1982 |
"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir." |
A la fin de l’été 1919, la nouvelle république bourgeoise semblait s’être stabilisée. Les conseils ouvriers avaient été éliminés, les milices de travailleurs désarmées, les discours sur la « socialisation » étaient en recul. Les drapeaux rouges et les soldats mutins ne semblaient plus, pour les classes moyennes, qu’un cauchemar lointain.
Tout n’était pas tout rose, cependant, pour les sociaux-démocrates au pouvoir. Ils avaient pu briser les divers soulèvements et grèves générales parce que leur influence restait assez grande pour obtenir que la majorité des travailleurs reste passive pendant que les Freikorps occupaient les différentes régions l’une après l’autre. Mais l’emprise du SPD commençait à faiblir. D’abord, parce que de plus en plus de travailleurs voyaient de leurs yeux que c’étaient les Freikorps, et non les « spartakistes » ou les « bolcheviks », qui créaient le désordre.
Mais le plus important était que les travailleurs étaient contraints par la situation économique à engager la lutte sur le terrain des salaires, et le gouvernement ne pouvait garder le contrôle qu’en dirigeant sur la masse des salariés la répression jusque là réservée aux « spartakistes ».
La guerre mondiale avait dévasté l’économie allemande. Le pays avait été coupé du marché mondial et dirigé comme une économie de guerre pendant quatre ans, il ne pouvait continuer à fonctionner qu’en maintenant le niveau de vie des travailleurs en dessous de la subsistance à long terme. A la fin de la guerre, les puissances victorieuses s’étaient emparées des anciens marchés de l’Allemagne. La production industrielle était en 1920 la moitié de celle d’avant-guerre. L’Allemagne était également contrainte par les termes du traité de Versailles à livrer un quart de sa production de charbon comme « réparation » à la France, à la Belgique et à l’Italie.
Cela signifiait que pour les travailleurs allemands les conditions de vie du temps de guerre continuaient, avec des pénuries aiguës de produits alimentaires et de combustible. La consommation de viande était tombée à 37 % de son niveau d’avant-guerre ; celle de farine à 56 % ; celle de café à 28 %. Et les prix furent multipliés par dix entre 1913 et 1920. Pour couronner le tout, le chômage augmentait rapidement au fur et à mesure de la démobilisation.
Pourtant les travailleurs émergèrent de la Révolution de Novembre avec la conviction qu’au moins leurs revendications économiques traditionnelles seraient satisfaites. Ils rejoignirent en masse les syndicats. Avant la révolution, il y avait 1,5 million de syndiqués ; au début de décembre 1918 il y en avait 2,2 millions, en décembre 1919, 7,3 millions.
Le chiffre des grèves explosa également :1
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Nombre de grèves |
Unités (usines) touchées |
Journées |
---|---|---|---|
1918 |
773 |
7 397 |
5 219 290 |
1919 |
4 970 |
51 804 |
48 067 180 |
1920 |
8 800 |
197 823 |
54 206. 942 |
La plupart des grèves concernaient les salaires. Mais elles se fixèrent bientôt des buts, sinon toujours politiques, du moins semi-politiques : le droit des fonctionnaires et des cheminots à s’organiser, les pouvoirs des conseils d’usine, la question de la socialisation. Par dessus tout, un gouvernement qui s’était engagé sur la voie du rétablissement des fortunes du capitalisme allemand ne pouvait éviter de passer à l’action politique contre les grèves. Nous avons vu comment les troupes avaient occupé les puits pendant la grève pour les six heures dans la Ruhr. Elles furent à nouveau mises en action pendant une grève nationale des chemins de fer, arrêtant les piquets, et pendant une longue grève de 150 000 travailleurs de la métallurgie de Berlin, qui dura d’août à novembre.
