1928

Source : Deux articles se faisant suite, parus dans L'Opinió n° 26 et 28 (11 et 25 août 1928), traduit du catalan par nos soins. Les notes sont du MIA.

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L’anarchisme en Catalogne

Andreu Nin

août 1928


Pourquoi notre mouvement ouvrier a-t-il été anarchiste ?

La lutte qui se développa après la Première Internationale entre le socialisme scientifique et l’anarchisme ou, pour dire autrement, entre le bakouninisme et le marxisme, s’est partout conclue en faveur de ce dernier. Il n’y a pas un seul pays important dans lequel l’anarchisme joue le moindre rôle dans le mouvement ouvrier. Les dernières places fortes qu’il avait, en France et en Italie, il les a définitivement perdues. En Amérique latine, l’anarchisme est en pleine période de décomposition. S’il est à peu près en état du point de vue organisationnel, sa situation du point de vue théorique est tout simplement catastrophique. Sur ce terrain il a été battu sur toute la ligne et, comme si ça n’était pas suffisant, il est plus difficile aujourd’hui de trouver le moindre théoricien anarchiste digne d’intérêt qu’il ne l’était pour Diogène de trouver un homme. La polémique entre l’anarchisme et le socialisme n’intéresse plus personne aujourd’hui pour la bonne raison que l’anarchisme a cessé de compter dans le mouvement ouvrier et est devenu un phénomène historique du passé. Le fait que cette question reste aujourd’hui d’actualité en Catalogne est la preuve la plus évidente du retard véritablement tragique de notre mouvement.

Malgré tout, cette question ne pouvait pas ne pas être posée et nous sommes convaincus que le débat n’aura pas qu’un simple intérêt purement académique, mais sera enrichissant pour l’avenir de notre mouvement ouvrier. Il est pénible de devoir débattre de problèmes qui partout dans le monde sont déjà résolus depuis des années, et répéter des arguments qui constituent des abécédaires pour ouvrier de culture politique moyenne dans n’importe quel pays capitaliste. Mais cette tâche est indispensable si nous voulons que le mouvement ouvrier tire les leçons nécessaires de sa riche expérience et que nous sortions du marasme mortel dans lequel il se trouve.

La période antérieure de notre mouvement, depuis les années [18]70, a été celle de l’enfance. Notre classe ouvrière ne faisait pas encore fermement ses premiers pas. Pour pouvoir les faire, la question de l’orientation à donner a une énorme importance, et cette orientation est impossible à fixer sans une analyse des conditions dans lesquelles le mouvement s’est développé dans le passé.

Comment expliquer le fait paradoxal qu’en Catalogne, le plus important centre ouvrier d’Espagne, le marxisme n’ait jamais pu s’enraciner et qu’au contraire l’anarchisme y ait toujours joué un rôle prépondérant ? Maurin en a cherché l’explication dans deux causes principales :

  1. la main-d’œuvre non qualifiée, venue des provinces agraires espagnoles ;
  2. le caractère opportuniste du socialisme espagnol.

La réponse de Maurin donne-t-elle une solution satisfaisante au problème des origines de l’anarchisme catalan ? Nous croyons plutôt que si elle contribue à l’éclaircir, l’explication de notre ami nous semble schématique et incomplète.

L’immigration [intérieure] et l’opportunisme iglésiste [1] sont deux des facteurs [d’explication] de l’anarchisme catalan, mais ne sont ni les seuls, ni les plus importants. La base de l’anarchisme il faut la chercher dans la structure sociale de la Catalogne. Et pour cela nous devons avant tout poser la question suivante : la Catalogne est-elle un pays industriel ? Bien que n’ayant pas sous la main les données statistiques sur lesquelles nous pourrions fonder notre argumentation, nous croyons qu’on peut répondre catégoriquement par la négative. La Catalogne est de façon prédominante un pays agricole, et un pays agricole qui ne produit pas seulement pour la consommation intérieure, mais aussi pour l’exportation (huiles, vins, etc.). Le capital agricole est indéniablement supérieur au capital industriel. Le régime agraire dominant est celui de la petite propriété.

