1983

Publié dans International Socialism 2:21, Automne 1983, pp.58-87.1

« Cet article est paru en 1983 dans le numéro 2:21 du journal International Socialism à la suite d'un échange d'articles entre Peter Binns et Alex Callinicos dans les numéros 2:17 et 2:19 du journal, et d'un débat entre Alex et moi au Marxism festival de Londres cette année-là. Alex a depuis modifié certaines de ses positions, mais le renouveau du marxisme ces dernières années a amené d'autres auteurs à se réclamer de certaines des positions athussériennes que je critiquais. »

Chris Harman

Philosophie et révolution

Automne 1983


Texte original

De nombreux lecteurs de ce journal ont exprimé leur étonnement face aux discussions sur la philosophie qui ont mis aux prises Peter Binns et Alex Callinicos. Ils les ont perçues comme des références obscures opposées à d'autres références non moins obscures, comme un échange d'étranges mots savants sans relation avec les véritables problèmes auxquels sont confrontés les marxistes révolutionnaires quand ils débattent de notre politique dans la classe ouvrière.

Pourtant ces questions sont importantes. Si Alex a raison, alors beaucoup d'arguments que nous utilisons chaque semaine dans Socialist Worker (et qu'Alex utilise lui-même dans son livre Les idées révolutionnaires de Marx) sont erronés. Si Peter a tort pour plus de 10%, alors nous sommes coupables d'utiliser dans notre propagande des formules simplistes qui peuvent nous appporter quelques adhésions à notre parti, mais qui ne peuvent convaincre quelqu'un qui aborde la question sérieusement.

Pour comprendre cela – et pour comprendre pourquoi Peter a usé dans son article original d'un ton polémique aussi dur, il nous faut remonter à plus de vingt ans en arrière.



Deux orthodoxies conservatrices

Les marxistes révolutionnaires étaient alors très peu nombreux. La validité et la pertinence de nos idées étaient niées par deux grandes orthodoxies qui étouffaient la discussion à tous les niveaux – dans les universités, dans les médias, dans le mouvement ouvrier. D'un côté, il y avait les apologistes de l'impérialisme occidental, et, de l'autre, ceux du stalinisme.

Ces deux orthodoxies se livraient à de farouches affrontements. Les adhérents de l'une n'avaient souvent aucun scrupule à priver les partisans de l'autre de leurs emplois, ou même à les emprisonner – pour qu'ils se taisent. Malgré tout, il y avait un accord entre elles sur une chose. Ces systèmes idéologiques déniaient tous deux à la masse des êtres humains dont le travail faisait fonctionner leurs sociétés la moindre possibilité de contrôle sur ces sociétés. Elles excluaient formellement toute possibilité d'auto-émancipation de la classe ouvrière. Toutes deux s'appuyaient sur l'autorité du fait accompli.

A l'Ouest, le climat idéologique était bien représenté par deux livres de Sir Karl Popper – La Société ouverte et ses ennemis et Misère de l'historicisme. Ces ouvrages proclamaient que tout ce qui s'était passé au cours du 20ème siècle était l'œuvre de fanatiques qui ne comprenaient pas qu'un changement global de la société était irréalisable. Il n'était possible de parvenir qu'à une connaissance limitée, partielle et très provisoire de la société et de son fonctionnement. Quiconque prétendait le contraire se trompait et trompait les autres.

Ces postulats imprégnaient tous les domaines du débat intellectuel. En philosophie, par exemple, l'école régnante enseignait que les grandes questions qui avaient dominé le débat philosophique au cours des siècles écoulés étaient simplement le résultat d'un examen insuffisant de la façon dont les gens utilisaient le langage dans la société environnante. En sociologie, le but était de produire des généralisations sur la façon dont les gens vivaient dans la société, et la question ne pouvait porter que sur la dimension des généralisations possibles. De même, en économie, ce qui était étudié se rapportait aux principes censés déterminer la prise de décision dans le domaine des affaires – sans jamais se demander si l'économie pouvait être organisée d'une autre manière. Dans la pensée politique, le postulat était qu'une élite devait diriger la société. Le seul débat était celui qui opposait les théoriciens politiques conservateurs, comme Oakeshott, qui proclamait que l'élite devait agir sur la base des intuitions de la classe dirigeante traditionnelle, et les théoriciens fabiens qui prétendaient, à l'inverse, que les méthodes des sciences physiques pouvaient permettre d'obtenir les connaissances limitées et partielles nécessaires à une « ingénierie sociale fragmentaire ».

L'idéologie de l'Est était ostensiblement opposée à tout cela. Elle était favorable à ce qu'elle appelait « la révolution ». Pourtant la structure de son idéologie était très semblable à celle de l'Occident. C'était une idée de la révolution dans laquelle le parti avait remplacé la classe, le parti recevant lui-même ses instructions d'une élite restreinte. La question posée par cette révolution était celle du remplacement des classes dirigeantes en place par cette élite.

La tâche de celle-ci était d'imposer au reste de la société certaines « lois de développement » générales dont le caractère pouvait être déduit des sociétés « socialistes » existantes – la « loi » selon laquelle l'Etat doit être renforcé et la répression accrue, la « loi » voulant que les moyens de production se développent aussi rapidement que possible, même si c'était au détriment de la consommation des masses, la « loi » selon laquelle une grossière inégalité était nécessaire.

Les êtres humains ne contrôlaient pas davantage leur destinée sous le socialisme que sous le capitalisme. Comme le philosophe russe Loutchouk l'avait dit en 1955:

Sous le capitalisme... les lois du développement social sont des lois objectives, qui opèrent indépendamment de la conscience et de la volonté des êtres humains, mais sous le socialisme le parti, l'Etat et la société dans son ensemble ont la possibilité de comprendre ces lois, de les appliquer consciemment à leurs activités et par là-même d'accélérer le cours du développement sociétal.

Préparer la révolution se ramenait à obéir aux instruction des dirigeants de pays dans lesquels le « socialisme » existait déjà – même si ces instructions étaient de conclure des alliances avec les classes dirigeantes et de saboter les mouvements révolutionnaires. Car une véritable compréhension « scientifique » du monde n'était accessible qu'à l'élite des élites, celle qui régnait à Moscou (ou, à une moindre échelle, à Pékin). Contester leurs appels à des compromis avec les classes dirigeantes ou remettre en question les « lois du développement » à l'œuvre sous le « socialisme » revenait à sombrer dans le « gauchisme », l' « idéalisme », le « volontarisme » ou pire encore. Parallèlement, les philosophes staliniens s'efforçaient à mettre en relief la distance entre cette notion de la « dialectique » comme ensemble de lois du développement naturel accessible seulement à l'élite et les conceptions « hégélo-marxistes » anciennes qui mettaient l'accent sur la nature explosive et contradictoire du développement humain, les êtres humains se rebellant sans cesse et « dépassant » les conditions dans lesquelles ils avaient été élevés.

Ainsi voyait-on dominer, à l'Est comme à l'Ouest, des conceptions conservatrices de la société. Celles-ci insistaient sur le fait que seuls des changements très limités pouvaient être apportés à l'ordre existant. Le contrôle devait être entre les mains de petits groupes restreints, seuls capables d'avoir accès accès aux connaissances nécessaires pour superviser ces changements.

La domination de ces deux systèmes idéologiques symétriques était le produit de la défaite qu'avait subie la grande vague révolutionnaires mondiale des années 1917-1923. Elle ne pouvait être remise en cause que par une poignée de révolutionnaires isolés jusqu'à ce qu'une montée nouvelle et spontanée de la lutte des travailleurs prouve l'existence d'une force qui pouvait faire exploser le « fait accompli ».



Le défi de 1956

Les premiers de ces mouvements se produisirent en Europe de l'Est en 1953 et 1956. Ces défis pratiques lancés à l'orthodoxie dominante trouvèrent un écho chez des groupes d'intellectuels, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, qui recherchaient à tâtons une assise théorique leur permettant de se relier aux événements. Le résultat fut la naissance de ce qu'on a appelé à l'époque la « nouvelle gauche ».

Celle-ci tenta de développer une version du marxisme dans laquelle il y eût place pour les idées d'auto-émancipation et de liberté. Elle le fit le plus souvent en retournant contre la version stalinisée du marxisme, qui avait dominé jusque-là, les notions clairement émancipatrices, révolutionnaires qu'on pouvait trouver dans les premiers textes de Karl Marx – qui à l'époque venaient d'être publiés. Ce qui en résulta fut « l'humanisme marxiste ».

« L'humanisme marxiste », loin d'être une vision du monde achevée, représentait une étape intellectuelle. La nouvelle gauche de 1956 n'était pas un groupement cohérent, mais un assemblage temporaire d'activistes qui avaient rompu avec le stalinisme par dégoût et qui évoluaient dans toutes sortes de directions. Mais c'était une étape importante, pour les meilleurs des anciens staliniens et pour une nouvelle génération de socialistes – le plus souvent actifs en Angleterre dans la CND ou en France dans la lutte contre la guerre d'Algérie. Ils proclamaient, à la fois contre les staliniens et contre les anciens staliniens qui dérivaient à droite par déception, que le message d'émancipation du jeune Marx était toujours présent dans les écrits politiques et économiques de sa maturité. Le stalinisme, en niant cela, avait transformé le marxisme en une caricature de lui-même, une « science » déshumanisée, symétrique des « sciences sociales » déshumanisées de l'Occident.

Les orthodoxies idéologiques furent promptes à tenter de se remettre du choc qu'elles avaient essuyé en 1956. En même temps que le souvenir de cette année de révolution s'estompait, la nouvelle gauche, sans cohésion politique, se désintégra. Dès le début des années 1960, le stalinisme et la social-démocratie consolidaient à nouveau leurs positions, tant sur le plan pratique que théorique. Le stalinisme en particulier montra qu'il avait gardé de la vigueur en reconstruisant les PC occidentaux jusqu'à ce qu'ils aient pratiquement récupéré leurs pertes de 1956, et en redonnant vie au mythe du « mouvement communiste international » capable en 1960 de tenir une conférence unifiée des partis communistes mondiaux.

Mais tout n'était pas perdu du ferment de 1956. Un petit nombre d'activistes subsista, qui avait établi le contact avec un nombre encore plus réduit de vieux socialistes révolutionnaires. Ces survivants étaient le plus souvent en marge du mouvement ouvrier, et ne pouvaient se maintenir que par une très âpre bataille d'idées avec les orthodoxies dominantes. Tenir leur terrain dans ces débats ne signifiait pas seulement aller de l'avant, mais aussi se relier aux années d'avant le stalinisme, à la grande vague de révolution mondiale de 1917-1923. Cela signifiait aussi redonner vie aux idées de Trotsky, de Rosa Luxemburg (comme en témoigne le petit livre de Tony Cliff sur cette dernière, écrit en 1959), et aux parties de l'œuvre de Lénine que les staliniens ne citaient jamais.

