1904 |
1904 : Lénine tire un bilan complet du deuxième congrès de la social-démocratie russe, de la scission entre bolchéviks et menchéviks... |
Un pas en avant, deux pas en arrière
Les statuts du Parti, projet du camarade Martov
Après le programme, le congrès est passé aux statuts du Parti (nous laissons de côté la question ci dessus mentionnée de l'organe central, ainsi que les rapports des délégués dont la plupart n'ont pu, malheureusement, les présenter sous une forme satisfaisante). Inutile de dire que la question des statuts avait pour nous tous une importance considérable. En effet, l'Iskra avait agi dès le début non seulement en qualité d'organe littéraire, mais aussi en qualité de cellule d'organisation. Dans l'éditorial du numéro quatre, « Par où commencer ? », l'Iskra avait préconisé tout un plan d'organisation [1] et elle a appliqué ce plan invariablement, de façon systématique, durant trois années. Lorsque le deuxième congrès du Parti eut reconnu l'Iskra comme organe central, sur les trois paragraphes de considérants de la résolution (p. 147) deux étaient consacrés précisément à ce plan d'organisation et aux idées de l'« Iskra » en matière d'organisation : son rôle dans la direction du travail pratique du Parti et son rôle dirigeant dans le travail d'unification. Il est donc tout naturel que le travail de l'Iskra, ainsi que toute luvre d'organisation du Parti, du rétablissement réel du Parti, ne pouvaient pas être considérés comme achevés avant que le Parti tout entier eût reconnu et fixé formellement certaines idées en matière d'organisation. C'est cette tâche que devaient remplir les statuts d'organisation du Parti.
Les idées fondamentales que l'Iskra entendait mettre à la base de l'organisation du Parti se ramenaient en substance aux deux suivantes. La première, l'idée du centralisme, établissait en principe le mode de solution des nombreux problèmes d'organisation particuliers et de détail. La seconde, touchant le rôle particulier du journal, organe dirigeant idéologique, tenait compte des besoins momentanés et spécifiques du mouvement ouvrier social démocrate russe précisément, dans le cadre d'un régime d'esclavage politique, à la condition de créer à l'étranger une base initiale d'opération, pour l'assaut révolutionnaire. La première idée, la seule idée de principe, devait imprégner tous les statuts; la seconde, comme idée particulière, engendrée par des circonstances temporaires de lieu et de mode d'action, se traduisait par un écart apparent vis-à-vis du centralisme, par la création de deux centres : organe central et Comité central. Ces deux idées fondamentales de l'Iskra touchant l'organisation du Parti ont été développées par moi dans un éditorial de l'Iskra (n° 4) intitulé : « Par où commencer ? » [2] et dans Que faire ? [3]; et enfin, expliquées par le menu, presque sous la forme de statuts, dans la « Lettre à un camarade » [4]. Il ne restait plus, en somme, que le travail de rédaction pour formuler les paragraphes des statuts qui devaient donner corps à ces idées, si la reconnaissance de lIskra ne demeurait pas sur le papier, n'était pas seulement une phrase conventionnelle. Dans la préface à la « Lettre à un camarade », rééditée par moi, j'ai indiqué déjà qu'il suffit d'un simple rapprochement entre les statuts du Parti et cette brochure pour établir la totale identité des idées d'organisation ici et là [5].
A propos du travail de rédaction pour formuler les idées organisation iskristes dans les statuts, force m'est de toucher à un incident soulevé par le camarade Martov. « ... Une référence pratique vous montrera, disait Martov au congrès de la Ligue (p. 58), combien inattendu fut pour Lénine mon glissement vers l'opportunisme à l'occasion de ce paragraphe (c'est à dire le paragraphe 1). A un mois et demi ou deux mois du congrès, j'avais montré à Lénine mon projet où le § 1 était rédigé justement comme je l'ai proposé au congrès. Lénine se prononça contre mon projet, comme étant trop détaillé, et il me dit que seule l'idée du § 1 lui plaisait : la définition de l'adhésion qu'il accepterait dans ses statuts avec des modifications, car il trouvait ma formulation peu réussie. Ainsi Lénine connaissait ma formulation depuis longtemps il connaissait mon opinion sur ce point. Vous voyez ainsi que je me suis rendu au congrès à visière relevée, sans cacher mes conceptions. J'ai prévenu que je combattrais la cooptation réciproque, les principes d'unanimité lors de la cooptation au Comité central, à l'organe central, etc. »
En ce qui concerne l'avertissement relatif à la lutte contre la cooptation réciproque, nous verrons par ailleurs comment les choses se présentaient. Arrêtons nous maintenant à cette « visière relevée » des statuts de Martov. En exposant à la Ligue, de mémoire, l'épisode de son projet mal venu (que Martov avait lui-même retiré au congrès comme mal venu et que, après le congrès, avec cet esprit de suite qui lui est propre, il avait à nouveau ressorti), Martov, comme de juste, avait oublié bien des choses, et c'est pourquoi il a encore embrouillé les faits. Il semblait qu'il y eût assez de faits mettant en garde contre les références à des conversations privées et à sa mémoire (malgré soi, on ne se rappelle que ce que l'on trouve avantageux!); néanmoins le camarade Martov, à défaut de mieux, se sert d'une documentation de mauvais aloi. Maintenant même le camarade Plékhanov commence à l'imiter, sans doute parce que les mauvais exemples sont contagieux.