Nous avons tout de même en Catalogne une industrie relativement développée. Quel est le caractère de cette industrie ? L’éparpillement, le manque de concentration, le retard technique, la prédominance de l’industrie légère, principalement textile. En dehors de Barcelone, il n’y a plus comme centres industriels relativement importants que Sabadell et Terrassa, les usines de la côte et les bassins du Llobregat, du Ter et du Fresser. Les usines y sont nombreuses, mais dans l’immense majorité des cas elles n’occupent qu’un nombre restreint d’ouvriers. Là où des usines allemandes, américaines ou russes occupent huit mille ouvriers, n’en ont-elles pas que mille en catalogne ? Ajoutez à cela que la technique est généralement retardataire, primitive (le métier manuel à tisser est encore utilisé dans des centaines d’usines), que dans les zones industrielles la plupart des ouvriers proviennent de la paysannerie, et vous vous ferez une idée du caractère de notre industrie.

Ainsi la Catalogne est-elle un pays essentiellement agricole, et par conséquent petit-bourgeois. (Le catalan est individualiste non parce catalan mais parce que petit-bourgeois. Vous instaurez une grande industrie et l’individualisme disparaîtra, évidemment pas celui des patrons mais celui des ouvriers). L’autre aspect, l’absence d’une industrie fortement concentrée, et avec lui d’une classe ouvrière éduquée dans l’esprit de coopération, d’organisation et de discipline de l’usine moderne, a déterminé la prédominance des tendances petites-bourgeoises au sein du prolétariat.

La Catalogne est un pays petit-bourgeois de la tête aux pieds. Pour reprendre la terminologie marxiste, sa superstructure idéologique dans ses aspects les plus déterminants correspond à sa structure économique. En politique : fédéralisme, lerrouxisme [2], anarchisme, catalanisme d’une manière essentiellement petite-bourgeoise (catalanisme de boutiquiers) ; en littérature : drames et romans ruraux ou de la vie artisanale, nous n’avons encore ni le poète ou le romancier de la grande bourgeoisie ou du prolétariat (Ignasi Iglésies, qui s’est essayé au drame social, n’est pas sorti de l’idéologie petite-bourgeoise, rappelez-vous Els Vells et La Barca Nova). Ne parlons pas des us et coutumes, typiquement petites-bourgeoises. Notre Monsieur Esteve n’est pas un grand bourgeois, un capitaine d’industrie.

Résumons-nous : c’est dans le caractère petit-bourgeois de notre économie qu’on doit chercher, qu’on doit comprendre, la cause fondamentale de la facilité avec laquelle l’anarchisme s’est enraciné en Catalogne, puisque tandis que le socialisme marxiste est propre aux pays industriels, l’anarchisme est un idéal petit-bourgeois propre aux pays essentiellement agricoles. Cela ne veut pas dire, comme nous l’avons signalé plus haut, que les facteurs mentionnés par Maurin n’aient pas leur importance. Nous nous en occuperons en étudiant un autre jour les caractéristiques respectives de l’anarchisme catalan et du socialisme espagnol.

Les racines de l’anarchisme en Catalogne

Nous disions dans notre précédent article que la raison fondamentale de la prédominance de l’anarchisme dans le mouvement ouvrier catalan devait être cherchée dans la structure économique du pays, éminemment petite-bourgeoise. Nous croyons nécessaire d’insister sur ce point.

Faisant allusion aux progrès du bakouninisme en Espagne, Marx, dans les années [18]70 ou 71, disait que cela n’avait rien de surprenant puisqu’« en Espagne » il y a « plus de curés que d’ouvriers ». Marx force évidemment le trait, mais par ces mots il met en avant l’absence manifeste dans notre pays d’un grand prolétariat industriel. C’est un fait que l’anarchisme n’a plus eu d’influence que dans les pays faiblement industrialisés. En chercher l’explication dans le caractère national, la psychologie, etc., est pure abstraction. Peiro, qui soit dit au passage a toujours été un excellent militant, plein de bon sens pratique dans la lutte quotidienne, devrait nous dire s’il accepte le principe suivant, base de la philosophie matérialiste : l’idéologie est déterminée par les conditions d’existence et non l’inverse. S’il l’accepte, il n’aura d’autre solution que de renoncer à l’anarchisme, conception éminemment idéaliste. L’éclectisme qu’il affectionne tant ne lui sera sur ce point d’aucun secours.