Mais ces révolutionnaires, qui devaient affronter les méthodologies symétriques des idéologies orthodoxes, avaient aussi besoin d'autre chose, permettant une contestation des postulats philosophiques de base de ces orthodoxies.

C'est là que le livre de Georg Lukacs Histoire et conscience de classe s'avéra crucial. Cette œuvre, publiée en 1923 (et pratiquement introuvable pendant toute la période stalinienne) était une exposition de la possibilité d'une auto-émancipation de la classe ouvrière – et donc diamétralement opposée aussi bien aux orthodoxies du début des années 1960 qu'au discours vague, ne prenant pas en compte les classes, d'une émancipation simplement humaine que les « humanistes marxistes » avaient trouvée dans les idées du jeune Marx (voir Erich Fromm).

Ce n'était (et n'est toujours) certainement pas un livre facile à lire. Il argumentait sur la possibilité de l'auto-émancipation de la classe ouvrière dans les termes de la tradition philosophique allemande dont son auteur était issu. Il était simpliste en ce sens qu'il considérait l'auto-émancipation comme imminente, reflétant en cela l'esprit de l'époque de son écriture (son premier chapitre est un discours prononcé par Lukacs lorsqu'il était dirigeant du gouvernement soviétique hongrois en 1919) – l'esprit des deux premiers congrès de l'Internationale communiste, avec leurs appels à la révolution mondiale immédiate, plutôt que celui des troisième et quatrième, avec leurs débats sur la stratégie et la tactique. Il tendait à ignorer les dures réalités matérielles dans lesquelles vivent les travailleurs et d'où surgit leur activité émancipatrice. En bref, il négligeait les luttes idéologiques et matérielles concrètes qui mènent à la conscience de classe.1

Pourtant, malgré tous ces défauts, Histoire et conscience de classe portait (et porte toujours) un message très important: les travailleurs n'étaient pas simplement les objets de l'histoire, ils pouvaient être ses sujets – ils pouvaient en venir à comprendre et à transformer le monde comme aucune autre classe ou élite coupée du prolétariat ne le pouvait. Ce livre était un appel de clairon philosophique, dont l'écho se répercutait au cours des années, depuis les débuts de l'Internationale communiste jusqu'à une nouvelle génération de révolutionnaires essayant de trouver leur chemin vers un marxisme libéré des distorsions staliniennes.

L'appel ne fut pas toujours clairement entendu. Certains le confondirent avec l'existentialisme de Sartre et la phénoménologie de Merleau-Ponty, le transformant en un académisme; d'autres produisirent des œuvres utiles basées sur ses idées, pour retomber dans le libéral-réformisme (Alasdair McIntyre2, par exemple) ou dans un désert sectaire (Cliff Slaughter3). Mais, au moins pour certains militants de cette génération, il ouvrit la voie à une théorie et une pratique authentiquement révolutionnaires – ce qui explique les tentatives de l'ancien journal International Socialism de publier des parties d'Histoire et conscience de classe en 1966. (Nous en fûmes empêchés par une menace de procès pour violation de copyright après avoir publié une traduction de l'essai Qu'est-ce que le marxisme orthodoxe ?)



Le « marxisme » d'Althusser

Telle était la situation lorsque Althusser apparut sur la scène. Dans Pour Marx, un recueil d'essais qui furent publiés pour la première fois en France au début des années 1960, et dans Lire le Capital, publié en 1965, il entreprenait de démolir les principes centraux du type de marxisme que nous avions reconstruit. Ces œuvres insistaient sur les points suivants:

1. Le marxisme n'était pas un « humanisme » dans le sens d'une théorie de la façon dont les êtres humains pouvaient prendre le contrôle de leurs propres vies;

2. Le marxisme n'était pas une théorie développée par le mouvement ouvrier devenant conscient de la société dans laquelle il luttait, mais une « science » développée de la même façon qu'Althusser voyait se développer les sciences physiques – par un groupe spécial de savants guidés seulement par le souci de la connaissance. Il était impossible, affirmait-il, à la masse des gens vivant sous le capitalisme de voir plus loin que l'apparence des choses et de comprendre les structures essentielles du système; une telle compréhension n'était ouverte qu'à une élite de « théoriciens » qui utilisaient la « science » pour tirer des abstractions des apparences.

Tout ce qui était accessible aux masses était « l'idéologie » — un ensemble de notions et de croyances pré-scientifiques – même lorsqu'elles étaient engagées dans des luttes secouant la société jusque dans ses fondations. Seule l'élite pouvait aller au delà de « l'idéologie » pour atteindre la science. Cette élite reconnaît que les « idéologies » sont nécessaires aux masses, mais elle-même voit au travers de ces notions primitives.

3. La vérité de la « science » à laquelle a accès cette élite n'est pas déterminée par son rapport avec la pratique des masses, mais dépend uniquement du degré auquel elle se conforme à des critères de vérité déterminés par la science elle-même. La vérité de chaque théorie particulière, disait Althusser, dépend de son rapport à la Théorie (avec un grand T).

4. L'unité de la théorie et de la pratique n'a de sens pour Althusser que lorsqu'on voit le développement de la théorie elle-même comme une forme particulière de pratique (la « pratique théorique »), avec ses propres moyens et méthodes de production.

5. La formule de Marx parlant de remettre Hegel « sur ses pieds » induit en erreur. La dialectique marxiste est complètement différente de la dialectique hégélienne. La clé de la compréhension de la société ne réside pas dans sa vision comme une « totalité », cimentée par une seule force unitaire, mais plutôt comme l'articulation de diverses structures – économiques, idéologiques, politiques, etc. — se développant toutes à des rythmes différents et entrant en crise à des moments différents. Les « crises révolutionnaires » ne sont pas l'expression d'une seule contradiction fondamentale de la société, mais d'une « conjoncture » particulière, dans laquelle la crise d'une structure est « surdéterminée » par l'apparition concomitante de crises dans d'autres structures. Le « matérialisme historique » est l'étude spécialisée de la façon dont les différentes structures se combinent en une « formation sociale » particulière à un moment donné. Le « matérialisme dialectique » est tout simplement le nom donné à la méthode scientifique qui gouverne d'autres études aussi diverses que la physique ou la psychanalyse. Une fois qu'on a compris cela, on peut se débarrasser de toute la terminologie dialectique de Hegel — « l'unité des contraires », la « liberté et la nécessité » et la jeter par la fenêtre. « L'expulsion [par Staline] de la 'négation de la négation' du domaine de la dialectique marxiste », par exemple, « peut être une preuve de la perspicacité théorique de son auteur ».4 Bien plus utile au matérialisme historique que la phraséologie hégélienne est la distinction par Mao Zedong des contradictions « principales » et « secondaires », chacune possédant ses aspects « principal » et « secondaire ».

6. Beaucoup de gens n'ont pas compris cela, explique Althusser, parce qu'ils n'ont pas vu qu'il y avait une nette « coupure épistémologique » dans le développement des idées de Marx. Dans sa jeunesse, influencé par Hegel et Feuerbach, Marx parle d' « aliénation humaine », de l'histoire comme domination des êtres humains par le produit de leur propre activité. Mais en mûrissant, nous assure Althusser, il en est arrivé à voir que tout ceci était absurde. L'histoire n'était pas l'expression du « sujet humain aliéné », mais un « processus sans sujet », opérant en harmonie avec des lois semblables à celles des sciences physiques. Dans toute société, y compris le socialisme, la masse des gens étaient des objets aveugles de ces lois, éblouis par des idéologies pré-scientifiques les empêchant de voir ce qui se passait réellement.

On ne se rend pas compte, insiste Althusser, à quel point les idées de Marx ont changé, parce que dans ses derniers écrits il utilise souvent des formules héritées de ses opinions primitives. Mais une « lecture symptômale » de ces textes met en lumière les changements cruciaux.



Notre réaction à Althusser

Il n'est pas surprenant que les marxistes révolutionnaires aient réagi avec hostilité aux arguties althussériennes. Si celles-ci étaient admises, cela signifiait la fin de toute notion de « socialisme par en bas ». Althusser rejette peut-être le manque de substance d'une grande partie de « l'humanisme marxiste ». Mais son rejet vient de droite – de la direction des orthodoxies dominantes – et non de gauche. Il a autant en commun avec la critique révolutionnaire de la nouvelle gauche qu'aujourd'hui la théorie du recul (downturn) de Tony Cliff n'en a avec le « coup d'arrêt à la marche en avant du Labour » d'Eric Hobsbawm.

C'est ce que ne comprennent pas aujourd'hui des gens comme Alex Callinicos, qui ont une vision fausse de la façon dont Althusser a conquis l'autorité qui est devenue la sienne dans la première moitié des années 1960.

Le stalinisme était en train de se rétablir des secousses de 1956 lorsque, en 1962, Khrouchtchev lança, au 22e Congrès du PCUS, une seconde attaque contre le culte de Staline. Cette attaque ne fut pas du goût des dirigeants du Parti Communiste chinois, qui continuèrent à chanter les louanges de Staline, tout en dénonçant le « révisionnisme russe » dissimulé derrière les attaques contre les PC yougoslave et italien. Les Chinois ne se limitaient pas à critiquer les appels de Khrouchtchev à la détente (la « coexistence pacifique »), mais suggéraient que la guerre nucléaire ne serait pas un grand désastre, puisque le socialisme pourrait y survivre!5

Dans tous les partis communistes, ceux qui souffraient de la démolition du culte de Staline se mirent à considérer favorablement la polémique chinoise, même lorsque, comme pour les dirigeants français, il n'était pas question de remettre en cause le leadership russe dans le mouvement communiste international. En même temps, les dirigeants d'autres PC (en particulier les Italiens) profitèrent des nouvelles disputes pour prendre leurs distances avec Moscou – et se justifièrent en relâchant la vieille orthodoxie idéologique, permettant la discussion sur certaines idées « humanistes marxistes » de 1956, ou sur de vieux bolcheviks comme Boukharine, et même, dans le cas des Jeunesses Communistes italiennes, sur Trotsky.