L' « idée » du § 1 du projet de Martov ne pouvait me « plaire », car il n'y avait dans son projet aucune idée qui ait surgi au congrès. La mémoire lui a fait défaut. J'ai eu la chance de trouver dans les papiers le projet de Martov, où « le § 1 est rédigé autrement qu'il ne l'avait proposé au congrès » ! Voici bien la « visière relevée » !
§ 1 du projet de Martov : « Est considéré comme appartenant au Parti ouvrier social démocrate de Russie celui qui, tout en reconnaissant son programme, travaille activement à mettre en uvre ses tâches sous le contrôle et la direction des organismes (sic !) du Parti. »
§ 1 de mon projet : « Est membre du Parti celui qui en reconnaît le programme et soutient le Parti tant par des moyens matériels que par sa participation personnelle dans une des organisations du Parti. »
Le § 1 dans la formule proposée par Martov au congrès et adoptée par ce dernier : « Est considéré comme membre du Parti ouvrier social démocrate de Russie celui qui en adopte le programme, soutient le Parti par des moyens matériels et lui prête un concours personnel régulier sous la direction d'une de ses organisations. »
De ce rapprochement il ressort nettement que le projet de Martov ne contient aucune idée, mais seulement une phrase creuse. Que les membres du Parti travaillent sous le contrôle et la direction des organismes du Parti, cela va de soi, il ne peut en être autrement, ceux-là seuls en parlent qui aiment parler pour ne rien dire, qui aiment remplir les « statuts » de verbiage et de formules bureaucratiques (c'est-à-dire inutiles pour le travail et soi disant nécessaires pour la parade). L'idée du paragraphe 1 n'apparaît que lorsquon pose la question : les organes du parti peuvent ils exercer en fait leur direction sur des membres du parti qui nentrent dans aucune organisation du parti ? De cette idée il n'y a même pas trace dans le projet du camarade Martov. Je ne pouvais donc pas connaître l'« opinion » du camarade Martov « sur ce point », car dans le projet du camarade Martov, il n'existe aucune opinion sur ce point. La référence de fait donnée par Martov n'est qu'un brouillamini.
Au contraire, au sujet du camarade Martov justement, il convient de dire que de mon projet « il connaissait mon opinion sur ce point » et n'a pas élevé d'objections, ne l'a réfutée ni au comité de rédaction bien que mon projet ait été montré à tous deux ou trois semaines avant le congrès, ni devant les délégués qui ont pris connaissance uniquement de mon projet. Bien mieux. Même au congrès, lorsque j'ai déposé mon projet de statuts [6] et que j'ai défendu jusqu'à l'élection d'une commission des statuts, le camarade Martov a déclaré nettement : « Je me joins aux conclusions du camarade Lénine. Je ne suis pas d'accord avec lui sur deux questions seulement » (c'est moi qui souligne) : sur la question de savoir comment constituer le Conseil et sur la cooptation à l'unanimité (p. 157). Quant au désaccord sur le § 1 on n'en souffle pas encore mot.
