1920 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1920
V
Clara Zetkin - Chliapnikov
Grandiose démonstration à Berlin
À Berlin nous retrouvâmes Ivan que nous avions complètement perdu depuis Vienne ; il avait eu des difficultés imprévues à la frontière tchécoslovaque, mieux gardée quil ne lavait cru. Notre première visite fut pour Clara Zetkin. Elle habitait habituellement Stuttgart mais gardait un petit appartement à Berlin, près de Potsdamerplatz. Une jeune secrétaire veillait sur son repos : Ne la faites pas trop parler, nous recommanda-t-elle ; elle est, en ce moment, assez fatiguée. Mais ce nest pas à nous quil eût fallu faire la recommandation car, quelle sadressât à un interlocuteur ou lançât lhabituel Genossinen und Genossen ! aux auditeurs dun meeting, Clara Zetkin partait toujours dun grand élan et il nétait pas si facile de larrêter. Elle nous fit un tableau bien intéressant de la situation générale du pays et de la vie intérieure des divers partis socialistes, un peu dans le style du discours de réunion publique, cest-à-dire sans aller au fond des divergences, restant dans les généralités ; puis, comme nous voulions nous retirer, elle sécria : Oh ! vous savez, mon organisme a une étonnante élasticité ; sans doute est-ce parce que jai du sang français dans les veines.
Elle nous avait recommandé de voir Paul Levi qui, avec elle, dirigeait maintenant le Parti, et était plus intimement mêlé à sa vie intérieure. Je ne le connaissais pas, mais un communiste hollandais que je venais de rencontrer, et qui était fort au courant du mouvement socialiste allemand, mavait esquissé son portrait. Avocat, fils de banquier, assez riche, habitant un appartement confortable, il avait vécu en Suisse pendant la guerre ; il sétait alors approché de Lénine et des bolchéviks, avait participé à la Conférence de Kienthal ; de retour en Allemagne il avait lutté aux côtés de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, dont il avait été en même temps lavocat. Un homme instruit, informé, capable danalyses brillantes, mais incapable de conclure, même de formuler les conclusions naturelles de ses analyses. Ses origines, sa manière de vivre semblaient lempêcher de devenir le chef dun parti ouvrier révolutionnaire. Clara Zetkin sétait montrée optimiste et pleine dentrain ; il était lui, sombre et geignard. Les communistes qui lui avaient résisté à Heidelberg étaient sa bête noire ; il en était obsédé ; le conflit prenait lallure dune affaire personnelle ; à ses yeux les syndicalistes nétaient pas, politiquement, des compagnons sûrs et il y avait le risque quils fussent séduits par lantiparlementarisme du Parti communiste ouvrier. On essayait de parler dautre chose, car la conversation devenait pénible ; impossible, il revenait toujours à cette terrible opposition ; cela frisait la manie de la persécution.
La délégation italienne, partie bien après moi de Milan, faisait alors un bref séjour à Berlin. Le communiste russe que javais trouvé chez Serrati était maintenant ici ; il mavait fait demander daller le voir. Comme japprochais de ladresse quil mavait indiquée, je tombai sur Serrati. Il était furieux. On ma prié dattendre dans la rue. Cest idiot. Moi, je ne risque rien ; jai mon passeport ; mais lui... Singulières méthodes conspiratives. Il fulminait encore quand on vint nous chercher. Les plus étonnant cest quon navait rien à nous dire, rien dautre que de banales recommandations pour la suite du voyage.
Nous rencontrâmes à Berlin dautres voyageurs pour Moscou qui comme nous, attendaient quon découvrît une voie possible. Ce fut dabord Angel Pestaña, secrétaire de la C.N.T., la centrale anarcho-syndicaliste dEspagne ; puis les Balkaniques que javais vus à Vienne ; un autre jour cétaient trois Bulgares, parmi lesquels Kolarov, communistes dun type nouveau car, par leur allure et leur vêture, ils ressemblaient étrangement à des notaires ou à des négociants cossus : pas de danger que la police les questionnât au cours dune rafle. Ils prétendaient néanmoins être dauthentiques bolchéviks car ils appartenaient aux tessniaki (étroits) qui défendaient le socialisme de lutte de classe contre les larges . En réalité ce nétait rien de plus quune forme de lantagonisme Guesde-Jaurès, comme une expérience décisive devait bientôt le montrer. Nous prîmes contact avec plusieurs militants des Jeunesses communistes ; ils étaient tous très sympathiques, pleins dallant. Ils avaient eux aussi des griefs contre la direction du Parti - ils en avaient même contre lInternationale communiste - Mais ce nétait pas les mêmes que ceux du K.A.P.D. ; ils lui reprochaient surtout, mais dune manière assez vague, de ne pas être assez révolutionnaire.
