlant d’une « fin » de la grève, et la gauche, dirigée par Daümig, d’une « interruption » conditionnée au comportement du gouvernement.
Mais les grèves ne sont pas des mécanismes que l’on peut brancher ou débrancher à volonté. Leur succès dépend de la détermination des grévistes, un certain élan dans la lutte, qui permet de croire à la victoire. Une pause dans la lutte – ou parfois la seule mention d’une telle pause – peut détruire cet élan, briser l’unité et renvoyer les travailleurs vers leurs vies individuelles. C’est la raison pour laquelle les grèves sont presque toujours plus faciles à continuer, malgré les difficultés, qu’à reprendre après une « interruption ».
La grève durait à Berlin depuis dix jours. La confusion des négociations avait provoqué chez beaucoup de travailleurs une perte de clarté sur les objectifs. De nombreux centres de province s’étaient déjà retirés du mouvement. L’appel à la reprise du travail signifiait en fait l’arrêt de la lutte unitaire qui avait neutralisé le putsch, sans la moindre transformation radicale des structures du pouvoir militaire qui avaient rendu ce putsch possible.
Pendant ce temps, les ministères s’étaient remis au travail, on commença à nouveau à obéir aux ordres des vieux fonctionnaires, et la chaîne du commandement fut rétablie dans l’armée sous le commandement de Seeckt. Pendant que les dirigeants ouvriers hésitaient, la bourgeoisie se remettait de ses frayeurs et se réorganisait.
Sa position une fois raffermie, elle pouvait commencer à répliquer au mouvement ouvrier. La presse commença à se plaindre du « contre-gouvernement » des syndicats. Legien se vit signifier que tout gouvernement devait disposer d’une majorité à l’Assemblée – et donc être soutenu par au moins un des partis bourgeois. Finalement, un nouveau gouvernement de coalition fut constitué, très semblable à celui qui avait permis au putsch de Kapp de se développer. Noske était trop compromis pour jouer un rôle, mais il fut remplacé par un homme encore plus disposé à se plier aux désirs du Haut Commandement (si cela était possible !), le politicien bourgeois Gassler, qui s’empressa d’accorder à Seeckt une entière liberté de manœuvre.
On se rendit bientôt compte à quel point on avait raté le coche. « Le gouvernement n’a pas pris la moindre mesure pour briser le pouvoir de la réaction et pour sauvegarder la démocratie contre de nouvelles attaques », se plaignait peu après un Indépendant de droite :
On n’a pas formé un seul bataillon d’ouvriers : au lieu de cela le chancelier, Bauer, a investi Seeckt des pleins pouvoirs pour instaurer un régime de terreur militaire. Une fois encore, la loi martiale règne dans tout le pays, comme au temps de Noske. A Kopenik – pour ne mentionner qu’un des nombreux incidents qui se sont produits dans les environs de Berlin – l’Indépendant Futran et trois de ses compagnons ont été arrêtés et fusillés. Futran était bien connu comme un politicien modéré, innocent de la moindre peccadille.
Le 19 mars fut publié le décret gouvernemental qui conférait à Seeckt le pouvoir de constituer des tribunaux d’exception et de proclamer la loi martiale. (...) Les travailleurs qui (...) s’étaient armés et levés en défense de la démocratie et pour désarmer les rebelles devinrent bientôt la proie des gardes citoyennes réactionnaires, du corps des Volontaires, ainsi que des corps de troupes qui avaient toléré les rebelles avec une incontestable indulgence.
Les travailleurs grévistes, ou ceux qui s’étaient armés pour résister, devinrent bientôt des « spartakistes » et des « communistes’ » qui fomentaient une dictature bolchevik, et qui devaient par conséquent être réprimés avec la dernière rigueur. Ce qui s’était produit à Kopenik fut bientôt répété ailleurs sur une grande échelle. Un incident survenu en Thuringe peut être mentionné à titre d’exemple. Le 24 mars, Bad Thal, en Thuringe, fut occupé par des Volontaires étudiants de Marburg, et le maire du district fut enjoint d’indiquer la résidence de quinze citoyens, qui furent sur le champ arrêtés et emportés. Le matin suivant les corps des prisonniers, affreusement mutilés, furent retrouvés au coin d’une rue. Les hommes, désarmés, avaient été traités avec une affreuse cruauté par le corps des étudiants nationalistes, aux cris de « Fusillez-les ! » et « Nous voulons des cadavres pour nos cours d’anatomie ».39
Dans ce contexte, les partisans de Kapp eux-mêmes purent en toute liberté remporter une victoire significative. En Bavière, au point culminant du putsch, le commandement militaire local avait « persuadé » le gouvernement social-démocrate présidé par Hoffmann de démissionner. Le pouvoir passa entre les mains d’un gouvernement du Parti du Peuple Bavarois dirigé par Kahr – qui devait offrir asile et protection pendant les trois années suivantes aux éléments fascistes et nationalistes de toute l’Allemagne. Les sociaux-démocrates locaux lancèrent en fait un appel conjoint contre la grève générale avec le général Mohl, qui penchait vers le soutien à Kapp. Lorsque Kapp disparut, ses protégés bavarois restèrent au pouvoir.