Ceux qui suivirent les Italiens s'engagèrent dans la voie qui devait mener à l'eurocommunisme – un réformisme à base nationale ayant rompu ses attaches avec Moscou. A l'inverse, ceux qui étaient favorables aux Chinois avaient l'air plus fermes – mais ils ne faisaient que prêcher un stalinisme plus dur. Celui-ci remettait à l'honneur les thèmes staliniens traditionnels tels que a) le déni de l'auto-émancipation de la classe ouvrière — le sauvetage de l'humanité résidait toujours dans la dictature d'un parti unique stalinien, dirigé d'une main de fer par une élite éclairée; b) le consentement à s'engager dans la collaboration de classe si la direction du parti l'estimait nécessaire — ceci était justifié par des références continuelles aux textes du communisme mondial pendant la période de Staline (par exemple, Dimitrov et le Front populaire) et à De la contradiction de Mao (écrit pour justifier le Front populaire avec le Guomindang contre le Japon en 1937).

Les premiers essais d'Althusser figurant dans Pour Marx s'inscrivaient dans cette tentative générale « pro-chinoise » de renforcer la vieille orthodoxie contre toute dilution à la manière italienne. En même temps, ils constituaient une réaction consciente au « danger » que le débat au sein du communisme international n'ouvre la porte aux « hérésies » qui avaient commencé à apparaître en 1956. Aussi leurs flèches les plus acérées étaient-elles réservées au « gauchisme théorique » de philosophes qui, comme Lukacs, Korsch et Gramsci, s'étaient tournés vers le communisme révolutionnaire authentique des débuts du Comintern.

Alex Callinicos veut « laisser de côté la question relativement complexe du rapport au stalinisme qui est celui d'Althusser ». Pourtant il y avait une corrélation claire entre les prises de position philosophiques contenues dans Pour Marx et Lire le Capital et les tentatives de ressusciter le stalinisme au début des années 1960.

Le rejet de « l'humanisme » apportait de l'eau au moulin de ceux qui étaient prêts à considérer la guerre nucléaire comme une tactique valide dans la « lutte des classes internationale ». Le déni de la capacité de la classe ouvrière à accéder à une compréhension scientifique « non-idéologique » convenait parfaitement à la conception d'un parti stalinien dictatorial donnant ses ordres aux travailleurs. La notion selon laquelle la révolution était juste une question de passage d'une structure dont les gens étaient simplement les « porteurs » à une autre structure semblable, signifiait que la « révolution » se limitait au remplacement du capitalisme monopoliste d'Etat par le capitalisme d'Etat bureaucratique.

Les idées d'Althusser n'étaient, il est vrai, pas destinées aux apparatchiks staliniens (qui ne l'ont probablement jamais lu), mais aux compagnons de route intellectuels du socialisme par en haut.6

L'althussérianisme leur permettait de s'identifier avec le marxisme sans devoir faire les sacrifices que le mouvement exigeait autrefois de ses intellectuels – qu'ils s'engagent dans la pratique du mouvement ouvrier. Désormais la « pratique théorique » était une activité autonome, qui ne pouvait être contaminée que par « l'idéologie » obscurcissant la conscience des travailleurs.

De plus, c'était une activité qui n'exigeait aucune séparation et aucun rejet du milieu universitaire. Puisque la méthodologie du marxisme n'était désormais pas différente de celle de la psychanalyse, de certaines écoles d'anthropologie sociale, de la linguistique structurale, ou même de la sociologie américaine, il n'y avait aucune nécessité de mettre en danger sa carrière dans un combat contre ces théories.

Les attraits de l'althussérianisme pour une section spécifique de la petite bourgeoisie intellectuelle lui permirent de survivre à la disparition du renouveau néo-stalinien du début des années soixante dont il tirait ses origines. La révolution culturelle pouvait (provisoirement) secouer la version maoïste de l'autoritarisme stalinien; les événements tchèques pouvaient voir le PC français se ranger brièvement dans le camp de l'eurocommunisme; le mai 1968 français pouvait insuffler une vie nouvelle à l'authentique marxisme révolutionnaire; mais réussir une carrière universitaire grâce à une « pratique théorique » divorcée de la lutte des classes gardait toute sa séduction pour les compagnons de route d'une variété ou d'une autre du socialisme par en haut.

Les vrais marxistes durent combattre cette mode théorique. Nous dûmes insister sur l'unité de la théorie et de la pratique, sur la possibilité pour la classe ouvrière de passer de la fausse conscience à la conscience d'elle-même, sur la contribution des luttes ouvrières au développement d'une compréhension scientifique du monde, sur le socialisme comme auto-émancipation de la classe ouvrière. Nous devions aussi insister sur le fait que l'émancipation de la classe ouvrière était la seule garantie de la survie de l'humanité. En bref, nous devions réfuter point par point les arguments d'Althusser.

Il ne s'agissait pas de refuser de « développer la théorie » ou d'être attentif à des idées critiques, comme Alex semble le croire. Il s'agissait de s'opposer à une contre-révolution théorique. Le fait que la révolution « humaniste-marxiste » de 1956 contre la théorie stalinienne n'ait pas été achevée ne rendait pas moins dangereuse la contre-révolution.

Concrètement, qu'avons-nous dit ?



La critique révolutionnaire contre Althusser

(1) Le marxisme est, en un certain sens, un humanisme. Il rend compte de la manière dont, dans ses efforts pour survivre face aux rigueurs de la nature, un animal – l'homo sapiens – coopère avec ses congénères pour créer des sociétés qui en viennent à dominer la vie de l'espèce. Ainsi apparaissent différentes formes d'organisations économiques et sociales, et, à partir d'un certain point dans l'histoire, les classes et les Etats.

Le rejet par Althusser de l'humanisme repose sur l'affirmation qu'il n'existe pas une « nature humaine » unique qui puisse être le « sujet » de l'histoire. Mais un tel sujet existe au début de l'histoire sous la forme de l'espèce biologique qui se relie d'une manière unique avec le reste de la nature. C'est la façon dont ce sujet travaille sur la nature qui détermine la façon dont se développe une grande variété de sociétés différentes, dans chacune desquelles une « nature humaine » différente voit le jour.

A partir d'un seul processus unitaire (le travail humain) apparaissent les civilisations les plus complexes et les plus élaborées. Les structures complexes dont parle Althusser ne sont explicables qu'en termes de développement à partir de cette interaction primitive. C'est ce que veut dire Marx quand il parle de base et de superstructure – des changements dans l'interaction des êtres humains avec la nature exercent des tensions dans les relations existantes entre êtres humains (les « rapports de production ») qui résultent en de nouveaux rapports, de nouvelles classes, de nouvelles idéologies, etc.

Pendant une longue période historique le sujet « unitaire » disparaît. On peut appeler cela la phase de « développement inégal » — de différentes sociétés, suivant des voies différentes, interagissant les unes avec les autres à un degré plus ou moins important, mais capables d'un développement indépendant.

Mais cette phase ne peut pas aller au delà de l'apparition de la production de marchandises, et ensuite du capitalisme. Parce que désormais le développement massif des forces productives dans certaines sociétés leur permet de détruire toutes les autres. Le développement inégal devient le développement inégal et combiné7 (une notion rejetée par la tradition stalinienne et par Althusser, qui ne voit que le développement inégal). Le capitalisme évolue inexorablement pour devenir un système mondial.

Au cours du processus, le sujet unitaire est créé à nouveau. Parce qu'à la base du système il y a une classe qui n'est pas définie par ses attributs particuliers (qualités physiques, culture, savoir-faire, formes particulières du travail) mais par sa capacité abstraite, biologiquement humaine, d'agir sur son environnement, c'est-à-dire par sa capacité de travailler, par sa possession de la force de travail.

C'est l'activité de ces travailleurs qui crée l'édifice entier du système qui les entoure. Ce qui domine désormais leur vie n'est plus un produit inévitable de la tentative des êtres humains de faire face à un environnement hostile, mais les produits d'un travail qui a de plus en plus conquis cet environnement.

Pourtant les travailleurs qui ont créé cet immense édifice ne sont souvent même pas capables de satisfaire les simples besoins biologiques qui ont motivé au départ la lutte avec la nature, pour ne pas parler des nouveaux besoins apparus au cours du développement de la société. La classe ouvrière est dominée par les produits de sa propre activité. Mais pas seulement la classe ouvrière. Dans sa course en avant, la société capitaliste menace le devenir de toute l'humanité. Les capitalistes sont « heureux dans leur aliénation », comme disait le jeune Marx, et se battront pour préserver la société existante – mais c'est l'humanité dans son ensemble qui en bénéficiera s'ils sont vaincus.

Dire que le marxisme est un humanisme, ce n'est pas nier la lutte des classes (comme le prétend Althusser). C'est mettre l'accent sur le rôle clé de la classe ouvrière dans l'émancipation de toute l'humanité lorsqu'elle s'émancipe elle-même.

(2) Le marxisme comme compréhension de la société ne peut se développer qu'en relation étroite avec les luttes de la classe ouvrière.

Les membres des autres classes de la société capitaliste ne peuvent apercevoir la structure de cette société que de l'extérieur. Ils ne peuvent voir les produits du travail humain que comme des choses; ils ne peuvent pas saisir le caractère de l'activité qui les produit, ni le développement historique qui leur donne naissance; ils ne peuvent, au mieux, que voir des aspects partiels de la société, et non son développement total.

Ou, pour être plus exact, ils sont inévitablement aveugles à celui-ci à partir du moment où la classe capitaliste a achevé sa propre lutte pour la domination de la société. Dans la période antérieure, la lutte de la bourgeoisie industrielle pour la suprématie signifiait qu'elle était engagée dans une activité relative au changement des structures existantes de la société, et développait les débuts d'une vision de la société basée sur cette pratique. Ainsi, des penseurs comme Smith et Ricardo étaient obligés d'aller au-delà de l'acceptation de phénomènes superficiels (ce que Marx appelait un examen « exotérique » des choses) pour essayer de comprendre les processus d'activité humaine qui les sous-tendaient (ce qu'il appelait l'économie politique « ésotérique » ou scientifique). Mais à partir du moment où la pratique de la bourgeoisie consiste simplement à reproduire les routines de la société existante, elle n'a plus besoin de cette connaissance scientifique, et ne peut même pas comprendre à quoi se rapporte cette connaissance, dont les concepts sont éloignés de la réalité que connaît la bourgeoisie.

Les travailleurs aussi acceptent la plupart du temps les définitions bourgeoises de la réalité. Mais la lutte commence à lever le voile de leurs yeux. Lorsqu'ils se mettent à lutter, par exemple sur la durée de la journée de travail, ils commencent à se rendre compte que ce sont leurs propres efforts qui ont produit les richesses de la société. Ils commencent à comprendre la nature de l'exploitation et à saisir le caractère caché du capitalisme.