Fermons cette brève parenthèse et revenons à notre argumentation, cherchant des confirmations de notre point de vue en regardant l’exemple d’autre pays :

Nous commencerons par la France. Le « père de l’anarchie » était Proudhon, dont l’idéologie était typiquement petite-bourgeoise (Marx l’a magistralement démontré dans sa Misère de la Philosophie). Cependant, on nous rétorquera que Proudhon était l’auteur de la fameuse phrase : « La propriété c’est le vol ». Comment pourrait-il être un idéologue petit-bourgeois ? Il l’est assurément, car bien qu’il fût un ennemi de la grande propriété capitaliste, il ne l’était pas du point de vue du prolétariat révolutionnaire, mais de celui de la petite bourgeoisie, si nombreuse en France à cette époque, étouffée et ruinée par la grande production. Proudhon était anti-communiste et concevait l’organisation « soi-disant » [3] socialiste comme basée sur la production artisanale et la petite propriété agricole.

Tout l’anarchisme français porte cette empreinte. Quand est-ce que l’anarchisme a commencé à décroître en France ? Lorsque le processus de concentration capitaliste a commencé. Quand disparaît-il presque complètement du mouvement ouvrier ? Quand ce processus fait un grand pas en avant, comme cela a été le cas dans la dernière décennie.

Prenons l’Italie. L’anarchisme, depuis l’époque de la Première Internationale, a joué sept ou huit ans un rôle d’une certaine importance, quoique moins considérable qu’en France. Où cette influence a-t-elle été prédominante ? Dans les régions du sud, très agricoles, parmi une population ouvrière peu concentrée. Ni à Milan, ni à Turin, centres prolétariens, l’anarchisme n’a jamais eu aucune influence. Le processus de concentration capitaliste a liquidé les restes de son influence.

En Amérique latine, l’anarchisme a exercé l’hégémonie au sein du mouvement ouvrier pendant de nombreuses années. La raison en est évidente : la structure économique de ces pays est éminemment agricole. Ces dernières années, le processus d’industrialisation s’accentue, et avec lui le déclin de l’anarchisme. Et, chose curieuse, dans les pays où l’industrie a commencé récemment à se développer, le prolétariat naissant ne s’oriente pas vers l’anarchisme mais vers le communisme.

L’exemple de la Russie est aussi éloquent. Les narodniki (populistes), dont l’idéologie était fondamentalement anarchiste, finirent leur tâche sitôt que le prolétariat fit son apparition.

Et dans les grands pays industriels ? En Angleterre, l’anarchisme n’a jamais existé. Aux Etats-Unis, il a eu une certaine influence – très relative – grâce à l’hégémonie qu’il a pu exercer dans les I.W.W. (les Travailleurs Industriels du Monde). Nous devons toutefois constater que l’anarchisme des I.W.W. était un anarchisme sui generis (et nous disons était car cette organisation est aujourd’hui réduite à une groupe insignifiant). La base des I.W.W. était constituée d’ouvriers immigrés que la Fédération américaine du Travail, réactionnaire, n’acceptait pas ; ouvriers qui étaient dans leur immense majorité non qualifiés.

L’anarchisme allemand ne vaut quasiment pas la peine d’en parler : la classe ouvrière allemande est toujours restée à l’écart de cette idéologie, et l’organisation syndicale dirigée par les anarchistes, l’ « Union Ouvrière Générale » est encore inédite dans les grands combats ouvriers. Il suffit de dire qu’à son apogée, le nombre des ses adhérents ne dépassait pas les 70.000 dans un pays qui compte plus de dix millions de prolétaires.

Nous nous sommes proposés de démontrer que la cause fondamentale de la diffusion de l’idéologie anarchiste, c’est dans la structure économique qu’il faut la chercher. Il existe aussi des facteurs secondaires, parmi lesquels figurent ceux indiqués par Maurin : l’immigration et, surtout, l’opportunisme des partis socialistes.