Mais les développements les plus significatifs eurent lieu dans la région où les combats avaient été les plus durs pendant le putsch lui-même, la Ruhr.
Pendant qu’à Berlin les négociations suivaient leurs cours, l’armée de Watter dans la Ruhr restait sous la pression de l’Armée Rouge de la Ruhr. La résolution de la gauche à poursuivre la lutte se trouva renforcée lorsqu’on découvrit des fournitures militaires envoyées par Berlin à Watter pour qu’il les utilise contre elle.
Mais même s’il fournissait des armes à Watter, le souci principal du gouvernement de Berlin était de mettre un terme aux combats de la Ruhr. Dans le sud de l’Allemagne, les cheminots avaient repris le travail, ce qui rendait plus facile à la Reichswehr la concentration de ses troupes autour de la Ruhr. Mais à Berlin, ce n’est qu’après le 22 mars que les usines sous l’influence des Indépendants acceptèrent d’arrêter la grève générale. Tout regain des combats dans la Ruhr pouvait facilement mettre en danger le raffermissement du pouvoir gouvernemental dans la capitale. De sorte que, dès le premier jour de la reprise du travail à Berlin, Severing – qui avait supervisé la répression de la Ruhr l’année précédente – entama des négociations à Bielefeld pour faire cesser les hostilités dans la Ruhr, au moins temporairement, et gagner du temps pour le gouvernement. Il expliqua plus tard :
Je ne pouvais et ne voulais approuver une nouvelle entrée des troupes dans la Ruhr que si l'on pouvait garantir que cette entrée serait effectuée dès le départ avec de telles forces que toute résistance semblerait inutile aussi aux insurgés. Mais pour cela, il était nécessaire de faire sortir du soulèvement la partie de la classe ouvrière qui n’avait combattu que pour défendre la constitution. (...) Les autorités ne pouvaient alors constituer une telle force, même avec la meilleure des volontés. Les troupes en étaient complètement incapables.40
Les négociations ne comportaient pas seulement le gouvernement et ceux qui avaient combattu les militaires, mais aussi les dirigeants de tous les syndicats et des partis « démocratiques » de la région et les maires (le plus souvent membres de ces mêmes partis) des grandes villes. Les forces ouvrières étaient représentées par la direction du conseil ouvrier de Hagen. Mais, de façon significative, il n’y avait aucun représentant d’Essen, ni des zones où les combats continuaient.
La transaction qui fut conclue – les « Accords de Bielefeld » – posait les bases d’un cessez-le-feu. Les troupes de Watter devaient rester hors de la Ruhr ; une section de l’Armée Rouge était autorisée à conserver ses armes à travers l’incorporation dans la police des autorités locales ; le reste de l’Armée Rouge devait rendre ses armes. Comme le traité conclu à Berlin pour mettre fin à la grève générale, les Accords étaient essentiellement caractérisés par leur imprécision. De plus, ils laissaient intactes les forces de Watter et leur permettaient de continuer à se renforcer.
Ce qui est certain, c’est qu’ils permirent au gouvernement de gagner le temps dont il avait besoin, et jetèrent le mouvement ouvrier dans la confusion la plus complète.
La section de l’Armée Rouge qui avait été représentée aux négociations, du front de l’est de Hagen, considéra les Accords comme une victoire et déposa les armes. Les travailleurs du front de l’ouest qui, eux, n’étaient pas représentés à Bielefeld, sentaient qu’ils étaient sur le point de chasser les troupes de Watter de leur dernier bastion, la caserne de Wesel, et que de là ils pouvaient s’emparer de son quartier général de Munster. Ils dénoncèrent comme traîtres les signataires des Accords – y compris les deux communistes de Hagen qui avaient été à Bielefeld – et poursuivirent le combat.
Il est clair que les deux positions étaient erronées. Rendre ses armes et se retirer du front sur la foi d’un morceau de papier était une folie, étant donné le passif de trahisons des sociaux-démocrates depuis Novembre 1918. Continuer le combat était aussi déraisonnable, la grève étant terminée dans toute l’Allemagne et les militaires se renforçant chaque jour davantage. La position tactiquement la plus sensée était celle que préconisa un représentant du Parti Communiste de Berlin, Pieck, qui arriva dans la Ruhr le lendemain des Accords : que l’Armée Rouge garde ses fusils et maintienne son front, mais en évitant la bataille, rejetant clairement la responsabilité de la reprise des hostilités sur Watter et Severing. La signification d’une poursuite de l’effusion de sang aurait alors été évidente pour les travailleurs du reste de l’Allemagne, que l’on pouvait convaincre de passer à l’action en soutien à la Ruhr.
En définitive, si l’Armée Rouge tout entière avait soutenu l’une ou l’autre des deux positions mauvaises, cela aurait été préférable à ce qui se passa, une moitié allant d’un côté et l’autre moitié de l’autre. Le gouvernement avait le prétexte qu’il lui fallait pour faire revenir les troupes dans la Ruhr – et trouva ce faisant devant lui une résistance diminuée. Les travailleurs de la Ruhr se retrouvèrent avec la pire option possible. C’était le prix qu’ils devaient payer pour l’échec à construire un commandement centralisé, basé sur les conseils ouvriers, pendant les journées euphoriques où les Armées Rouges repoussaient les soldats de Watter.