A l’été 1919, Noske créa une unité spéciale de briseurs de grève, la Technische Nothilfe (« service technique d'urgence » En janvier 1920 son collègue Heine, ministre de l’intérieur de Prusse, fit un pas de plus. Confronté à une énorme manifestation appelée par les Indépendants devant le Reichstag, qui concernait les dispositions d’une nouvelle loi régissant les conseils d’usine, il concentra des forces militaires dans le centre de la capitale. Après quelques bousculades avec les centaines de milliers de manifestants, les troupes se déchaînèrent. Il y eut « un feu terrible de mitrailleuses qui dura plusieurs minutes, devant lequel la foule se dispersa en proie à la panique ».2 On releva 42 morts et 105 blessés. Par la suite « non seulement les ministres sociaux-démocrates proclamèrent avec insistance que les troupes s’étaient comportées tout à fait correctement, (...) mais ils déplacèrent la responsabilité finale sur les Indépendants et les Communistes. (...) Le sang des morts, déclara le chancelier du Reich Bauer, est sur les mains des Indépendants. »3
Un certain nombre de dirigeants révolutionnaires, parmi lesquels l’Indépendant de gauche Daümig, furent arrêtés et maintenus en détention pendant des mois. Trente journaux, indépendants et communistes, furent interdits. Un nouveau décret gouvernemental prévoyait des peines d’emprisonnement pour les grévistes dans les « services essentiels » tels que les mines, les chemins de fer, l’électricité et le gaz. Lorsque les junkers entreprirent de réprimer les salariés agricoles en Prusse orientale, Noske s’empressa de leur fournir des troupes.
Les travailleurs avaient massivement rejoint les rangs sociaux-démocrates dans la première excitation de la révolution. Ses effectifs, réduits à 243 000 par la scission de 1917, grimpèrent à 1 012 800 en 1919. Beaucoup étaient des travailleurs qui « pendant la guerre avaient été conservateurs, libéraux ou pangermanistes », comme le rapporta Wels au congrès du SPD de 1919. Le même afflux de soutien fut démontré par les élections de janvier 1919. Le SPD s’y affirma comme le parti le plus important avec 11,5 millions de voix, par comparaison avec l’USPD et ses 2,5 millions de suffrages. Le progrès du SPD était le plus remarquable dans les régions les moins industrialisées du pays : en Prusse Orientale, il obtint 50,1 % des voix alors qu’il n’en avait eu que 14,8 % en 1912 ; en Poméranie, 41 % contre 24 %.
Mais la déception s’installa bientôt. Même aux élections de janvier, les sociaux-démocrates majoritaires ne conservèrent pas l’allégeance des ouvriers des plus grandes villes. A Halle-Merseberg, le SPD obtint seulement 16,3 % des voix, les Indépendants 44,1 ; à Leipzig le SPD fit 20,7 %, les Indépendants 38,6. Ailleurs le SPD obtenait la majorité, mais seulement par 34,6 % contre 22,5 à Düsseldorf, par 34,6 % contre 22,5 en Thuringe, par 36,7 % contre 27,6 à Berlin.
A l’évidence, une section de son soutien ouvrier traditionnel commençait déjà à abandonner le SPD et à évoluer à gauche, remplacée par les couches inférieures de la petite bourgeoisie qui jusque là votaient pour les partis bourgeois.
Aux élections nationales suivantes, 18 mois plus tard, on put voir l’impact de la politique du SPD au gouvernement en 1919 : il perdit des voix au bénéfice de la droite, mais beaucoup plus à gauche. Le score total du parti était divisé par deux.
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Janvier 1919 |
Juin 1920 |
---|---|---|
SPD |
11,5 millions |
5,5 millions |
USPD |
2,3 millions |
4,9 millions |
En prenant en compte le soutien continuel de certains électeurs de la classe moyenne pour le SPD, il ne fait aucun doute que pendant un certain temps les Indépendants ont été le parti majoritaire dans la classe ouvrière industrielle. La déception causée par la social-démocratie à l’ancienne se reflétait rapidement dans les syndicats : le congrès de 1920 de la principale fédération, l’ADGB, vota pour la « neutralité » entre les deux grands partis ouvriers. La classe ouvrière allemande était en train de se radicaliser – même si ce fut seulement après la première grande vague de lutte armée et de défaites.