Nous avons déjà vu le rôle joué par le premier de ces facteurs d’ordre secondaire. Mais comment le camarade Maurin explique t-il l’influence anarchiste en Italie, qui n’est précisément pas un pays d’immigration mais d’émigration ? Ou en France, où l’immigration est un phénomène récent ? Que la masse des ouvriers immigrants, venus des provinces agricoles espagnoles, ait constitué à Barcelone un terreau pour l’anarchisme, c’est hors de doute ; mais ce serait une erreur de croire que c’est cette émigration qui a déterminé l’hégémonie de l’anarchisme. C’est la structure économique du pays qui donne le ton. Si l’industrie catalane était puissante et concentrée, elle absorberait cette main-d’œuvre non qualifiée. Comment se fait-il qu’aux Etats-Unis les immigrants ne soient pas ceux qui donnent le ton ? Si, dans les années prospères de notre mouvement ouvrier, la direction a été exercée par les anarchistes, ce ne fut pas la conséquence de l’arrivée de la main-d’œuvre immigrée, comme l’affirme Maurin, mais parce que ceux-ci étaient les seuls suffisamment organisés politiquement. Mais nous parlerons tout particulièrement de cette période riche d’enseignement en une autre occasion.

Pour ce qui est du facteur opportuniste, Lénine a écrit dans L’Etat et la révolution (que, soit dit au passage, nos anarchistes feraient bien de lire) que « l'anarchisme a été souvent une sorte de châtiment pour les déviations opportunistes du mouvement ouvrier. Ces deux aberrations se complétaient mutuellement » [4]. Rappelons-nous que l’apogée de l’anarchisme en France coïncida avec le crétinisme parlementaire et le collaborationnisme du parti socialiste couronnés par l’entrée de Millerand dans le ministère Waldeck-Rousseau. L’anarchisme catalan a été, en grande partie, un châtiment pour les péchés opportunistes du socialisme espagnol : la tare originelle du parti socialiste ayant consisté à avoir son centre à Madrid, capitale bureaucratique, sans prolétariat industriel, éloigné des grands centres ouvriers. Une donnée intéressante à retenir, c’est que le parti socialiste fut essentiellement fondé et presque toujours dirigé par des typographes, qui, c’est connu, sont généralement des éléments conservateurs dans le mouvement ouvrier. Cette aristocratie ouvrière a donné le ton au parti. En toutes circonstances, le parti, en lieu d’être le parti révolutionnaire de la classe ouvrière, est devenu le parti représentant les intérêts de la petite bourgeoisie libérale. Cela explique que dans le mouvement ouvrier espagnol l'antagonisme ait surgi en conséquence non seulement entre le socialisme et l'anarchisme, mais aussi entre le noyau dirigeant du parti et l'organisation de Biscaye, où l'industrie est bien plus concentrée qu'en Catalogne et où la classe ouvrière n'a pas été et ne sera jamais anarchiste, mais socialiste.

La citation de Lénine que nous avons cité plus en haut se poursuit ainsi : « Si en Russie, bien que la population petite-bourgeoise y soit plus nombreuse que dans les pays d'Occident, l'anarchisme n'a exercé qu'une influence relativement insignifiante au cours des deux révolutions (1905 et 1917) et pendant leur préparation, le mérite doit en être sans nul doute attribué au bolchevisme, qui avait toujours lutté implacablement et avec intransigeante contre l'opportunisme ». S’il avait existé en Espagne un parti comme le parti bolchevique, l'influence de l'anarchisme aurait été bien moins considérable. Mais le socialisme marxiste, moqué, falsifié, foulé aux pieds par les représentants en Espagne de la II° Internationale et ses héritiers, s’affirmera inévitablement tôt ou tard.

Et l'anarchisme, qui a déjà donné tout ce qu’il pouvait, et a démontré sa capacité fondamentale à diriger le prolétariat révolutionnaire, verra ses derniers restes disparaître.


Notes

[1] Du parti socialiste traditionnel, par référence à Pablo Iglesias.

[2] Par référence à Alejandro Lerroux , premier-ministre en 1933-35.

[3] « soi-disant » en français dans le texte original.

[4] En fait Nin se trompe de livre, il s’agit d’une citation de La maladie infantile du communisme (chap. 4)


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