Une espèce de structure centrale vit bien le jour le lendemain de la signature des Accords. Les délégués de 70 conseils se réunirent à Essen avec les principaux chefs de l’Armée Rouge, élisant une direction centrale. Mais cela prit encore deux jours pour que cette dernière accepte la politique consistant à garder les fusils et éviter le combat. Et elle ne pouvait faire appliquer ses décisions sur le front de Wesel.
Il était trop tard. L’équilibre des forces s’était déplacé en faveur du gouvernement, qui en était conscient. Ses forces se raffermissaient d’heure en heure, et il était capable de présenter la poursuite des combats aux travailleurs des autres parties de l’Allemagne comme la réédition du « putschisme spartakiste » de 1919. Le chancelier, Müller, informa le conseil central d’Essen qu’il ne pourrait y avoir de négociations tant que les travailleurs n’avaient pas déposé les armes, et que les Accords de Bielefeld n’étaient plus valables puisque l’Armée Rouge « les avait rompus ».
La guerre de classe est semblable à toute guerre sous un aspect : le résultat n’est pas seulement acquis par l’équilibre absolu des forces à un moment donné, mais aussi par la façon dont les chefs dirigent leurs forces en fonction des forces et des faiblesses de l’ennemi. Dans une guerre entre des armées aux forces à peu près égales, une seule erreur de jugement peut mener de l’approche de la victoire au désordre et à la désintégration. C’est d’autant plus le cas dans la guerre de classe, où les forces ouvrières ne sont pas des soldats conditionnés à l’obéissance aveugle, mais des volontaires, dont l’engagement dans le combat vient en grande partie de leur conviction que leur liberté est à portée de main ; ils sont rapidement jetés dans le désarroi lorsque l’élan en avant de la lutte est perdu. Cela peut être juste une petite erreur qui ouvre la voie à la défaite – mais une fois qu’elle est commise, le résultat peut être plus dévastateur que si la bataille n’avait pas été livrée.
Dans la Ruhr, une des plus grandes victoires de la classe ouvrière allemande se transforma en une grande défaite. Au début avril, ce qui avait été une action massive et disciplinée des travailleurs s’était effondrée, avec d’un côté la démoralisation et la passivité, et des attaques de guérilla isolées et des actes de sabotage de l’autre. Lorsque Watter entreprit, le 4 avril, sa nouvelle marche dans la Ruhr, personne ne pensait que la lutte armée pouvait l’arrêter, et il ne rencontra aucune résistance. Mais cela n’empêcha pas ses forces d’exercer les plus ignobles représailles.
Ernst, qui commandait l’Armée Rouge sur le front de Hagen, décrit comment
Pendant l’entrée des troupes dans Hamm, des travailleurs ont été immédiatement arrêtés, et abattus sans procédure régulière. Le comportement des soldats était méthodique. Le premier jour, lorsqu’ils occupaient un lieu, tout était paisible. On laissait même jouer des orchestres militaires les places des marchés. Le deuxième jour, ils commençaient brusquement à arrêter et à fusiller. Le meurtre des ouvriers était planifié. La lâche bourgeoisie participa aussi à ces événements. (...) Les travailleurs étaient pris dans leurs maisons et abattus. On peut mesurer la brutalité de ces bêtes sauvages par le fait que 65 ouvriers des canaux ont été littéralement massacrés. Ils étaient occupés à construire un pont à Haltern et n’avaient pris aucune part aux combats. Quand la Reichswehr avança, ils se retrouvèrent sous le feu des mitrailleuses. Ils se sont enfuis dans un hangar. La Reichswehr y donna l'assaut en lançant des grenades. Il n'y eut aucun survivant.41
Des méthodes qui devaient plus tard être la marque du nazisme furent alors expérimentées pour la première fois, contre des travailleurs allemands et avec le consentement des ministres sociaux-démocrates : à Pelkum, 90 victimes de l’armée en marche furent enterrées dans une fosse collective ; il y avait parmi les victimes des femmes et des jeunes filles vêtues d’uniformes d’infirmières.
L’armée nationale restaura l’ordre ancien par des exécutions de masse. De nombreux milliers de travailleurs s’enfuirent devant cette terreur blanche, à laquelle participèrent de nombreux officiers de Kapp, vers les zones occupées [par les Français]. Après que le gouvernement leur eut assuré qu’ils n’avaient pas à craindre des représailles, ils rentrèrent, pour se retrouver victimes de cours martiales d’exception qui prononcèrent des centaines de sentences de mort. Parmi la population des districts de Düsseldorf, Münster et Arnsberg, une émotion intense fut provoquée par les condamnations en masse.42
Il n’y eut aucune action équivalente entreprise contre les forces réactionnaires engagées dans le putsch initial. Personne ne fut exécuté – de telles punitions étaient réservées à ceux qui avaient combattu pour le « gouvernement légal ». Des procédures furent entamées contre 540 officiers pour leur rôle dans le putsch – mais jamais terminées. On laissa les chefs de la conspiration s’échapper à l’étranger, puis au bout d’un an ou deux on leur permit de revenir. Lüttwitz toucha même une retraite de 18 000 marks jusqu’à sa mort. Les soldats de la brigade Erhardt furent « punis » en étant envoyés écraser les travailleurs dans la Ruhr. En fait, une seule peine de prison fut prononcée – Jugow écopa de cinq ans.