Mais jusqu’où allait cette radicalisation ? Certains historiens ont conclu, des défaites de la première année de la révolution, que les ouvriers allemands n’étaient tout simplement pas révolutionnaires. Ainsi, par exemple, Barrington Moore écrit :
Sans la combinaison des privations matérielles et des griefs moraux, il semble peu vraisemblable que le mouvement politique de masse [pour les conseils d’usine] aurait pu avancer de façon notable. Et même avec ces éléments, les travailleurs étaient essentiellement non-révolutionnaires et prêtaient peu d’attention aux agitateurs putschistes. (...) Il a fallu la déception et la menace de la force pour amener les travailleurs sur les barricades.4
Claudin affirme, de la même façon :
La révolution semblait une fois de plus à l’ordre du jour en 1917-1921. Mais la grande majorité du mouvement ouvrier de l’Ouest, éduqué dans l’idéologie et la pratique de la social-démocratie, n’était pas en condition de profiter de la crise. (...) Sous l’hégémonie social-démocrate, la Révolution Allemande s’arrêta au renversement de la monarchie et à l’instauration d’une république. La majorité de la classe ouvrière vit dans ses résultats limités une grande victoire.5
Une version plus sophistiquée des mêmes arguments peut être trouvée chez l’historien allemand des conseils d’usine (et politicien social-démocrate de gauche) Peter Oertzen. Développant une idée du premier historien de la République de Weimar, Rosenberg, il prétend que le soutien de masse dont bénéficiait le mouvement contre les gouvernements sociaux-démocrates en 1918 et en 1919 venait d’une « tendance médiane dans le mouvement ouvrier socialiste, qui ne voulait pas la révolution socialiste immédiate, mais qui n’était pas non plus satisfaite de la république bourgeoise social-conservatrice ».6
Un mouvement populaire correspondant à différentes motivations sous la direction des organisations ouvrières obtint par la lutte la république démocratique bourgeoise. A partir de ce mouvement se constitua une puissante tendance socialiste ouvrière qui voulait développer celle-ci en une république démocratique socialiste. Cette tendance fut brisée entre les forces de la révolution socialiste radicale, d’un côté, et la démocratie bourgeoise alliée aux forces conservatrices, de l’autre. La seule véritable alternative à la démocratie bourgeoise n’était pas le « bolchevisme » mais une démocratie sociale soutenue par les conseils.7
Toutes ces visions souffrent du même défaut fondamental. Elles voient la conscience comme une caractéristique fixe des individus. Elles se demandent ce que pensaient les travailleurs à un certain moment, puis proclament que ces idées, ces croyances, établissent les limites que la révolution ne pouvait dépasser. Mais la conscience n’est jamais une propriété figée des individus ou des classes. C’est, en fait, un aspect, un moment de leur interaction dynamique, changeante, avec leurs semblables et avec le monde.
Comme l’a fait remarquer le révolutionnaire italien Antonio Gramsci, il y a habituellement une fragmentation dans la conscience que les êtres ont du monde. Nous pouvons avoir au même moment des idées différentes, et même souvent contradictoires. Certaines idées sont le résultat de ce que nous avons été amenés à croire dans la société capitaliste existante, d’autres sont le produit des luttes, aussi limitées soient-elles, dans lesquelles nous nous sommes trouvés engagés contre certains aspects de cette société :
L’homme de masse actif agit pratiquement, mais n’a pas une claire conscience théorique de son action qui pourtant est une connaissance du monde, dans la mesure où il transforme le monde. Sa conscience théorique peut même être historiquement en opposition avec son action. On peut dire qu’il a deux consciences théoriques (ou une conscience contradictoire) : l’une qui est contenue implicitement dans son action et qui l’unit réellement à tous ses collaborateurs dans la transformation pratique de la réalité, l’autre superficiellement explicite ou verbale, qu’il a héritée du passé et accueillie sans critique.8
La classe ouvrière allemande est entrée dans la période révolutionnaire avec tout un ensemble de théories politiques « explicites », « verbales » – la social-démocratie du SPD et de l’aile droite de l’USPD, la démocratie chrétienne du Parti Catholique du Centre, les notions démocratiques libérales du Parti Démocratique. Toutes disaient aux travailleurs que la discordance entre leurs désirs et le monde cruel, dévasté par la guerre, de l’empire allemand serait surmontée dans une démocratie bourgeoise pleine et entière. Au surplus, l’idéologie social-démocrate faisait observer qu’en passant par la démocratie bourgeoise quelque chose d’encore meilleur pouvait être atteint – la « démocratie sociale » chère à Oertzen. La « démocratie » et la « démocratie sociale » étaient des idéologies et, comme toutes les idéologies, elles n’existaient pas dans le vide, mais avaient un sens pour des millions de gens parce que, pendant une période, elles semblaient fournir un mécanisme permettant d’ajuster une réalité déplaisante aux besoins de ceux qui la vivaient.
Les cruelles réalités de l’Allemagne de 1918-1919 ne devaient cependant pas être changées en se bornant à satisfaire les exigences de l’idéologie démocratique. Les conditions d’existence des travailleurs ne s’amélioraient pas sous la république démocratique. Elles tendaient plutôt à s’aggraver. Et lorsque les travailleurs s’employèrent à réduire l’écart entre la réalité « nouvelle » et leurs désirs en passant de la « démocratie » à la « démocratie sociale » – par exemple avec le mouvement pour la socialisation dans la Ruhr, ou celui des conseils en Allemagne centrale ou en Bavière – ils trouvèrent toutes les forces de la vieille Allemagne rangées contre eux en ordre de bataille.