Ce mouvement vers la conscience de leur propre situation, et donc de la nature de la société capitaliste dans son ensemble, n'est pas automatique. Les nouvelles idées doivent combattre les vieilles notions qui embrument encore les esprits des ouvriers. Et cette bataille prend la forme d'une polarisation, à l'intérieur de la classe, entre ceux qui commencent à voir les choses plus clairement et ceux qui sont moins clairvoyants. La pleine clarté n'est possible que lorsque des intellectuels surgissent (soit de la classe ouvrière elle-même, soit de groupes, dans d'autres classes, qui sont attirés par les luttes des travailleurs, comme l'étaient Marx, Engels, Lénine, Luxemburg, etc.), qui à la fois « distillent » les éléments de vérité auxquels sont parvenus les travailleurs dans la lutte en les séparant du résidu des notions anciennes, puis y intègrent les notions, vraies mais partielles, auxquelles sont parvenues des sections de la bourgeoisie.

Le processus d'abstraction qui permet au marxisme de percer l'apparence des choses pour atteindre les forces réelles qui s'y dissimulent ne peut commencer que parce que les luttes pratiques des travailleurs les portent à commencer à chercher à voir au delà de ces apparences; mais le processus ne peut être achevé que lorsque la classe ouvrière développe des intellectuels révolutionnaires et une théorie révolutionnaire qui lui sont propres; c'est ainsi que le parti révolutionnaire est la clé de la liaison de la théorie et de la pratique.

Une fois que vous avez compris cela, vous pouvez voir comment la classe ouvrière peut se libérer de la classe dirigeante par la lutte – quelque chose qui est incompréhensible pour les althussériens, ce pourquoi ils doivent proclamer avec insistance que les travailleurs ne peuvent échapper au domaine de l' « idéologie ».

(3) Toute tentative pour briser cette unité de la théorie et de la pratique aboutit à confronter toutes les contradictions qui grèvent la philosophie bourgeoise classique. Par dessus tout, elle ne peut résoudre le problème de savoir comment la pensée se relie à la réalité.

Marx explique, dans ses Thèses sur Feuerbach, qu'avant lui la philosophie se divisait en deux courants essentiels.

L'un était matérialiste, au sens où il reconnaissait l'existence d'un monde exterieur à la sensation et à la pensée humaines. Mais il se heurtait bientôt à un problème: comment tester la validité de nos impressions du monde, puisque tout notre contact avec lui passe par ces impressions ?

Certains philosophes matérialistes, comme Locke, essayèrent de faire une distinction entre les impressions du monde qui « ressemblaient » à la réalité externe, et les autres. Mais la procédure était vouée à l'arbitraire, tendant à accepter comme « réel » ce qui convenait à l'idéologie dominante. Ce n'était certainement pas une base fiable pour développer une perspective scientifique susceptible de contester les idées existantes. Certains philosophes, comme Hume, en tirèrent la conclusion qu'on ne pouvait rien connaître avec certitude, et que ce que nous pensions être la vérité était en fait un produit de notre propre disposition psychologique. D'autres encore, comme Berkeley, revenaient pour expliquer la connaissance à une conception essentiellement religieuse: Dieu organisait notre perception.

La théorie de la « correspondance » des matérialistes semblait fonctionner aussi longtemps que personne ne remettait en question les interprétations du sens commun des impressions humaines qui dominaient dans la société existante. Dès que quiconque commençait à émettre des jugements critiques, elle volait en éclats, cédant la place à l'idéalisme ou au scepticisme.

L'autre courant philosophique était celui de l' « idéalisme ». Les philosophes de cette tradition désignaient le raisonnement humain comme la clé de la vérité. Toute idée que l'on pouvait déduire de certains principes de base était vraie; quand on ne pouvait pas, elle était fausse. La cohérence logique de nos idées était le test de leur vérité, et non une quelconque correspondance respective avec la réalité.

Cela ne signifiait pas que ces philosophes niaient l'existence du monde extérieur. Ce que cela voulait dire, cependant, était qu'ils avaient tendance à voir le monde extérieur comme produit, d'une manière ou d'une autre, par (ou correspondant à) la pensée (ou, tout au moins, les éléments importants du monde extérieur comme produits par la pensée). C'étaient les idées (humaines ou divines) qui soutenaient ce que nous concevons comme impressions des choses matérielles.

Mais cette vision menait à toutes sortes de problèmes. Comme l'a montré le philosophe allemand Kant, à partir des simples « principes premiers », il était très facile de déduire des notions tout à fait opposées (ce qu'il appelait des « antinomies »). La recherche de la cohérence dans le domaine des idées vous amenait tout droit à la contradiction.

Dans les Thèses sur Feuerbach, Marx suggère que la théorie matérialiste des « correspondances » et la théorie idéaliste de la « cohérence » font toutes deux faillite parce qu'elles sont unilatérales. La vision matérialiste considère correctement que les êtres humains font partie du monde matériel. Mais elle ne parvient pas à établir des critères permettant de juger de la justesse de notre connaissance de ce monde. La raison en est qu'elle conçoit notre relation à ce monde comme purement passive, contemplative. Les impressions du monde environnant nous assiègent, et notre cerveau doit se débrouiller pour leur donner un sens.

L'idéalisme, à l'inverse, s'écroule parce qu'il tend à nier l'existence indépendante du monde extérieur. Mais il possède un avantage sur le matérialisme traditionnel. Il voit le rôle de l'esprit humain comme une activité – une intervention dans la réalité.

Marx expliquait que pour que le matérialisme puisse surmonter ses problèmes, il devait intégrer cet élément d'activité dans ses propres notions. Il devait concevoir le rapport de l'humanité au monde non pas comme contemplatif, mais comme pratique.

C'est parce que les êtres humains sont engagés dans la transformation du monde dans la pratique qu'ils sont capables de se rendre compte quelles sont les idées le concernant qui sont vraies et quelles sont celles qui sont fausses. Par dessus tout, c'est l'activité révolutionnaire d'une classe qui lui permet d'approcher de la vérité, parce qu'en défiant toute la réalité existante elle teste toutes les idées sur cette réalité. Comme dit Marx:

La question de l'attribution à la pensée humaine d'une vérité objective n'est pas une question de théorie, mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme a à faire la preuve de la vérité, c'est-à-dire de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu'elle est de ce monde. Le débat sur la réalité ou l'irréalité de la pensée isolée de la pratique – est une question purement scolastique... Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui portent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.

Althusser refuse tout cela. Il réfute l'importance des Thèses sur Feuerbach. Elles ont été produites, prétend-il, pendant la «coupure épistémologique », avant que Marx ne clarifie ses idées. En conséquence de quoi elles sont des « énigmes ». Le Marx de la maturité, insiste-t-il, ne voyait pas la vérité comme basée sur la pratique révolutionnaire, mais sur la « pratique théorique », une chose à laquelle s'adonnent les scientifiques selon leurs propres procédures. Mais cela rejette l'école althussérienne dans tous les problèmes classiquement associés à la philosophie. Le point de départ d'Althusser est celui d'un « matérialiste contemplatif », avec une théorie de correspondance de la vérité. Mais il lui reste à trouver les critères permettant de distinguer les impressions « vraies » des « fausses ». La « Théorie » (n'oublions pas le T majuscule), dit-il, fournira la réponse. Cela, selon lui, nous permet d'utiliser les notions du monde existantes et d'en développer d'autres plus avancées. La théorie en vient à se valider elle-même.

Mais cela aboutit à faire passer la question de comment distinguer une impression vraie d'une fausse à comment distinguer une théorie fausse d'une vraie. Et nous revoilà dans le vieux problème de toutes les théories idéalistes de « cohérence » sur la vérité – pourquoi devrait-on préférer une vision du monde développée logiquement à partir des principes premiers à une autre conception développée de la même manière ?

Il n'y a dès lors pas loin à aller, à partir d'Althusser, pour se retrouver dans la vision selon laquelle il existe de nombreux « discours théoriques » différents (marxiste, féministe, psychanalytique, etc.) tous également valides – ou même dans la vision adoptée par certains ex-althussériens en France, qui nient la validité de toute théorie. En abandonnant les Thèses sur Feuerbach, Althusser glisse sur la pente qui va du matérialisme au subjectivisme total, en passant par l'idéalisme!

(4) L'allégation d'Althusser selon laquelle la dialectique marxiste ne doit pas être vue comme une dialectique hégélienne « remise sur ses pieds » se relie aux points précédents. Hegel, philosophe allemand se colletant avec les contradictions dans la philosophie existante déjà mises en évidence par Kant, s'assimila trois choses fondamentales:

a. Toute vision précédente du monde contenait des contradictions menant à sa dissolution dans une vision différente du monde.

b. La prédominance d'une vision ou une autre du monde était liée aux notions générales qu'avaient les gens dans chaque période particulière. Ainsi, l'histoire de la philosophie n'était en fait qu'une façon de considérer l'histoire des changements intervenus dans les notions gouvernant la société humaine. C'était l'histoire d'un point de vue particulier. Les contradictions de la philosophie étaient les contradictions de la réalité humaine.

c. Ces contradictions ne mènent pas à un développement simplement progressif des choses telles qu'elles sont (changements quantitatifs), mais aussi à des ruptures brusques, où les choses changent complètement (changements qualitatifs), où des notions nouvelles viennent prendre la place de notions anciennes. Les êtres humains qui ont été élevés dans, et conditionnés par, une société particulière, sont poussés par elle dans une certaine direction, pour ensuite y réagir, parvenant à un degré plus ou moins grand de conscience de ses contradictions, et la remodelant.

Ces traits du changement social sont souvent considérés, ce qui peut induire en erreur, comme les « lois de la dialectique » — l'unité des contraires, la transformation de la quantité en qualité, la négation de la négation.

L'inversion par Marx de la dialectique a consisté à insister sur le fait que la succession des différents systèmes d'idées, vue par Hegel comme un processus purement intellectuel (il l'appelait le développement du Geist – l'esprit), était en fait ancrée dans les circonstances matérielles où se trouvaient les êtres humains. Cela les amenait à des formes correspondantes d'activité humaine (le travail, la formation de l'Etat, de la propriété privée et de la famille, la division en classes, et ainsi de suite) qui à leur tour modelaient la façon dont ils voyaient le monde.

La façon dont une vision du monde est remplacée par une autre n'est pas une affaire de pur développement intellectuel. Au contraire, toute vision du monde correspond à la perspective réduite sur la réalité ouverte à des groupes particuliers ou des classes de la société. Le passage d'une perspective à une autre se produit lorsque les différents groupes ou classes tentent d'imposer leur vision du monde au reste de la société comme élément de leur lutte pour la domination.