Le putsch de Kapp commença comme une offensive de l’extrême droite. Au bout de deux jours, il avait donné lieu à une énorme contre-offensive de la gauche, qui menaçait de détruire toute la structure construite par la vieille classe dirigeante au cours des 14 mois précédents. Pourtant, en quelques semaines, la contre-offensive elle aussi était au point mort. Le gouvernement était reconstruit – mais pas à gauche. L’armée et les Freikorps reprirent leurs marches à travers l’Allemagne. Et le gouvernement dirigé par les sociaux-démocrates satisfit l’exigence de nouvelles élections émise par la droite, qui les gagna de très loin (les Indépendants aussi firent des progrès, recueillant presque autant de voix que le SPD – mais cela n’était pas suffisant, en termes parlementaires, pour compenser les suffrages obtenus par les partis de la droite).
Les dirigeants sociaux-démocrates s’étaient unis avec la droite, après les journées de Kapp, dans une offensive contre les travailleurs en armes. Après quoi la droite se retourna contre eux. Quelques mois après le putsch, ils furent éjectés du pouvoir au profit d’un nouveau gouvernement présidé par le « républicain modéré » Fehrenbach. De façon peu surprenante, on se mit à considérer les journées frénétiques du putsch de Kapp comme étant d’importance mineure, des notes en bas de page de l’histoire.
Pourtant ces jours auraient pu apporter bien plus. Lénine les a comparés un jour à l’époque de l’offensive de Kornilov contre le gouvernement russe de Kérenski en août 1917. Les bolcheviks étaient sortis de cette lutte comme le parti le plus puissant de la classe ouvrière, qui avait à moitié pris le pouvoir dans le cours de la lutte contre l’extrême droite. Il n’y eut qu’un pas des combats contre Kornilov à Octobre Rouge. Mais les choses ne se passèrent pas ainsi en Allemagne. Pourquoi ?
L’explication la plus simple consisterait à invoquer des « circonstances objectives » ou la « conscience non-révolutionnaire des ouvriers occidentaux ». Ce serait une façon de considérer la question comme réglée.
Dans des lieux comme Chemnitz, Halle, la Ruhr, même dans le Mecklenberg rural et à Vogtland sur la frontière tchèque, les conséquences du putsch furent les mêmes qu’en Russie en août-septembre 1917. La vieille structure militaire était vaincue, les travailleurs étaient armés, dans de nombreux cas la réalité du pouvoir était exercée par des conseils ouvriers. De plus, à la différence des journées de Novembre 1918, c’étaient des conseils ouvriers à majorité révolutionnaire. Cela n’aurait pas de sens de dire que les circonstances objectives étaient différentes dans ces endroits de ce qu’elles étaient dans le reste de l’Allemagne. Comment est-ce que Chemnitz différait « objectivement » de Brême, ou la Ruhr de Berlin, pour qu’il y ait un résultat révolutionnaire dans l’un et pas dans l’autre ?
Pourtant, on n’a pas assisté au développement d’une offensive contre la vieille structure d’Etat dans les centres industriels. Dans certaines grandes villes, la grève ne s’est pas transformée en soulèvement armé ; dans un ou deux endroits, la grève elle-même n’était pas très solide. Et dans beaucoup de lieux elle était dirigée, non pas par les conseils ouvriers, mais par des comités d’action dominés par des dirigeants – souvent les bureaucrates – des « partis ouvriers » et des syndicats.
Parler dans l’abstrait de « conscience ouvrière de classe » ne saurait expliquer ces écarts. les endroits dans lesquels la lutte ne s’éleva pas au niveau d’une confrontation armée intégrale comportent des métropoles comme Hambourg, Brême, Leipzig et surtout Berlin – des villes considérées généralement pendant cette période comme des places fortes de l’extrême gauche ; et surtout des villes où le parti, supposé révolutionnaire, des Indépendants jouissait du soutien de la majorité de la classe ouvrière depuis 12 mois et plus.
Ce qui manquait, c’était une organisation solide, et une direction de la classe ouvrière capable de se hisser au niveau de la conscience engendrée par le putsch. La majorité des travailleurs regardaient du côté des Indépendants pour avoir une orientation. Mais les Indépendants de droite, au delà de leur bavardage « révolutionnaire », souhaitaient par dessus tout un retour à l’unité avec leurs vieux collègues de la direction des sociaux-démocrates majoritaires. Et les Indépendants de gauche n’avaient aucune structure leur permettant de mettre en œuvre des décisions indépendamment de la droite.
Le résultat était que la façon dont la conscience militante nouvelle de la majorité des travailleurs pouvait se transformer en action dépendait d’éléments relativement accidentels. Le facteur « subjectif » était décisif, par exemple s’il y avait, dans un district particulier ou dans une grande usine, des révolutionnaires capables de prendre l’initiative d’appeler à l’élection de conseils pour diriger la lutte armée – et disposant d’assez d’influence pour faire accepter un tel appel.