Lorsque les vieilles croyances ne sont plus adaptées aux circonstances, le résultat est toujours une violente confusion idéologique. Cela ne signifie pas que les travailleurs abandonnent automatiquement leurs vieilles idées. Ils essaient de faire face en utilisant les anciennes façons de penser. Ils essaient d’expliquer la ruine de leurs espoirs comme étant un « accident », qui ne durera pas longtemps. Ils changent leurs anciennes idées aussi peu que possible, tentant de se convaincre que rien d’important n’est arrivé. Mais finalement ces ajustements ne parviennent plus à rendre compte de la réalité, et une complète révolution dans les idées s’avère nécessaire.
C’est, à l’évidence, ce qui s’est passé dans toute l’Allemagne en 1918 et 1919. Il n’y a pas d’autre façon d’expliquer comment les métallurgistes de Berlin, un bastion social-démocrate, ont pris les armes en mars 1919 contre un gouvernement dirigé par le SPD ; comment l’attitude des travailleurs sociaux-démocrates de Munich était telle, en avril, que leurs dirigeants politiques ont été contraints de jouer à la « République des Soviets » ; comment les travailleurs de la Ruhr de l’ouest sont passés en quelques mois de « l’apolitisme », en passant par la politique social-démocrate, à des notions anarcho-syndicalistes ou communistes de gauche, de telle sorte qu’un observateur de la Ruhr de l’est pouvait écrire, à l’été 1919 :
Lorsque j’ai quitté Hamborn à la fin de l’été 1918, les travailleurs étaient, presque à un homme près, tous sociaux-démocrates majoritaires. (...) Quand j’y suis allé récemment ils étaient, presque à un homme près, tous communistes.9
Le processus de passage des idéologies « démocratique » et « démocratique sociale » au socialisme révolutionnaire n’a été nulle part aussi complet qu’à Hamborn. Des traditions différentes et des luttes différentes ont interagi, dans divers parties de l’Allemagne, pour produire différents degrés de radicalisation.
Il y a toujours une relation entre la disposition des gens à envisager le changement social et les possibilités de succès de la lutte. Un vécu de lutte victorieuse ouvre l’esprit d’un grand nombre de travailleurs à la notion que leur classe peut aller plus loin et révolutionner la société. A l’inverse, les luttes qui se terminent en défaites peuvent très facilement ôter à ces idées toute crédibilité. Les gens sentent que s’ils ne peuvent agir ensemble pour changer de petites choses, ils ne peuvent certainement pas en changer de grandes. Même des gens qui croyaient auparavant à une transformation totale de la société peuvent battre en retraite. Quand une classe vaincue, démoralisée, lutte pour la survie au jour le jour, d’anciens révolutionnaires peuvent facilement en venir à penser que le mieux à faire est de s’en tenir à ce qui est plutôt que de se battre pour ce qui pourrait être.
C’est la raison pour laquelle après toute grande période révolutionnaire, seule une minorité des participants continue à adhérer à des théories explicitement révolutionnaires. Le reste ne sera à nouveau gagné à ces idées que lorsque de nouvelles réalisations ou des luttes collectives auront restauré leur crédibilité.
Ainsi la question de savoir si, oui ou non, la classe ouvrière était révolutionnaire dans l’Allemagne de 1918-1919 doit être posée d’une manière complètement différente de celle de Barrington Moore, Claudin et même Oertzen. La question-clé est celle-ci : y a-t-il eu, dans les luttes ouvrières de la période, un élan qui a porté des travailleurs, qui étaient au départ loin d’être révolutionnaires, à entreprendre d’en finir avec la société existante ?
La réponse est clairement « oui ». Dans ville après ville, la majorité des travailleurs en est venue à une telle démarche, même si c’était seulement pour une courte période. A Brême, dans la Ruhr, en Allemagne centrale, à Munich, à Berlin, ces batailles ont été livrées. Mais elles ne pouvaient conserver la victoire, parce qu’elles étaient non coordonnées et isolées les unes des autres. Et à chaque fois qu’une expérience locale s’effondrait, les travailleurs qui y avaient été engagés perdaient foi à nouveau dans leur pouvoir de remodeler la société.