Ainsi on peut voir que le « matérialisme contemplatif » du philosophe anglais de la fin du 17ème siècle Locke est particulièrement adapté aux besoins d'une classe qui contrôle de plus en plus le processus de la production matérielle dans la société et cherche à mettre l'idéologie générale de cette société de plus en plus en harmonie avec ce contrôle. Il voit la « vérité » dans l'accord des idées avec la production matérielle.

A l'inverse, l'idéalisme tendait à dominer dans les sociétés où la classe moyenne capitaliste ne régnait pas encore économiquement. Ceux qui voulaient emboîter le pas à l'Angleterre dans le développement de la production capitaliste devaient concevoir un remodelage complet de la réalité matérielle. D'où l'intérêt de mettre le monde en accord avec la « vérité » désignée par les idées.

Hegel put intégrer ces visions diverses dans une représentation cohérente, bien qu'idéaliste, du développement humain parce qu'il vivait précisément au moment où la bourgeoisie consolidait son emprise sur les pays d'Europe occidentale. Il écrivait pendant que les armées de la révolution française déferlaient sur l'Europe continentale et que la révolution industrielle commençait à transformer l'Angleterre. Il était le philosophe du point culminant de la révolution bourgeoise.

Mais ce point culminant était nécessairement incomplet. Comme elle défiait les anciennes classes dirigeantes pour contrôler la société, la bourgeoisie se rendit compte qu'elle encourageait la contestation de tout pouvoir de classe, y compris du sien, chez les pauvres des villes. Paniquée, elle s'empressa de passer des accords avec les anciennes classes dominantes. Ainsi la révolution française « culmina » dans un empire qui annexa (par la force, à l'occasion) l'ancienne religion et l'ancienne aristocratie, la bourgeoisie allemande courut se réfugier sous l'aile de la monarchie prussienne et la bourgeoisie italienne autorisa un roi à unifier le pays à sa place.

Comme il en était ainsi dans la pratique, il devait en être ainsi dans la philosophie. Hegel mit ensemble les vérités, différentes et partielles, dont les penseurs de la bourgeoisie s'étaient saisis alors que leur classe combattait pour le pouvoir – mais de manière religieuse, mystique. Sa dialectique était la contrepartie philosophique de l'armée de Bonaparte: toutes deux poussaient en avant la révolution bourgeoise, mais l'amenèrent à collaborer avec le conservatisme de l'ancien régime.

« Remettre Hegel sur ses pieds » signifiait pour Marx libérer les tentatives de Hegel d'intégrer ces vérités partielles de son compromis avec le mysticisme et la religion. Cela voulait dire « lire Hegel » du point de vue d'une nouvelle classe révolutionnaire, qui n'avait rien à craindre d'un nouveau changement historique – la classe ouvrière. La contradiction devient alors contradiction dans la société capitaliste. La transformation de la quantité en qualité devient la façon dont la société bourgeoise elle-même met en place des éléments nouveaux qu'elle ne peut contrôler. La négation de la négation devient la création par la production capitaliste d'une classe qui est poussée à réagir contre cette production de manière révolutionnaire. Le comportement de cette classe ne peut être compris que sur la base de son conditionnement à l'intérieur du capitalisme, mais ensuite elle en vient à comprendre son conditionnement et à transformer consciemment à la fois la société et elle-même.

C'est une telle vision qui a permis à Lénine d'écrire qu'il « essay[ait] de lire Hégel de façon matérialiste – c'est-à-dire que je mets de côté pour l'essentiel Dieu, l'Absolu, l'Idée pure, etc » — quelque chose que les althussériens ne peuvent pas comprendre (à en croire Alex, l'approche de Lénine consiste à rejeter « tout ce qui donne à la dialectique son intérêt pour Hegel » — Alex ne comprend pas que le caractère révolutionnaire, dialectique de la pensée de Hegel ne peut apparaître que lorsqu'on la débarrasse de ses compromis avec les anciennes idées dominantes).

Les althussériens donnent à ces tentatives d'extraire le « noyau rationnel » de « l'enveloppe mystique » de Hegel le nom de « marxisme hégélien » — que ces tentatives soient l'œuvre de Marx, de Lénine ou des « gauchistes philosophiques » Korsch et Lukacs. En fait, ce qu'ils rejettent, c'est le marxisme révolutionnaire, le socialisme par en bas.

Les idées hégéliennes jouent un rôle dans le socialisme par en bas parce qu'elles sont un résumé, sous forme mystique, des idées développées par la bourgeoisie lorsqu'elle était une classe révolutionnaire, portant ses coups à la vieille société dans la pratique et découvrant par là même la vérité sur l'histoire en théorie. Le mouvement ouvrier révolutionnaire doit s'emparer de ces idées, les démystifier, et les transformer sur la base des ses propres découvertes pratiques, s'il veut comprendre son propre chemin vers le pouvoir.8

C'est ce que l'on veut dire quand on identifie trois sources dans le marxisme – la philosophie classique allemande, l'économie politique anglaise et le socialisme français. Dans la fusion de ces trois éléments, les limitations de chacun sont surmontées.

Dans le processus de synthèse, la conception hégélienne de la dialectique passe par des changements. Mais des éléments importants en restent pertinents. C'est particulièrement le cas d'une notion dont Althusser veut absolument se débarrasser – celle de la totalité.

Hegel voyait toute société donnée comme enveloppée et structurée par une idée dominante. Le reste de la société était l'expression de cette idée unique, qu'on appelle parfois une « totalité expressive ». C'étaient les contradictions dans cette idée qui menaient au changement.

Bien sûr, le matérialisme marxiste rejette cela. Mais en même temps il comprend pourquoi Hegel pouvait voir le monde de cette manière. Il y a dans la société bourgeoise une chose qui sous-tend tout le reste, c'est la production de marchandises, et, en particulier, l'existence de la force de travail comme marchandise. L'exploitation capitaliste du travail dissout toutes les formes sociales antérieures, les transformant en éléments d'un monde capitaliste unique. Tout objet tangible est continuellement réduit à la simple expression d'une seule substance unitaire – le travail abstrait. Chaque élément d'inégalité est continuellement combiné avec tous les autres éléments d'inégalité pour produire la totalité qu'est le marché mondial. Et parce qu'à la base de cet édifice se tient le processus unique de l'exploitation capitaliste du travail, un seul nœud de contradictions apparaît (la baisse tendancielle du taux de profit, etc.) qui finalement entraîne toute la société capitaliste dans une crise révolutionnaire.

La « totalité expressive » hégélienne est, en fait, une façon mystique de voir une totalité réelle – un système mondial dans lequel des milliards d'actes différents de travail concret sont continuellement réduits en travail abstrait, un processus qui donne nécessairement naissance à des contradictions explosives.

Bien sûr, les contradictions se résolvent dans des situations concrètes. L'impact du capitalisme sur différentes sociétés antérieures, avec des localisations géographiques, des matières premières, etc., différentes, donne naissance à des sociétés capitalistes très différentes les unes des autres. Les crises n'affectent pas toutes les parties du système en même temps, avec exactement la même intensité. Il y a une inégalité de développement. Mais c'est une inégalité qui est combinée par la façon dont toute production de marchandises dans une société particulière fait partie intégrante d'un système mondial. Comme le faisait observer Trotsky, polémiquant avec Boukharine et Staline en 1928, ne parler que de développement inégal consiste à ignorer précisément le facteur qui différencie le capitalisme (en particulier dans sa phase impérialiste) des sociétés pré-capitalistes.

C'est pourtant ce que fait Althusser quand il voit la société comme l'articulation de différentes structures, se développant dans chaque pays à des des vitesses différentes les unes des autres.

Althusser abandonne la notion de la « totalité » parce que pour lui elle est porteuse de représentations « gauchistes » de la révolution mondiale. Ce concept ne convient pas du tout aux espèces d'alliances de classe qu'il a apprises comme l'ABC de la tactique communiste revue et corrigée par Staline et Mao. Mais en ignorant la totalité, il se prive de quelque chose de central pour la compréhension du capitalisme comme système mondial.

(5) Finalement, quid de la « coupure épistémologique » entre le « jeune » Marx et celui de la « maturité » ? Dans les années soixante, les opposants d'Althusser faisaient de grands efforts pour prouver qu'une telle coupure n'avait jamais existé. Fort heureusement, de tels efforts ne sont plus nécessaires, car les althussériens eux-mêmes ont finalement été contraints de changer de position. Déjà, dans son introduction à Pour Marx, écrit en 1965, Althusser admettait que la « coupure épistémologique » telle qu'il la concevait ne fut pas complètement achevée avant 1857 (de sorte que, par exemple, le Manifeste communiste n'était pas une œuvre complètement mûre!). Et dans l'ouvrage subséquent, Lire le Capital, son collaborateur Jacques Rancière admet que dans le Capital lui-même « il y a deux structures différentes » de telle manière que « Marx tend continuellement à penser l'Entfremdung (aliénation, séparation) des rapports capitalistes sur le modèle de l'aliénation du sujet substantiel ».9 Et donc, même si « nous pouvons déterminer une coupure... Marx lui-même n'a jamais vraiment saisi et conceptualisé la différence ». En d'autres termes, la « coupure épistémologique » est quelque chose qui a été imposé à Marx par les althussériens!

En fait, il est très facile de suivre le développement des idées de Marx sans recourir à une telle notion. Au début des années 1840, Marx était un disciple de Feuerbach. Il approuvait sa critique selon laquelle Hegel n'avait pas compris que les notions, religieuses et autres, qu'il voyait dominer la société n'étaient que des produits de l'être d'espèce de l'humanité (c'est-à-dire de la nature humaine). Puis, en 1844, Marx commença à retourner les méthodes de Feuerbach contre Feuerbach lui-même. L' « être d'espèce » était en fait un produit de l'activité humaine dans l'histoire. L'humanité s'était créée elle-même à partir de son propre travail social sur la nature. L'aliénation de l'humanité n'était dès lors plus simplement l'aliénation d'un animal qui avait créé une structure échappant à son contrôle, mais celle d'un animal qui lui-même avait été transformé, de toute une série de manières différentes, alors qu'il créait cette structure, et qui pourtant continuait à se rebeller contre elle.

Dans les écrits postérieurs, il y eut un développement, un approfondissement, une historicisation des idées primitives de Marx – mais aucune coupure impliquant leur rejet complet.

