1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


V. Le fétichisme soviétique.


4. Les Soviets et la Commune de Paris selon Trotsky.

La majorité du SU attribue à ses soviets et à sa dictature du prolétariat - non aux véritables soviets et à la véritable dictature - les caractéristiques hyper-démocratiques de la Commune de Paris. Cependant, il est extrêmement étrange que des auteurs qui connaissent tellement bien Trotsky n'aient pas signalé, ne serait-ce que pour la critiquer, la révision qu'il fit de l'analyse classique de Lénine sur la Commune de Paris. Cette absence est d'autant plus notable qu'ils donnent comme caractéristiques essentielles de la dictature du prolétariat la codification des réalisations de la Commune de Paris, et ce que Lénine écrivit plus tard à ce sujet dans L'Etat et la révolution -  sans signaler que Trotsky modifia cette interprétation de la Commune  -, pour souligner depuis lors comme caractéristiques essentielles ses traits dictatoriaux et de lutte, et non ses traits démocratiques populaires. Et il signala que son plus grave défaut était l'absence d'un parti révolutionnaire discipliné qui eût dirigé son processus.

Cette modification commença à prendre forme au début des années vingt. Dans la résolution qu'il écrivit pour le Comité Exécutif de l'Internationale Communiste, il commençait cette révision : "La page la plus glorieuse dans l'histoire du prolétariat français - la Commune de Paris - ne fut rien d'autre qu'un bloc entre toutes les organisations et nuances de la classe ouvrière française, unies contre la bourgeoisie. Si malgré la constitution du front unique la Commune fut rapidement écrasée, l'explication en est surtout le fait que le front unique n'eut pas à son flanc gauche une organisation authentiquement révolutionnaire, disciplinée et résolue, capable de gagner rapidement la direction, dans le feu même des évènements." (Trotsky, 1922) [14].

Trotsky ne prend pour élément essentiel de la Commune ni le système de vote, ni la révocabilité, ni le salaire moyen, mais l'unité d'action des partis ouvriers qui prirent le gouvernement ; et il considère comme sa principale carence l'absence d'une "organisation authentiquement révolutionnaire, disciplinée et résolue", afin de la diriger. Et à la même époque, également au nom du CEI de l'Internationale Communiste dans une lettre à la Fédération de la Seine du PC français, il disait que "la raison la plus importante de la défaite de la Commune fut les principes fédéralistes petit-bourgeois et démocratiques, l'absence d'une main forte qui aurait guidé, unifié, discipliné et centralisé la révolution (idem) [15]. Ces citations pourraient ne pas avoir d'importance si Trotsky, au fil des ans, n'avait pas réfléchi sur cette question et n'en était pas venu à faire une révision complète de la conception classique de la Commune.

Dans les années trente, polémiquant contre la tendance des trotskystes français qui éditait le journal La Commune, il nia pour la première fois la Commune en tant que dictature du prolétariat, et la définit comme une institution bourgeoise. Contre la conception qui était acceptée, et selon laquelle l'élément extraordinaire, véritablement révolutionnaire, pendant la Commune, était son fonctionnement démocratique : le système de vote, la révocabilité, le salaire ouvrier pour les fonctionnaires, contre tout ce qui avait été écrit et que Kautsky avait revendiqué (bien que Lénine eût signalé que le suffrage universel n'existait que pour ceux qui restaient à Paris, c'est à dire pour les travailleurs), Trotsky signale que la dictature du prolétariat résidait dans une autre organisation, dans la Garde Nationale, dans l'organisme de lutte. Contre le fétichisme ultra-démocratique, il dit que ce n'était pas là l'élément fondamental pour définir la dictature du prolétariat et les véritables soviets. La dictature ouvrière fut l'organisation de ceux qui luttaient, et non de tous les travailleurs de Paris. La Commune, l'organisation de tous les travailleurs, avec ses mécanismes hyper-démocratiques fut une organisation bourgeoise, et non la dictature révolutionnaire du prolétariat. Au contraire, l'organisation de ceux qui luttaient, était bien un soviet et une dictature du prolétariat. Nous acceptons pleinement cette conception de Trotsky, révisionniste et révolutionnaire de la Commune de Paris ; mais nous ne voulons tromper personne, et nous disons qu'il s'agit d'une révision de l'analyse léniniste traditionnelle. Bien que ce soit un peu long, citons ces paragraphes apparemment inconnus pour les auteurs de la résolution : "Quand nous disons "Vive la Commune", nous nous référons à l'héroïque insurrection, non à l'institution de la Commune, à savoir la municipalité démocratique. Même son élection fut une stupidité (voir Marx), et cette stupidité ne fut rendue possible qu'après (souligné dans l'original) la conquête du pouvoir par le Comité Central de la Garde Nationale, qui était le "comité d'action" ou le soviet de ce moment." (Trotsky 1935) [16]. "Dans le même paragraphe, vous dites, entre parenthèses : "Commune de Paris, soviets...". Dans toute une série de lettres j'ai insisté sur le fait qu'il est inadmissible, quand on parle des formes organisationnelles de gouvernement, d'identifier la Commune et les soviets. La Commune fut la municipalité démocratique. Il est donc nécessaire de choisir entre la Commune et les soviets. Les révolutionnaires de 1871 voulurent combiner (souligné dans l'original) leur "soviet" d'hier (le Comité Central de la Garde Nationale) et la Commune (la municipalité démocratique). Ils ne firent de cette combinaison qu'une bigarrure. En 1917 à Pétrograd, après la conquête du pouvoir, nous eûmes le soviet et la municipalité démocratique. Malgré le fait que les bolchéviks dominaient la commune de manière absolue, nous l'avons dissoute en faveur du soviet. C'est La Commune qui parle d'un gouvernement basé sur des communes locales. Cette formulation d'un fédéralisme démocratique est plus en accord avec les bakouniniens et les proudhoniens. Elle n'a rien en commun avec la dictature du prolétariat et les soviets en tant que son instrument." (Trotsky, 1936) [17].

Les soviets du SU sont les communes municipales petites-bourgeoises des proudhoniens, et non les soviets pour lesquels luttent les véritables trotskystes.


Notes

[1] Les leçons d'Octobre, p. 45-46.

[2] "La crisis austriaca y el comunismo", Escritos, Tomo I, vol. 2, p. 547.

[3] Le programme de transition, p. 43.

[4] Idem, p. 43.

[5] "Contribution à l'histoire de la question des dictatures", Oeuvres complètes, Tome XXXI, p 366.

[6] "Manifeste of the Second World Congress", The First Five Years of the IC, vol. I, p 130.

[7] "Démocratie socialiste et dictature du prolétariat", p. 8.

[8] The Trotsky Papers, vol. I, p. 287.

[9] La révolution trahie, p. 173.

[10] "Manifeste of the Second World Congress", Idem, p. 131.

[11] Le programme de transition, p. 53.

[12] Idem, p. 52-53.

[13] "Il est nécessaire de chasser la bureaucratie et la nouvelle aristocratie des soviets", La Nature de l'URSS, p. 250-251.

[14] "Resolution of the enlarged plenum of the ECCI", The First Five Years of the IC, vol. 2, p. 147.

[15] Idem, p. 158.

[16] "Critical Remarks of Revolution", The crisis in the French Section (1935-1936), p. 111.

[17] "The appeal "to Revolutionary Organizations and Groups"", The crisis in the French Section (1935-1936), p. 127.


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