Cela ne signifie pas que dans l’une quelconque de ces luttes locales la conscience ait été totalement révolutionnée. La contradiction entre les idées des travailleurs et leur remise en cause de la société bourgeoise était toujours présente ; mais leur pensée fut mise en mouvement lorsqu’ils ont commencé à comprendre les nouvelles possibilités – et une étape de plus dans la marche en avant du processus révolutionnaire aurait encore plus transformé leurs idées.
La question de la conscience révolutionnaire des travailleurs allemands en 1918-19 est en réalité la question du potentiel révolutionnaire. Ceux qui prétendent que les travailleurs « n’étaient pas » révolutionnaires disent en fait que les idées doivent toujours être fixes, figées dans le schéma que la société existante imprime dans l’esprit des gens. En fait, ce que toute l’expérience de l’Allemagne de 1918-19 met en évidence, ce sont les fluctuations phénoménales que connaît la conscience dans une période d’intenses luttes sociales.
Les bénéficiaires de la radicalisation ne furent pas les communistes, mais les Indépendants. Aux yeux de la plupart des travailleurs qui quittaient le SPD, « l’USPD était le parti révolutionnaire ».10 Pourtant le moins qu’on puisse dire est que ses dirigeants, tels que Haase, Hilferding, Dittmann, étaient bien peu révolutionnaires. Alors pourquoi les travailleurs qui venaient d’être gagnés à la révolution allèrent-ils vers l’USPD ?
Une partie de la raison réside dans les conditions illégales dans lesquelles devait fonctionner le parti communiste après les premières semaines de janvier. Ses réunions et ses conférences étaient dispersées par la police. Beaucoup de ses dirigeants nationaux et locaux les plus capables avaient été assassinés ; beaucoup d’autres étaient en prison.
A l’inverse, l’USPD était un parti légal, bien organisé, avec une presse puissante et un appareil efficace. C’était le seul parti à gauche du SPD que les travailleurs rencontraient. Et ils le rejoignirent en masse.
Mais il y avait une autre raison. Les premières recrues du KPD n’étaient pas, dans l’ensemble, des ouvriers d’usine porteurs de traditions syndicales établies. C’étaient des jeunes gens radicalisés par la guerre et les luttes armées qui avaient suivi. Beaucoup étaient passés directement de l’école au front, et du front au bureau de chômage. Comme le notait le rapport d’organisation du Second Congrès du KPD, ils étaient venus au parti au zénith de la lutte, considérant la révolution comme imminente. Ils ne voyaient pas un grand intérêt dans les activités quotidiennes dans les usines et les syndicats, dans les réunions longues et fastidieuses, les cercles de formation, le travail systématique d’enrôlement des membres et la construction des structures d’organisation. L’excitation directe de la révolution les attirait beaucoup plus que les efforts nécessaires pour la rendre possible. Ils voulaient des combats de rues et non des réunions ennuyeuses.
Mais dans l’action de rue, il n’était pas toujours possible de faire la différence entre les révolutionnaires impatients, mais sérieux, et ceux qui étaient instables, perturbés et peu dignes de confiance. Le rapport d’organisation notait : « Comme dans toute organisation qui se situe à l’extrême gauche, il se trouve aussi chez nous beaucoup d’éléments douteux, des excentriques politiques, des aventuriers, et même des vauriens ».11
Dans les premiers mois de 1919 les membres du parti étaient portés à ignorer les instructions de la direction contre les actions armées, les petits putschs, les émeutes alimentaires et le pillage. Au début de l’été, ces activités étaient grossièrement futiles. Comme l’a noté Radek dans une brochure écrite lorsqu’il était en prison au mois de septembre :
Il a fallu Brême, les troubles de mars à Berlin et la catastrophe de Munich pour mettre un terme aux tendances putschistes des bataillons avancés du prolétariat.12
Mais souvent l’impatience subsistait. Elle trouva une expression dans l’attitude envers les luttes économiques : si les dirigeants syndicaux trahissent les grèves, rompez avec eux et formez de nouveaux syndicats délivrés de leur influence. De la même manière que les partisans du combat de rue immédiat oubliaient que la majorité des travailleurs continuait à soutenir, ne serait-ce qu’à moitié, les sociaux-démocrates, ceux qui proposaient de créer de nouveaux syndicats perdaient de vue que la plupart des salariés étaient d’accord, ne serait-ce qu’à moitié, avec l’approche réformiste de la bureaucratie syndicale. Ils portaient leurs regards vers la minorité des ouvriers révolutionnaires et oubliaient les millions qui adhéraient au syndicat pour la première fois.