Dans sa brochure sur l'état de siège, le camarade Martov a jugé nécessaire, une fois de plus, et avec force détails, de repenser à ses statuts. Il y assure que ses statuts, sous lesquels maintenant encore (février 1904. on ne sait pas ce qui adviendra d'ici trois mois) il est prêt à mettre sa signature, sauf certains détails secondaires, « exprimaient assez nettement son attitude négative à l'égard du centralisme hypertrophié » (p. IV). Le fait de n'avoir pas présenté ce projet au congrès, le camarade Martov l'explique maintenant, en premier lieu, par ceci que « l'éducation iskriste lui avait suggéré une attitude de dédain à l'égard des statuts » (quand cela plaît au camarade Martov, le mot iskriste ne signifie pas pour lui esprit de cercle étroit, mais l'orientation la mieux comprise! Dommage seulement que l'éducation iskriste de trois ans n'ait pas suggéré au camarade Martov une attitude de dédain pour la phrase anarchiste par quoi son instabilité d'intellectuel est capable de justifier la violation des statuts adoptés d'un commun accord). En second lieu, voyez vous, le camarade Martov, lui, a évité « d'apporter la moindre dissonance à la tactique de ce noyau d'organisation fondamental qu'était l'Iskra ». Cela tient ensemble remarquablement ! Dans la question de principe relative à la formule opportuniste du § 1 ou au centralisme hypertrophié, le camarade Martov a tellement craint la dissonance (terrible seulement du point de vue très étroit de l'esprit de cercle), qu'il n'a pas porté ses divergences même devant ce noyau qu'est la rédaction ! Pour la question pratique de l'effectif des organismes centraux, le camarade Martov en a appelé, du vote de la majorité des membres de l'organisation de l'Iskra (ce véritable noyau d'organisation fondamental), à l'aide du Bund et des partisans du Rabotchéié Diélo. Le camarade Martov ne remarque pas de « dissonance » dans ses phrases qui insinuent l'esprit de cercle pour défendre la pseudo rédaction, en vue de nier « l'esprit de cercle » dans l'appréciation du problème par ceux qui sont le plus compétents. Pour l'en punir nous reproduisons intégralement son projet de statuts, en marquant pour notre part les vues et l'hypertrophie qu'il révèle [7] :
Le lecteur qui, par exception, a eu la patience de lire jusqu'au bout ces prétendus statuts, ne nous demandera certainement pas un examen spécial des conclusions ci-après. Première conclusion : les statuts pèchent par une hypertrophie difficilement guérissable. Deuxième conclusion : il est impossible de découvrir dans les principes d'organisation de ces statuts une nuance particulière attestant une attitude négative envers l'hypertrophie du centralisme. Troisième conclusion : le camarade Martov a été raisonnable au plus haut point en dérobant aux yeux du monde (et à la discussion du congrès) plus des 38/39 de ses statuts. La seule chose qui ne manque pas d'originalité, c'est que, à propos de cette dérobade, on parle de visière relevée.
Notes
[1] Dans son discours sur la reconnaissance de l'Iskra comme organe central, le camarade Popov disait entre autres : « Je me souviens d'un article paru dans le numéro 3 ou 4 de l'Iskra « Par où commencer ? ». Nombre de camarades militants en Russie l'ont jugé manquant de tact, à d'autres ce plan a paru fantastique, et la plupart ( ? sans doute, la plupart des personnes de l'entourage du camarade Popov) l'expliquaient par la vanité pure et simple » (p. 140). Comme le voit le lecteur, jai déjà pris l'habitude de voir expliquer mes vues politiques par la vanité, explication réchauffée maintenant par le camarade Axelrod et le camarade Martov. (Note de lauteur)
[2] Voir uvres, Paris Moscou, tome 5, pp. 120. (N.R.)
[3] Ibid., pp. 355-544. (N.R.)
[4] Voir uvres. tome 6, pp. 233-255 (N. R.)
[5] Voir uvres, Paris Moscou, tome 7, pp. 133-134. (N.R.)
[6] Au fait. La commission des procès-verbaux a imprimé, dans lannexe XI, le projet des statuts, « présenté au congrès par Lénine » (p. 393). Ici la commission a également embrouillé un peu les choses. Elle a confondu mon projet initial (voir uvres, Paris Moscou, tome 6, p. 499 501. N.R.) soumis à l'examen de tous les délégués (et à beaucoup d'entre eux avant le congrès) avec le projet présenté au congrès et a imprimé le premier en le faisant passer pour le second. Je n'ai, bien entendu, rien contre la publication de mes projets, même à tous les stades de leur préparation, mais il ne faut tout de même pas jeter la confusion. Or, il y a eu confusion, car Popov et Martov ( p. 154 et 157) critiquent des formules de mon projet réellement présenté au congrès, qui n'existent pas dans le projet publié par la commission des procès-verbaux (cf. p. 394, §§ 7 et 11). Un examen plus attentif aurait permis de remarquer sans peine cette erreur comparant simplement les pages indiquées par moi. (Note de lauteur)
[7] Notons que je n'ai pas pu malheureusement trouver la première version au projet de Martov, qui comprenait quelque chose comme 48 paragraphes, souffrant encore plus d'une « hypertrophie » de formalisme mal placé. (Note de lauteur)
[8] Nous attirons l'attention du camarade Axelrod sur ce vocable. C'est que c'est terrible ! Voilà bien les racines du « jacobinisme » qui va jusqu'à... jusqu'à modifier l'effectif de la rédaction... (Note de lauteur)