1920 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1920
IV : La Tchécoslovaquie de Mazaryk
Prague après Vienne offrait un absolu contraste : labondance succédant à la misère, la gaieté à la tristesse résignée. Les boutiques regorgeaient de victuailles ; le nouvel Etat naissait dans les conditions les plus favorables pour autant quon en pouvait juger daprès ces impressions dun jour. La sympathie quon témoignait aux Français était empressée au point den être gênante ; on ne pouvait éviter quun jeune Tchèque semparât de votre valise et se mît à votre disposition pour vous guider dans la ville. Bien que pour ma part je navais jamais été attiré par les revendications dindépendance nationale, la vitalité joyeuse que montrait cette jeune nation favorisée avait un côté sympathique. Tchèques et Autrichiens se heurtaient en tout ; même dans les congrès internationaux, socialistes et syndicaux, leur antagonisme aigu créait chaque fois de vifs conflits, les Tchèques prétendant à une représentation nationale indépendante ; ils pourraient désormais vivre en bons voisins.
Pourtant il nétait pas nécessaire de demeurer longtemps à Prague pour éprouver là-dessus de sérieux doutes. Le changeur à qui japportai des couronnes autrichiennes me les retourna en disant dédaigneusement quil ne prenait pas cette monnaie-là. À Vienne, nous avions rendu visite à la secrétaire de la section autrichienne de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté ; elle avait lutté pour ses idées, non sans risques, pendant la guerre, et malgré la détresse autrichienne et le découpage absurde qui avait fait de lAutriche une nation non viable, elle restait fidèle à son internationalisme pacifiste. La correspondante tchèque auprès de qui elle nous envoya ne lui ressemblait guère. Son mari occupait un poste important dans le nouvel Etat - il y avait eu beaucoup de places à prendre à la libération ; elle-même dirigeait une institution récemment créée : il nétait pas question de se compromettre dans une activité internationaliste. On était très fier des grands hommes de la République : Mazaryk et Benès, de la considération que Wilson leur témoignait. On parlait de la Révolution russe sans sympathie et de haut : la Tchécoslovaquie allait montrer au monde ce quest une vraie démocratie. On peut imaginer, par cet exemple, ce que devait être le chauvinisme du Tchèque moyen. Le nouvel Etat ne comptait pas moins de minorités nationales que la vieille Autriche des Habsbourg et on pouvait déjà craindre quil ne les traiterait pas mieux.
Prague était décidément quelque chose de différent : il neut pas, comme Milan et Vienne, sa réunion internationale ; les communistes navaient pas de raison dy venir, ils en avaient de léviter. Mazaryk - le grand - était ouvertement et nettement hostile au bolchévisme et à la Révolution dOctobre ; le corps de prisonniers tchécoslovaques que le gouvernement soviétique avait autorisé à rentrer par la Sibérie et Vladivostok sétait soudain retourné contre lui, se joignant en renfort à Koltchak. Je ne pus quarranger une rencontre avec des journalistes socialistes. Ils appartenaient à la gauche et la lutte était fort vive à lintérieur du Parti ; ses dirigeants voulaient maintenir la coalition réalisée pendant la guerre entre la bourgeoisie nationale de Mazaryk-Benès et le Parti social-démocrate malgré les critiques dune forte opposition qui en demandait la rupture et le retour à une politique socialiste de lutte de classe (la scission eut lieu quelques mois plus tard en septembre 1920 ; laile gauche du Parti socialiste forma le Parti communiste qui adhéra à la 3e Internationale en mai 1921). Je fus frappé par la façon dont nos interlocuteurs parlaient de Bohumir Sméral - lhomme qui devait devenir le leader du Parti communiste ; cétait un opportuniste avéré ; il avait été député au Reichsrath sous les Habsbourg et avait fait, si on peut dire, ses preuves. Ils en étaient embarrassés mais ne pouvaient cependant se défendre dune certaine admiration pour son habileté de politicien madré. Ils répétèrent plusieurs fois qu on ne pouvait rien faire sans Sméral , comme répondant à une objection toujours présente [4].
Notes
[4] Parlant de Sméral dans ses Souvenirs, Benès mentionne sa politique opportuniste austrophile pendant la guerre, quil justifiait par des formules marxistes : Dites que je suis un cynique, un matérialiste, que sais-je encore ? mais la politique nest pas affaire de morale. Benès ajoute : Il était alors considéré comme un politique de tout premier plan, avec qui tout le monde comptait. Benès, Souvenirs de guerre et de révolution, tr. fr., pp. 26-30.