Objectivement, par exemple, la classe ouvrière de Chemnitz n’était pas « plus révolutionnaire » que sa voisine de Leipzig. En fait, au début de 1919 cela semblait plutôt être l’inverse – Leipzig était un bastion des Indépendants alors que Chemnitz était toujours sous la domination du SPD. La différence venait de ce que les communistes de Chemnitz avaient réussi, au cours de 1919, à améliorer leur pénétration dans le mouvement ouvrier local en dirigeant des luttes « économiques » « partielles », au point de reléguer dans l’ombre les Indépendants et de mettre en péril l’influence du SPD. Ils furent dès lors capables de prendre dès le premier jour du putsch l’initiative d’appeler à la grève générale, allant jusqu’à un appel à élire des conseils ouvriers politiques, à désarmer la classe moyenne et à constituer des détachements de travailleurs en armes.
A l’inverse, à Leipzig, comme le communiste de Chemnitz Brandler le déclarait au congrès de son parti un mois plus tard :
L'aile gauche [des Indépendants] laissa Lipinski [un Indépendant de droite] prendre la direction et négocia avec le gouvernement, sabota l’élection de conseils ouvriers pour des raisons de parti. Ainsi, la classe ouvrière fut divisée, au lieu d'être rassemblé, et pendant ce temps [les troupes de Kapp] furent rassemblées pour la défaite des travailleurs.43
Le résultat de cet « accident d’influence » était d’une importance nationale majeure. Brandler fit observer que Leipzig et Chemnitz auraient pu, ensemble, contrôler la plus grande partie de l’Allemagne centrale : « Ensemble, nous aurions pu mettre la pression sur Dresde » (où le gouvernement s’était d’abord enfui et où le chef de file des attentistes, le général Märcher, était basé). « Non seulement nous aurions exigé le démantèlement de l’ancien gouvernement, mais nous y aurions procédé ».
Au lieu de cela, les Indépendants de Leipzig appelèrent, avec les sociaux-démocrates locaux, à la reprise du travail et à l’arrêt de « la confrontation avec les troupes » au moment où Kapp lui-même avait décampé. Ils ne songèrent pas un instant à demander des garanties que des actions seraient engagées contre les vieilles structures militaires.
A Hambourg et à Brême, la situation semble avoir été encore plus sombre. A Hambourg, 1 500 travailleurs sociaux-démocrates et USPD furent armés – mais maintenus sous un contrôle étroit par le gouvernement SPD de l’Etat en étant incorporés dans les Gardes Locales et la police. La grève manquait d’un véritable enthousiasme. A Brême, un « comité d’action » mis en place par les « partis ouvriers » semble n’avoir fait à peu près rien.
A Berlin, comme nous l’avons vu, les Indépendants de gauche dirigèrent une grève massive qui commençait à se transformer en soulèvement – mais qui ensuite ne sut pas traduire ses succès en gains permanents.
Le Parti Communiste avait été formé précisément à cause des tergiversations des Indépendants dans des situations de ce genre. Mais il n’était pas en état, au printemps 1920, de les défier à l’échelle nationale. C’était une organisation extrêmement faible. Même s’il était passé de trois ou quatre mille membres à ses débuts à 110 000 à l’été 1920, il avait ensuite scissionné. Le fragment résiduel autour de la direction du parti avait très peu de force en dehors de Chemnitz et Stuttgart. Il n’avait pratiquement pas de militants dans des villes essentielles comme Hambourg, Brême, Hanovre, Dresde et Magdebourg. A Berlin, il avait seulement « quelques centaines de membres » (selon un intervenant à son Quatrième Congrès), alors que les Indépendants en avaient « 100 000 ».44
Brandler déclarait au Troisième Congrès, à peine un mois avant le putsch :
D’une manière générale nous n’avons pas encore de parti. Et si je le dis de manière si abrupte, c'est que je dois le faire après avoir pris connaissance du mouvement en Rhénanie-Westphalie. (...) Et il ne sera pas possible de mettre le Parti Communiste sur ses pieds dans un avenir proche. (...) Justement lors de la lutte des mineurs et des cheminots, il s'est révélé que nous n’avions pas la moindre influence sur les travailleurs.45
Dans les rares endroits où le parti existait, il donna le plus souvent une orientation que les travailleurs suivirent pendant les journées du putsch. Nous avons vu comment il s’était mis à la tête du mouvement à Chemnitz ; à Stuttgart, le parti appela à la grève générale et à l’armement des travailleurs dans la demie heure qui suivit l’annonce du putsch de Berlin ; même dans la Ruhr, les membres du parti isolés parvinrent à exercer une influence sur le cours des évènements.