La présente critique d'Althusser aurait été plus ou moins partagée par la plupart des membres des International Socialists de l'époque qui s'intéressaient à la question. Mais elle n'a jamais été finalisée comme déclaration écrite.

Il y avait à cela deux raisons, reliées entre elles. D'abord, l'influence d'Althusser s'est toujours limitée à une couche d'universitaires et d'étudiants. A l'époque, nous étions plus préoccupés d'élargir l'influence des idées révolutionnaires, à partir de leur base étudiante étroite, aux militants ouvriers impliqués dans les grèves de 1969-1974. Dans cette situation, s'engager dans une polémique sur la philosophie avec Althusser était en bas de la liste de priorités de chacun.

Ensuite, dès le début des années 1970, l'althussérianisme lui-même commença à se désintégrer. Les contradictions internes de son argumentation devinrent aussi évidentes que sa motivation initiale – la dernière ligne de défense de la méthodologie stalinienne au début des années 1960 – et il explosa sous l'impact des événements politiques. Mais les points positifs de notre argumentation sur la nature du marxisme et le rapport de la théorie et de la pratique étaient implicites dans d'innombrables articles et brochures.10



Les idées d'Alex

Comment les idées d'Alex s'inscrivent-elles dans l'approche que nous avons développée ? Ses idées philosophiques ont connu des changements considérables au cours des dix dernières années. Mais elles ont toujours reposé sur la supposition qu'il y avait quelque chose de positif dans la critique althussérienne du soi-disant « marxisme hégélien » des Thèses sur Feuerbach, de Lukacs et de Gramsci (comme Althusser, Alex garde généralement le silence sur le « marxisme hégélien » des Cahiers philosophiques de Lénine!).

Ainsi, dans Althusser's Marxism (1976) Alex critiquait de nombreux articles de foi du canon althussérien. Mais il commençait par accepter les points de départ de base d'Althusser:

  1. Le marxisme, admettait-il, n'était pas un humanisme. Il citait favorablement la description de l'histoire par Althusser comme un « processus sans sujet » — de sorte qu'elle ne pouvait être vue comme le résultat de l'action humaine accumulée. Dans sa réponse à Peter Binns, Alex maintient cette profonde hostilité envers toute vision du marxisme comme un « humanisme ».

  2. Il approuvait l'affirmation d'Althusser selon laquelle le travailleur est incapable, contrairement au bourgeois, de comprendre le caractère du capitalisme. « Les agents de la production capitaliste », écrit-il, « ouvriers comme patrons, sont 'prisonniers' de la façon mystifiée sous laquelle apparaissent les rapports de production. »

  3. De cela il s'ensuivait, comme avec Althusser, que la connaissance de la société ne pouvait être développée que par des scientifiques fonctionnant à l'écart de la lutte des classes, guidés par des critères purement théoriques. Il paraphrasait favorablement Althusser en disant « la théorie est autonome... La pratique théorique est une pratique distincte et autonome qui n'est pas réductible à d'autres éléments de la formation sociale. » Dire le contraire, prétendait Alex aussi bien dans Althusser's Marxism que dans sa réponse à Peter Binns, consiste à « redonner vie aux analyses de Jdanov » (l'homme de paille idéologique de Staline) en proclamant qu'il y a deux « sciences de classe – une pour les bourgeois et l'autre pour les prolétaires. » C'est aussi croire qu'on peut arriver à la vérité scientifique en se bornant à considérer l'apparence superficielle des choses.

  4. Il était (et reste) un enthousiaste du rejet par Althusser de la dialectique hégélienne, en particulier de la « négation de la négation ». Cela s'inscrit dans sa vision générale de Hegel comme un penseur essentiellement religieux (malgré l'estimation tout à fait différente de Marx, Engels et Lénine sur la question).

  5. Finalement, il acceptait la « coupure épistémologique » que voyait Althusser dans l'œuvre de Marx – quoique, dans ses écrits les plus récents, Alex réduise cela à un changement dans certaines idées de Marx juste avant la rédaction de L'idéologie allemande (une prise de position difficile à combattre, et très éloignée de la prétention althussérienne selon laquelle la maturité réelle de Marx ne se manifeste qu'à partir de 1857, ou même dans les années 1870).

  6. Par dessus tout, Alex a considéré Althusser comme apportant une contribution décisive au développement du marxisme. Il lui a dédié son dernier ouvrage, Marxism and Philosophy, en disant: « C'est à Althusser plus qu'à tout autre individu ou groupe que nous devons la renaissance en cours de la philosophie marxiste ». Des développements récents suggèrent que pour beaucoup des partisans d'Althusser le mot « décès » serait plus approprié que celui de « renaissance ». Mais ce tribut rare d'un trotskyste à un stalinien résume certainement le point de départ de l'approche de la question qui est celle d'Alex.

Si les choses s'arrêtaient là, il n'y aurait plus grand-chose à dire. Tout ce que nous avons dit pour critiquer Althusser s'appliquerait à la « pratique théorique » personnelle d'Alex.

Heureusement, les choses ne sont pas aussi simples. Car dans Althusser's Marxism et dans Is there a Future for Marxism ? Alex a vraiment exploré la manière dont l'école althussérienne a entrepris sa propre dissolution. Il a critiqué de nombreuses conclusions d'Althusser.

Depuis, dans Marxism and Philosophy et dans sa réponse à Peter Binns, il est allé encore plus loin. Il en est venu à tomber d'accord avec certaines des affirmations qu'il accusait autrefois le « marxisme hégélien » d'accepter – la continuité de la pensée de Marx après 1844, la reconnaissance que la classe ouvrière peut parvenir à la conscience (et non pas simplement à une interprétation « idéologique » confuse) de sa position sous le capitalisme, le rôle de la lutte collective dans le développement de cette conscience, le fait que le marxisme n'est pas une « science » parmi les sciences, mais qu'il est « la théorie de l'auto-émancipation de la classe ouvrière ».11

Mais il y a dans tout cela une inconsistance. Car il ne voit pas comment ses conclusions sont en complète contradiction avec ses prémisses althussériennes. Il est dans la situation peu enviable de quelqu'un qui consacre sa vie à étudier les notes de blanchisserie du roi sans se rendre compte que le roi n'a pas de vêtements!

En même temps, l'absence chez lui d'un point de départ clair amène Alex à d'étonnantes conclusions. Dans Marxism and Philosophy, il finit par rompre avec Marx sur la question de la relation entre les forces productives et les rapports de production et par rejeter l'exposition par Marx du fétichisme de la marchandise.

Il prétend, contrairement à la « version du matérialisme historique exposée par Marx en 1859 dans la Préface à la Contribution à la critique de l'économie politique », dans laquelle « le développement des forces productives est vu comme une variable indépendante dans l'explication du changement historique ». A l'inverse, Alex pense que nous devons « partir des rapports de production » et les « traiter eux, et non les forces productives, comme la variable indépendante ».

C'est une position intéressante, mais elle n'est pas marxiste. Et elle n'explique rien. Car d'où viennent les rapports de production ?

Marx a une explication très simple – ils apparaissent lorsque les êtres humains sont forcés de coopérer ensemble de différentes manières pour contrôler leur environnement, c'est-à-dire pour produire. Les rapports de production sont issus du développement des forces productives, même s'ils peuvent devenir (et sont souvent) des entraves au développement plus avant de ces forces productives. A ce stade, soit les rapports de production sont changés par un soulèvement révolutionnaire, soit la société stagne ou même entre en déclin (comme sous l'empire romain).

Si on refuse de voir les choses de cette manière, on est alors logiquement contraint de régresser vers une position idéaliste, qui voit le changement des idées chez les gens comme le moteur du développement social. Le passage d'Alex à une telle position est un signe clair de la manière dont l'effondrement de l'althussérianisme a mené directement du matérialisme contemplatif à l'idéalisme.12

Son rejet de l'exposition par Marx du fétichisme de la marchandise est également le produit de ses prémisses althussériennes. Les althussériens et les post-althussériens prétendent que les êtres humains ne peuvent avoir aucune expérience qui ne soit le résultat des structures conceptuelles antérieures. Et donc, dit Alex, il est faux de dire, come le fait Marx, que considérer l'apparence des choses sous le capitalisme mène automatiquement à des conclusions fausses. Pourquoi ? Parce que, dit-il, vous n'avez pas accès à l'expérience immédiate. « Même votre connaissance du système capitaliste au niveau le plus quotidien implique une forme ou une autre de conceptualisation. L'économie vulgaire, comme le Capital, est une théorisation de la réalité qui n'admet pas d'interprétation unique ».

Ici encore, l'échec d'Alex à considérer le rapport entre les idées et la pratique l'induit en erreur. Les concepts ne viennent pas de nulle part. Ils sont générés par l'interaction des êtres humains avec leurs semblables et avec le monde. Si cette interaction est d'une espèce particulièrement limitée (comme celle qui passe par le marché sous le capitalisme) alors elle génèrera une compréhension particulièrement limitée de la société.

De cette façon, la fausse conscience de la réalité est produite continuellement parmi ceux qui sont engagés dans la circulation des marchandises sous le capitalisme. C'est cela le « fétichisme de la marchandise ». Alex ne voit pas cela, parce qu'il commet l'erreur caractéristique de la philosophie académique consistant à voir le développement des concepts et le développement de la pratique comme deux choses différentes – et à se tourmenter sans cesse sur la manière dont les concepts se relient à la réalité.

Pour échapper à ces confusions, Alex doit reconnaître que sa haute estime initiale d'Althusser était erronée, une aberration dans son développement intellectuel, et que le système althussérien doit être rejeté en totalité comme une importation étrangère au marxisme, reflétant l'influence combinée du stalinisme et de l'académisme sur des sections de l'intelligentsia attirées par les idées de gauche dans les années 1960.

Concrètement, cela signifie qu'Alex doit régler cinq questions:

(1) Accepter que le marxisme est un humanisme dans le sens que j'ai indiqué plus haut. C'est une théorie de la façon dont les êtres humains ont fait l'histoire, se changeant eux-mêmes dans le processus, de telle sorte qu'apparaît toute une succession de différents modes de production, dans chacun desquels la majorité des gens se retrouve opprimée par les produits de leur activité antérieure.

(2) Accepter que la classe ouvrière est dans une position privilégiée pour comprendre le capitalisme. A partir du moment où elle lutte contre l'exploitation, elle commence à voir au delà des apparences du système et à comprendre comme il fonctionne. Sa situation à cet égard est complètement différente de celle de la classe capitaliste.

