1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


II. Messianisme européiste : La contre-révolution impérialiste disparaît.


5. La contre-révolution impérialiste et le danger de restauration capitaliste.

Les avantages dont jouissent les ouvriers européens pour la prise du pouvoir continueront à s'étendre, selon la résolution, pour les prochaines dictatures, et existent déjà pour les états ouvriers actuels. "... il faut insister sur le fait que le problème principal qui se pose aujourd'hui en URSS, en RPC et dans les états ouvriers d'Europe orientale, n'est pas le danger de restauration capitaliste dans des conditions de guerre ou de guerre civile. Le problème principal avec lequel la classe ouvrière de ces pays est confrontée, c'est le contrôle dictatorial de la vie économique et sociale par une caste bureaucratique privilégiée." (Idem) [18].

Si la résolution veut parler du "principal problème d'aujourd'hui", et seulement d'aujourd'hui, nous sommes entièrement d'accord avec elle. Les masses des pays ouvriers bureaucratiques ont plus que tout besoin de réaliser leur révolution politique. Nous n'allons pas insister sur ce point, que non seulement nous n'abandonnons pas, mais qui est la raison d'être du trotskysme. Mais l'axe de la citation n'est pas de définir la situation actuelle, mais bien le danger de restauration capitaliste, et le tout avec un caractère de validité quasi éternelle, comme toute la résolution. Face a ce problème, le SU répond qu'il y en a un autre pire : le contrôle dictatorial de la caste bureaucratique. Alors nous nous demandons : et demain, dans dix ou vingt ans, y aura-t-il danger de restauration ? Dans ce paragraphe, le raisonnement s'arrête là. Mais, dans une autre partie, ce thème réapparaît : "Il n'y a pas de raisons pour que les travailleurs considèrent comme un danger mortel la propagande qui les "incite" à rendre les usines et les banques aux propriétaires privés. Il y a peu de risques que, dans leur majorité, ils soient "persuadés" par une propagande de ce type-là." (Idem) [19]. Nous croyons qu'avec cela tout s'éclaire : pour le SU, les dictatures ouvrières présentes et futures n'auront à affronter aucun ennemi important, ni l'impérialisme, ni la restauration capitaliste. Les principaux dangers viendront des résidus de l'idéologie, et des coutumes de la classe bourgeoise, laquelle, "une fois expropriée", ne pouvant plus faire grand chose.

Comme nous le voyons, pour les auteurs de la résolution, la contre-révolution bourgeoise est devenue idiote, honnête et chevaleresque : elle va dévoiler aux ouvriers ses véritables objectifs, "qu'ils rendent les usines". Le SU semble croire que la bourgeoisie va accepter ses règles du jeu, que dans sa propagande elle parlera clairement et sans subterfuges, rendant la pareille de ses attentions au camarade Mandel. Malheureusement, cela ne s'est jamais passé, et ne se passera jamais ainsi. Jamais la bourgeoisie restaurationniste ne demandera que l'on rende les usines à leurs anciens propriétaires. Elle se fera, comme lors du soulèvement de Kronstadt, la championne des libertés, des soviets libres et indépendants du parti révolutionnaire au gouvernement, et le grand "défenseur" des ouvriers et des paysans, usine par usine et kolkhoze par kolkhoze. Parce que cette bourgeoisie restaurationniste ne sera pas la vieille bourgeoisie, mais sera constituée par la grande majorité des technocrates, la bureaucratie, l'aristocratie ouvrière et kolkhozienne. Ces secteurs aspirants-bourgeois proposeront très probablement que les usines cessent de dépendre de "l'état totalitaire", et qu'elles "passent entre les mains des ouvriers" en tant que propriété de coopératives de travailleurs. Et la même chose avec les coopératives agricoles. L'offensive restaurationniste prendra pour cible la propriété étatique de l'industrie, de la terre, le contrôle étatique du commerce extérieur et le plan quinquennal. Dans le but de faire s'effondrer ces bases, ils trouveront toutes sortes de mots d'ordre démocratiques. Si nous avons pris tellement de temps pour expliquer ces vérités de la Palisse, c'est qu'il y a des choses qu'on ne peut laisser passer, comme de croire au manque d'habilité de la bourgeoisie. Mais ce n'est pas tout ; le pire est que le SU pense que les dictatures ouvrières, futures et présentes, n'auront à affronter aucun ennemi important : ni l'impérialisme, ni la restauration capitaliste, sans que l'on sache pourquoi, dans un cas comme dans l'autre.