Le district de Hambourg du Parti Communiste alla jusqu’à ordonner à ses membres de quitter les vieux syndicats et de former une nouvelle organisation, l’Allgemeine Arbeiter Union (AAU), basée sur le modèle des Industrial Workers of the World (IWW) américains. Le résultat, c’est que pendant de nombreuses années les communistes restèrent une minorité dans la classe ouvrière hambourgeoise – beaucoup plus faibles, par exemple, qu’ils ne l’étaient à Chemnitz, qui pourtant était au départ une forteresse social-démocrate.
Rompre avec les syndicats n’était pas de nature à séduire la masse des travailleurs qui perdaient peu à peu confiance dans la social-démocratie, mais qui croyaient peu possible une alternative révolutionnaire, ne voyant le plus souvent en elle rien d’autre que l’image populaire d’anarchistes lançant des bombes.
Ainsi, bien que le Parti Communiste ait multiplié le nombre de ses adhérents, passant de 3 000 ou 4 000 membres lors de sa fondation à un effectif proclamé de 106 656 à la fin de l’été 1919, son influence là où elle aurait été nécessaire, comme dans les usines et les mines, était très limitée. La majorité des travailleurs qui rompaient avec le SPD étaient plus attirés par la politique apparemment « raisonnable » et « réaliste » de l’USPD que par un KPD qu’ils pensaient « putschiste » et favorable aux syndicats indépendants. L’USPD avait le soutien de la majorité de la classe ouvrière, avec des dizaines de milliers de militants dans des centres industriels comme Berlin, Leipzig, la Ruhr méridionale, Hambourg. Le Parti Communiste était le plus souvent une petite minorité, avec seulement quelques centaines ou même quelques dizaines d’activistes.
Les dirigeants du Parti Communiste firent en octobre 1919 un effort désespéré pour remédier à cette déficience. Ils convoquèrent un congrès du parti, s’assurèrent par quelques légers tripotages qu’ils avaient une étroite majorité, puis firent adopter une liste de points politiques qui définissaient les conditions pour continuer d’appartenir au parti : en particulier la reconnaissance du besoin d’agir au sein des syndicats établis, l’acceptation de la participation aux élections législatives comme moyen de faire de la propagande communiste, et la volonté de construire un parti régi par le centralisme démocratique. Près de la moitié des délégués – et plus de la moitié des organisations locales - élevèrent des objections. En agissant de la sorte, ils se disqualifiaient eux-mêmes comme membres du parti. Beaucoup de ces derniers se rassemblèrent plus tard pour former un parti « ultra-gauche », le Parti Communiste des Travailleurs (KAPD).
En elles-mêmes, ces conditions étaient incontestablement correctes. Le parti ne pouvait, sans elles, développer une influence significative au delà d’un cercle étroit de jeunes travailleurs fortement radicalisés. Mais le résultat immédiat fut d’éloigner du KPD la plupart des groupes locaux importants – à Hambourg, Brême, Berlin, le Rhin et la Ruhr. Le parti se retrouva avec une fraction de ses effectifs précédents – 50 000 au maximum. La direction du parti aurait mieux fait de pousser pour sa propre ligne au congrès, puis d’éliminer l’une après l’autre les plus irréconciliables des figures dirigeantes de l’opposition dans les localités – d’autant plus que dans les mois qui suivirent il devint clair que différentes formes d’impatience dirigeaient les différents oppositionnels dans des directions complètement différentes. En l’état, le remède était pire que le mal : lorsque six mois plus tard une nouvelle crise importante s’abattit sur la société allemande, le KPD était un parti très petit et très inefficace.
« La position du gouvernement Ebert-Scheidemann est ébranlée. Il ne survit que par la grâce de la bourgeoisie, et tout tend à indiquer que cela ne peut plus durer très longtemps », écrivait le dirigeant spartakiste Levi à Lénine en mars 1919.13 Plus ils perdaient leur base ouvrière de gauche, plus leur avenir dépendait du Haut Commandement et des partis bourgeois. Mais s’ils ne pouvaient plus contrôler les travailleurs, pourquoi les faire bénéficier de cette bonne volonté ?
La première question importante qui devait diviser les Alliés contre-révolutionnaires était d’ordre externe : le Traité de Versailles, qui mettait fin formellement à la Première Guerre mondiale, et dans lequel les puissances victorieuses exigeaient la sécession de parties importantes du territoire allemand, le paiement d’énormes réparations et une déclaration signée reconnaissant la « culpabilité’ de l’Allemagne dans la guerre.