(3) Accepter que la théorie ne peut se développer isolée de la pratique – qu'à la fin des fins, la pratique révolutionnaire est le test de la théorie. Ce n'est pas du tout la même chose que le « pragmatisme » — l'opinion de certains philosophes américains du début du 20ème siècle selon lesquels les questions concernant la vérité peuvent être réduites à des questions d'utilité.

Cela ne signifie pas davantage, comme Alex semble le croire, que la connaissance est un produit immédiat de l'activité. Chaque forme de l'activité humaine ouvre une perspective différente et limitée sur la réalité objective dissimulée sous les apparences. La « science » est un ensemble de procédures par lesquelles nous tentons d'intégrer ces perspectives différentes dans un paysage unique, total. Cela consiste à abstraire à partir de ce que nous apprenons dans nos pratiques particulières. Mais le test du caractère correct des abstractions que nous formons ne peut être que l'expérience pratique.

Penser autrement nous mettrait sur la pente glissant vers l'idéalisme subjectiviste – le point final de l'empirisme britannique et, deux siècles plus tard, de l'althussérianisme français.

Seule la pratique nous permet de mettre au défi les notions établies que nous fournit la société où nous vivons. Bien sûr, la pratique elle-même est influencée par ces notions. Ce qui fait qu'un changement dans la pratique sociale n'implique pas un changement dans notre compréhension de la réalité. Dire autre chose signifierait prétendre que d'une manière ou d'une autre une petite élite de théoriciens peut se tenir en dehors de la société dont nous faisons partie. Ce serait, selon les termes des Thèses sur Feuerbach, diviser la société en deux parties, dont l'une se tiendrait au-dessus de la société.

Mais cela ne signifie pas que la science basée sur une telle pratique socialement déterminée ne contient pas un élément de vérité. C'est la vérité vue d'un certain point. C'est une étape sur la voie d'une vérité plus complète, d'un point de vue plus large.

A moins d'être de complets idéalistes, croyant que la science est le voyage de la raison désincarnée sur le chemin de la connaissance absolue, nous devons reconnaître que ceci s'applique à toute science, y compris aux sciences physiques.

Les conditions qui déterminent l'éventail de l'expérimentation pratique des scientifiques, d'une part, et les notions que ceux-ci reçoivent de la société existante, de l'autre, affectent en profondeur la « compréhension scientifique » de la nature dans toutes les sociétés. Lorsque la société changera sous l'impact de la révolution socialiste, de plus larges perspectives et de nouvelles formes d'explications se formeront, permettant aux gens de comprendre des choses qui sont aujourd'hui enfouies dans les ténèbres.

Reconnaître cela n'a rien à voir avec le Jdanovisme – l'idée qu'un individu peut décréter ce qui est de la science physique « prolétarienne » ou ce qui est de la science physique « bourgeoise » (en particulier lorsque cet individu est un dictateur capitaliste étatique soucieux uniquement de trouver des formules magiques pour accélérer l'accumulation du capital).

Et à l'évidence, nul ne peut exaucer la prière rhétorique d'Alex nous demandant de lui dire à quoi ressemblerait une science physique ouvrière. Nous ne pouvons sauter hors de l'histoire et parvenir maintenant à une compréhension qui ne sera possible que lorsque la révolution prolétarienne aura produit une société sans classes, sans Etat, dans laquelle l'interaction humaine avec la nature et sa conceptualisation de celle-ci ne sera plus restreinte par les pratiques partielles et limitées d'une société de classe.

Mais nous pouvons et devons reconnaître que la science d'aujourd'hui est le résultat de l'activité d'êtres humains particuliers, dont les façons d'agir et de penser sont déterminées par la société dans laquelle ils vivent. Des manières socialement déterminées de penser et d'agir définissent (limitent, dirigent) ce qu'ils apprennent sur la nature et les manières dont ils tentent d'intégrer ces morceaux d'information par l'abstraction. Une fois que la société aura changé, les façons de penser et d'agir changeront – ainsi que la nature de la connaissance scientifique. La science telle qu'elle existe aujourd'hui sera vue comme un simple assortiment de vérités limités et partielles.

C'est la seule façon de concevoir un développement de la science qui soit compatible avec le matérialisme. Elle est donc la seule protection sûre contre le matérialisme contemplatif qui dégénère en idéalisme, puis en subjectivisme (comme le fait Althusser) et contre ceux qui voient la science comme une simple expression idéologique d'intérêts pratiques. Elle peut les rejeter tous deux parce qu'elle considère le passage du capitalisme au socialisme comme allant de formes de pratiques basses (étroites, superficielles) à des formes plus élevées, plus universelles, plus critiques.

C'est là, il faut le dire, que la critique d'Alex par Peter Binn ne propose pas une vision très claire du rapport entre la science et la pratique. Une partie de sa formulation donne l'impression que nous ne pouvons accéder à aucune connaissance, aussi partielle soit-elle, de la réalité objective. Mais, par définition, la pratique met en présence des êtres humains interagissant avec une réalité externe.

Au lieu de voir que la pratique signifie se colleter avec la réalité, commençant ainsi à pénétrer les apparences et à saisir des aspects de la réalité objective, la formulation de Peter en vient presque à nier qu'il existe une chose telle que la connaissance objective. Au lieu de passer du matérialisme contemplatif d'Alex à un matérialisme basé sur la pratique révolutionnaire, il se rapproche d'un relativisme complet pour lequel la science ne parvient à aucune vérité, même partielle.13

(4) Alex a besoin de reconnaître qu'il y a un « noyau rationnel » dans le mysticisme de Hegel. Hegel a vraiment essayé d'intégrer dans un système total les diverses perspectives limitées sur le monde développées par la bourgeoisie dans sa période révolutionnaire. Ce faisant, il a posé les bases d'une compréhension de la réalité humaine en termes d'unité et de désunion, de continuité et de contradiction, de changement quantitatif et de changement qualitatif, d'être conditionné réagissant consciemment contre ce conditionnement – en bref, il a pointé la voie d'une compréhension dialectique de la réalité sociale.

Alex doit apprendre à voir Hegel avec les yeux révolutionnaires d'un Marx ou d'un Lénine, et à se détourner de la vision en noir du « socialisme par en haut » d'Althusser.

(5) Finalement, il doit éclaircir complètement la question des « deux Marx ». Je ne m'attarderai pas sur ce point, parce qu'il a été près de le faire dans Marxism and Philosophy. Mais il lui reste à franchir cette petite étape supplémentaire, à voir que la tentative d'imposer une « coupure épistémologique » entre le Marx des Manuscrits de 1844 et le Marx du Capital faisait partie d'un programme destiné à rendre Marx fréquentable pour le stalinisme et l'académisme.

Alex n'a pas, pour l'instant, mis en œuvre cette refonte totale de sa perspective philosophique devant lui permettre de revoir les conclusions auxquelles il est parvenu de façon fragmentaire. Pourquoi ?

Nous avons déjà abordé longuement ce qui est pour lui un problème crucial – celui de son refus d'accepter en théorie le rapport entre la théorie et la pratique qu'il accepte en pratique. Il semble y avoir deux autres problèmes.

D'abord, il prétend que ce qu'il appelle le « marxisme hégélien » mène au piège d'un socialisme sentimental qui abandonne toute perspective de classe. C'est, dit-il, ce qui est arrivé à d'innombrables « humanistes marxistes » et qui doit être évité à tout prix.

Ce danger existe bien sûr, avec la sorte d' « humanisme socialiste » qui a émergé comme étape intellectuelle pour ceux qui étaient révulsés par le stalinisme en 195614. Mais on ne peut pas éviter les dangers en niant les éléments « humanistes » du marxisme.

Lorsque des gens comme E.P. Thompson disent que la bombe détruira l'humanité et n'est donc pas une question de classe, on ne peut pas leur répondre en disant que, puisque ce n'est pas une question de classe, cela ne nous concerne pas (en particulier si vous utilisez la terminologie des partisans simultanés de la « bombe ouvrière » et de la « force de frappe » française). Il faut affirmer que, même si la bombe doit détruire l'humanité entière, seule l'action de la classe ouvrière peut empêcher son explosion. La révolution de la classe ouvrière est la condition pour que l'humanité dans son ensemble aille de l'avant ou même survive. Le choix est entre la révolution ouvrière ou la destruction mutuelle des classes en lutte, le socialisme ou la barbarie.

Au lieu de voir les choses de cette façon, Alex se réfugie dans une supercherie intellectuelle. Il met dans le même sac Histoire et conscience de classe, de Lukacs, l'école de Francfort, d'Adorno et Horkheimer, et E.P. Thompson pour montrer ou mène le « marxisme hégélien ». Ceci n'est véritablement rien d'autre qu'une utilisation idiote de la « technique de l'amalgame » utilisée par les apologistes de Staline dans les années 1930 (« Trotsky est contre Staline, Hitler est contre Staline, donc Trotsky est l'allié d'Hitler »). En fait, le message d'Histoire et conscience de classe est que « le sort de la révolution (et avec elle le sort de l'humanité) dépendra de la maturité idéologique du prolétariat, c'est-à-dire de sa conscience de classe... Seule la conscience du prolétariat peut montrer le chemin qui mène hors de l'impasse du capitalisme ». En foi de quoi cette œuvre argumente en faveur de conseils ouvriers révolutionnaires et d'un parti révolutionnaire.

Ce n'était certainement pas le message de l'école de Francfort – un groupe d'universitaires réformistes de gauche en exil de l'Allemagne hitlérienne. Et ce n'est pas non plus le message d'E.P. Thompson, avec son appel aux hommes de bonne volonté pour bannir la guerre nucléaire. En fait, les prescriptions de Thompson ont infiniment plus en commun avec la justification stratégique des fronts populaires qui sous-tend la version expurgée (althussérienne) du « matérialisme historique » qu'avec le révolutionnisme prolétarien (même si c'était un révolutionnisme prolétarien trop hâtif) de Lukacs en 1919-1923.

Le souci final d'Alex est que nous ne devons pas tomber dans un « marxisme de ligne Maginot » — une posture purement défensive – en refusant de se mettre à l'écoute des développements de l'idéologie bourgeoise depuis la mort de Marx.

Bien sûr, nous devons nous approprier les vérités partielles découvertes par les théoriciens bourgeois, réformistes et staliniens. Mais dans le cas de la connaissance de la société, nous ne pouvons le faire convenablement que si nous nous rappelons que depuis que la bourgeoisie a cessé d'être une classe révolutionnaire, sa pratique sociale – et donc sa théorie sociale – a été extrêmement limitée.