Cependant, le danger de contre-révolution ne dépend pas des sentiments restaurationnistes, mais de la domination de l'impérialisme sur l'économie mondiale. Penser le contraire est croire en la coexistence permanente du socialisme et du capitalisme. Il faut redouter au plus haut point le grave danger représenté par les terribles tendances bourgeoises de droite dont l'origine est le développement économique sous la dictature du prolétariat dans ces conditions. Ils s'agit là d'un processus inévitable, de contradictions croissantes, étant donné l'existence des frontières nationales des états ouvriers bureaucratises, la supériorité de l'impérialisme dans l'économie mondiale, et, jusqu'à présent, l'arriération relative des états ouvriers. Pour cela, le développement économique provoque de fortes tendances de type capitaliste, en premier lieu dans la distribution et la répartition de la production. La fonction de l'état bureaucratique est précisément de garantir ce partage bourgeois. Le caractère inégal de la distribution, qui s'accentue à mesure qu'augmente la production, est inévitable. En effet, cette production, qui de toutes manières est insuffisante, amène une lutte acharnée pour l'appropriation de sa marge croissante. Cet appareil bourgeois et son gigantesque développement accompagnent le développement des forces productives de l'état ouvrier, encerclé par l'impérialisme et ses propres frontières nationales. Pour cela Trotsky soutint toujours que le développement économique accélère les contradictions existantes et en fait surgir d'autres, nouvelles; ainsi des nouvelles tendances pro-bourgeoises, dangeureusement restaurationnistes. Seul le développement de la révolution, jusqu'à la déroute de l'impérialisme, peut à long terme éviter ces contradictions. Bien plus : tout état ouvrier qui reste longtemps isolé, se bureaucratise, comme conséquence de ces inévitables contradictions.

Contre cette position trotskyste, on pourrait argumenter que pendant ces derniers soixante ans, il n'y eut aucune situation concrète de danger immédiat de contre-révolution bourgeoise dans les états ouvriers. Cependant ce raisonnement ne serait pas valable. Ces contradictions existent et sont toujours plus aigües. Si elles n'en sont pas venues au point d'éclater, c'est dû à d'autres raisons. La première est que l'impérialisme mondial, jusqu'en 1939, connut un affrontement interne, sans réaliser de front unique pour attaquer l'URSS. La seconde réside en ce que, dans l'immédiat après-guerre, il fut très occupé à se remettre des désastres provoqués par la guerre, et que plus tard le boom économique qui était survenu ne lui imposa pas, en tant que nécessité impérieuse, de récupérer les marchés des Etats ouvriers. Et la raison principale et fondamentale est que tous les Etats ouvriers déformés ont connu un développement quasi autarcique, comme conséquence des raisons citées auparavant et de l'arriération dont ils avaient hérité. Ceci eut pour résultat des échanges commerciaux rachitiques entre l'impérialisme et les Etats ouvriers. Pour cela, les tendances restaurationnistes capitalistes n'ont pu progresser, dans la mesure où elle ne peuvent être plus qu'un appendice de l'impérialisme mondial.

Mais cela fait plus de dix ans que ce processus a commencé à s'inverser, et les échanges commerciaux et financiers entre les états ouvrier et l'impérialisme vont en augmentant. Ceci est aggravé par les divisions toujours plus tranchées entre les bureaucraties chinoise et soviétique, et par le phénomène eurocommuniste. Pendant que les premières rivalisent entre elles pour parvenir en premier à un pacte avec l'impérialisme, et négocient de manière bilatérale avec les yankees, l'Europe et le Japon, dans les meilleures conditions pour ces derniers, l'eurocommunisme soutient les bourgeoisies impérialistes européennes contre le "totalitarisme" de Moscou, coïncidant avec le plan Carter, et créant les conditions idéologiques leur permettant, plus tard, de justifier une offensive interne ou externe contre les états ouvriers.