On était à lépoque où, une fois de plus, les Polonais de Pilsudski avaient envahi lUkraine et prétendaient lannexer. Lagression était si patente que le gouvernement britannique de Lloyd George leur refusa toute aide, et que les chefs de la 2e Internationale appelèrent leurs sections à dénoncer laventure en des meetings et les syndicats à refuser tout transport de munitions vers Varsovie. Les partis socialistes et communistes allemands organisèrent conjointement une démonstration à travers Berlin, les cortèges ayant comme point de rassemblement la grande place située au cur de la ville, entre lancien palais impérial, la cathédrale et le Musée. Une foule immense avait répondu à leur appel et sétait groupée, selon ses sympathies devant une dizaine de tribunes. Tous les discours, dailleurs, développaient le même thème et rendaient le même son ; Pilsudski avait réveillé lantipathie latente chez les Allemands à légard des Polonais, même parfois chez les socialistes, et les Allemands avaient maintenant contre les Polonais le grief supplémentaire du couloir que le traité de Versailles avait attribué à la Pologne et qui coupait stupidement lAllemagne en deux parties isolées. À lheure fixée pour la clôture du meeting, une sonnerie de clairon retentit ; une résolution fut lue et votée partout à la fois sous les acclamations. Les discours avaient pris fin dun coup à toutes les tribunes, sauf à celle des Jeunesses où lon continua de discourir même après lavertissement du clairon. Enfin leur cortège se forma et sélança dun pas alerte dans Unter den Linden, entraîné par une vibrante Internationale ; arrivé à la Friedrichstrasse, il vira avec ensemble, remontant vers le Wedding ouvrier.
Chliapnikov était alors à Berlin ; il y était venu en qualité de délégué de la C.G.T. russe au congrès du syndicat allemand des métaux. Il prolongeait son séjour, profitant de la rare occasion pour recueillir le maximum dinformations sur cet Occident qui restait coupé de Moscou, et pour questionner les pèlerins impatients de continuer leur route mais bloqués à Berlin. Il mavait donné rendez-vous au siège du syndicat et, quand il vint me chercher, je trouvais quil mavait fait attendre bien longtemps ; mais il arrivait tout réjoui, et me dit en riant : Savez-vous qui javais dans mon bureau ? Cachin et Frossard. Ce nétait pas pour moi une compensation à mon attente ni un motif de réjouissance. Cachin était le directeur de lHumanité, Frossard secrétaire du Parti socialiste ; le congrès de ce parti tenu à Strasbourg avait décidé de les envoyer à Moscou pour information avant de se prononcer sur ladhésion à la 3e Internationale, se bornant provisoirement à se retirer de la 2e Internationale. Je navais de sympathie ni pour lun ni pour lautre ; Cachin était un homme sans caractère ; il avait été ultra-chauvin au début de la guerre, faisant les commissions du gouvernement français auprès de Mussolini, puis il avait suivi le courant et se donnait maintenant comme bolchévisant, bien quil eût, dans ses articles, condamné linsurrection dOctobre et, au fond, détestât les bolchéviks. De Frossard il suffit de dire ici quil était une médiocre imitation de Briand ; parti de sympathies zimmerwaldiennes il finit ministre de Laval et même de Pétain ; nous le retrouverons au cours de ce récit.
Le séjour ne manquait certes pas dintérêt mais il se prolongeait trop ; nous navions, pour apaiser notre impatience, que nos conversations entre délégués ; il en venait fréquemment de nouveaux. Au café Bauer on ne servait que du mauvais café mais on y trouvait les journaux de tous les pays. Notre petite troupe accueillait joyeusement les rumeurs présageant un proche départ : les Jeunesses avaient organisé un passage ; ou bien on ferait le tour par la Scandinavie jusquà Mourmansk... Vains espoirs, lattente continuait ; il fallait se résigner à sintéresser à la ville, aux curieux essais de Max Reinhardt dans ce vaste cirque où il donnait un répertoire assez déconcertant par sa variété, allant des Tisserands à Orphée aux enfers. Quand la pièce sadaptait au cadre cétait très beau, par exemple avec Jules César. Mais je naimais guère la représentation des Tisserands dont je métais réjoui à lavance et que je trouvais inférieure à ce quAntoine avait réalisé, à Paris, sur sa scène minuscule. Au Lessinger Theater, la mise en scène et linterprétation de Peer Gynt étaient pauvres. À lOpéra nous eûmes de belles soirées wagnériennes. Hors la ville, nos promenades nous menaient vers les lacs situés au milieu des bois, et un bateau nous conduisait jusquà Potsdam.