Le point le plus faible était Berlin. Une réunion clairsemée de la Centrale du Parti – Levi, par exemple, était en prison ; Brandler était à Chemnitz – se tint le jour même du putsch. Elle fit une erreur catastrophique. Elle fit une déclaration s’opposant à la grève générale, définissant la lutte comme un combat « entre deux ailes contre-révolutionnaires », et poursuivant :
Ebert-Bauer-Noske sont partis sans bruit et sans résistance dans leurs tombes. (...) Alors qu’elle est en train de sombrer, cette société de banqueroutiers appelle la classe ouvrière à la grève générale pour « sauver la république ». (...) Le prolétariat révolutionnaire ne lèvera pas le petit doigt pour le gouvernement des assassins de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, tombé dans la honte et la disgrâce. Il ne lèvera pas le petit doigt pour la république démocratique, qui n’est que le masque misérable de la dictature de la bourgeoisie.46
Le lendemain, Rote Fahne expliquait que les travailleurs n’étaient pas assez forts pour une grève générale !
Les travailleurs doivent-ils, à cet instant, se mettre en grève générale ? La classe ouvrière, hier encore attaquée par Ebert et Noske, désarmée, subissant la pire des oppressions, n’est pas prête pour l’action à cet instant. Nous pensons que c'est notre devoir de le dire clairement. La classe ouvrière engagera la lutte contre la dictature militaire au moment et avec les moyens qui lui paraîtront appropriés. Ce moment n’est pas encore venu.47
Les 14 et 15 mars, la Centrale fit volte-face, soutenant désormais la grève : il pouvait difficilement faire autrement, dans la mesure où la grève connaissait un succès grandissant. Mais il n’appelait toujours pas à l’armement de la classe ouvrière – même si les meilleurs militants communistes de province, non seulement y appelaient, mais y procédaient dans la pratique. Même le lundi, le troisième jour du putsch, alors que les premiers affrontements armés éclataient en Allemagne centrale et dans la Ruhr, le parti n’alla pas plus loin que l’appel à la grève générale et à l’élection de conseils ouvriers. Au lieu d’appeler les ouvriers aux armes, il avertissait : « Travailleurs, ne descendez pas dans les rues. Réunissez-vous tous les jours dans les usines. Ne vous laissez pas provoquer par les Gardes blancs ».
Pour l’essentiel, la façon dont le parti essayait de façon centrale de se distinguer des sociaux-démocrates, des Indépendants et des dirigeants syndicaux passait par des attaques verbales contre Ebert et Noske :
Pour la grève générale. A bas la dictature militaire. A bas la démocratie bourgeoise. Les communistes sont contre le gouvernement Ebert-Noske, contre le rétablissement du gouvernement sur une base bourgeoise, avec le parlement et la bureaucratie d’Etat.48
Le meilleur commentaire de ces déclarations est contenu dans une lettre adressée à la Centrale écrite par un de ses membres, Paul Levi, qui était temporairement en prison :
Je viens à l’instant de lire les tracts. Mon jugement : le KPD est menacé de faillite morale et politique. Il m'est incompréhensible que dans cette situation on puisse écrire des phrases telles que « la classe ouvrière n’est pas prête pour l’action aujourd’hui ». (...) Après avoir dit le premier jour que les travailleurs n’étaient pas prêts pour l’action, le lendemain on sort un tract : « Maintenant, enfin, le prolétariat allemand doit engager la lutte pour la dictature prolétarienne et la république communiste des conseils ». (...) J’ai toujours pensé que nous étions clairs et unis sur ceci : lorsqu’une action se produit – même pour le buts le plus délirant ! (...) nous nous joignons à l’action, pour que nos slogans puisse la détourner du but délirant (...) et nous ne hurlons pas au départ : « Ne bougez pas le petit doigt ! » si le but ne nous convient pas.
Nous devons donner des slogans concrets. Dire aux masses ce qui doit être fait dans l’immédiat ! (...) La république des conseils vient en dernier et non en premier. J’ai l’impression que personne ne pense aux élections aux conseils d’usine à présent. Le seul slogan du moment présent c'est : « Armement du prolétariat ! ».
Une grève doit comporter des revendications ! Il faut savoir ce qu'on peut gagner directement par la grève. (...) Avec ces slogans le KPD aurait pu donner un « visage » à la grève, qu’elle n’a pas encore. (...) C’est alors, et alors seulement, lorsque les masses auront repris nos revendications et que les « dirigeants » se seront refusé à les défendre, ou même les auront trahies, c’est alors que de l'action naît la revendication d'autres revendications, c'est à dire de conseils ! Des conseils, un congrès des conseils, une république des conseils, « A bas la république démocratique’ », etc ; toutes ces revendications s’élèvent d'elles-mêmes lorsque les revendications de la grève sont satisfaites. (...) Une fois les revendications satisfaites, la république doit basculer à gauche. (...) Une fois les revendications satisfaites, la force qui tient la république est le prolétariat, et son gouvernement, quel que soit le nom qu’il se donne, est la figure de proue de ces forces sociales complètement changées. De là à la république des conseils il y a un laps de temps de six mois de développement normal !49
Le jugement de Levi sur l’inanité des tracts de la Centrale était indubitablement correct. Mais comment la Centrale en était-elle venue à commettre de telles bévues ?