C'est pourquoi le pronostic de Trotsky continue à être valable, bien qu'il se soit jusqu'à présent manifesté sous une forme larvée. Ce processus acquièrera une dynamique toujours plus large, à mesure que l'influence commerciale et financière de l'impérialisme sur les états ouvriers s'approfondira, ce qui placera ces derniers devant le danger immédiat de la contre-révolution bourgeoise. C'est-à-dire que les contradictions des états ouvriers nationaux sont toujours plus aigües, et que le grand ennemi reste l'impérialisme, tant qu'il continue à dominer l'économie mondiale, et non les vieilles classes dominantes.

Le Plan Carter constitue la politique de l'impérialisme au service de la restauration. Son plan économique, politique et militaire repose sur la campagne démagogique pour les droits de l'homme, campagne qui, en coïncidant dans le temps avec les positions démocratistes du SU, peut donner lieu à de funestes confusions. Cette propagande démocratiste de l'impérialisme repose sur le légitime mouvement démocratique qui est en cours dans les états ouvriers, comme conséquence du caractère totalitaire et réactionnaire de ses gouvernements actuels.

Nous pensons qu'elle va progresser toujours plus, jusqu'à atteindre un point critique, où elle tentera d'utiliser l'inévitable révolution politique et les mobilisations pour la démocratie, hautement progressistes, dans les états ouvriers, pour les dévier vers une politique libre-échangiste et de restauration capitaliste. L'omission du plan Caner est très grave, et encore plus en ce moment, quand les deux programmes semblent avoir des points communs, bien qu'ils soient en réalité diamétralement opposés. Il faut immédiatement faire campagne en défense du nôtre, en attaquant et dénonçant celui de l'impérialisme. Aucun document ne devrait manquer de le faire.

Trotsky avait établi la loi suivante : à mesure que l'économie se développe, le danger restaurationniste devient plus grand ; à travers le commerce, les échanges et le marché noir, l'impérialisme tentera de replacer les états ouvriers dans son orbite. Le Plan Carter est déjà en train de le faire. Et il continuera à le faire, jusqu'à provoquer des luttes importantes, y compris armées, au sein-même des états ouvriers.

Le trotskysme a le devoir d'apporter aux masses la clarté, leur signalant la différence totale entre ses plans démocratiques et ceux du plan Caner, dénonçant la nouvelle stratégie contre-révolutionnaire de l'impérialisme, et les alertant sur le danger de restauration capitaliste qui en résulte, dans les états ouvriers.


Notes

[1] "Sur quelques problèmes de la stratégie révolutionnaire en Europe Occidentale", Critique communiste, N° spécial (8/9), p. 137.

[2] Idem, p. 171.

[3] Idem, p. 172.

[4] L'Internationale Communiste après Lénine, p. 149.

[5] Idem, p. 150.

[6] "Sur quelques problèmes de la stratégie révolutionnaire en Europe Occidentale", Critique communiste, N° spécial (8/9), p. 173.

[7] "La construcción de los partidos revolucionarios en Europa capitalista", Boletin de Informaciones Internacionales, N°4, juin 1973, publié par le PST (Argentin), p. 16. [Il nous manque le texte original.]

[8] Idem, p. 9.

[9] Les leçons d'Octobre, p. 37-38.

[10] Idem, p. 36.

[11] Idem, p. 45.

[12] "Problems of the Civil War", The Chalenge of the Left Opposition, p. 181.

[13] "Sur quelques problèmes de la stratégie révolutionnaire en Europe Occidentale", Critique communiste, N° spécial (8/9), p. 140.

[14] Idem, p. 170.

[15] Idem, p. 175.

[16] Idem, p. 175.

[17] "Démocratie socialiste et dictature du prolétariat", p.13.

[18] Idem, p. 15.

[19] Idem, p. 13.


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