Même lorsque nous considérons un domaine de l'investigation suffisamment proche de la réalité, comme les statistiques sociales, nous devons nous livrer à une critique rigoureuse de la forme aussi bien que du contenu de l'information qui nous est fournie par la science sociale bourgeoise établie avant de pouvoir l'intégrer à notre propre connaissance. Et lorsque nous avons affaire à des tentatives de développer des théories générales de la société, de l'économie, et du développement de la pensée, nous devons être cent fois plus critiques.

Nous devons insister sur le caractère limité de la pratique des philosophes de langue anglaise, des sociologues américains, des althussériens français et des « théoriciens critiques » allemands. Dans tous les cas ils essaient de développer des théories sans chercher à changer la réalité – et, dans de très nombreux cas, sans même chercher à la comprendre (d'où le spectacle donné par les philosophes de l'histoire qui ne s'occupent jamais de recherche historique, par les philosophes de la science qui n'ont jamais vu un tube à essai, par les « grands théoriciens » de la sociologie dont l'expérience de la société se limite aux cocktails mondains, et par les théoriciens de la linguistique qui ne parlent que l'anglais).

De telle sorte que nous ne pouvons simplement accepter leurs « découvertes » sans critique – nous devons les critiquer et les transformer avant de pouvoir les utiliser à nos fins propres. Et donc il ne peut être question de coller les idées d'un Takatos ou d'un Levi-Strauss, d'un Saussure ou d'un Popper sur les idées de Marx.

Il ne peut être davantage question d'accepter sur leur bonne mine les conclusions du réformisme et du centrisme internationaux (Poulantzas, Anderson, Löwy, Habermas, etc.). Leur perspective est souvent aussi limitée que celle de l'académisme bourgeois, et leurs conclusions théoriques aussi vaseuses. Au lieu de les citer comme des expressions désincarnées de la recherche de la vérité (l'une des manies les plus irritantes d'Alex), nous devons les traiter avec le plus grand soupçon si nous voulons extirper de la masse des scories quelques cristaux de réalité. Nous devons proclamer avec insistance qu'il ne peut y avoir de théorie révolutionnaire sans pratique révolutionnaire – de la même manière que nous affirmons qu'il ne peut y avoir de pratique révolutionnaire sans théorie révolutionnaire.

Au début de cet article, je disais que si Alex a raison, alors beaucoup de choses que nous disons chaque semaine dans Socialist Worker sont fausses. C'est toujours le cas, malgré le nombre de questions sur lesquelles Alex a fait des concessions silencieuses.

Un court paragraphe de sa réponse à Peter Binns peut servir de démonstration. Alex dénonce une déclaration de Peter selon laquelle « il n'existe plus aucun obstacle à la création d'une société véritablement communiste » une fois que la classe ouvrière est parvenue à une claire conscience d'elle-même. C'est là, nous dit-il, un excès idéaliste, « une déclaration étonnante de la part du co-auteur d'une critique du 'marxisme de la volonté' de Castro et Guevara. »

Le commentaire d'Alex montre qu'il ne comprend pas une vérité très simple du marxisme. Le capitalisme avancé a porté les forces productives, à l'échelle mondiale, au point où la rareté naturelle n'est plus le problème auquel fait face l'humanité. Ce qui handicape le développement humain est la rareté artificielle créée par les rapports de production capitalistes. Et tout ce qui est nécessaire pour se débarrasser de ceux-ci est l'accession de la classe ouvrière, à l'échelle mondiale, à la conscience de ce fait. Nous disons « tout ce qui est nécessaire », sans sous-estimer les problèmes posés par la mise en œuvre de cette transformation dans la conscience. Comme l'a écrit Lukacs en mars 1920 (alors que les choses semblaient plus prometteuses qu'elles ne le sont aujourd'hui), nous faisons face à « la grande distance que le prolétariat doit parcourir idéologiquement » — mais lorsque cette distance est parcourue, plus rien ne peut le retenir.

A cet égard, la situation sous le capitalisme avancé est très différente que celle qui dominait dans les sociétés de classe antérieures. Dans celles-ci, l'exploitation et l'oppression étaient le reflet de la nécessité naturelle (l'impossibilité pour les forces productives de se développer sans division de la société en classes). Aujourd'hui, l'exploitation et l'oppression sont le résultat de la manière dont l'activité humaine du passé s'est figée en un système, le capitalisme, qui emprisonne l'activité humaine actuelle. Pourtant ce système s'écroulerait si seulement ceux dont le travail le fait marcher (dans les usines, les bureaux, les armées, les forces de police, les prisons) s'en rendaient compte et se retournaient contre leurs exploiteurs.

Ceci n'est pas vrai des parties du système mondial considérées en elles-mêmes – en particulier dans les régions où des siècles de colonialisme et d'impérialisme ont fait régresser les forces productives. C'est un pur volontarisme que de penser qu'on pourrait passer directement au communisme dans des pays comme le Cambodge, Cuba, le Nicaragua ou la Chine, même s'il y avait des formes authentiques de pouvoir ouvrier.

Mais alors, si c'est du « volontarisme » de penser que c'est possible sur la base d'une révolution prolétarienne mondiale par l'accession à la conscience de la classe mondiale, pourquoi combattons-nous ?

L'Alex qui écrit chaque semaine dans Socialist Worker comprend très bien qu' « aucun obstacle » ne se dresserait devant la classe ouvrière si elle se soulevait, renversait ses exploiteurs et se mettait en route vers le communisme. Alors pourquoi l'Alex qui écrit de la philosophie voit-il les choses différemment ?

C'est parce qu'il n'a toujours pas compris que toute la base de la méthode althussérienne est de confondre le « socialisme par en haut » (le capitalisme d'Etat qui s'est développé dans des pays isolés, relativement arriérés, coupés des avancées massives des forces productives mondiales) avec le socialisme par en bas qui est possible sur la base d'une révolution ouvrière à l'échelle mondiale. Et, du coup, il tombe lui-même dans le piège de croire que ce qui serait « volontariste » si c'était tenté à Cuba ou au Nicaragua serait volontariste si c'était tenté par la classe ouvrière de plusieurs pays avancés.

Si le résidu de l'althussérianisme peut faire tomber quelqu'un d'aussi astucieux qu'Alex Callinicos dans des erreurs aussi élémentaires, alors c'est vraiment quelque chose qu'il faut combattre.

Notes

1 Ces critiques d'Histoire et conscience de classe ne justifient pas, cependant, sa description par Alex comme une œuvre de transition entre l' « anticapitalisme romantique » de la jeunesse de Lukacs, resté très fort pendant sa phase communiste de gauche, entre 1918 et 1923, et la position plus matérialiste des deux derniers essais du livre et dans La pensée de Lénine (1924). En fait, Lukacs avait cessé d'être « communiste de gauche » 18 bons mois avant que le livre ne soit achevé. Il est vrai que, comme tant d'autres d'adhérents de la première heure au Comintern, il était au départ un partisan principiel de l'abstention aux élections parlementaires, écrivant un article dans ce sens. Mais il est également vrai qu'il changea d'avis en lisant Le communisme de gauche de Lénine au moment de sa parution (en 1920). De même, bien qu'il ait écrit une défense de la théorie gauchiste de l'offensive à l'époque de l'Action de Mars de 1921, il changea rapidement d'avis après des discussions avec Lénine – et parla contre elle au III° Congrès du Comintern (août 1921), y gagnant une critique acerbe du mentor du PC allemand, Karl Radek (pour des détails, voir M. Löwy, Georg Lukacs, From Romanticism to Bolshevism, Londres 1979, pp.158-164),/p>

2 Voir son Out of the Moral Wilderness (New Reasoner, 1960); Breaking the Chains of Reason (in E.P. Thompson (ed.), Out of Apathy, 1960) and What is Marxist Theory For ? (brochure de la Socialist Labour League , 1960).

3 Voir en particulier son « What is revolutionary leadership ? », in Labour Review, octobre-novembre 1960.

4 Pour Marx, note p.200.

 

 

5 Si l'impérialisme devait déclencher une guerre nucléaire... son seul résultat serait l'extinction de l'impérialisme et certainement pas l'extinction de l'humanité » (Les divergences entre le camarade Togliatti et nous, Pékin 1963). Cette brochure contient tous les éléments politiques qu'on trouve dans Althusser – un ton apparemment « anti-révisionniste », une foi dans les lois supra-historiques de la « construction du socialisme » énoncées par le stalinisme, et un soutien actif à la collaboration de classe (par exemple, une campagne pour obtenir une interdiction multilatérale des armes nucléaires).

6 Dans ce pays, par exemple, les éditeurs de la  New Left Review sont passés du jour au lendemain du culte du « marxisme existentiel » de Merleau-Ponty et Sartre à une intense, bien que brève, adoration d'Althusser.

 

7 Cette notion a été le mieux élaborée par Trotsky dans son Histoire de la révolution russe et dans L'internationale communiste après Lénine. Mais le concept fondamental est implicite dans la notion de Marx du travail abstrait, et l'idée de l'économie mondiale telle qu'elle apparaît dans les écrits de Rosa Luxemburg, Lénine, et du jeune Boukharine sur l'impérialisme.

 

8 Une telle vision de la relation de la théorie et de la pratique est implicite dans de nombreux écrits de Lénine postérieurs à 1905. Mais elle est à son meilleur aspect dans les Cahiers de prison de Gramsci sur la relation entre la théorie et la pratique, en particulier la section Qu'est-ce que la philosophie ? Ce n'est pas un accident si ce sont les sections presque complètement ignorées par les universitaires « gramsciens » qui soutiennent la gauche travailliste ou l'eurocommunisme.

 

9 Lire le Capital, p.194.

10 Voir, par exemple, Tony Cliff, Lenin (trois volumes); Chris Harman, Parti et Classe ; John Molyneux, Marxism and the Party.

 

11 Qu'Alex lui-même décrit dans Is there a future for Marxism ?

12 Une raison pour laquelle Alex tombe dans ce piège est qu'il considère le livre du philosophe d'Oxford Cohen (Marx's Theory of History: A Defence) comme une exposition de la position orthodoxe – au lieu de se reporter aux textes de notre tradition.

13 Portées à leur conclusion logique, certaines formulations de Binns pourraient produire un subjectivisme très proche de celui des althussériens, avec leurs « divers modes de discours ». On trouve ce subjectivisme parmi les partisans de la « science radicale », qui nient même la vérité partielle des conclusions de la science existante. Ce n'est pas la position de Peter – mais certaines de ses expressions sont ouvertes à une interprétation dans ce sens.

 

14 Comme exemple de la confusion possible, voir le recueil d'essais Socialist Humanism, publié par Erich Fromm en 1966.

Archive C. Harman
Haut Sommaire
Li�nine