On disait par la suite, dans le parti, que la direction avait été « lente » et « déconnectée », basée à Berlin où les effectifs du parti étaient maigres et peu enracinés dans la masse ouvrière. Au surplus, il y avait le souvenir de la séquence souvent répétée de 1919, lorsque les sociaux-démocrates poussaient les communistes à mettre leur tête sur le billot. Une direction qui n’avait pas un accès immédiat à la classe à travers un réseau de militants expérimentés ne pouvait pas sentir que, ce coup-ci, des millions de travailleurs jusque là passifs allaient répondre à l’appel des dirigeants syndicaux, et ne laisseraient pas les communistes agir – et mourir – seuls.
Nous ne devons pas oublier qu’à peine 12 mois plus tôt, en mars 1919, ce qui avait commencé comme un mouvement uni de toute la classe ouvrière de Berlin s’était terminé dans un bain de sang, dans lequel les communistes et les Indépendants de gauche avaient été massacrés en masse. En ce sens, l’erreur de la Centrale était une erreur qui vint empoisonner de façon répétitive la Révolution Allemande – une sur-compensation des fautes passées. Au lieu d’apprendre suffisamment du passé pour pouvoir agir dans le présent, les dirigeants révolutionnaires semblaient condamnés à vivre un cercle vicieux, dans lequel une défaite créait la confusion qui rendait la défaite suivante inévitable.
Mais la timidité ne saurait être la seule explication des déclarations qui furent faites. Cela n’explique pas le signe égal qui fut mis entre le gouvernement social-démocrate, aussi ignoble fut-il, et une dictature d’extrême droite.
L’explication réside dans la tentation, qui restait forte dans la direction du parti, du « gauchisme », que la scission n’avait pas éliminé. C’était particulièrement vrai dans les faibles districts berlinois sous la direction d’Ernst Friesland. Les déclarations sur le putsch de Kapp exprimaient ce « gauchisme » sous une forme qui en même temps permettait l’abstention de la lutte de masse – une combinaison favorite des petites sectes ultra-gauchistes qui peuvent ainsi garder la pureté de leurs principes sans courir le risque de l’action.
Lors de la conférence du parti tenue un mois plus tard il y eut une grande discussion sur la réaction du parti au putsch de Kapp. La question était essentiellement de savoir s’il avait eu raison de se joindre à l’appel pour un « gouvernement ouvrier » d’union SPD-USPD. Paul Levi fit remarquer qu’au moment où on lui demanda au parti son opinion sur ce sujet, il avait très peu d’influence. Il n’avait rien eu à dire au début de la lutte ; pourquoi l’écouterait-on maintenant ?
Il demandait : « Le KPD a-t-il avancé des slogans qui lui ont apporté un crédit politique et moral lui permettant de diriger lorsque d’autres facteurs l’en empêchaient ? »
Le fait de ne pas avoir pris la direction dès le samedi du putsch avait des conséquences :
Jusqu'au samedi 13 mars la direction des masses était visiblement entre les mains des cinq fédérations syndicales et de l’aile droite de l’USPD. Les masses n’étaient pas habituées à suivre une autre direction. Et maintenant, après cinq jours d'une grève dans laquelle la ville tout entière était au point mort, dans laquelle pas une roue ne tournait dans une grande ville, sans aucun convoi de ravitaillement, sans lumière, sans gaz, une ville complètement morte, après cinq jours, est-ce que la Centrale du parti, qui n’avait joué jusque là aucun rôle, pouvait lancer un appel à redoubler d'efforts dans la lutte ? Si nous avions pris la direction au début, alors oui, cela aurait été possible après l'appel à terminer la grève.50
Ceux qui avaient rompu avec le Parti Communiste parce qu’il était « trop à droite » étaient eux-mêmes incapables de fournir une quelconque direction nationale. A Hambourg, le district des communistes dissidents sous la direction de Laufenberg et Wolffheim sortit un tract qui disait : « La grève générale est une absurdité générale » et ne modifia plus sa position. Le résultat était qu’il n’y avait pas de présence communiste dans la ville pour compenser la passivité des sociaux-démocrates.51
A Mannheim, le conseil ouvrier sous l’influence des syndicalistes demanda aux travailleurs de ne pas descendre dans les rues et de « prendre le pouvoir sur le lieu de la production » en faisant fonctionner les usines sous le contrôle des travailleurs. En réalité, cela signifiait refuser de s’opposer au pouvoir des partisans de Kapp, des troupes, des Volontaires et de la police.52
Dans la Ruhr, de nombreux communistes dissidents jouèrent un rôle très positif et courageux en organisant des détachements de combat et en les incorporant dans l’Armée Rouge. Ce qui leur manquait, c’était la conception de chaque bataille comme devant faire partie d’une lutte unifiée, prenant en compte des considérations stratégiques et politiques. Ils finirent par se couper des conseils ouvriers et s’engagèrent dans des actions isolées de guérilla, qui faisaient le jeu de Watter et de Severing. Levi a affirmé qu’en menaçant de faire sauter les puits ils braquèrent de nombreux mineurs contre eux, à tel point que certains étaient prêts à considérer les troupes de Watter comme des « libérateurs » – on ne pouvait s’attendre à ce que les mineurs accueillent favorablement la destruction des seuls emplois dans des villages où ils travaillaient comme l’avaient fait leurs pères et leurs grand-pères avant eux.53 « En Rhénanie-Westphalie [en d’autres termes la Ruhr] un système de conseils complètement développé fut construit, qui reflétait fidèlement la volonté des travailleurs » expliquait Levi. Mais « contre la volonté des conseils, des camarades individuels pensaient qu’ils pouvaient faire la révolution par dessus la tête de cette représentation ».54
Ce que l’on peut dire avec certitude, c’est que si le Parti Communiste ne s’est pas manifesté au bon moment le 13 mars, ceux qui s’étaient éloignés de lui « sur la gauche » se montrèrent incapables de fournir quelque stratégie ou tactique que ce soit.