La réaction initiale des sociaux-démocrates avait été l’incrédulité. Ils avaient supposé qu’une fois la guerre terminée, elle était finie. Ils ne parvenaient pas à comprendre pourquoi les bons démocrates libéraux des puissances alliées voulaient imposer des mesures punitives aux bons démocrates libéraux d’Allemagne.
Cela a été souvent la réaction de ceux qui ont, depuis, entrepris d’écrire l’histoire allemande. Ils présentent le Traité de Versailles, la bête noire de toute la période de Weimar, comme une espèce d’accident historique, du à « l’obstination française », qui ne devait pas être interprété comme partie intégrante du développement de la société capitaliste. Ce n’était pas plus un « accident » que la guerre dont il était la continuation logique.
La Première Guerre mondiale avait éclaté parce qu’il n’était plus possible aux différentes puissances capitalistes de résoudre l’opposition de leurs intérêts par des moyens pacifiques. Comme l’ont montré Lénine et Boukharine dans leurs écrits sur l’impérialisme du milieu de la guerre, un point avait été atteint où les Etats capitalistes rivaux devaient recourir à la force armée pour décider du sort de leurs intérêts économiques antagoniques. La concurrence « pacifique » pour les marchés se transforma en conflit militaire pour les frontières des Etats et des empires. Les grandes puissances étaient entraînées, par la dynamique de l’accumulation capitaliste concurrentielle, à « partager et repartager’ le monde entre elles.
La guerre avait temporairement résolu la question en faveur des capitalismes alliés. Mais une Allemagne qu’on autoriserait à continuer à développer son industrie serait une Allemagne en rivalité avec les autres puissances pour le contrôle des ressources nécessaires à l’expansion économique. Elle serait aussi porteuse d’un potentiel de réarmement, et du danger d’un nouveau conflit militaire pour obtenir lesdites ressources. Elle chercherait inévitablement à « repartager » le monde dans le sens de ses intérêts (elle le fit, dans les faits, à partir du milieu des années 1930). La seule question, pour les puissances alliées, était de savoir si, comme la France et la Belgique, elles préféraient piller et handicaper l’Allemagne, ou si, comme l’Angleterre, elles étaient favorables au retournement de l’agressivité du capitalisme allemand en direction de la Russie soviétique.
Aucune de ces options ne ménageait un avenir au rêve social-démocrate d’un retour au capitalisme, ignorant des luttes pour l’hégémonie mondiale, du 19ème siècle. Les exigences du Traité de 1919 – et l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises quatre ans plus tard – étaient le prix que devait payer l’Allemagne pour continuer à faire partie du monde capitaliste.
Même après l’annonce initiale des termes de Versailles, les sociaux-démocrates s’accrochaient à leurs illusions dans la bonne volonté de l’Entente. Ils croyaient qu’une démonstration symbolique de résistance obtiendrait une diminution des demandes alliées. Ils se joignirent donc aux partis de droite dans une campagne nationaliste d’opposition aux termes du traité, organisant d’énormes meetings du SPD sur des slogans nationalistes.
Mais les alliés ne reculaient pas d’un pouce. Les sociaux-démocrates étaient confrontés à un grave dilemme. Le capitalisme allemand, qui venait de perdre la guerre, n’avait aucun moyen de résister à l’Entente. Toute tentative de résistance aurait replongé l’Allemagne dans le chaos – et probablement la révolution. En désespoir de cause, le SPD opéra un tournant à 180°, adopta la position qui était auparavant celle des Indépendants, et vota pour le traité.
Les représentants de la bourgeoisie au gouvernement – les dirigeants des Partis du Centre et Démocratique – adoptèrent essentiellement la même position. Ils savaient que le capitalisme allemand n’avait pas d’autre option que de se soumettre. Mais cela ne signifiait pas que la bourgeoisie allemande entendait porter la responsabilité de cette capitulation. Les partis non-gouvernementaux pouvaient faire de grands progrès en utilisant l’agitation nationaliste contre le traité, financée par les grands intérêts industriels et agricoles. Il était facile de mettre la misère des travailleurs et d’une section croissante de la classe moyenne au compte de « l’exploitation étrangère », et de se retourner contre les « traîtres de Novembre » dont l’agitation en faveur de la paix avait « poignardé l’armée dans le dos » et « mené à la défaite ». La faim, la misère, la pauvreté, le chômage, l’inflation, tout cela pouvait être reproché au SPD et à l’USPD « marxistes ». En votant pour le traité, ces partis en apportèrent la « preuve ».