La lutte contre le putsch de Kapp s’ajoute à la longue liste des occasions manquées de l’histoire de la Révolution Allemande – une liste qui se termine en 1933 avec la plus grande tragédie du 20ème siècle. Et la raison fondamentale en était l’incapacité de l’organisation et de la direction révolutionnaire de se situer au niveau du brusque bond en avant de la conscience de la classe ouvrière.
Un des dirigeants révolutionnaires concluait, huit ans plus tard :
Dans les rangs de la Ligue Spartakus, et par dessus tout dans sa direction à l’époque du putsch de Kapp, se reflètent toute les faiblesses idéologiques de la Révolution Allemande. (..) Ainsi, le manque d’un parti communiste fort, idéologiquement mûr, implanté dans les masses, a été la cause déterminante du recul subi par la révolution prolétarienne en Allemagne lors du putsch de Kapp.55
Notes
1 Cité in HJ Gordon, The Reichswehr and the German Republic 1919-26, (Princeton 1957) p. 115.
2 Ibidem, p. 101.
3 Heinrich Ströbel, The German Revolution and After (Londres 1923) p. 223 ; et Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution (Berlin 1929, réédité Francfort 1970) p. 458.
4 H J Gordon, op. cit., p. 57.
5 H A Turner, Stresemann and the Politics of the Weimar Republic (Princeton 1963) p. 50.
6 Bericht über der IV Parteitag der KPD, p. 20.
7 R M Watt, The Kings Depart (Londres 1973) p. 561.
8 Erhardt Lucas, Märzrevolution 1920 vol 1 (Francfort 1974) p. 127.
9 Ibid, p. 135.
10 Ibid, p. 137.
11 Adolf Meinberg, Aufstand an der Ruhr (Francfort 1973) pp. 74-75.
12 Ibid, p. 94.
13 Cité in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 499.
14 Cité in E Lucas, op. cit., pp. 307-308.
15 Voir, par exemple, M Buber-Neumann, Kriegsschauplätze der Weltrevolution (Stuttgart 1967) p. 20.
16 E Lucas, op. cit., p. 214.
17 Cité in E Lucas, op. cit., vol. 2, p. 67.
18 Ibidem, p. 71.
19 A Meinberg, op. cit., p97.
20 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 487. La plupart des détails de cette section viennent de l’Illustrierte Geschichte.
21 Ibidem, p. 468.
22 Cité ibidem, p. 490.
23 Ibidem et E Lucas, op. cit., vol. 2, p. 163.
24 Ibidem, p. 163.
25 Ibidem, p. 168.
26 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 464.
27 H A Turner, op. cit., p. 58.
28 H J Gordon, op. cit., p. 120 et s.
29 Ordre cité dans sa totalité in A Meinberg, op. cit., p. 86.
30 Reproduit in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 471.
31 Cité ibidem, p. 471.
32 Voir, par exemple, H J Gordon, op. cit., pp. 120 et suivantes.
33 Edition spéciale du Vorwärts, 18 mars 1920.
35 Lénine, « Au sujet des compromis », Œuvres, Vol. 25 (Moscou 1957) pp. 334-335 ; voir aussi T Cliff, Lenin vol 2 (Londres 1976) pp. 304-306.
36 Voir Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 441.
37 Pour une version de ces discussions, voir E Lucas, op. cit. vol. 2, pp. 103-121; P Broué, op. cit., pp. 349-359; et Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, pp. 470-473.
38 Cité dans les trois sources ci-dessus.
39 H Ströbel, op. cit., p. 236.
40 Cité in A Meinberg, op. cit., p. 128.
41 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 505.
42 Heinrich Ströbel, Die deutsche Revolution. Ihr Unglück und ihre Rettung, Berlin 1920, p. 232.
43 Bericht über der IV Parteitag der KPD, p. 55.
44 Ibidem.
45 Ibidem, p. 12.
46 Cité in M Buber-Neumann, op. cit., p. 28. Ni Broué ni l’Illustrierte Geschichte ne citent ces déclarations, mais Frölich cite la phrase cruciale « ne pas lever le petit doigt » in Die Internationale (Juin 1920) p. 19, ainsi que Levi in Die Kommunistische Internationale (Juillet 1920).
47 Die rote Fahne, 14 mars 1920, cité in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 468.
48 Cité in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 468.
49 Paul Levi in Die Kommunistische Internationale, Hamburg 1920, pp. 147-150
50 Bericht über den IV. Parteitag der KPD, p. 48
51 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 481.
52 E Lucas, op. cit., vol. 2, p. 157.
53 Bericht über der IV Parteitag der KPD, p. 21.
54 Ibidem.
55 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 467.