Il est impossible d’exagérer l’impact de cet argument. En novembre 1918, il y avait eu un soutien très large pour le changement social, même dans les classes moyennes. Désormais ces classes étaient convaincues que c’était la tentative de changer les choses qui avait créé tous leurs problèmes. Après avoir approuvé la révolution, ils devinrent les fantassins de la contre-révolution.
Comme l’explique Rosenberg dans son histoire de la République de Weimar :
Mais c’est justement l’hésitation des dirigeants républicains qui a aliéné les classes moyennes. Si de grandes actions décisives avaient eu lieu, par exemple l’expropriation des grands propriétaires terriens et des mines, si le gouvernement avait montré au peuple qu’une ère nouvelle avait réellement commencé, le gouvernement aurait aussi emporté l’adhésion des classes moyennes. Mais comme de toute évidence tout devait rester inchangé, l’enthousiasme pour la révolution s’évapora, et la république et la démocratie se retrouvèrent accusées de tous les maux de l’existence.14
Les étudiants, par exemple, devinrent la force d’avant-garde de la contre-révolution :
La grande majorité des étudiants avaient été amèrement déçus par les épisodes postérieurs au 9 novembre. Ils voyaient la détresse économique et l’humiliation nationale, et mettaient la situation sur le compte des partis du gouvernement républicain et des évènements du 9 novembre.15
Mais le ressentiment le plus vif à l’égard du Traité de Versailles venait du groupe social dont les intérêts étaient directement frappés par ses dispositions – les soldats professionnels de l’armée qui se reconstituait autour des Freikorps. Ces derniers avaient grandi rapidement dans la première moitié de 1919, jusqu’à atteindre le chiffre de 400 000 hommes. Désormais les termes du traité stipulaient que les forces armées allemandes devaient être réduites à 200 000 en avril 1920 et 100 000 et juillet. Trois soldats sur quatre devaient être renvoyés dans leurs foyers. Des centaines de milliers de ceux qui avaient fait la guerre aux conseils ouvriers se voyaient soudain menacés de perdre leurs moyens d’existence. « La « vague du nationalisme » était une vague de simple combat pour leur existence pour les centaines de milliers d'officiers, de sous-officiers et de soldats ».16
L’exaspération était à son comble parmi les 40 000 hommes du Corps de la Baltique, qui avaient mené une guerre acharnée sur les frontières orientales, en partie contre les Polonais, mais surtout contre la révolution bolchevik dans les pays baltes et en Ukraine. Ils furent rapatriés en Allemagne dans la seconde moitié de 1919 pour découvrir que le gouvernement « marxiste » se préparait à les licencier à la demande des Alliés.
La colère fournissait un point de ralliement à tous ceux qui voulaient extirper les derniers vestiges des changements de Novembre. Le terrain fut préparé par un nouveau soulèvement qui devait secouer la république de Novembre jusque dans ses fondations et voir se lever à nouveau le spectre d’une classe ouvrière révolutionnaire en armes – et, cette fois, sans illusions sur les sociaux-démocrates majoritaires.
Notes
1 Chiffres donnés in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution (Berlin 1929, Francfort 1970) p. 412.
2 Heinrich Ströbel, Die deutsche Revolurtion. Ihr Unglück und ihre Rettung, Berlin 1920, pp. 213 et suivantes.
3 Ibidem, p. 214.
4 J Barrington Moore, Injustice: The Social Bases of Obedience and Revolt (Londres 1978), p. 327.
5 Fernando Claudin, Eurocommunism and Socialism (Londres 1978) pp. 74-75.
6 Peter von Oertzen, Betriebsräte in der Novemberrevolution (Bonn/Bad Godesberg 1976) p. 60.
7 Ibidem, p. 67.
8 Antonio Gramsci, « La philosophie de la praxis face à la réduction mécaniste du matérialisme historique
L'anti-Boukharine (cahier 11) » Textes (Editions sociales/Messidor, Paris 1983) p. 146.
9 Cité in Jürgen Tampke, Ruhr and Revolution (Canberra 1978) p. 140.
10 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 438.
11 Bericht der II. Parteitag der KPD (20-24 octobre 1919).
12 K Radek (écrivant sous le pseudonyme d’Arnold Struthörn), Die Entwicklung der deutschen Revolution und die Aufgaben der Kommunistichen Partei, septembre 1919.
13 P Levi, Brief an Lenin, in Zwischen Spartakus und Sozialdemokratie (Francfort 1969) p. 20.
14 Arthur Rosenberg, Geschichte der Weimarer Republik, Francfort, 1970, p. 91
15 Ibidem, p. 112.
16 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 453.